Par André Loez avec la collaboration de Nicolas Offenstadt, décembre 2005.
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Dans
un livre exceptionnellement stimulant consacré à l’historiographie
du Moyen Âge, Alain Guerreau souligne l’obligation,
pour tout historien, de « fréquenter les concepts » :
« la discussion sur les concepts doit devenir partie
intégrante, incontournable du métier. »
(Guerreau 2001 : 164)
Cet appel prend une acuité particulière pour un historien de la
Grande guerre, confronté à plusieurs écueils complémentaires :
-la séparation des historiographies nationales, qui disposent
chacune d’un instrumentarium conceptuel propre, et qui ne communiquent
qu’exceptionnellement entre elles ;
-les effets de mode qui assurent la promotion indue de concepts
creux ou peu rigoureux, face auxquels une attention critique maximale est
nécessaire ;
-enfin, en réaction à ces difficultés, la tentation du refus
conceptuel au nom de l’infinie diversité des situations et cas individuels ou
locaux, qui condamne l’historien à décrire sans jamais expliquer.
Pourtant, « mettre de l’ordre dans le désordre du
monde » (Prost & Winter 2004 : 289) reste un impératif du travail historique, et
des concepts bien pensés et pesés peuvent nous y aider.
Celle-ci doit porter sur les limites de validité, les conditions
d’utilisation, la portée et l’utilité des concepts, et, in fine, sur leur
rapport au réel : si l’écart entre le terme du concept et la réalité à
laquelle il renvoie est fécond et constitue une « tension où se joue
l’histoire » (Prost 1996 : 143), il ne saurait être fondé sur l’oubli
ou le mépris des sources.
Les indications bibliographiques entre parenthèses renvoient à la
liste d’ouvrages en fin de page. Les numéros qui y figurent renvoient aux pages
des citations.
Le premier à employer le mot de « brutalization » en
anglais est l’historien George L. Mosse, dans Fallen soldiers :
reshaping the memory of the world wars (1990). Il désigne sous ce terme la violence du champ
politique allemand de l’entre-deux-guerres, qu’il relie à l’expérience de la
Grande guerre, laquelle « a « rendu brutaux » ceux qui y ont
participé » (Audoin-Rouzeau 2003 : 223). Le terme semble d’une telle
importance à des historiens français que Fallen soldiers est traduit en
1999 sous un titre très éloigné : De la Grande guerre au totalitarisme.
La brutalisation des sociétés européennes.
Par la suite, la « brutalisation », qui est chez G. Mosse
une intuition peu documentée et spécifique au cas allemand, est étendue et
dotée d’un sens plus large dans les travaux de Stéphane Audoin-Rouzeau et
Annette Becker. Elle y devient une clé d’interprétation générale du conflit et
de sa violence : « La notion résume en quelque sorte le processus de
« totalisation » guerrière propre au premier conflit mondial » (Audoin-Rouzeau
& Becker 2000 : 49). Dans cette optique, on attribue aux combattants
« rendus brutaux » une violence qu’ils auraient massivement exercée
durant la guerre, dont ils auraient par la suite été incapables de se
déprendre, mais qu’ils auraient masquée en « aseptisant » leurs
récits.
Mais
de nombreux travaux empiriques montrent combien le terme de
« brutalisation » est simplificateur, voire
trompeur, s’agissant de
la violence du premier conflit mondial.
D’abord, les processus concrets (accoutumance à la violence ?
répétition des gestes ?) par lesquels cette « brutalisation »
est censée s’opérer ne sont jamais explicités et décrits. Ensuite, plusieurs
historiens, dont Antoine Prost dans une mise au point fortement documentée
(Prost 2004), ont pointé la rareté des moments et des actes de violence
interpersonnelle durant la guerre, et rappelé la prévalence de l’artillerie
dans la violence subie par les soldats.
Pour l’après-guerre, là encore en l’absence de travaux de première
main prouvant l’utilité de la notion, il faut rappeler une évidence : la
vigueur du pacifisme issu du conflit, dont il serait à tout le moins rapide de
prétendre que les tenants ont été « rendus brutaux ». Enfin, il faut
souligner que le travail approfondi mené récemment sur la démobilisation des
soldats français affiche lui aussi une grande prudence envers le terme et
montre les risques de « surévaluer la dimension pathologique » du
retour de guerre (Cabanes 2004 : 503).
Au
total, le terme de « brutalisation » n’est
pour l’heure peu ou pas étayé par des sources.
Son usage apparaît donc essentiellement métaphorique,
et de nature à fausser la représentation commune du
conflit, en particulier dans l’enseignement. Cela justifie
le doute raisonné qu’il est nécessaire de lui
opposer. (→ Biblio.) (→Liste des concepts)
Le terme de « consentement » figure au centre des
controverses historiographiques sur 1914-1918 en France. Il a été introduit par
Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker qui voient dans le
« consentement » au conflit et à sa violence le fait central que
doivent constater et étudier les historiens, sur le mode du dévoilement :
« la question essentielle du consentement de millions d’Européens et
d’Occidentaux entre 1914 et 1918 est restée occultée » (Audoin-Rouzeau et
Becker 2000 : 9). Il est à noter que le terme employé ne se résume pas au
fait d’accepter, de subir la guerre ou de s’y résigner : les contemporains
ont « voulu et continué » à faire la guerre (Audoin-Rouzeau et Becker
1997 : 265).
Le problème naît donc du glissement qui s’opère à travers ce terme,
du constat partagé par l’ensemble des historiens (le faible nombre des révoltes
et refus ouverts) vers l’attribution d’une volonté belliqueuse prolongée et
explicite aux sociétés comme aux individus. Il s’agit d’une question
épistémologique de première importance : ce n’est pas parce que la
majorité des contemporains obéissent ou « tiennent » dans la guerre
qu’on peut en déduire leur accord intime avec celle-ci. Déduire l’adhésion de
l’obéissance est méthodologiquement très hasardeux (Mariot 2003).
En même temps que s’opère ce glissement sémantique inhérent à
l’emploi d’un terme – consentement – qui suppose la liberté de choix et la
faculté de délibération de ceux à qui on l’attribue, les moyens par lesquels
cette acceptation ou cette obéissance est obtenue sont éludés ou ramenés à un
élément unique : le patriotisme comme cœur d’une « culture de
guerre » dominant les représentations. Il s’agit là encore d’une
généralisation hasardeuse : on trouve sans peine nombre d’acteurs pour
lesquels le patriotisme ne constitue en rien une explication de leur participation
prolongée au conflit, et l’on ne saurait se désintéresser des interactions par
lesquelles se construit l’obéissance (Cazals et Offenstadt 2003, Loez 2005a).
Mais la critique du terme « consentement » ne se fonde
pas sur une prise de position inverse qui consisterait à dire que les refus ont
été majoritaires. Elle n’implique pas non plus qu’on fonde les explications de
l’obéissance et de la ténacité sur la seule contrainte disciplinaire. Elle
signifie simplement qu’on refuse une imputation causale simpliste et invalidée
par l’étude des sources, en particulier les témoignages des combattants,
qui, entre autres, documentent abondamment desstratégies d’évitement.
En ce sens, l’alternative « consentement » ou
« contrainte » parfois complaisamment entretenue n’existe pas :
en tant qu’explication globale, aucun de ces systèmes n’est recevable. De plus,
si, comme il a été dit, il existe aujourd’hui des historiens qui avancent le
« consentement » comme clé d’interprétation générale du conflit,
l’inverse n’est pas vrai pour la « contrainte ». Tout au plus
des travaux en rappellent-ils l’importance parmi d’autres facteurs : la
nuance est de taille (Cazals 2003 : 35, Rousseau 2003 et 2004 : 388 sq).
Au
total, et malgré les tentatives inégales de réaménagement
de la notion qui tentent d’en conserver le volet descriptif,
d’en réduire la portée (« micro-consentement »,
Cochet 2005 : 162) ou d’y inclure d’autres facteurs
explicatifs que le patriotisme (Duménil 2004), on doit constater
qu’il ne s’agit pas d’un concept opératoire,
et cela en raison du glissement de sens qui lui est consubstantiel.
Celui-ci a pour conséquence la non-prise en compte d’une
part massive de notre documentation qui illustre en quoi, pour des
acteurs et des groupes nombreux, la poursuite de l’activité
guerrière ne relève pas d’un choix délibéré.
En lieu et place du consentement, sans doute peut-on parler, pour
les combattants, de « ténacité », et plus généralement constater
qu’il y a continuation de la guerre, événement que nul n’est à même
d’interrompre et dont on aurait tort de sous-estimer l’inertie (Cochet
2005 : 165 sq.). Cette continuation est parfois acceptée et
célébrée avec enthousiasme, parfois résignée, parfois subie, dans des proportions
variables suivant les lieux et les dates. Seules des études empiriques non
biaisées par l’adoption a priori du cadre interprétatif attribuant un
« consentement » aux groupes étudiés sont à même de nous renseigner
sur les manières dont ce prolongement de la guerre totale est vécu, interprété
et affronté.
Si l’on déplace le questionnement, il est intéressant de remarquer que les quelques individus dont on peut dire à travers leur discours explicite qu’ils sont effectivement « consentants » à la guerre occupent fréquemment une position au cœur des institutions qui assurent la mobilisation idéologique ou la contrainte disciplinaire : Raymond Poincaré ou Joseph Joffre seraient les exemples paradigmatiques de tels « consentants » acteurs de la « contrainte ». (→ Biblio.) (→Liste des concepts)
On
doit notamment distinguer trois formulations. Initialement, la
« culture de guerre » est définie de
manière très large :
« le champ de toutes les représentations de la guerre
forgées par les
contemporains » (Audoin-Rouzeau & Becker 1997 :
252). Ensuite, de
nombreux auteurs mettent cette notion au pluriel en en déclinant
des
« cultures de guerre » nationales.
S’inscrivant dans cette
perspective, Antoine Prost et Jay Winter la définissent en ces
termes :
« un amalgame d’éléments de toute sorte,
les uns matériels, les autres
discursifs, par lesquels les groupes sociaux et les individus ont
donné sens à
la guerre et adapté leurs vies et leur langage à la
situation qu’elle a
créée » (Prost & Winter 2004 : 218).
Enfin une variante nettement
plus dense de la « culture de guerre » y voit,
pour le cas français, une
« spectaculaire prégnance de la haine »,
nourrissant une
« pulsion "exterminatrice"» (Audoin-Rouzeau &
Becker
2000 : 122).
Parmi les critiques qui ont été adressées à cette notion sous ces
différentes formes, on peut relever les suivantes.
Pris au singulier, le concept de « culture de guerre »
est trop englobant pour être opératoire, puisqu’il regroupe les représentations
de tous les pays belligérants, et de tous les groupes sociaux à l’intérieur de
ces pays. En ce sens, la notion éclate d’elle-même tant sont dissemblables les
représentations du front et de l’arrière ou des intellectuels et des milieux
populaires, ou encore celles des débuts de la guerre et des années ultérieures,
sans parler des spécificités nationales.
Décliné en variantes nationales justement, le concept permet de
voir en quoi l’ensemble des productions culturelles participent d’un même
processus d’attribution du sens au conflit, inséparable de la stigmatisation de
l’ennemi, dans un cadre national (Horne & Kramer 2003). Mais il garde ce
caractère englobant qui gomme les nuances, les dissonances et les inflexions.
Il reste surtout discutable en ce qu’il nomme « culture » un corpus
de représentations pas nécessairement partagé.
Dans sa version extrême qui y voit une « culture de la
haine », la notion est fort simplificatrice, peu fondée par des sources et
invalidée par les travaux attestant d’une « culture du temps de
paix » ou de cultures politiques maintenues ou réactivées dans le cadre
guerrier (Cazals 2002a, 45, Loez 2005b).
Plus
profondément, il apparaît problématique de lier
l’émergence spontanée d’une « culture »
à un événement, fût-il majeur comme la
Grande guerre. On comprend mal comment une « culture »,
c’est-à-dire un ensemble complexe et cohérent
de représentations partagées, pourrait apparaître
en quelques semaines. De plus, le terme « culture de
guerre », en liant une culture à un événement,
efface la longue durée sur laquelle, précisément,
se construit, se modifie et se transmet une « culture ».
Enfin, il faut relever la circularité des raisonnements qui
se basent sur cette notion : on dit à la fois que cette
culture est « issue » du conflit et qu’elle
en est la « matrice », donc que la violence
explique la culture, mais que la culture explique la violence…
(Audoin-Rouzeau & Becker 2000 : 259). Il convient de rappeler
que les sciences sociales font preuve de beaucoup de prudence au
moment de fournir des explications et des causes « culturelles »
aux phénomènes qu’elles étudient (Mariot
2003, Olivera et al. 2004). (→ Biblio.) (→Liste des concepts)
Jamais défini en soi de manière précise pour 14-18, le
concept de discours dominant est notamment utilisé incidemment par Maurice
Agulhon (1990 : 271), repris par des historiens de la Grande guerre (Cazals
2003, Olivera et al. 2004, Loez 2005b) et fait référence à ce qui sera dénommé
« bourrage de crânes » par les contemporains : les
représentations patriotiques cristallisées au début du conflit et utilisées
continûment pendant la guerre par les autorités comme par les principaux producteurs
de biens symboliques. On y trouve par exemple l’exaltation du drapeau et du
sacrifice, l’idéalisation des conditions de vie au front et la diabolisation
des ennemis.
Ce discours peut être dit dominant, car il est produit par des
individus et des institutions légitimes (l’armée, le personnel politique, les
autorités religieuses, une grande partie des intellectuels) et connaît une
diffusion très large qui confine au monopole dans les premiers mois de la
guerre, diffusion assurée à travers les médiums dominants (presse et édition,
actualités cinématographiques, affiches).
Le
concept de discours dominant permet de nuancer le terme de
« propagande » dont les définitions sont
peu satisfaisantes et
renvoient fréquemment, ne serait-ce qu’implicitement,
à une volonté de manipulation
et/ou de contrôle du corps social. S’il remplit
fréquemment ces rôles, le
discours dominant en 14-18 peut aussi se déployer
indépendamment de ces visées
utilitaristes. En d’autres termes : il y a une
« sincérité » du
discours dominant qu’il faut analyser historiquement.
Ce concept permet également de ne pas nommer « culture »
un corpus de représentations dont la durée de vie et la diffusion sociale sont
limitées. Le concept laisse ouvertes les questions de la structure interne du
discours, de son origine, de ses inflexions, de ses adaptations, et surtout de
sa réception par des groupes sociaux divers, dont on sait que celui des
combattants est, très vite, le plus critique à son égard. La défiance des
« poilus » envers la grande presse et ses éditoriaux n’est ainsi plus
à démontrer. Ainsi ce concept semble utile car il permet de pointer la très
large diffusion d’un discours patriotique dès les premiers jours de la guerre,
sans préjuger de sa réception et de son appropriation.
Enfin, Rémy Cazals a proposé, à la suite des travaux de
l’anthropologue James Scott et de Leonard Smith (1994), de nommer
« discours caché » les formes multiples de contradiction du discours
dominant qui se trouvent dans les témoignages des combattants (Cazals
2002a : 42, Cazals 2003 : 28) . (→ Biblio.) (→Liste des concepts)
Leonard Smith décrit, au cœur de son travail sur les combattants
français, des « tranchées carcérales » (Smith 1994 : 162 sq).
Il conceptualise sous le terme d’« entrapment » (littéralement,
« le fait d’être pris au piège et enfermé ») cette expérience qui
prévaut entre 1915 et 1917, et la limitation des choix possibles qu’elle
entraîne, tant dans le domaine des représentations que des actes, la nécessité
de « tenir » devenant le seul impératif pratique et symbolique
acceptable.
Il s’agit d’une réelle tentative pour conceptualiser les
spécificités de la guerre de position, qui doit être nuancée par la prise en
compte de latopographie du front et des temporalités du combat (Cochet
2005) et recevoir davantage de
validations empiriques fondées sur des témoignages. (→ Biblio.) (→Liste des concepts)
Dans les recherches et les controverses actuelles sur la question
de la ténacité des combattants, des explications monocausales sont parfois
avancées : les combattants auraient « tenu » par pur patriotisme ou
par seule crainte de la répression. Toutefois, de nombreux historiens pointent
les limites de telles approches et mettent l’accent sur la convergence de
facteurs multiples, et variables suivant les temporalités de la guerre, les
lieux, les origines sociales ou géographiques, les dispositions individuelles,
pour expliquer la ténacité.
Dans ce contexte, Frédéric Rousseau a proposé (Rousseau 2003,
Rousseau 2004 : 388 sq)
de coordonner ces explications par le terme « faisceau de
facteurs », parmi lesquels on retrouve des volets
culturels (patriotisme, religion, superstition), nuancés par les
interactions
sociales (camaraderie, surveillance et discipline) et les pratiques
individuelles et collectives (alcool, sexualité,
correspondance). (→ Biblio.) (→Liste des concepts)
Le concept de « Groupe primaire » est apparu aux
États-Unis, dans le contexte de la Seconde guerre mondiale et des enquêtes dans
lesquelles des chercheurs en sciences sociales et comportementales tentaient de
comprendre les ressorts de la cohésion des troupes combattantes. La guerre du
Vietnam a prolongé ces recherches et confirmé que l’appartenance à un
« groupe primaire » restreint, de l’ordre de la dizaine de
combattants proches, les liens de fidélité et la communauté de sort et de
danger qui s’y révélaient constituaient le facteur majeur de la ténacité. Ces
conclusions, en particulier pour ce qui concerne les armées allemandes dans la
Seconde guerre mondiale, sont toujours l’objet de vifs débats (Bartov 1991).
Le
concept de « groupe primaire » a été
transposé à l’étude de la Grande guerre
dans plusieurs travaux qui insistent sur les liens de camaraderie
et les interactions permettant aux combattants de « tenir »
(Rousseau 2003, Duménil 2004, Cochet 2005). Si ces liens
sociaux sont un phénomène central, il convient cependant
manipuler l’expression « groupe primaire »
avec prudence pour 1914-1918, les enquêtes empiriques approfondies
permettant de le fonder restant rares. Plusieurs éléments
peuvent en effet fortement nuancer le rôle supposé
des « groupes primaires » : le renouvellement
important et permanent de tels groupes dû aux pertes, les
sentiments d’appartenance plus larges attestés, à
l’échelle régimentaire par exemple, enfin le
rôle tout aussi structurant des liens, hors du « groupe
primaire » de combattants proches, avec les sous-officiers
et les officiers. (→ Biblio.) (→Liste des concepts)
Le concept d’« habitus national » a été créé et mis en
œuvre par le sociologue allemand Norbert Elias (Noiriel 2003). Dans le contexte
de la Grande guerre, il est utilisé de manière rigoureuse et stimulante par Christophe
Charle dans La crise des sociétés impériales. Il y propose une
conceptualisation des systèmes de représentations lors de l’entrée en guerre
des nations européennes en termes d’« habitus national » qui a pour
l’instant reçu trop peu d’attention (Charle 2001).
Elle a pourtant le grand mérite de lier le culturel et le social,
en montrant comment les tensions entre dominants et dominés dans chaque
« société impériale » européenne (Allemagne, France, Grande-Bretagne)
sont résolues par un « habitus national », qui joue avec force
lorsque la guerre se déclenche. Ce qui permet alors la mobilisation des
sociétés n’est pas la défense de la terre, de la culture, du régime politique,
mais la défense d’un « espace de repères sociaux » opposé au
« stéréotype social national de l’ennemi ». La culture de masse
assure la diffusion de ces « représentations sociales simplifiées ».
Par exemple, selon Charle, c’est la thématique de l’ascension
sociale et de l’égalitarisme qui cimente l’habitus national français,
réconcilie bourgeois, ouvriers et paysans, ou anticléricaux et catholiques
autour d’une loyauté nationale, « conduite la moins coûteuse
socialement », qui les oppose à une Allemagne dans laquelle on perçoit le
« privilège incarné du militarisme prussien ».
Le concept d’habitus national, s’il doit encore être approfondi et
discuté, est donc extrêmement efficace pour comprendre les phénomènes d’union
sacrée, d’engagement, de mobilisation ou de résignation, en permettant
d’analyser leurs déterminants sociaux et de ne pas surestimer les facteurs
culturels qui les expliquent. (→ Biblio.) (→Liste des concepts)
Initialement, « Horizon d’attente » est, avec
« Espace d’expérience », un des deux termes du couple de concepts qui
permettent au philosophe de l’histoire Reinhart Koselleck de penser le régime
moderne d’historicité (Koselleck 1979). Il désigne dans son œuvre la manière
dont, dans le présent, on entretient un rapport au futur et au possible.
Ce
concept peut être transposé à l’étude
de la Grande guerre, non
sans devenir bien plus prosaïque. Il désigne alors la
manière dont les sociétés
ou des groupes sociaux (les combattants notamment) se
représentent l’avenir. Il
est utile en particulier pour saisir les décalages entre les
anticipations et
la réalité d’un événement. Il peut
ainsi être appliqué à la manière de se
représenter une bataille (Loez 2004) ou la fin de la guerre et
le retour à la
vie civile (Cabanes 2003). Il est ainsi une voie d’accès
privilégiée au rapport
entre représentations et expériences. (→ Biblio.) (→Liste des concepts)
Le concept de « Live and let live system »
(« Système du vivre et laisser vivre ») est apparu dans le remarquable
travail pionnier de Tony Ashworth (1980). Il désigne un système cohérent
pratiqué sur le front ouest durant toute la durée de la guerre de position,
dans lequel les combattants qui se font face parviennent fréquemment à réduire
et à ritualiser la violence, à travers des avertissements et des habitudes
partagées comme l’établissements d’horaires réguliers pour les tirs, qui rendent
ceux-ci inoffensifs. Une communication minimale entre les tranchées ennemies
est la condition de possibilité de ce système. Quand elle a lieu, le système se
fonde sur une réciprocité des actes de bienveillance ou d’agression.
Ce concept révèle, à travers des pratiques nombreuses et
documentées par des travaux de première main (outre l’ouvrage cité, les
contributions de R. Cazals et O. Mueller à Ferro et al. 2005), l’ampleur des
ententes tacites entre combattants ennemis, ainsi que leur caractère systématique
et structuré. Il éclaire donc autant le fonctionnement de la société des
tranchées que celui de la violence de guerre, et permet d’apporter les
correctifs nécessaires aux analyses qui surestiment l’importance des actes de
violence interpersonnelle aux tranchées comme la prégnance de la haine dans les
représentations combattantes. Ainsi, s’il est parfois affirmé que la Grande
Guerre connaît un « franchissement de seuil » de la violence
(Audoin-Rouzeau & Becker 2000 : 30, 42), la prise en compte de ces
éléments permet de nuancer cette idée, en montrant que la diminution de la
violence peut être assurée par des procédés traditionnels (les trêves) qui
persistent et par des procédés nouveaux qui apparaissent (v. Brutalisation).
Un des intérêts du concept de « live and let live »
tient à sa faible charge idéologique intrinsèque : ce concept ne
présuppose pas la fraternité préalable ou le pacifisme affiché des participants
aux ententes tacites, mais inscrit ces pratiques dans des processus sociaux
caractéristiques de la topographie du front. Il permet de saisir certains
aspects importants du fonctionnement social des premières lignes à travers
l’ostracisme dont sont frappés les « fireeaters » (littéralement,
« mangeurs de feu ») qui tentent de réinstaurer la violence de
guerre, et le rapport complexe aux officiers, tantôt acteurs et dénonciateurs
du « live and let live ». (→ Biblio.) (→Liste des concepts)
La « mémoire » peut se définir de manière large comme la
manière dont des sociétés, des groupes et des individus se représentent le
passé. Son étude constitue un champ de recherche historique relativement
récent, qui s’intéresse donc, principalement à travers les productions
culturelles et les pratiques mémorielles, aux représentations du passé dans son
ensemble, ou de tel personnage ou événement spécifique.
L’étude de la mémoire présente une richesse particulière pour la
guerre de 1914-1918, dont les acteurs ont précocement pris en charge la
question du souvenir et du deuil, et senti combien elle allait laisser de
traces. L’ampleur gigantesque de l’événement lui confère ainsi un poids
mémoriel très important, d’autant que c’est largement à travers la mémoire du
conflit que les sociétés et les groupes lui attribuent un sens.
Les travaux historiques sur la mémoire de la guerre sont ainsi
nombreux et fructueux, faisant varier les approches et les échelles.
Parmi eux, on peut relever tout un champ qui s’est intéressé aux
discours et aux pratiques – commémorations, érection de monuments, cérémonies –
par lesquelles la mémoire de la guerre a été officiellement et collectivement assumée,
définissant des représentations consensuelles du passé, suivant des
spécificités nationales (Sherman 1999).
D’autres travaux ont étudié ce qu’on peut nommer des « enjeux
de mémoire », lorsque la représentation de la guerre ou de certains de ses
aspects (comme les échecs militaires, les atrocités ou les fusillés) fait
l’objet d’un trouble, d’un désaccord ou d’un conflit. Ces travaux sont féconds
dans la mesure où le désaccord mémoriel révèle aussi des enjeux présents dans
lesquels le passé est utilisé (Offenstadt 1999, Horne & Kramer 2001,
Offenstadt 2004).
Les représentations littéraires et artistiques du conflit
représentent évidemment un champ d’études très vaste. Enfin, faisant varier les
échelles, des travaux se sont intéressés aux mémoires locales ou individuelles
en montrant leurs spécificités par rapport aux représentations dominantes et
les manières particulières dont de telles mémoires se construisent, se
perpétuent et se transforment (Caucanas & Cazals 2001).
Faisant la synthèse de ces approches, des études générales ont
tenté de manière stimulante d’interpréter de manière globale la place de la
Grande Guerre dans la mémoire des sociétés occidentales (Mosse 1990, Winter
1995).
Objet historique de première importance, la mémoire de la guerre
n’échappe pas aux polémiques historiographiques. Des historiens ont ainsi
soutenu que les témoignages publiés après la guerre, actes mémoriels
remarquables, véhiculaient une vision déformée dont il faudrait se défier. Dans
la même logique, certains objets d’étude importants tels que les refus de la
guerre ou les ententes entre adversaires (v. Live and let live) sont soupçonnés
de véhiculer une mémoire « pacifiste » du conflit ou de refléter des
préoccupations contemporaines, insignifiantes au moment du conflit
(Audoin-Rouzeau & Becker 2000 ).
Il
importe donc de réaffirmer que si les travaux des historiens
peuvent et doivent jouer leur rôle dans la construction de
la mémoire par les sociétés contemporaines
(voir le site du CVUH),
il ne leur appartient pas de définir hors de toute argumentation
scientifique ce que devrait être l’interprétation
conforme d’un événement tel que la guerre de
1914-1918, et quels thèmes ou sources devraient en être
écartés (voir l’article
de N. Offenstadt en réponse au Monde du 12/11/2005). (→ Biblio.) (→Liste des concepts)
« Mobilisation »/« démobilisation »
Termes
courants à l’époque de la guerre pour
évoquer l’entrée puis
la sortie des populations masculines dans la condition militaire, les
mots
« mobilisation » et
« démobilisation » ont été
chargés de
sens nouveaux par les historiens. La
« mobilisation » désigne alors
les processus par lesquels les sociétés se mettent en
état d’affronter une
guerre totale (Horne 1997), tandis que la
« démobilisation » désigne
les processus de sortie de guerre et d’adaptation à la
nouvelle donne qui en
est issue (Horne et al. 2002, Cabanes 2003).
Ces termes, qui peuvent prendre des déclinaisons (mobilisations et
démobilisations « politique », « intellectuelle »,
« culturelle », « économique », « industrielle »,
etc.), se révèlent d’une grande fécondité pour penser les phénomènes complexes,
étalés dans le temps mais décisifs, d’adaptation à la réalité de la guerre
totale et de la mort de masse en 1914-1918. Ils permettent de saisir les liens
entre action de l’État ou des institutions et action des individus et des
groupes sociaux, et de comprendre de quelle manière ceux-ci ont été – ou se
sont – « mobilisés », c’est-à-dire investis dans le conflit. Concepts
dynamiques, ils invitent à prendre en compte les pratiques sociales par
lesquelles s’opèrent dans le temps mobilisations et démobilisations. Enfin,
dans une guerre qui voit peu à peu s’éroder les consensus initiaux, on peut
étudier les tentatives de « remobilisation » au cours du conflit, et
en percevoir les limites. (→ Biblio.) (→Liste des concepts)
Le « moral » est une catégorie familière des historiens
militaires, qui désignent par là l’état d’esprit des troupes combattantes. On
peut retenir la définition volontairement large qu’en donne Emmanuelle Cronier :
« l’état psychologique qui permet aux individus de tenir dans le contexte
de la guerre » (Cronier 2005). Sous cet angle, de nombreuses études,
fondées notamment sur la correspondance (Cochet 1986), tentent de mesurer deux
aspects complémentaires du « moral » : son état et son évolution
(est-il bon, moyen, mauvais, et suivant quelle périodisation) ; ses
ressorts (qu’est-ce qui le soutient, qu’est-ce qui le dégrade). Ces problèmes
sont particulièrement développés dans le champ anglo-saxon : l’étude du
« morale » y est depuis longtemps une direction de recherche majeure
(Fuller 1990).
De
telles analyses tirent leur pertinence du fait que le terme
« moral » est utilisé et partagé
par les contemporains du conflit,
qui lui opposent le « cafard » par exemple. Toute
histoire des
représentations de 14-18 doit donc intégrer la dimension
du « moral »
au sens où c’est largement en ces termes que les acteurs
se pensent et se
décrivent.
Mais cette correspondance directe des études du
« moral » avec les termes utilisés en 1914-1918 pose aussi problème,
dans la mesure où la catégorie est souvent construite et instrumentalisée par
l’institution militaire, avant tout soucieuse de disposer de troupes aptes à
combattre. Or un regard distancié avec la notion montre qu’elle est, au moins,
double, dans la mesure ou le mauvais « moral » d’un combattant ou
d’une unité peut relever aussi bien de la dépression que de la propension à
l’indiscipline. En ce sens, ce mot employé par les acteurs de 1914-1918 ne peut
être repris tel quel par les historiens dans leurs analyses, à moins de rester
dans le cadre mental de la période.
De plus, le terme « moral » assigne, au moins
implicitement, un rôle essentiel à l’état psychologique des individus dans leur
capacité à « tenir » (plutôt qu’aux liens sociaux ou aux mécanismes
institutionnels par exemple). Il importe donc de manier avec prudence le terme
en gardant présentes à l’esprit ses ambiguïtés, ses connotations et ses limites. (→ Biblio.) (→Liste des concepts)
Le terme de « proportionality » apparaît dans le travail
de Leonard Smith (1994) qui s’appuie sur Michel Foucault pour proposer une
subtile conceptualisation de l’obéissance. Il systématise par ce terme un
aspect noté dans bien des témoignages de guerre et trop peu relevé par les
historiens militaires : la faculté d’adaptation et de modification des
ordres reçus par les unités combattantes.
Il montre que l’obéissance n’est ainsi pas absolue, les opérations
s’exécutant comme à la manœuvre, mais proportionnée (d’où le terme) à
l’évaluation par les soldats de la pertinence militaire d’un ordre par rapport
à ses coûts supposés en pertes et en fatigue. Leur capacité à infléchir et
adapter ces ordres évolue en fonction des conditions tactiques et stratégiques
du combat et des rapports de force internes au sein de l’armée.
Les pistes ouvertes par la conception d’une obéissance « proportionnée »
sont riches si l’on garde à l’esprit l’expérience d’une violence subie
proprement disproportionnée que de nombreux combattants relatent dès les premiers mois du conflit, et
surtout si l’on ne surestime pas la marge effective de négociation des acteurs.
Les mutineries de 1917 sont précisément un moment où une telle adaptation
mutuelle et tacite n’apparaît plus possible. L’obéissance a sans doute une part
qui se négocie dans un rapport dialectique. Mais on ne saurait oublier ce
qu’elle doit à des habitus et des structures sociales rigides (Cochet 2005). (→ Biblio.) (→Liste des concepts)
La notion de « soldat-citoyen » est familière des
historiens de la Révolution française, qui analysent l’émergence de cette
figure dans le contexte d’un bouleversement à la fois idéologique, social et
pratique du recrutement des armées françaises dans la décennie révolutionnaire
(Bertaud 1979).
Elle a été appliquée à la Grande guerre avec une véritable
fécondité dans les travaux de Smith (1994) et Bach (2003) qui traitent du cas
français. Celui-ci est en effet l’observatoire privilégié d’un tel concept qui
assigne aux combattants une identité double : à la fois soldats, et donc
soumis à l’institution militaire, pris dans l’événement guerrier dont ils sont
acteurs, et citoyens maintenant sous les armes leur appartenance à un corps
politique qui leur enjoint d’obéir à une autorité dont ils sont en même temps
la source, en vertu de la souveraineté populaire.
Le concept de soldat-citoyen, avec sa prise en compte de la longue
durée et de la socialisation antérieure des individus, permet donc de saisir la
complexité des pratiques d’obéissance et de désobéissance (v. Proportionality),
qui ne peuvent être dissociées du cadre républicain maintenu – et transformé –
durant le conflit. S’il montre une pertinence maximale pour la France, le concept
peut s’appliquer avec des variations à expliciter pour les autres armées :
on sait que c’est au nom d’une conception nouvelle de la citoyenneté que les
soldats russes quittent la guerre pour et par la politique au cours de 1917.
Enfin, l’étude de l’identité double (civile et militaire) des
combattants ne doit pas déboucher sur une sous-estimation de ce qu’implique
leur appartenance à l’armée. Le travail de F. Cochet contient sur ce point des
mises en garde utiles et rappelle « l’imprégnation de la culture
militaire » contre la tentation de voir dans les combattants des
« civils en uniforme » (Cochet 2005 : 48). (→ Biblio.) (→Liste des concepts)
On peut rassembler sous ce terme l’ensemble des stratégies
individuelles déployées par les acteurs de 1914-1918 afin d’éviter, d’abréger
ou de faire cesser leur confrontation avec la violence de la guerre.
Il s’agit de phénomènes numériquement importants et bien
documentés dès la première année du conflit : nombre d’acteurs vont
s’engager volontairement dans des armes moins exposées comme la Marine (seuls
20% des engagés en 1918 le sont dans l’infanterie par exemple), rechercher des
affectations à l’arrière, demander des mutations sur d’autres fronts, ou encore
espérer subir la « fine blessure » qui met fin aux combats sans être trop
invalidante (Cazals 2002b : 110, Cochet 2005 : 198). Ceux qui évitent
ainsi le front sont souvent désignés comme des « embusqués », statut
ambigu, à la fois déshonorant et recherché pour la sécurité qu’il procure.
Ces pratiques sociales font l’objet de stratégies élaborées,
souvent partagées au sein d’une famille ou d’un groupe d’amis où s’échangent
conseils et recommandations pour éviter le front (Cazals et Offenstadt
2004 : 373), et révèlent l’écart entre les discours dominants patriotiques repris par la thèse du « consentement », et le
fonctionnement concret de la société en guerre. (→ Biblio.) (→Liste des concepts)
Le « témoignage » est initialement une catégorie
d’écrits davantage qu’un concept. Le terme, qui n’est pas spécifique à la
Grande guerre, désigne des sources produites directement par les acteurs d’un
événement historique, qu’on peut nommer ainsi que Jean-Norton Cru des
« témoins » en fonction de leur expérience effective des éléments
relatés (Cru 1929).
A ce titre, les témoignages de combattants jugés utiles par les
historiens au fil des nécessaires opérations critiques dont J.-N. Cru fut le
précurseur sont une base incontournable des reconstructions du conflit et des
explications avancées à la ténacité des soldats.
Les témoignages présentent de plus des spécificités remarquables
pour la guerre de 1914-1918 : c’est le premier événement à produire un
corpus aussi massif de textes publiés ou non (plusieurs millions de lettres
sont ainsi échangées chaque jour durant le conflit), traduisant l’accès à
l’écrit de groupes sociaux et d’individus habituellement silencieux sur les
événements qu’ils traversent. Latopographie du front permet enfin une
proximité tout à fait exceptionnelle entre le témoignage et le fait qu’il
relate : il n’est pas rare qu’un combattant écrive sous le bombardement
par exemple. On peut donc dire que les témoignages de 1914-1918 sont d'une richesse exceptionnelle.
L’utilisation des témoignages de 1914-1918 par les historiens pose
cependant des problèmes épistémologiques importants. Ces problèmes tiennent aux
témoignages eux-mêmes en tant que source : à leur valeur propre, à leurs
conditions d’écriture (qui peuvent imposer l’autocensure en raison du contrôle
de la correspondance par exemple), au statut social du témoin et aux
reconstructions mémorielles dont certains témoignages (écrits après le conflit,
par opposition aux lettres et carnets écrits au jour le jour) portent la
marque.
Ils
tiennent aussi aux méthodes employées par les historiens
pour
les mettre en œuvre dans leurs travaux : se posent alors les
questions du
choix des témoignages, de leur représentativité,
du constat et de la
conciliation de leurs contradictions éventuelles, du risque que
représente la
montée en généralité à partir
d’exemples isolés, et, plus profondément, de
l’argumentation par exemplification.
Ces
problèmes bien réels mais non insurmontables alimentent
une abondante littérature d’analyse du témoignage
(Dulong 1998) ainsi qu’une polémique étonnante.
Des historiens se sont en effet élevés contre ce qu’ils ont nommé
une « dictature du témoignage » source « d’inhibitions majeures »
et ont soutenu que les témoins avaient « occulté » des pans entiers
de leur expérience (Audoin-Rouzeau & Becker 2000). Il est aisé de prouver
que ces accusations sont dépourvues de fondement (Cazals 2002a), et permis de
se demander « sur quoi l’historien fonde-t-il une reconstruction
alternative ? » (Prost & Winter 2004 : 140).
La tentative de rejet violent des témoignages attestée par
l’expression « dictature » révèle bien plutôt une relative
méconnaissance de ces sources, de leurs conditions de production et de
publication (Olivera 2004), des biais que constituent les statuts sociaux de
leurs producteurs (Mariot 2003 : 164-165) et des principes de lecture
qu’on peut adopter pour en dégager des informations utiles (Rousseau 2003,
Cazals et Offenstadt 2004, Loez 2005a).
Si la défense des témoignages comme sources et des témoins comme
dépositaires d’une expérience du conflit est nécessaire, elle doit
s’accompagner de rigueur et de novation dans les méthodes permettant de faire
progresser par leur biais les connaissances. (→ Biblio.) (→Liste des concepts)
Le
concept de « ténacité », utilisé
incidemment dans de nombreux travaux, a été mis en
avant par le CRID 14-18 à travers l’organisation du
colloque de 2004, « La Grande guerre : pratiques
et expériences », dont l’appel à
communications affichait la volonté de dépasser « la
fausse alternative » du consentement et de la contrainte
(Cazals et al. 2005, voir le rapport
de synthèse de F. Rousseau). Il s’agit
d’un concept essentiellement descriptif, qui vise à
caractériser l’immense majorité des conduites
combattantes durant le conflit, en faisant implicitement référence
à la difficulté des conditions de vie et de combat
qui rendent nécessaire de faire preuve de « ténacité ».
Il décrit en fait la majorité des conduites en soulignant
la marginalité des refus actifs comme des enthousiasmes prolongés.
Il permet donc de ne pas fausser les descriptions comme peuvent
le faire à des égards différents les termes
« consentement » et « Moral » ,
et, dans, une certaine mesure de dépassionner le problème.
En permettant de fonder les analyses sur un constat simple, il
laisse ouvertes des questions importantes : quels sont les ressorts de la
ténacité ? Quelles évolutions peut-on y déceler au cours de la
guerre ? Quels éléments préexistant à la guerre l’expliquent ?
Comment sont construites la patience et l’obéissance ? Quelles sont les
parts des pratiques et des représentations dans la construction de la
ténacité ? (→ Biblio.) (→Liste des concepts)
L’originalité des conditions de vie et de combat en 1914-1918, à
travers les tranchées, a depuis longtemps fait l’objet de descriptions minutieuses
révélant leur pénibilité. Plusieurs historiens en proposent aujourd’hui des
conceptualisations rigoureuses.
Ils se sont ainsi attachés à en expliquer les origines et le
fonctionnement pratique (Cazals 2004) et à montrer les dilemmes stratégiques
qui sont liés à la supériorité durable de la défensive qu’incarne la tranchée
(Audoin-Rouzeau 2004).
La sociabilité des tranchées a fait l’objet d’études qui ont
révélé le fonctionnement des ententes tacites (v. Live and let live) et, dans
l’article trop peu suivi de Marc Bloch, les circuits de communication des
informations et les déformations que ceux-ci opèrent (Bloch 1921).
De réelles avancées viennent de la prise en compte de l’emboîtement
des espaces du « système-tranchées » (Cochet, 2005). Une cartographie
très fine de la topographie du front distinguant « front »,
« front-arrière » et « arrière-front » ainsi qu’une mesure
des temporalités du combat et du « repos » a ainsi été proposée, de
manière très féconde.
Une autre direction de recherche est celle qui voit dans les lieux
habités par les combattants, tranchées et cantonnements, un « espace
public » contribuant à instaurer la ténacité. Le terme
d’« espace public » vise à systématiser le lien entre la visibilité
immédiate des postures et attitudes corporelles et les conduites courageuses
attendues de tous dans le contexte du conflit (Loez 2005a).
Toutefois, les rapports sociaux quotidiens au front et leur
originalité par rapport au temps de paix n’ont sans doute pas encore reçu toute
l’attention qu’ils méritent. Il manque de même une prise en compte approfondie
des différences entre secteurs calmes et violents, des alternances géographiques
tant décrites dans les témoignages et qui font la trame des expériences
combattantes. (→ Biblio.) (→Liste des concepts)
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