logoCollectif de Recherche International et de Débat sur la Guerre de 1914-1918

Recension : John Horne et Alan Kramer, German Atrocities, 1914. A history of denial

Articles récents :

Prisons et prisonniers militaires, par Valériane Milloz


RSS Actualités :

RSS Dernières recensions:

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

HORNE John et KRAMER Alan, German Atrocities, 1914. A History of Denial , New Haven et Londres, Yale University Press, 2001, 608 p [trad. française 1914, les atrocities allemandes, Tallandier, 2005, 640 p.]

Avec German Atrocities, 1914, John Horne et Alan Kramer couronnent une longue enquête par un livre exceptionnel. Son apparente spécialisation ne doit pas tromper: bien au-delà du champ de la Première guerre mondiale, il résout avec une réussite éclatante des problèmes essentiels pour l'écriture même de l'histoire. L'ouvrage est ainsi un modèle d'étude d'un événement, événement inséré et éclairé dans le temps plus long des mémoires dont il se nourrit et qu'il génère lui-même. Analysant avec sûreté et finesse les liens complexes entre mémoire, mentalités, idéologie et violence réelle, en somme, entre représentations et pratiques, leur livre, qui construit des savoirs positifs là où s'opposaient des mémoires déformées et irréconciliables, est aussi une réflexion profonde sur l'administration de la preuve.

Le point de départ est donc l'étude précise d'un événement, les destructions et les exécutions de civils belges et français par l'armée allemande lors des deux premières semaines d'invasion en 1914, vite dénommées "atrocités allemandes " par les contemporains. Ces faits constituent une matrice à partir de laquelle se construisent des représentations opposées du conflit. Car cette violence, intense, brève, et aux causes complexes qu'éclairent les auteurs, est aussitôt dénoncée et condamnée par les Alliés, tandis qu'elle est justifiée et minimisée par les Allemands. L'ouvrage est donc double, comme son objet: l'histoire de l'événement se trame en même temps que l'histoire de son déni. Si l'événement fait sens en lui-même, en ce qu'il révèle de la violence de guerre et des représentations de l'armée d'invasion, la manière dont il est perçu est tout aussi importante. L'étude de la guerre réelle est inséparable de celle de la guerre de mots qui lui donne son sens.

Cette reconstruction des enjeux culturels et des représentations est fondée sur l'établissement des faits. Avec une grande précision et une remarquable mise en œuvre des sources, les auteurs montrent que l'invasion allemande a entraîné au moins 6427 morts civils, et des destructions systématiques, les épisodes les plus importants ayant eu lieu à Dinant, Tamines, Louvain, et Andenne, avec plus de deux cents morts dans chaque ville. Au-delà des chiffres, ils mettent en évidence que ces violences répondent à un modèle: loin du combat, des troupes épuisées et prises de panique croient être attaquées par des francs-tireurs. Cette croyance est absolument infondée, mais se diffuse massivement. En réaction, ces troupes détruisent les bâtiments et la population de villes et de villages entiers, prennent et exécutent des otages, utilisent enfin les civils comme boucliers humains.

Sur cette assise solide, intervient une reconstruction subjective de l'expérience des soldats allemands. Ici, en ayant recours aux analyses de Marc Bloch et Georges Lefebvre, dans la lignée du sociologue belge Fernand van Langenhove qui des 1915 y voyait un " cycle de légendes ", les auteurs montrent que ces représentations d'une " levée en masse " de francs-tireurs belges et français relèvent d'un " complexe de mythes " cohérent et rapidement diffusé. Son efficacité tient à sa dynamique interne : le franc-tireur est une image synthétique de la déloyauté et de l'ennemi, inversant les catégories guerrières, comme lorsque des prêtres catholiques ou des enfants sont accusés de mutiler des soldats allemands. Elle tient plus encore à la situation militaire et aux représentations préexistantes du commandement allemand. La vitesse prévue par le plan Schlieffen, donc la fatigue et la désorientation qui en découlent, ajoutées à la frustration d'un ennemi qui se dérobe, conduisent des troupes imprégnées de la mémoire de la guerre de 1870 et de ses francs-tireurs, à assigner aux civils les pertes qu'elles subissent ou les coups de feu qu'elles entendent, dans de révélateurs moments de panique.

En réalité, un tel complexe de mythes permet de combler le gouffre entre anticipations de la guerre et réalité du combat, en expliquant, en apparence, les blessures inattendues causées par la violence nouvelle de la guerre. Il est paradoxalement accrédité par la brutalité même des représailles, qui semble " prouver " l'existence des francs-tireurs.
Les auteurs démontrent ensuite l'instrumentalisation de ces mythes à tous les échelons du commandement allemand, à des fins de mobilisation et de légitimation de la guerre, et bien entendu de contrôle social des zones occupées. Plus profondément, J. Horne et A. Kramer révèlent à travers les " atrocités " l'importance de la question des francs-tireurs dans la définition de l'identité nationale et de la culture politique allemandes. Leur reconstruction du débat juridique d'avant-guerre sur le statut des combattants civils montre que si l'Allemagne s'oppose à leur reconnaissance, c'est autant en raison des souvenirs de 1870 que des débats des années 1810, lorsque l'ennemi napoléonien fut combattu par le peuple en armes, souvenir abhorré par une hiérarchie militaire prompte à y voir un danger républicain ou révolutionnaire. Elle formule donc un ethos guerrier paradoxal ou la brutalité envers les civils est la seule manière de s'assurer que la guerre reste une activité professionnelle où la compétence militaire supérieure de l'Allemagne pourra prévaloir.
J. Horne et A. Kramer étudient ensuite les représentations des " atrocités " du côté allié, où elles jouent un rôle symétrique de définition de l'ennemi, à partir d'un noyau réel cette fois. Les stéréotypes des petites filles aux " mains coupées " sont mis en place afin de permettre aux victimes de faire sens de leur expérience, et, plus largement, de désigner définitivement l'Allemagne comme barbare. Au passage, il faut dire que ce thème permet en fait à l'opinion belge d'affronter, en la déplaçant vers l'ennemi, la brutalité de sa propre politique coloniale, des mains ayant effectivement été coupées, mais au Congo en 1903-1908. On voit par là ce qu'une prise en compte d'un temps plus long apporte à la compréhension de la guerre. En observant ces stéréotypes et leur circulation, les auteurs analysent avec finesse les réalités complexes désignées par le terme de propagande et expliquent pourquoi la métaphore de la mutilation put fournir le langage adéquat pour exprimer la violence réelle de l'invasion.

Etudiant enfin le combat rhétorique, fondé sur des rapports officiels et des enquêtes, mené afin d'emporter la conviction du " tribunal de l'opinion mondiale ", ils montrent en quoi l'administration de la preuve devient un enjeu de la guerre elle-même, l'Allemagne peinant à rendre compte de manière vraisemblable des atrocités. Mais l'impossibilité, en temps de guerre, d'un accord sur la réalité et le sens des événements désintègre les " communautés de vérité ", socialistes, catholiques et intellectuels, seules à même d'opposer aux lignes de partage créées par les atrocités leurs réseaux internationaux et leurs systèmes de valeur. Cet échec montre l'ampleur des processus de mobilisation culturelle et de constitution de " cultures de guerre ", où la violence de l'invasion joue un rôle central en fournissant une " représentation condensée de l'ennemi " (p. 295) donnant un sens au conflit.

La dernière partie de l'ouvrage est consacrée aux usages et aux appropriations contradictoires des " atrocités " après la guerre. Ici se construisent des mémoires inconciliables et faussées. L'échec d'un règlement juridique de la question des atrocités, l'impossibilité, en Allemagne, d'y voir des crimes de guerre, la persistance, dans les régions envahies, de vives mémoires locales, attestent de la permanence des représentations générées par le conflit. Mais l'essentiel est ailleurs : si elles demeurent un point d'achoppement, les atrocités en viennent à symboliser, par un significatif déplacement, les mensonges et la propagande d'une guerre inutile. Le symptôme de la mobilisation en est vu comme la cause. La démobilisation culturelle et l'essor d'un pacifisme militant, ainsi que les précautions d'une diplomatie soucieuse de ne pas altérer l'ordre de Versailles, font que l'écho des événements diminue sans que soit tranchée la question de leur véracité. Cela permet aussi d'expliquer avec quel scepticisme les opinions et les dirigeants accueillirent les informations sur le sort des Juifs dans la seconde guerre mondiale, alors que le régime nazi prenait soin de ne pas répéter les brutalités de 1914 lors des invasions à l'ouest en 1940. Dernier enjeu, ou dernier oubli, dans la mémoire des " atrocités ", le débat historiographique sur le Sonderweg de l'Allemagne au XXe siècle évitera soigneusement d'y faire référence.

Cette " Histoire du déni " est aussi, on l'a vu, une histoire positive. Mais si le problème initial, la mesure et l'explication des événements de l'été 1914, est définitivement résolu, l'enquête reste ouverte. Elle l'est d'abord par la démarche, qui croise autour d'un objet d'une exceptionnelle valeur heuristique les approches de l'histoire militaire, politique, culturelle, des mentalités et de la mémoire. À ce décloisonnement méthodologique salutaire répond une seconde ouverture, peut-être plus importante. En inscrivant les événements de 1914 dans la durée, comme un élément significatif de l'histoire européenne, J. Horne et A. Kramer mettent en œuvre un désenclavement chronologique seul à même de donner sens au problème étudié. L'emboîtement des phénomènes mémoriels, la lente mise en place des rapports entre droit et guerre (l'échec de l'après-Première guerre mondiale dessinant en creux les évolutions menant aux procès de Nuremberg), la recherche permanente et paradoxale de règles, ainsi que l'application de normes morales à la violence, sont autant de processus que leur travail exemplaire éclaire d'une vive lumière. Il offre les clefs d'un regard véritablement critique sur la construction des informations, des mythes et des identités en temps de guerre. Il identifie, enfin, un basculement dans l'histoire du XXe siècle: les " atrocités allemandes " sont, en elles-mêmes et dans les discours qu'elles génèrent, le signe d'un rapport nouveau à la violence de guerre, devenue une réalité inévitable autant qu'un problème moral.

André Loez

Recension parue dans Genèses, n° 52, sept. 2003, p. 156-158.

 

Imprimer Version imprimable