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Recension : Michel Goya, La chair et l'acier

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Michel  Goya, La chair et l'acier. L'armée française et l'invention de la guerre moderne (1914-1918), Paris, Tallandier, 2004, 480 p.


 

Avec La chair et L’acier, Michel Goya signe un livre d’un intérêt majeur pour l’étude de la Grande Guerre. L’apport essentiel du livre vient de ce qu’il prend la guerre des tranchées dans sa dimension diachronique : « Comment une armée évolue-t-elle ? » (p. 10) est la question qui organise toute la réflexion.

 L’ouvrage aborde ainsi de front des problèmes centraux dans l’histoire de 1914-1918 : l'habitus offensif de l'armée française, l’adaptation de la guerre rêvée à la guerre réelle, les processus d’apprentissage au cœur de l’expérience de guerre, les impasses militaires qu’affrontent les belligérants. Il le fait avec des outils théoriques qui, s’ils ne sont pas parfaits, sont du moins cohérents, et dépassent les limites habituelles de l’histoire militaire : la sociologie des organisations et l’histoire des techniques sont convoquées pour permettre de comprendre comment fonctionne, s’adapte, évolue, l’institution gigantesque et complexe qu’est l’armée française en 1914.

 L’auteur commence par expliquer comment se cristallisent avant 1914 des « considérations tactico-mystiques »  (p. 20) exaltant l’offensive à outrance, sans prise en compte des débats techniques pourtant intenses et de l’expérience considérable accumulée par l’observation des guerres des Boers, Russo-japonaise ou des Balkans. Cette évolution tient a plusieurs facteurs :
-la structure de l’armée française multiplie les lieux de réflexion et d’élaboration stratégique et tactique (Conseil supérieur de la guerre, Ecole supérieure de guerre, Centre des hautes études militaires, Etat-Major, Corps d’armée) sans mécanisme de centralisation ;
-le recrutement des officiers aboutit à une autonomisation du corps des « brevetés » (officiers passés par l’Ecole de guerre) marqué par une approche excessivement théorique, en même temps que les « coloniaux » et leurs valeurs (audace, risque, esprit de sacrifice, etc.) gagnent en influence ;
-l’influence d’une pensée sociologique et scientifique (de Le Bon à Darwin) mais aussi du spiritualisme, conduit à l’exaltation du caractère national et des facteurs spirituels et psychologiques, plutôt que techniques, du combat.

Ces facteurs se conjuguent pour assurer le succès des thèses des « offensifs » (p. 56) dont le plus connu est Loiseau de Grandmaison (dont la carrière durant la Grande Guerre révèle une compétence plutôt supérieure à celle qui lui est généralement attribuée d’après ses écrits).

 Reevenant ensuite sur la « recherche d’une doctrine » (p. 69), M. Goya étudie la littérature militaire d’avant-guerre qui contribue fortement à influencer les réglements. Cette littérature abondante joue alors un rôle d’autant plus important que les manœuvres sont conçues comme des spectacles plutôt que des expériences. Au sein d’une masse bibliographique décourageante, l’auteur restitue la complexité des débats, notamment autour de la puissance de feu (p. 89), du camouflage (p. 96), sans toujours offrir une fil directeur clair. Il montre bien cependant l’émergence d’une « doctrine opérationnelle lyrique, mais indécise » (p. 109) dans deux documents majeurs, le Règlement sur la conduite des grandes unités et le Règlement de service en campagne, tous deux datant de la fin 1913. L’essentiel tient moins à l’influence des « offensifs » qu’au flou persistant entourant le rôle des différentes armes et les conceptions mêmes des opérations dans la « mosaïque » doctrinale d’avant 1914 (p. 112).

 Le troisième chapitre porte sur un point essentiel : le décalage entre ces conceptions théoriques et les pratiques militaires avant 1914. Les processus d’apprentissage, des officiers comme de la troupe, sont hétérogènes et peu efficaces ; les exercices souffrent des effectifs lacunaires ; le « dressage » (p. 124) prend le pas sur la pédagogie du combat. L’auteur montre ainsi le niveau de compétences très disparate de l’armée française en 1914, ce qu’avait déjà souligné André Bach dans les chapitres introductifs de ses Fusillés pour l’exemple 1914-1915 (Tallandier, 2003).

 Le quatrième chapitre, « Le choix des armes », contient des rappels et des mises au point utiles sur la situation des différentes armes en 1914, montrant bien notamment les facteurs culturels de blocage tactique (ainsi l’attachement des cavaliers à la notion de « duel », p. 167). Au total, l’évolution de l’armée française par rapport à 1870 apparaît relativement faible.

 C’est ce que révèle en plein « l’épreuve du feu », cinquième chapitre. L’auteur y étudie moins le choc lié à l’inadaptation qu’il a dessinée, que la capacité à changer (p. 174) en quelques mois qu’il souligne. Dès le 16 et le 24 août 1914, deux notes du GQG font la synthèse des lacunes observées et s’opposent aux charges d’infanterie irréfléchies. Les informations circulent aussi de manière horizontale entre unités s’adaptant plus ou moins bien à la donne nouvelle du combat. Ainsi les tranchées ou les préparations d’artillerie sont à la fois préconisées dès le 3 septembre par le GQG, et improvisées localement au contact des réalités. Se dessinent alors « micro-innovations » et adaptations appelées à se développer durant la guerre de position.

 La dynamique des adaptations est restituée avec richesse dans le chapitre suivant, « la pression du front », même si on regrette parfois chez l’auteur une tendance à la typologie qui multiplie inutilement les catégories d’analyse et dilue un peu le propos. Recours à des expériences passées (le casque), imtation de l’adversaire, détournement de matériels existants (les carabines de cavalerie, plus courtes que les fusils Lebel) se conjuguent pour favoriser les innovations. M. Goya souligne le rôle joué par les individus : acteurs de terrain dotés de savoir-faire, « entrepreneurs » militant pour une innovation, généraux assurant un rôle d’intermédiaire, et, surtout, civils mobilisés mettant leurs compétences techniques et scientifiques au service de l’armée. Il propose avec le « modèle du scrabble » (p. 209) une analogie stimulante pour comprendre comment une innovation militaire ne s’installe que par insertion dans un réseau de besoins et de contraintes préexistants (tel un mot nouveau articulé à ceux présents sur le plateau du jeu), à travers notamment l’exemple de la mitrailleuse (p. 211). Dans tous les cas, à travers l’adaptation réciproque des tactiques entre adversaires et la demande permanente d’innovations, dans le temps court de la guerre, la recherche est bel et bien « pilotée par le front » (p. 218).

 Mais on sait que cette fièvre innovatrice n’empêcha pas un long statu quo sur le front ouest : les facteurs de blocage sont aussi très importants, et bien étudiés par M. Goya. Les rivalités entre armes s’ajoutent à la répugnance générale au retranchement et au recul tactique. Ici, l’imprégnation patriotique indéniable du corps des officiers constitue bien un écran cognitif aux effets funestes. On le voit au travers de la très importante polémique sur le « champ de bataille d’armée » (p. 224) de 1917-1918, cette tactique défensive qui conduit à abandonner provisoirement les premières lignes pour en faire des positions d’alerte, et qui suscite une résistance aux conséquences désastreuses chez des généraux comme Duchêne.

 L’auteur s’intéresse ensuite aux mutations de l’institution militaire, et plus précisément à ses tentatives d’institutionnaliser les évolutions et apprentissages issus de la guerre. Le retour d’expérience devrait être l’élément essentiel permettant à la hiérarchie de tirer les conséquences des premiers combats. Mais il est biaisé (comme le montrent par ailleurs les Carnets secrets d’Abel Ferry, lequel répète obstinément que les mêmes erreurs sont commises) par le décalage très fort qui existe entre GQG et troupes combattantes. Ce décalage se réduit avec l’arrivée de Pétain aux responsabilités en 1917, créant ainsi une « section d’instruction », par exemple.

 Surtout, l’auteur montre le processus dialectique par lequel les tenants de l’« élan » et du « feu » alternent à travers des paradigmes opérationnels successifs qu’il analyse avec une grande finesse (p. 252) et dont il reconstruit les enjeux intellectuels :

-la « percée par attaque brusquée » (1915)
-la « conduite scientifique de la bataille » (Somme, 1916)
-l’« école de Verdun » et ses prolongements dans l’Aisne (Nivelle-Mangin, 1916-1917)
-le « champ de bataille interarmes » (Pétain, 1917-1918)

M. Goya montre en même temps quels réseaux et quelles rivalités – dont celle, bien connue, de Pétain et de Foch – sous-tendent ces évolutions. La succession rapide de ces modèles montre quelles accélérations – non dénuée d’erreurs – l’expérience de la guerre fait subir à la pensée militaire.

 Le chapitre suivant, « Face aux tranchées », redescend d’un cran et décrit de manière vivante les troupes françaises telles qu’elles se modernisent au cours de la guerre de position, dotées de mitrailleuses, d’une autonomie plus grande, organisant le terrain, accompagnées de chars ; adaptation dictée par les pertes inouïes de 1914-1915 et qui voit la « densité matérielle » entourant les fantassins multipliée par soixante (p. 280). On descend ensuite dans la « zone de mort » (p. 303) dont la description est bien informée et bien écrite. M. Goya note que « le paysage de la zone de mort apparaît vide » (p. 305), vide d’ennemis en tout cas mais non de visions traumatisantes. Il insiste avec justesse sur les bruits multiples qui sont la trame de l’expérience de guerre, et dont il donne une taxinomie remarquable (p. 307-313).

 L’auteur entre dans le débat autour de la ténacité des combattants. Il s’appuie sur des témoignages (Chaine, Gaudy, Galtier-Boissière, Cru, mais aussi Rommel ou Jünger)  pour réfuter de nouveau quelques mythes (corps à corps à la baïonnette) et insister sur les facteurs multiples qui alimentent un courage fait plus de « stoïcisme » que de « bravoure » (p. 315). Son analyse de l’assaut et d’hommes partagés entre « immortels » et « suiveurs » est évocatrice, mais gagnerait toutefois à être davantage étayée (p. 317-321). De manière générale, dans cette section, des analyses très fines coexistent avec des considérations psychologisantes plus fragiles. L’essentiel reste une pesée juste des déterminants de l’endurance et de l’obéissance : « l’honneur, la camaraderie et l’esprit de corps, voilà ce qui permet de tenir dans la zone de mort » (p. 331).

 L’avant-dernier chapitre est consacré aux chars d’assaut, et montre de manière claire comment une innovation décisive put s’imposer malgré des difficultés d’ordre institutionnel (les rivalités se déchaînent autour de l’arme nouvelle) et militaire (le premier engagement, le 16 avril 1917, est perçu comme un désastre). Les analyses qui se prolongent sur la doctrine d’emploi des chars sont bien menées, et les conclusions rejoignent celles de l’étude de cas que j’ai pu mener sur les chars au Chemin des Dames (A. Loez, « le baptême du feu des chars d’assaut », in N. Offenstadt, Le Chemin des Dames, Stock, 2004).

 Le livre se termine par une analyse de la « grande armée de 1918 » qui préfigure en même temps l’immobilité à venir de l’entre-deux-guerres. L’innovation tactique majeure qui ressort est l’autonomisation des petites unités d’infanterie (comparable à celle qui a cours, déjà dans l’armée allemande), les demi-sections, permettant un usage efficace des armes telles que grenades ou fusils-mitrailleurs, véritbale « décentralisation du commandement » (p. 385). Les qualités accrues de l’artillerie, de l’aviation, des transmissions (TSF, p. 379) complètent ce tableau. Mias celui-ci n’est pas idyllique : l’auteur montre la difficulté, en 1918, de « désapprendre » la guerre des tranchées et de connaître une nouvelle adaptation à une guerre changeante (p. 393-397). Celle-ci a pour aboutissement la « bataille modèle » du 8 août 1918 (p.405)

 Au total, le livre de M. Goya propose une thèse très forte, et en décalage avec le sens commun : celle d’une évolution des méthodes de combat au cours de la guerre. Celle-ci, vue souvent comme un conflit bloqué, l’est effectivement, mais d’une manière bien différente en 1915 qu’en 1917, tant les innovations tactiques se croisent et se répondent – barrage roulant fraçais, défense élastique allemande, chars, multiplication des mitrailleuses, autonomie de la demi-section d’infanterie… On regrette, à ce propos, en dehors de l’exemple des chars, l’absence d’un exposé clair des différentes innovations et d’un bilan précis de leur impact militaire. Mais cela correspond à une deuxième dimension cruciale de l’ouvrage, l’idée que le changement ne fut en rien centralisé et maîtrisé, mais le fruit de multiples micro-innovations modifiant en retour la structure dans laquelle elles apparaissent.

 Cette idée, défendue de manière convaincante, est l’apport décisif de l’ouvrage. On est parfois frustré de voir certaines pistes de recherche trop peu suivies : la dimension politique des doctrines, nominations et rivalités militaires, avant-guerre comme pendant le conflit, aurait complété la sociologie de l’innovation proposée, en réintroduisant de manière plus nette les rapports de pouvoir qui s’y jouent. De la même manière, les analyses économiques auraient pu apporter beaucoup et compléter les avancées réelles de l’auteur. Inversement, on apprécie  les courtes annexes statistiques qui permettent d'appuyer les démonstrations.

 L’ouvrage, foisonnant, n’est pas toujours d’une lecture aisée et ses références surprennent parfois – les historiens des techniques sont, à part Marc Bloch, délaissés, à l’inverse de Friedrich von Hayek, lequel ne s’imposait peut-être pas – mais cà et là le style imagé produit des formules heureuses, avec les cavaliers attendant la percée décrits « tels les personnages du Désert des Tartares » (p. 285).

 S’il reste pour l’essentiel un livre d’histoire militaire et d’histoire de l’innovation, l’ouvrage offre aussi quelques aperçus éclairant d’autres aspects des sociétés en guerre, comme les « préjugés sociaux » envers les hommes du rang (p. 141) ou une allusion aux faibles prédispositions à l’innovation technique des soldats français par rapport aux Allemands et Anglais plus urbains et ouvriers. L’intuition, passionnante, est ici trop peu étayée (p. 219).

 Ces remarques sont secondaires au regard des apports de l’ouvrage. Grâce à une réelle connaissance des sources et à une manifeste maîtrise « de l’intérieur »  (l’auteur est officier) de la pensée comme de la pratique militaire, La chair et l’acier est un livre important sur le « chaos organisé » (p. 417) de la Grande Guerre.

 André Loez, CRID 14-18

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