Nicolas Offenstadt (dir.), Le Chemin des Dames, de l'événement à la mémoire, Paris, Stock, 2004
Présentation
"C'est l'enfer[ ...]. II
faut y être passé pour comprendre" écrit le simple soldat Clerfeuille
en évoquant le Chemin des Dames après le début de la fameuse offensive
du 16 avril 1917, Le conflit dure depuis plus de deux ans et demi et le
plan grandiose du général Nivelle ne vise rien moins qu'à terminer la
guerre en perçant le front à cet endroit. Malgré certaines réticences
civiles et militaires, qui ne peuvent être rendues publiques, Nivelle
est alors porteur des espoirs de toute la nation, à l'avant comme à
l'arrière. Près d'un million d'hommes sont rassemblés pour cette
immense opération qui se transforme, dès les premières heures, en un
épouvantable calvaire pour les soldats, confrontés à des positions
allemandes en contre-haut, bien organisées dans un dédale de galeries
et de cavernes insuffisamment détruites par l'artillerie : plus de cent
mille hommes sont hors de combat en quinze jours... Les assauts dans la
boue et la neige, face à des pentes imprenables, transforment l'espoir
en boucherie. L'échec de l'offensive ouvre rapidement la voie à de
nombreux débats et discussions et rend la mémoire de l'événement
particulièrement trouble. D'emblée honteuse, la bataille est
difficilement baptisée ; elle est bataille de l'Aisne, bataille du
Chemin des Dames, ou encore offensive Nivelle, en fonction de ce que
l'on veut souligner... On nie d'abord l'échec évident du projet ; on
écarte ou minimise l'événement dans l'écriture de la guerre. Son
importance est pourtant considérable par les choix militaires qu'elle
entraîne (la fin des grandes offensives), les mutineries qu'elle
provoque (et qui sont ici revisitées), et, au-delà, par son rôle dans
la construction du mythe Pétain (le "sauveur" qui redresse les erreurs
de Nivelle). Pour saisir toute la portée de l'événement, une équipe
d'historiens, entre l'archive et le terrain, a mené une enquête de
grande ampleur abordant toutes les facettes du "Chemin des Dames", de
14-18 à nos jours : histoires, combats, traces, mémoires... Il fallait
aussi entendre ces autres voix qui ont toujours fait la vigueur du
récit de la Grande Guerre : celle du combattant au cœur des offensives
(Paul Clerfeuille) ou celle du Chemin des Dames d'aujourd'hui (Noël
Genteur), celle de l'image (Arlette Farge) ou celle du romancier
(Didier Daeninckx livre ici une nouvelle inédite).
Recensions
Voir les compte-rendus en ligne dans la revue Le mouvement social et sur le site Parutions.com
« Pour mesurer la part de mémoire universelle attachée à cet effroyable moment,
calvaire qui impliqua plus d'un million d'hommes, il convient d'ordonner ce
chaos. Six parties (Histoires, Combats, Sensibilités, Mémoires, Lieux, Regards)
dont l'intitulé semble moins rigoureux que la composition, réellement tenue ;
20 auteurs pour 41 études ou contributions (la fiction de Didier Daeninckx, le
récit militant de Noël Genteur comme le libre essai d'Arlette Farge sur le
regard photographique sur le paysage de guerre offrent de stimulants points de
fuite) ; deux cahiers iconographiques décisifs : le menu est des plus copieux. (...)
Rarement aura-t-on aussi
justement entendu la bataille, spectateur d'une opération dont
la réalité,
têtue, sidère encore. Rarement surtout aura-t-on aussi
bien perçu les enjeux de
la commémoration, dont la vogue actuelle, attachée
à des faits moins
traumatisants, permet mal de mesurer le vertige des abîmes
qu'elle couvre. Des cérémonies mémorielles
dispersées et limitées au souvenir des morts de
l'immédiat après-guerre à
l'érection, dix ans plus tard, des premiers monuments à
vocation nationale
consensuelle, c'est l'image de la guerre qui se règle, s'ajuste,
matrice
déterminante des clivages historiographiques à venir.
Pour cette leçon aussi,
tacite, Le Chemin des Dames pourrait faire date.
(Philippe-Jean Catinchi, Le Monde, 11/11/2004)
(Jacques Nobécourt, La Croix, 16/12/2004)
« (...) Une vingtaine de spécialistes explicitent dans cet ouvrage dense - des analyses stratégiques et tactiques à la vie quotidienne dans les tranchées, des actes héroïques aux mutineries, et des rapports officiels aux témoignages individuels parcellaires et aux restitutions romanesques -, les raisons, les responsabilités et les travestissements d'une défaite inavouable devenue, malgré les « euphémisations » des historiens, le symbole d'une boucherie injustifiable. « Zone rouge » de l'historiographie « parce que les historiens, grands bâtisseurs d'événements et de lieux de mémoire ont travaillé ici à construire un non événement et un lieu d'amnésie nationale ». Comment commémorer un désastre militaire ? Comment ne pas rendre hommage aux victimes dont la terre régurgite encore les dépouilles ? Et comment reconstruire après une pluie de sang dont l'horreur a fait reculer les peintres ? Autant de questions que cet ouvrage pose avec une ampleur de perspectives inhabituelle sur ce sujet, ouvrant la voie à une synthèse lucide d'une bataille emblématique de ce qui fait l'essence de la guerre : l'ordre et le chaos. »
(Joëlle Chevé, Historia, avril 2005)