Une
dénonciation de la conduite de la guerre en 1915
« Viviani
se plaint en véhémentes envolées d’être un gouvernement réduit en quenouille,
n’apprenant les choses de la guerre dont il est responsable, que par raccrocs
et par potins. Le Grand Quartier Général doit quitter Chantilly. Il l’a appris
par la fleuriste de son quartier. « Ce n’est pas agréable pour un Premier
ministre », ajoute-t-il. Les officiers de liaison du G. Q. G. avec le
gouvernement, pommadés, astiqués, n’ont pas même été capables de le lui dire.
Ils l’ignoraient. (…) Je demande la permission de lire ma note intitulée Note
pour le Conseil des ministres du 27 avril :
« Il y a
lieu de faire pénétrer en haut l’expérience d’en bas. C’est une guerre de
détails, de petites victoires. La guerre de tranchées est une guerre de petits
commandements, de chefs de section, de commandants de compagnie, de colonels
tout au plus. Les officiers d’Ett-Major, qui n’avaient pas imaginé cette
guerre, qui ne l’ont pas étudiée, qui ne l’ont pas vécue et qui n’y ont pas
commandé, l’ignorent. C’est d’autant plus vrai qu’on monte l’échelle des E.M.
Et comme les officiers d’E.M. ne font la liaison qu’avec l’échelon
immédiatement au-dessous, il s’ensuit qu’ils ignorent d’autant plus la guerre qu’ils
sont plus haut placés. Il serait utile pour l’armée et en outre populaire dans
l’armée, que le Gouvernement exigeât que les officiers d’E. M. fassent en temps
de guerre, comme en temps de paix, un stage obligatoire de commandement dans la
troupe. L’âme de 1793 est en bas, la bureaucratie est en haut. Voilà le mal. »
Ma note
est écoutée dans un profond silence : elle laisse après elle une traînée
d’angoisse. Sembat dit : « Nous avons tous eu le sentiment, en écoutant la
note de Ferry, que l’offensive prochaine ne réussira pas. Si, comme le demande
Delcassé, nous la remettions ? » (…) En sortant, Viviani s’exalte en
plaintes amères à l’égard de Joffre : « Un médiocre. » Aujourd’hui,
Poincaré et lui ont eu des velléités de révolte. Mais le jour est proche si ne
vient la Victoire où, autour de Joffre, le Conseil se divisera. »
Abel Ferry, Carnets secrets 1914-1918,
Paris, Grasset, 2005, p. 103-105.
Abel Ferry (1881-1918) est le neveu de Jules Ferry, et sous-secrétaire d’etat aux Affaires étrangères de juin 1914 à octobre 1915. Mais, mobilisable, il est aussi combattant de première ligne à la fin de 1914 au 166e RI. Il alterne durant près d’un an des séjours au front et au Conseil des Ministres où il tente de faire passer son expérience du front et d’influer sur la conduite de la guerre. Le passage relate le Conseil des ministres du 27 avril 1915 auquel participent notamment René Viviani, Président du Conseil, Marcel Sembat, ministre socialiste des Travaux publics, Théophile Delcassé, ministre des Affaires étrangères et Raymond Poincaré, Président de la République. Un des sujets abordés est celui du commandant en chef Joseph Joffre, qui tient le gouvernement dans une relative ignorance, et que Ferry critique abondamment dans ses Carnets.
| La mobilisation dans le village de Saint-Loup, dans la Beauce :
« Voilà
les gendarmes qui arrivent au grand trot de leurs chevaux. Ils vont droit à la
mairie. Là ils trouvent le maître d'école, et le maître ressort avec l'affiche
dans les mains, l'affiche blanche avec deux drapeaux en croix : MOBILISATION
GÉNÉRALE. Ephraïm
Grenadou [avec Alain Prévost], Grenadou paysan français, Paris, 1975.
Ephraïm Grenadou, né en 1897 en Eure-et-Loir, s’est entrentenu au milieu des années 1960 avec Alain Prévost qui l’a constitué en « paysan français », témoin privliégié des deux guerres mondiales et des mutations du monde rural. Il combattra notamment avec le 227e RAC au Chemin des Dames. Il décrit ici la mobilisation en France, le 1er août 1914, et l’encadrement par les agents de l’Etat (gendarmes, maître d’école) ainsi que les interactions collectives (la communauté étant rassemblée devant l’affiche) qui la permettent. On voit de plus la mémoire du conflit précédent qui contribue à construire une anticipation de la guerre courte. |
L'Union sacrée (écouter ou télécharger l'enregistrement audio au format mp3) « Cette
communication n’est pas la déclaration coutumière
par laquelle un gouvernement
qui se présente pour la première fois devant le parlement
précise sa politique.
Il n’y a pour l’heure qu’une politique : le
combat sans merci jusqu’à la
libération définitive de l’Europe gagée par
une paix pleinement victorieuse. C’est
le cri qui s’est échappé de toutes les poitrines
lorsque, dans la séance du 4
août, s’est levée, comme l’a si bien dit M. le
Président de la République, l’Union
sacrée qui à travers l’histoire fera
l’honneur du pays. C’est le cri que
répètent tous les Français après avoir fait
disparaître les désaccords où nous
nous sommes si souvent acharnés, et qu’un ennemi aveugle
avait pris pour des
divisions irrémédiables. C’est le cri qui
s’élève des tranchées glorieuses où
la France a jeté toute sa jeunesse et toute sa
virilité. »
Discours du Président du Conseil Viviani, 26 août 1914.
René Viviani, Président du Conseil durant la crise diplomatique de l’été 1914, remanie son gouvernement le 26 août 1914 pour marquer par l’inclusion de deux socialistes (Jules Guesde et Marcel Sembat) l’Union sacrée, sur laquelle il revient dans son discours d’investiture. C’est le thème principal de ce discours, exemplaire de l’éloquence et du style politique de la IIIe République, et des représentations dominantes au début du conflit (guerre pour la liberté, combat sans merci, ennemi aveugle). Il est à noter que, bien que le terme de « tranchées » soit utilisé, il est ici largement métaphorique, l’enterrement effectif dans les tranchées ayant lieu à partir d’octobre 1914. |
La
découverte de la guerre industrielle en 1914 :
Charles de Gaulle, La France et son armée, Paris, Plon, 1938, p. 243
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1914-1918 Identités troubléesi