Du 10 au 12 novembre, la mairie
de Craonne accueillait un ensemble de manifestations qui, pour porter sur des
thèmes différents, ont toutes témoigné, par la qualité des interventions et par
la présence d’un public nombreux, de la grande actualité des la Première Guerre
mondiale dans le champ des savoirs.
A
l’initiative d’Emmanuelle Picard, la journée du vendredi était consacrée à la
question des archives de la Première Guerre mondiale. En présence de directeurs
des archives de plusieurs départements (Meuse, Marne, Haut-Rhin), ainsi que
d’archivistes belges, canadien et luxembourgeois, la journée a permis un
dialogue fertile entre historiens et conservateurs, tout en posant les bases
d’un projet collectif très prometteur : celui de réaliser un guide des archives
de la Première Guerre mondiale. Ce qui, au vu de l’ampleur de la documentation,
formerait un outil majeur pour faciliter les recherches sur ce conflit.
En
partenariat avec la BDIC, le CRID 14-18 organisait le samedi une journée
d’études intitulée « Questions à la photographie en 1914-1918 ».
Occasion d’interroger les pratiques historiennes autour d’une source
passionnante, qui semblent, malgré de nombreux travaux, chercher encore sa
place dans le cadre de l’écriture de l’histoire. Or, cette question se pose
avec acuité pour la période 1914-1918, alors que sortent des greniers ou des
dépôts d’archives de nombreuses photographies, qui sont autant d’occasions de
publications, chacune se présentant comme une manière « nouvelle » de
raconter la guerre. D’où la nécessité de mener une réflexion épistémologique
sur la place de la photographie dans la production des discours historiques.
Les nombreuses interventions ont toutes posée, selon des orientations
différentes, la question des apports possibles de cette source, mais aussi des
limites de son utilisation.
Frédéric Rousseau a ouvert la
réflexion en montrant comment la célèbre photographie de l’enfant du ghetto de
Varsovie, bras levé et regard inquiet, avait fait l’objet d’interprétations, et
donc d’utilisations différentes depuis le Deuxième Guerre mondiale. Il existe
donc une histoire de la réceptions des clichés, l’époque façonnant le regard de
celui qui les découvre. Cette histoire de la réception, Jean-Louis Robert
invite à l’intégrer aux interrogations préalables que l’historien utilisateur
de la photographie doit impérativement mener. L’histoire par la photographie ne
peut se réaliser qu’à l’interface de réflexions sur la technique et
l’esthétique, qui doivent précéder une véritable histoire culturelle de la
photographie, invitant à s’interroger sur l’auteur, son sujet, le public
visé.... Pour Jean-Louis Robert, les historiens sont encore trop dépendants de
ce qu’on pourrait appeler le hors-cadre (notamment la légende qui accompagne
l’image), et peinent à trouver les outils d’appréhension des significations de
la photographie, par et en elle-même. L’historien Clément Chéroux nous offre de
nombreux éléments pour comprendre et tenter de dépasser cette difficulté. Les
épreuves ont une valeur historique double, car elles enregistrent et produisent
de l’histoire, elles nous confronte donc à la fois à une production et à une
reproduction. Un cliché du Général de Gaulle en visite dans une ville fournit
l’occasion d’un constat : chaque détail de l’image peut faire l’objet
d’une analyse, donner naissance à une histoire. Cette profusion de
significations nous montre que la photographie « épuise » le réel, ce
qui constitue peut-être l’un des aspects du problème théorique qu’elle pose à
l’histoire. S’inspirant des analyses de Roland Barthes ( lire son remarquable
essai La Chambre claire), Clément Chéroux explique que cette source pose
essentiellement aux historiens la question de la référentialité. Pour
Barthes, une photo-choc - comme celle
des corps détruits par les obus - est par nature insignifiante. C’est une image
sans valeur, sans savoir, le type-même de la photographie qui n’a rien à dire.
Elle remettrait donc en cause le discours de l’histoire en lui-même, où prime
la toute-puissance du référent. Face à la photographie, l’historien se trouve
donc démuni, lui qui cherche à extraire la valeur-savoir de ces inscriptions du
passé que constituent les documents qu’il convoque. Pour dépasser cette forme
d’impasse et saisir le document photographique dans sa totalité, il convient de
travailler sur ce que Clément Chéroux appelle le système photographique,
pour ne pas rester prisonnier de la force de signifiance de l’image, et
l’insérer dans une démarche plus large, intégrant, comme y invitait Jean-Louis
Robert, les recherches sur le dispositif technique, l’auteur, l’éditeur, ou
encore le référent du cliché.
Les interventions de François
Cochet sur la ville de Reims (dont la capture par l’image a participé à
l’élaboration d’un discours sur le martyre subi par la communauté rémoise), ou
celles de Bill Rawing sur l’armée Canadienne, de Luigi Tomassini sur le cas
italien, et de Denis Roland sur André Vergnol, photographe des armées, ont
toutes fait écho aux réflexions développées précédemment. Leurs études de cas
ont chacune montré tout l’intérêt et la difficulté de l’utilisation de la
photographie par l’historien. François Cochet a en outre rappelé de manière
forte comment la production de clichés par le Service Photographique de l’Armée
était encadrée, participant d’une propagande organisée : ses photographes
fixaient avant tout sur le papier ce qu’on leur demandait de saisir. Alexandre
Lafon a posé les bases d’une réflexion saluée par Nicolas Offenstadt comme la
promesse d’une véritable étude anthropologique de la vie dans les tranchées, en
abordant la camaraderie du front à travers ses représentations photographiques.
Enfin, il faut remercier Thérèse Blondet-Bisch, Irène Paillard et Geneviève
Dreyfus-Armand, pour être venues rappeler la richesse du fonds photographique
de la BDIC, et inviter les chercheurs à venir se nourrir de la confrontation
aux milliers de clichés du fonds Valois, ou des albums personnels qu’elles
conservent.
Dans le même temps, de
nombreux membres du CRID 14-18, dont Emmanuelle Picard, Julien Mary, André Loez
ou Marie Llosa assistaient, sur le plateau de Californie, à la cérémonie
organisée pour la réérection du monument d’Haïm Kern, Ils n’ont pas choisi
leur sépulture, mise à terre et dégradé il y a peu (photo ci-dessus). A cette occasion,
Madame le Préfet de l’Aisne a prononcé un discours remarqué (photo ci-dessous).
Le soir, l’Eglise
de Craonne se transformait en cinéma pour la projection du très beau film de
Gabriel le Bomin, Les Fragments d’Antonin (voir l’interview du
réalisateur). Les spectateurs ont pu découvrir que les blessures
dues à la guerre pouvaient aussi être intérieures, alors que le regard très
documentée de le Bomin nous donnait à voir les balbutiements de la psychiatrie
militaire naissante. Le film a été suivi d’un débat animé par Nicolas
Offenstadt.
Le dimanche 12
novembre s’ouvrait la désormais traditionnelle journée du livre 1914-1918 de
Craonne. Le Canada fut à l’honneur la matin, avec la présentation des ouvrages
publiés par la maison d’éditions québécoise Athéna. Sa directrice, Andrée
Laprise, a commencé par raconter les difficultés rencontrées pour éditer des
ouvrages d’histoire militaire dans son pays, difficultés qui n’entament en rien
sa détermination, partagée par Pierre Lhotelin. Editer ces ouvrages, de grande
qualité, nécessite une forme de passion, et l’on ne peut que saluer la volonté
des éditions d’Athéna de la faire vivre au quotidien.
Le
propos fut varié.
Bill Rawling a parlé de ses ouvrages sur la guerre technologique
en 1914-1918.
L’archiviste Marcelle Cinq-Mars nous a fait découvrir le
témoignage d’un
officier québécois. Cédric Marty a
présenté de manière très complète
l’ouvrage
de Desmond Morton, Billet pour le front. Une histoire sociale des
volontaires canadiens, rappelant tout l’intérêt (et pourquoi ne pas
l’écrire, le caractère indispensable) des études intégrant les acquis et les
méthodologies de l’histoire sociale. C’est d’ailleurs le principal reproche que
l’on pourrait adresser au beau livre de Jonathan Vance, Mourir en héros.
Mémoire et mythe de la Première Guerre mondiale. Brillant essai d’histoire
culturelle, qui nous raconte comment l’élaboration d’un véritable mythe a
confisqué la mémoire canadienne de la guerre, l’analyse passe malheureusement
sous silence les conditions sociales de production et de réception de ce mythe.
Pour clore cette matinée, André Bach et Christian Chevandier ont relevé, sur
les thèmes de la justice militaire et du parcours des infirmières canadiennes
en guerre, tout le courage de publier ces travaux d’une richesse réelle que
constituent les mémoires de maîtrise et qui, en dépit d’approximations ou
d’erreurs minimes liées à leur statut de première recherche, sont à même
d’enrichir la connaissance du conflit.
L’après-midi, place à
l’actualité la plus récente de la production historique. Double actualité pour
Frédéric Rousseau, qui a évoqué les rééditions remarquées de Témoins de
Jean Norton Cru, et de la correspondance d’Henri Barbusse avec sa femme.
Fabrice Pappola nous a fait découvrir le sergent Arnaud Pomiro, dont l’édition
des carnets dans la nouvelle collection « Témoignages pour
l’histoire » des éditions Privat, offre un regard riche sur un événement
peu appréhendé par les récits de combattants, à savoir l’expédition des
Dardanelles. Rémy Cazals a introduit le beau volume Paroles de paix en temps
de guerre, qui compile les actes du colloque organisé à Carcassonne au mois
d’avril dernier. Comme celui consacré aux prisonniers de guerre ou à l’idée de
défaite, tout l’intérêt de ce colloque résidait dans la confrontation de
communications offertes par des historiens des quatre périodes historiques.
Quatre interventions portaient spécifiquement sur la Grande Guerre, celles de
Mona Siegel, Rémy Cazals, Philippe Olivera et Christian Scharnefski. Deux autres membres du CRID 14-18, Olaf
Müller et Denis Rolland, ont présenté leurs derniers ouvrages, alors que Pierre
Schoentjes, de l’Université de Gand, rappelait toute la richesse de l’oeuvre de
Max Deauville, à (re)découvrir grâce à la réédition partielle qu’il en donne
chez Labor, sous le titre La Boue des Flandres et autres récits de la Grande
Guerre.
Au-delà de l’intérêt
scientifique présenté par ces trois journées de travail, il convient de saluer
l’ambiance chaleureuse de ce week-end. Tout le village s’est une fois de plus
démené pour accueillir les participants et le public. Le CRID 14-18 ne saurait
trop remercier Noël Genteur, maire de Craonne, pour son engagement et sa
participation à la réussite de ces manifestations. Rendez-vous est bien sûr pris pour l’année
prochaine, pour une autre séquence de travail et de rencontres autour de la
Première Guerre mondiale avec notamment le colloque Obéir/Désobéir. Les
mutineries de 1917 en perspective.
Pour le CRID 14-18, Benoist Couliou
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