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Recension: Jonathan Vance, Mourir en héros. Mémoire et mythe de la Première Guerre mondiale, Athéna éditions, 2005 [1997]

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Jonathan VANCE, Mourir en héros. Mémoire et mythe de la Première Guerre mondiale, Montréal, Athéna éditions, 2005.

                 Publié pour la première fois en 1997, le livre de l’universitaire canadien Jonathan Vance, intitulé Death so noble. Memory, Meaning and the First World War connaît, grâce aux éditions Athéna, sa première parution dans une version française, sous le titre Mourir en héros. Mémoire et mythe de la Première Guerre mondiale. Il s’agit d’une belle édition. La traduction réussie rend la lecture fluide et agréable. Et la richesse des illustrations offre le support visuel indispensable à la compréhension des thèses de l’auteur, Vance s’appuyant beaucoup sur les oeuvres d’art (peintures, monuments funéraires, art religieux...) pour construire sa démonstration.

                Les nombreuses questions posées dans cette étude peuvent se résumer en une seule : Comment donner du sens à la mort des 60 000 Canadiens tombés sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale ? On peut déjà noter qu’il ne s’agit pas d’une problématique propre au seul Canada. Des travaux récents ont montré comment cette question du deuil et de l’exigence de sens avait traversé l’ensemble des sociétés des pays belligérants, avant même la fin des combats. Il y a là une interrogation centrale, posée aussi bien aux contemporains de ces événements qu’à l’historiographie : comment justifier les millions de morts et de blessés, comment accepter les destructions des villages, des corps, des familles ? La spécificité canadienne réside dans la volonté de répondre à cette exigence de sens par le développement de ce que Vance appelle un mythe, que l’on pourrait aussi appeler une image idéalisée, que la société se donnerait d’elle-même. Vance montre très bien comment cette vision idéalisée constitue le socle autour duquel s’est organisée la construction de la mémoire canadienne du conflit. En résumé, on pourrait dire que là où Dorgelès s’interroge dans Le Réveil des morts : « 300 000 disparus, ça fait combien de larmes ? », Jonathan Vance se demande quant à lui : « 60 000 morts héroïques, cela donne quelle mémoire du conflit ? ».

Son livre est très convaincant quand il s’agit d’expliciter les conditions d’élaboration de ce mythe, ainsi que son contenu. Il l’est aussi quand il explique à quels impératifs (conscients et inconscients) a répondu son élaboration, ou quand il précise quelles ont été les limites de son utilisation,  et les attentes qu’il n’a pas su combler. Toutes ces raisons font que l’ouvrage a été à juste titre largement plébiscité à sa sortie. Il a été présenté dans de nombreux compte-rendus comme le livre le plus important sur la mémoire de la guerre au Canada publié jusque-là, avec néanmoins un reproche récurrent : celui de ne pas parler assez du Canada français.

Cependant, le livre de Vance appelle sans doute d’autres remarques ou critiques que la simple sous-représentation des francophones. Notamment en raison de l’absence d’une réelle parole combattante dans sa réflexion.  Si le livre présente très clairement les tenants et les aboutissants du mythe, il semble en revanche moins percutant pour tout ce qui concerne son appropriation.

 

Les éléments du mythe

                Quelle mémoire de la guerre le Canada s’est-il donné ? Dès l’introduction du livre, Vance explique que  les Canadiens se sont souvenus de leur Première Guerre mondiale dans des termes qui avaient parfois bien peu à voir avec ce qui s’était vraiment passé. Dans les vingt ans qui suivent l’armistice, à partir d’un assemblage complexe de faits réels, de désirs pris pour des réalités, de demi-vérités et de pures inventions, une vision idéalisée de la guerre s’est imposée, que Vance estime partagée par l’immense majorité de la société. Cette mémoire est centrée sur le succès de la défense d’Ypres en 1915, la prise de la crête de Vimy en 1917, les Cent Jours qui précèdent l’armistice de 1918. Elle passe sous silence les échecs – comme on le voit en France avec le refoulement de l’épisode tragique de l’attaque sur le Chemin des Dames.  Au Canada, l’héroïsme emporte les erreurs stratégiques, la victoire efface les horreurs de la guerre.

                Comme point de départ du mythe, on trouve l’affirmation du caractère volontaire de l’effort de guerre canadien, ce qui semble logique pour un pays qui, au début du conflit, ne connaît pas la conscription, et qui ne se bat pas sur son sol. Le volontaire qui part au milieu de l’été 1914 est le plus souvent présenté comme un fermier ou un homme vivant au milieu des espaces sauvages, en tout cas loin de la civilisation militarisée de l’Europe. Il consacre l’image d’un Canada pacifique, engagé dans une guerre dont il n’a pas voulu. En fait, comme chez tous les belligérants, au déclenchement du conflit, on met en avant le caractère juste de la guerre menée. Les récits des atrocités dont on accuse les troupes allemandes renforcent la certitude de combattre un ennemi cruel et brutal, incarnation du militarisme, et souvent qualifié de barbare. C’est pourquoi, dès 1919 et dans les années qui suivent, le 11 novembre est bien plus vécu comme un jour de célébration de la Victoire que de la Paix. Le Chancelier de l’Université Victoria de Toronto affirme ainsi : « Telle était la simple raison pour laquelle les vies des Canadiens n’avaient pas été gaspillées : les Alliés avaient raison, les Allemands avaient tort ». La  paix et la liberté ne pouvaient être assurées que par ceux qui étaient prêts à combattre pour elles. Dans le Canada de l’entre-deux-guerres, le soldat est ainsi devenu le suprême défenseur de la paix : il est même le symbole du pacifisme. 

La mémoire canadienne du conflit n’est cependant pas à un paradoxe près. Car le soldat en vient même à incarner le plus éminent de tous les pacifistes, à savoir le Christ. Vance explique qu’au Canada, la guerre n’a pas compté de plus fidèles partisans que les membres du clergé (ce phénomène n’est pas propre pas au Canada !); pour eux, la guerre est devenue une croisade, une guerre sainte qui opposait les Chrétiens aux païens d’Europe. Cependant, la grande ferveur religieuse du début de la guerre devint de plus en plus dur à maintenir à mesure qu’on découvrait les horreurs de la guerre de tranchées : comment concilier l’idée de guerre avec celle d’un Créateur bienveillant et tout-puissant ? La solution adoptée fut d’identifier les soldats à la personne même de Jésus . Les soldats imitaient la geste christique, offrant à leur tour leur vie pour que survive l’humanité. On retrouve alors les grands thèmes de la guerre vécue comme une Croisade, tels que Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker les ont développés pour le cas français. Comme les croisés, les soldats tombés accèdent au paradis, et mourir au combat devient naturellement un sacrifice librement consenti (titre d’une partie de son ouvrage, je précise sans point d’interrogation et sans guillemets).

Troisième élément du mythe, après cette idée de guerre juste déclinée sous forme de croisade : la négation des horreurs de la guerre. Pour l’auteur, la société ne souhaitait pas oublier 14-18, mais en expurger ce qui était perçu comme désagréable. C’est pourquoi la mémoire a eu tendance à conserver comme image du soldat canadien un joyeux drille au sourire facile. Il note une grande nostalgie derrière cette image, repérable aussi dans les réunions d’anciens combattants, où la Grande Guerre ne se laissait décrire ni par la boue, ni par les barbelés, mais par l’estaminet. Ce lieu est ainsi omniprésent dans  les nombreux spectacles de music-hall produits après-guerre, mais aussi dans les magazines populaires ou les films, dans lesquels la guerre est dépeinte sans batailles, sans morts et sans destruction. Pour Vance, cette propension à traiter à la légère l’expérience de guerre explique l’omniprésence du conflit dans tous les aspects de la vie au cours des années 1920 et 1930, dans les spectacles, la publicité, puisque son caractère horrible était systématiquement nié.

Cette banalisation de la guerre est aisément repérable dans l’art. Pour décrire leur guerre, les Canadiens ont continué (dans les romans, la peinture) à employer les modes d’expression du 19ème siècle. Dans les oeuvres étudiées par l’auteur, le champ de bataille devient tout ce qu’il n’était pas : éclatant de vitalité et de couleurs.  Pour expliquer ce qu’il appelle une « absence de critique moderniste de la guerre », Vance convoque – pour mieux la contester - la thèse de l’historien Paul Fussel selon laquelle  une vision de la guerre, nourrie des références héroïques du 19ème siècle, serait morte devant les réalités de la première guerre industrielle, signant ainsi l’entrée dans la modernité. Pour Vance, on a continué à présenter la guerre dans les mêmes termes qu’au siècle précédent. On refuse l’aspect mécanique du conflit, on ignore mitrailleuses et tanks, pour valoriser un combat d’êtres humains dans lequel la technologie tenait un rôle accessoire face à la bravoure des soldats. Ainsi, dans la mémoire, les charges meurtrières à la baïonnette face à des tranchées imprenables ne sont pas le signe de l’incurie du commandement, mais la preuve que les Canadiens ont su mourir en héros. Mais un problème reste en suspend: pour expliquer l’acceptation de cette image aseptisée par les anciens combattants, Vance convoque la seule volonté d’oublier les horreurs de la guerre... Ce qui peut sembler un peu juste pour rendre compte de cette adhésion des soldats à une vision des combats aussi éloignée de ce qu’ils ont connu.  

 Avec le combattant volontaire est apparu un nouveau héros : le soldat-citoyen, défenseur victorieux de la civilisation occidentale et chrétienne. Et très vite ce soldat devient l’étalon des valeurs morales de la société canadienne. Servir dans une usine, par exemple,  quel que soit l’intérêt pour l’effort de guerre, est déconsidéré. Pour la littérature, quiconque avait refusé de joindre la « bande des frères » était une crapule sans patriotisme ou un crétin superficiel. On retrouve ici un phénomène qu’on perçoit aussi nettement en France, à savoir une forme de pression sociale, propre à ceux qui ne participent pas aux combats et signe d’une certaine culpabilité. Cette pression entraîne un encadrement strict des comportements, un contrôle social, indispensable à prendre en compte pour comprendre, par exemple, pourquoi le nombre des désertions ne fut pas plus élevé.

Ce qui est plus original, c’est que cet éloge de la participation volontaire s’accompagne d’une valorisation de la participation individuelle de chaque canadien à l’effort de guerre. Ici, le mythe rejoint la volonté des combattants d’être reconnus comme des individus à part entière, même au milieu de l’anonymat de la mort de masse. Elle se retrouve dans la pratique des listes nominatives des participants au conflit, qui devient l’un des rites les plus importants dans le Canada d’après-guerre. Malgré tout, cette valorisation de l’individualité n’a pas empêché le combattant de devenir, dans la mémoire, l’incarnation même du Canada. On peut ici citer Vance in extenso : « Saine et vigoureuse, sa forte individualité contrastait nettement avec celle des automates de l’Europe militarisée et avec une mécanisation inhumaine de la guerre. Son attachement à l’archétype de la mère correspondait à la relation qu’entretenait le pays avec la mère patrie britannique, ce qui faisait de lui l’héritier de 300 ans d’histoire canadienne, tandis que sa jeune vitalité était présage d’un brillant avenir. En bref, le soldat était à la fois le passé, le présent et l’avenir du pays, de même que l’incarnation de son potentiel et de ses aspirations. Le soldat était  le Canada ». Par rapport au passé, la Grande Guerre n’a pas marqué une rupture mais un aboutissement : de Jacques Cartier aux combattants de Vimy, c’est la même histoire qui s’écrit, le Canada trouvant enfin à s’incarner dans la figure héroïque du soldat.
 

En résumé, on peut donc dire qu’aux yeux de l’auteur, la mémoire de guerre canadienne s’articule autour d’un mythe, qui refuse de reconnaître le réel de la guerre – pour mettre en avant le caractère individuel, volontaire, pacifique et juste de l’effort de guerre. Les soldats, véritable incarnation du Canada auraient mené une croisade contre les païens modernes, tout en écrivant, sur les champs de bataille d’Europe de l’Ouest, un nouvel épisode, certes le plus glorieux, de l’histoire de leur pays.

 

La portée du mythe

 

                L’un des points forts de cet ouvrage est de bien montrer comment ce mythe a en quelque sorte confisqué la mémoire canadienne de la guerre, pour en donner une vision unique et intouchable – on peut le dire, une vision sacrée. La portée du mythe semble donc importante, d’autant plus qu’il répond à des objectifs élevés.

                Pour Vance, cela ne fait aucun doute : la vision de la guerre donnée par le mythe fut partagée par l’immense majorité des Canadiens dans l’après-guerre. Pour étayer son propos, il fait bien sûr appel à de nombreuses sources, qui toutes abondent en ce sens. Mais surtout, il cherche à montrer comment toutes les tentatives de critiques de cette vision mythifiée ont échoué. Un exemple : en 1925, un dénommé Hart propose d’élever un monument dans l’esprit de ce qui sera plus tard le monument aux morts du Viêt-Nam, aux Etats-Unis. Un monument qui aurait consisté en un panneau sur lequel serait inscrit le nombre de morts, de blessés, de veuves et d’orphelins de tous les pays et qui porterait l’inscription : « Est-ce là la gloire de la guerre ? ». Son projet ne soulève pas le moindre intérêt. Au contraire, c’est à la même période que se développe la pratique des listes nominatives évoquée précédemment. Bien sûr, ces listes eurent une fonction consolatrice pour les familles. Mais nommer les morts, c’était surtout leur garder une place de choix dans la conscience publique : car si leurs noms tombaient dans l’oubli, le souvenir du sacrifice suivrait inévitablement. Nommer, partout et toujours, permettait donc, au quotidien, de réactiver ce mythe. Dès lors, ce dernier n’a fait que se renforcer au cours de l’entre-deux-guerres. Ainsi, les oeuvres sur la guerre furent au moins autant façonnées par le mythe qu’elles ne le façonnèrent. Leurs auteurs, répondant de manière inconsciente aux impératifs de cette vision idéalisée, apportant chacun leur pierre à son édification. Et même quand ils critiquent le mythe, ils butent sur un élément remarquable : à savoir sa capacité à se renforcer au contact des jugements défavorables formulés à son égard. Par le mythe, la littérature pacifiste est perçue comme une injure aux morts glorieux de la guerre. Elle est donc déconsidérée. Et en règle général, toute oeuvre, tout débat qui ne mettrait en question qu’un seul des éléments constitutifs du mythe entraîne une sorte de réaction en chaîne, qui s’achève par l’adhésion sans cesse reformulée de la société canadienne à la vision dominante. Ainsi du débat né à la fin des années 1920 sur la pertinence de maintenir férié le jour du 11 novembre : forte réaction  et mobilisation : la participation au Jour de la Victoire est plus massive encore dans les années 1930 qu’elle ne l’était au lendemain de la guerre. Mais il est une figure qui témoigne de manière exemplaire de cette force du mythe à se renforcer au contact de sa dénonciation. Cette figure, c’est celle du Général Currie, commandant en chef des forces canadiennes à la fin du conflit, et dont la courbe de popularité marque de manière frappante la capacité du mythe à orienter chez le plus grand nombre la vision des faits. Petit rappel.

                Quand il rentre en 1919 au Canada, sir Arthur Currie, cet ancien agent d’assurances devenu chef de l’armée canadienne, est loin d’être accueilli sous les hourras de la foule. Même le gouvernement se contente du strict minimum protocolaire pour accueillir son « héros ». Or, à la fin des années 1920 et plus tard dans les années 1930, lorsque des voix se feront entendre pour dénoncer, à la manière du Général Percin ou d’Emile Mayer en France, les erreurs commises par le Haut-Commandement canadien, l’opinion se mobilise pour défendre l’officier attaqué. Car attaquer Currie, c’était attaquer toute l’armée, dont les 60 000 tués, en affirmant implicitement l’inanité de leur mort. Drôle de destin que celui de Currie, devenu dans l’après guerre très populaire, en tant que garant de morts dont on l’aurait sans doute aisément rendu responsable durant le conflit.

                En fait, tout livre ou toute peinture qui n’aurait témoigné que du caractère horrible et meurtrier de la guerre ne pouvait trouver ses lecteurs ou ses spectateurs. Car le mythe détermine la vision acceptable de la guerre, clairement définie dans ce commentaire de l’ouvrage, de Will Bird, And we go on : « (c’est le ) récit de guerre le plus réaliste écrit à ce jour (...) Magnifiquement libre de toute vulgarité. On n’y profère aucun blasphème, on n’y met en scène aucune femme de mauvaise vie. Il est propre, mais coloré et réaliste... La guerre y est dépeinte dans toute son horreur, mais décrite par un homme qui, pour en avoir vécu les affres, en est sorti propre, comme des milliers de ses camarades et d’autres milliers de héros sans tache ». Ce qu’il fallait, c’était donc proposer une oeuvre qui aborde à la fois les aspects négatifs et positifs de la guerre, notamment la capacité ce cette dernière à améliorer l’individu.

                Le mythe entraîne donc l’apparition d’une forme de censure, qui adoube les livres qui s’inscrivent dans cette vision acceptable, et rejette les autres. Car seuls ces livres peuvent soutenir les objectifs assignés à cette vision idéalisée, dont les principaux sont : tout d’abord de fonder un pays, et ensuite de maintenir une forme d’union sacrée dans le Canada de l’après-guerre. Fonder un pays, c’est reconnaître dans le conflit une guerre d’indépendance nationale; car, rentré dans la guerre comme colonie, le Canada en sort comme nation. Une nation forgée dans la guerre, qui seule a permis une assimilation des différents groupes constitutifs de la population canadienne, des Indiens aux Japonais, des Anglophones aux Francophones. La mémoire de la Grande Guerre est alors perçue comme une force d’édification civique et nationale, susceptible d’enseigner la citoyenneté aux enfants et aux immigrants, pour en faire de vrais canadiens. Une nation canadienne nouvellement constituée, qui doit s’affirmer face à ces voisins américains : c’est pourquoi le moindre livre qui valoriserait de manière trop importante l’effort de guerre américain est rejeté. Car rien ne doit venir ternir de son ombre la lumière apportée au Canada par la mort héroïque de ses hommes.

                Cette unification du Canada dans et par le conflit, la mémoire s’efforce à tout prix de la défendre, et surtout de la maintenir, pour répondre à un autre objectif : celui de prolonger dans l’après-guerre l’expérience d’union sacrée vécue durant les combats. Il n’existait alors qu’une seule manière de rendre un hommage convenable aux soldats : achever le travail qu’ils avaient entrepris  dans les Flandres, en faisant en sorte que la guerre engendre véritablement une harmonie sociale. Faute de réaliser cet objectif, la mort de 60 000 Canadiens et les souffrances des innombrables survivants perdaient toute signification. Ainsi, en tant qu’étalon des valeurs morales, le soldat est par exemple convoqué lors des nombreux conflits sociaux que connaît ce pays dans l’entre-deux-guerres. Par contraste avec les artificielles divisions économiques et sociales, on met en avant l’esprit qui avait animé le corps d’armée, qui était de l’ordre de la communion organique. Vance affirme que les entreprises et les syndicats admettaient que le soldat et la mémoire de la guerre qu’il incarnait avaient le pouvoir de bannir l’agitation sociale au Canada.  Le mythe est bien cet instrument de prolongation de l’union sacrée, à même d’éloigner la menace représentée par la lutte des classes.

                Par cette vision profondément conservatrice d’une société sans division, on croit pouvoir faire le lien avec cette autre vision idéalisée, que constitue le mythe de la Grande Guerre au Canada. Mais en conclusion de son livre, Vance met en garde : malgré tous les éléments (patriotisme, volonté de nier les oppositions sociales et culturelles), il refuse l’interprétation d’une mémoire officielle au service des forces dirigeantes conservatrices. Pour lui, la mémoire de guerre n’avait pas pour objectifs l’assimilation ou la paix sociale, ce n’étaient là que des résultats désirés de l’action du mythe ; et surtout, il ne faut pas nier la capacité d’action et de réflexion des milliers de Canadiens qui ont adhéré au mythe.  A la lecture de l’ouvrage, et même si on remarque, dans les témoins cités par Vance, la prépondérance d’une certaine « mouvance conservatrice », on peut effectivement parler d’une multitude d’agents de création et de diffusion du mythe, sans liens entre eux, et agissant sans objectifs clairement établis.

 

Les limites de cette vision idéalisée

 

                Les  limites de cette vision idéalisée seraient donc à chercher ailleurs que chez les seuls producteurs du mythe. Par exemple dans la distance entre cette vision rêvée et la réalité des événements. Ainsi du souvenir de l’été 1914 comme une période de rêve interrompue par le déclenchement des hostilités, ce qui permet d’occulter les difficultés sociales et économiques qui ont précédé la guerre. Ainsi de la figure du pionnier, incarnation de l’éternité canadienne, quittant sa ferme pour répondre à l’appel des armes : dans le premier contingent qui quitte le Canada, sept soldats sur dix sont nés en Grande-Bretagne. Et sur l’ensemble des soldats enrôlés au 1er mars 1916, 65% sont des travailleurs manuels, et ... 6%  des fermiers. Et que dire de l’image des combats donnée par cette vision idéalisée ! Mais, pour Vance, la faiblesse du mythe tient moins à son inadéquation aux réalités de la guerre qu’à son impossibilité à se confirmer dans les réalités du temps de paix ; en fait, le problème central du mythe était qu’il promettait plus qu’il ne pouvait tenir. Les oppositions sociales ne s’effacent pas, comme par enchantement, devant l’expérience de guerre. Le rêve d’un nationalisme pan-canadien s’écroule devant l’affirmation renforcée de deux nationalismes, celui des anglophones et celui des francophones, qui demeurent inconciliables. Enfin, la guerre n’a pas donné naissance à une réelle assimilation des immigrants récents ou des indiens. Le mythe aurait donc débouché sur un projet d’harmonie sociale impossible à réaliser.

                Il existe cependant d’autres limites que celles liées à l’impossibilité du mythe à réaliser les promesses qu’il avait contribuées à faire naître, et qui sont liées à la démarche de Vance elle-même. Ces limites sont caractéristiques de certaines critiques qu’on peut adresser à l’histoire culturelle du conflit, telle qu’elle a été pratiquée jusqu’à présent. Notamment parce que centrée sur l’analyse des représentations, cette dernière passe trop souvent sous silence les conditions de production, et surtout de réception des discours tenus sur la guerre.

Il y a dans son ouvrage, un certain nombre d’actes, qu’il interprète – et c’est logique – sous le seul angle du mythe qu’il a contribué à mettre en lumière. Mais le fait de baptiser des rues de noms de batailles, ou encore de construire des monuments commémoratifs sont-ils, par eux-mêmes, les preuves d’une adhésion au mythe ? Autre exemple : il remarque que dans la liste des membres de la Canadian Royal Air Force tués lors de la Deuxième Guerre mondiale, 35 prénoms sont  en lien avec la Grande Guerre (Kitchener, Verdun...). C’est effectivement frappant. Mais on peut regretter, que ce soit le seul chiffre apporté par Vance pour décrire une pratique qu’il affirme « très répandue ». Et surtout, qu’il ne s’interroge pas sur l’origine sociale de ces aviateurs engagés dans l’armée de l’air : ce groupe est-il vraiment représentatif de l’ensemble de la société ?

On retrouve cette forme d’interprétation unique  lorsqu’il analyse les lettres expédiées aux proches des soldats tués au front, lettres publiées dans les journaux, dont la plupart annoncent que le soldat a été atteint en plein cœur et qu’il est mort en souriant. Pour Vance, « après la guerre, on accepta ce subterfuge comme réalité ». Le problème, c’est que rien ne vient démontrer cette affirmation. Les familles croient-elles vraiment à cette « belle mort » ? N’est-ce pas non plus un code social, une façon de se rassurer comme on le fait encore aujourd’hui en disant du mort : « il est beau », ou encore « il dort »? Dans le fonds, est-ce qu’on croit vraiment à ces fables ? De la même manière, il consacre un long développement à la question des sépultures et des cimetières militaires. Mais pour décrire l’attitude des familles face aux conditions d’inhumation de leur disparu, les témoins sollicités sont des juristes, plus encore des poètes, mais trop peu souvent les familles, à qui Vance prête de manière entendue les attitudes décrites dans la poésie.

On ne peut que regretter cette absence de réel développement sur l’appropriation du mythe, notamment dans un groupe qui semble étrangement absent de la réflexion de Vance : celui des combattants. En apparence, cela peut sembler logique : son livre n’est pas un livre sur la guerre, mais sur l’après-guerre. Il n’y a par exemple pas de chapitre consacré à la question de savoir comment le mythe aurait opéré entre 1914 et 1918, alors que Vance postule qu’il fut déjà actif durant cette période. Cette absence des soldats est plus frappante encore si on prend pour définition de combattant celle donnée par Jean Norton Cru dans Témoins, à savoir celui qui est réellement exposé aux dangers du front. Ainsi, dans la partie titrée « A défaut d’histoire officielle, les récits des combattants », on se rend compte avec une lecture attentive que la plupart des gens cités ne sont pas toujours des combattants au sens ou Norton Cru l’entend. Comme le font remarquer les éditeurs dans une note liminaire : « En s’attachant à la mémoire sociale de cet événement au Canada, Jonathan Vance nous montre avec précision comment une société recompose les faits pour en construire un mythe devenu réalité. Quitte à perdre de vue les véritables acteurs qui, eux, ne s’étaient pas enrôlés pour mourir en héros ».

                Pourtant, il serait faux d’affirmer que les soldats canadiens sont totalement absents de l’œuvre de Jonathan Vance. Mais lorsqu’ils apparaissent, c’est comme en creux. Cependant, ces apparitions témoignent de comportements qui rappellent fortement ceux rencontrés dans les témoignages des combattants français. Par exemple quand on découvre leur scepticisme à l’annonce de l’armistice : « Qui a gagné ? » demande ainsi l’un d’entre eux, au milieu d’hommes qui balancent entre joie et résignation. Ou encore lorsque l’auteur présente les différentes réactions des soldats à l’ordre du jour du Général Currie en date du 27 mars 1918, au moment où la menace allemande est plus forte que jamais : « A ceux qui tomberont, je dis ceci : « Vous ne mourrez pas mais vous entrerez dans l’immortalité. Vos mères ne pleureront pas sur votre sort mais seront fières d’avoir donné naissance à de tels fils. Votre pays reconnaissant vénérera pour toujours votre nom et Dieu vous accueillera en Lui (...) Vous avez vaincu cet ennemi sur de nombreux et difficiles champs de bataille, et, avec l’aide de Dieu, vous vaincrez à nouveau » Vance note que les soldats ne furent pas impressionnés par ce discours. Un témoin qualifie cet ordre du jour « d’imitation pompeuse et ridicule de Napoléon, livrée dans un parfait style d’opéra-bouffe ». Il rappelle qu’à sa lecture, les soldats éclatent de rires et de sarcasmes. Un autre, sachant que ses hommes n’apprécient guère Currie, refuse d’en faire la lecture à ses hommes... Ce n’est qu’après la guerre que ce discours, suivant en cela la courbe de popularité de son auteur, deviendra extrêmement prisé. Mais auprès de qui ?

                En conclusion, Vance maintient l’idée d’une forte adhésion de l’ensemble de la société – et y compris des soldats – à cette vision mythifiée. On peut ne pas partager sa conviction, et il y a sans doute matière à une étude très intéressante sur les conditions d’appropriation du mythe, là où Vance a essentiellement travaillé sur ses conditions d’élaboration, et sur son contenu.

                Dernière remarque : le livre de Vance est sorti trois ans avant celui de Stéphane Audoin-Rouzeau et d’Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre, mais Vance n’est pas cité dans Retrouver la guerre. Pourtant, les deux ouvrages partagent de nombreux thèmes d’études (la Croisade, la mort librement consentie...) et une proximité certaine dans les analyses. Il est dommage que ces deux livres se soient ainsi manqués, et c’est sans doute à nous, lecteurs, de réaliser cette rencontre. Car si l’on peut être critique à l’égard d’une partie du travail de Jonathan Vance, on se doit cependant de mettre en avant le fait que jamais il ne prend au pied de la lettre les idées de croisade ou de sublimation de la mort des 60 000 soldats canadiens. Il les présente comme ce qu’elles sont : à savoir les éléments constitutifs d’un scénario, d’un fantasme élaboré essentiellement par l’arrière et pour l’arrière - et une fois les combats terminés -  afin de rendre ces morts acceptables. Il faut donc lire Jonathan Vance, notamment parce qu’on trouve dans son livre de nombreux éléments pour confirmer ce que de nombreux historiens pensent de la culture de guerre : à savoir qu’elle est essentiellement une culture de l’arrière.

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