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11 témoins du 11 novembre 1918

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Le 11 novembre 1918 vécu et perçu par les combattants.

Alors que nous commémorons le 90ème anniversaire de la signature de l’armistice signé dans un wagon stationné dans la clairière de Rethondes, sur la commune de Compiègne, comment ce jour, qui mettait fin à 4 ans de guerre et de souffrances, fut-il vécu et perçu par les combattants ?

11 témoins nous font le récit de leur 11 novembre 1918.Sélection de textes par Thierry Hardier - Crid 14-18 / Collège Paul-Eluard, Noyon

Etienne Grappe, Carnets de guerre 1914-1919, Paris, ,l’Harmattan, 2002, 197 p.
Pour plus de renseignements sur cet auteur : témoignages de 1914-1918. Dictionnaire et guide des témoins de la Grande Guerre. Notice rédigée par Thierry Hardier

p. 183.
« Le 11 novembre 1918.
Nous repartons pour Prix-les-Mézières. On se trouve à mille cinq cents mètres de la capitale des Ardennes.
Nous sommes très bien reçus par les habitants qui nous racontent les misères qu’ils ont endurées.
Tous les civils nous saluent avec allégresse, on lit sur tous les visages une joie profonde.
Nous apprenons par la T.S.F. que l’Allemagne a capitulé et signé l’armistice avec toutes nos conditions qui sont l’écrasement de l’Allemagne.
Nous ne recevons pas de journaux. »

Adam Frantz, Sentinelles Prenez Garde à Vous…, Paris, Legrand éditeur, 1931, 205 p.
Voir sa notice sur le Dictionnaire des témoins, rédigée par Yann Prouillet.

p. 183 à 188. L’auteur est alors médecin-chef au 23ème R.I. Le 11 novembre 1918, il se trouve en Belgique.
« On continue de progresser, mais dans la soirée un passage de ligne par le Quinze-Deux nous vaut de dormir tranquilles dans le petit village de Maereke-Kerkhem, alors que se déroule un des plus for­midables événements de l'Histoire moderne.
Après m'être reposé quelques heures sur le plan­cher d'une salle d'auberge où nous étions cantonnés, mon personnel et moi, je m'étais levé de bonne heure, ce onze novembre 1918, afin d'écrire au mi­nistère dont je dépendais comme fonctionnaire pour demander un poste à l'asile alsacien de Rouffach. Je procédais ensuite à ma toilette quand une brave femme entrant dans « l'estaminet » annonce qu'un officier vient de dire à des soldats que la guerre était finie. D'un bond je suis dans la rue où je trouve quelques hommes qui me confirment le fait : un com­mandant d'artillerie leur a lu un radio annonçant la fin des hostilités ; ces hommes n'ont du reste pas l'air convaincus de la véracité de cette nouvelle et ne songent en tous cas pas à la propager. Je me précipite chez le colonel Oehmichen encore au lit. Il ne croit pas non plus la chose possible, a peur que l'on ne fasse courir de faux bruits, et me charge de retrouver cet officier et de le lui amener, ce que je fais. Il faut se rendre à l'évidence ; ce chef d'esca­dron n'est pas un enfant ; il a le radio en main et affirme que c'est bien notre T. S. F. qui l'a   transmis ; du reste le texte a une allure très officielle. Les soldats, que j'ai informés de l'événement au cours de mes pérégrinations, ne savent s'ils doivent me croire ; « ou bien la guerre est finie, ou bien le docteur Adam est devenu fou », va dire l'un d'eux à son officier. Je saute en auto pour aller, avec le capitaine Raoult, annoncer la nouvelle aux batail­lons cantonnés dans un village voisin. En cours de route j'eng... mon Américain qui trouve que la guerre n'a pas assez duré : « on n'a encore rien' vu », dit-il. Les officiers et soldats des compagnies refu­sent, eux aussi, de nous croire ; des Anglais canton­nés dans le même village, se laissent plus facile­ment convaincre. Petit à petit cependant, chacun se rend à l'évidence.
Cette nouvelle ne produisit pas sur les hommes, l'effet que l'on pouvait en attendre.      Etait-ce, comme je l'écrivis à l'époque, que qua­tre années de guerre avaient émoussé tous nos senti­ments ? Etait-ce que nos soldats comprenaient que le succès, si grand qu'il puisse être, ne saurait ja­mais compenser les pertes atroces que nous avions subies ? Etait-ce plutôt, comme je serais porté à le croire aujourd'hui, que le Poilu, en son inconsciente Sagesse, se rendait compte que ni les Peuples, ni les Hommes ne sauraient profiter de la grande et cruelle Leçon ? On aurait pu croire, en tout cas, que chacun entendant, dans ce subconscient qui ré­git notre humeur, l'avertissement bientôt deux fois millénaire : erunt etiam atiera bella, ne pouvait donner libre cours à sa joie.
Il y aura encore des Guerres.
Guerres de Peuples auxquelles entraînent, dans certains pays, certains chefs s'acharnant diabolique­ment à entretenir de vieilles animosités. Guerres de Classes auxquelles poussent, non seulement certains utopistes idéalistes et autres énergumènes beaucoup plus réalistes, mais encore, d'une part le politicien bassement démagogue, d'autre part, certains diri­geants inconcevablement rétrogrades ou égoïstes.
Le partisan qui induit sciemment les simples en erreur ; le patron aussi âpre au gain qu'empressé à jouir ; le chef employant le meilleur de son auto­rité pour faire taire les justes revendications de ses subordonnés qui le voient, lui, abuser de tout... par­fois sans pudeur ; les femmes des uns et des autres trop souvent insolemment oisives, poussent à la guerre civile plus sûrement que l'orateur incendiaire de réunion publique.
Et il n'est pas jusqu'à la folie qui souffle dans le camp divisé des anciens combattants qui ne soit pré­monitrice de catastrophes futures et peut-être rap­prochées... si l'on n'y prend garde.
Quoiqu'il en soit, ce 11 novembre 1918 ne différa pas sensiblement, au Front, d'un autre jour de guerre. On aurait pu se croire en réserve dans un secteur tranquille. Le Poilu demeura calme n'ayant même pas de pinard à acheter pour arroser la vic­toire. Aux trains de combats et chez les artilleurs, on tira quelques fusées désormais inutiles. A l'arrière paraît-il, la joie fut grande et digne. A Paris elle fut délirante ; le civil en liesse, l'embusqué en rut, le convalescent et le permissionnaire gagnés par l'ambiance, déferlèrent sur les boulevards traînant des canons, bousculant les taxis, raflant les calots, lutinant les femmes.
Pour moi je pensais tout d'abord à la joie des miens, appréhendant même qu'elle n'ait été fatale à mon vieil alsacien de père, me représentant ce que devait être celle de ma mère songeant au retour de l'enfant prisonnier.
Et surtout je communiais, dans la mystique de la victoire enfin acquise et de l'Alsace délivrée, avec nos morts : ceux de 1870 ; ceux qui, entre les deux guerres, s'étaient endormis en se demandant si, pour leurs enfants du moins, le JOUR viendrait ; ceux enfin tombés au cours de cette dernière guerre pour qu'IL vienne : les de Buttet, les de Langle, les Bois, les Delorme, les Jean Bozonet, les de Langenhagen, les Juveneton, les Deruart, les Derminon..., et tous ces innombrables soldats qui, pour la plupart, avaient été amenés à consentir l'Ultime Sacrifice, non par esprit de revanche mais par ce sentiment de l'Honneur Militaire qui demeure dans le cœur  de chaque individu de la RACE et s'exalte quand un ennemi insolent nous cherche querelle... d'Allemand.
Et pour donner à cette mystique un aliment tan­gible, j'allai à l'ambulance voisine m'emparer du corps du sergent Cotereau tombé la veille. C'était le dernier tué de cette interminable liste de QUATRE MILLE MORTS qui, s'étant ouverte le 9 août devant Mulhouse (je n'ai pu établir par quel nom), et étant passée comme par un point culminant à Verdun où nous perdîmes un chef de Corps, le Commandant Crest, venait se clore en Belgique avec ce sous-of­ficier, père de famille, dont la femme et les enfants, ignorant encore leur malheur, devaient être à cette heure tout à la joie en songeant au retour prochain de l'être aimé.
Avec le colonel OEhmichen nous organisâmes pour ce brave de solennelles funérailles, auxquelles prirent part, avec le régiment, le général Bablon, un autre général cantonné dans la région, des officiers et soldats de toutes armes, des représentants des armées alliées et quelques civils belges ».

 

Jacques d’Arnoux, Paroles d’un revenant, Paris, Plon, 1925, 260 p.
Observateur dans l’escadrille F 55, le 6 septembre 1917, au Chemin des Dames, dans un combat aérien, son avion est abattu, le pilote tué, et vient s’écraser dans le no man’s land au sud du fort de la Malmaison. Souffrant d’une fracture de la colonne vertébrale et d’une lésion de la moelle épinière, d’Arnoux gît paralysé un jour  et une nuit sur le lieu de sa chute, avant d’être ramené dans les lignes françaises. De la fin 1917 à 1922, d’Arnoux vécut dans les hôpitaux et deux ans après, en 1924, il rédigea les souvenirs de sa double « campagne » : celle du front et celle des hôpitaux. (D’après Jean-Norton Cru, Témoins, 1929 réédition des Presses Universitaires de Nancy, 1993, p. 85-86.)

p. 173-174.
« 7 novembre [1918]. Aujourd’hui, pour la première fois depuis quatorze mois, je me suis levé, je me suis tenu debout.
A peine soutenu, j’ai fait mes premiers pas, ivre de joie. J’ai marché sans vertige. Je guérirai.
Arcachon. Ecole Saint-Elme. 11 novembre ! La victoire. Nouvelles douleurs d’entrailles, nouvelles escarres. Non, ta guerre à toi n’est pas finie, mais courage, confiance, viendra aussi ta victoire.
En attendant : Vive la France ! Vive la France ! Vive la France ! »

 

Camille Auret, Deuxième classe, Paris, Figuière, 1933, 220 p.
L’auteur, deuxième classe au 2ème B.C.P. se trouve à Asper, en Belgique, sur les bords de l’Escaut.
p. 215-216.
« 11 novembre
Le poste de T.S.F. a reçu la nouvelle brève que les hostilités cesseront ce matin à onzez heures. Est-ce possible ? Est-ce vrai ? Le cantonnement se réveille et s’agite. C’est la fin ! On pleure, on rit, on court vers le village pour boire et boire encore.
Notre adjudant est pâle d’émotion.
- Hein, mon adjudant, c’est fini, bien fini !
Une locomotive souffle et siffle en gare de Thielt. Dans quelques heures, peut-être elle va nous ramener vers Paris.
Plus jamais d’obus ! Plus de gaz ! La paix !
Maman, papa, mes très chers, c’est fini et je suis en vie !
Nous avons tendu l’oreille.
- On ne tue plus n’est-ce pas ?
- Pourtant on croirait…
Ce soir, un feu d’artifice monte des lignes vers le ciel en des fusées blanches rouges et vertes.
- Y a pas d’erreur, c’est fini.
- Tu ne crois pas entendre ?…
- Mais non, voyons, l’armistice : c’est la fin, on ne tue plus…

 

Philippe Barrès, La guerre à vingt ans, Paris, Plon, 1924, 316 p.
Pour en savoir plus sur cet auteur, cf. Jean-Norton Cru, Témoins, 1929 réédition des Presses Universitaires de Nancy, 1993, p. 566-567.
Le 11 novembre 1918, Philippe Barrès (fils de Maurice Barrès) est sous-lieutenant au 31ème B.C.P. Son livre est un roman autobiographique. L’auteur se trouve très certainement à Paris le 11 novembre 1918.
p. 302-303.
« C’est le 11 novembre au soir ; les coups de canon qui annoncèrent l’armistice achèvent à peine de résonner sur Paris soulevé d’une rumeur de 14 juillet, énorme. Dans une salle de thé animée comme une grande volière, Alain [il s’agit de l’auteur], sorti de l’hôpital attend Edith.
Les clameurs de la rue se mêlent aux rires de la foule frivole qui l’entoure, et il songe à ce que toute cette joie a coûté. Le dernier jour de guerre ! Ce mot est si lourd, et d’une portée si vaste qu’on ne peut en embrasser le plein sens. Comme une vanne, en tombant, divise un fleuve, ce mot enferme définitivement dans le passé les souvenirs parmi lesquels Alain continuait à vivre. Visages d’amis et d’ennemis, jours, nuits, hivers, étés, horreur et douceur, tout un sombre et sublime univers où l’esprit approcha du fond des choses, s’évanouit. Un jour d’allégresse, sans doute, ce 11 novembre ; mais aussi, le début de quelle nostalgie ! Que Desindiennes est loin ! Le visage de Bacon s’estompe avec ceux de Robic, et une foule de civils chante, comme si le meilleur du monde n’était pas enseveli.
Gui, Pratz, Virgile ! Ils ne sont pas auprès d’Alain, en ce jour de leur triomphe, pour qui ensemble ils ordonnent leur vie comme si souvent ils l’ont rêvé. Dans cette foule, Alain se sent le survivant d’une espèce disparue : un dernier Mohican. Hé oui ! C’est le dernier moment d’une époque où il eut sa tâche. Et maintenant , Pareil à ces chevaux dont on coupe les traits, en plein travail, et qui n’arrêtent, déconcertés par l’évanouissement d’un effort qui était aussi leur appui, Alain promène son esprit désorienté sur cet univers où la paix le ramène. Seule, Edith s’y dresse avec tout l’attrait d’une lumière amie.

Jean Barruol, Un Haut-Provençal dans la Grande Guerre : Jean Barruol (correspondance 1914-1920), Forcalquier, Les Alpes de lumière, 2004, 250 p.
L’auteur est combattant au 411ème R.I. Le 11 novembre 1918 son unité pénètre en Belgique, à Robechies, près de Chimay.
p. 197.
« Armée Debeney 12 novembre 1918
Ma bien chère bonne Maman,
ma bien chère Can,
Je vous ai envoyé ma lettre hier à 8 h. A 9 h. nous apprenions que l’armistice était signé et que les hostilités finissaient à 11 h. A 10 h. nous franchissions la Belgique à Balièvre près de Chimay. Trois uhlans quittaient le village au galop. A 11 h. une batterie de 75 lançait les derniers obus… la guerre était finie !!!!!
Je voulais aller remercier le Ciel à l’église du village… Je l’ai trouvé dévastée, les Allemands y avaient logé leurs chevaux la nuit précédente !
En ces heures inoubliables, une telle émotion nous étreint que nous nous trouvons plongés dans une espèce d’ébahissement… Je verse des larmes abondantes en vous écrivant, car je repasse par la pensée ces quatre années affreuses… et en attendant mon départ incessant pour le Revest, je vous embrasse longuement de toutes les forces de mon affection.
Jean »

Louis BarthasLes carnets de guerre, Paris, Edition de la Découverte, 1987, 552 p.
Pour plus de renseignements sur cet auteur : témoignages de 1914-1918. Dictionnaire et guide des témoins de la Grande Guerre. Notice rédigée par Rémy Cazals.
Le 6 avril 1918, Louis Barthas, alors caporal au 248ème R.I. est évacué : hôpital de Châlons, puis Bourgoing, puis dépôt à Guingamp. Le 11 novembre, Louis Barthas se trouve à Vitré.
p. 549-550
«  Il était midi quand la nouvelle nous parvint à la caserne de Vitré. Il ne resta pas un seul soldat dans les chambres. Ce fut une dégringolade endiablée par les longs couloirs et la ruée vers le poste de police où l’on venait de placarder un télégramme annoçant en deux lignes laconiques la délivrance de millions d’hommes, la fin de leurs tortures, leur retour prochain à la vie civilisée.
Que de fois on avait songé à ce jour béni que tant n’auront pas vu, que de fois on avait scruté, fouillé le mystérieux avenir, cette étoile de salut, ce phare toujours invisible dans la nuit noire.
Et voilà que ce jour à jamais immortel était arrivé !
Ce bonheur, cette joie nous écrasaient, ils ne pouvaient contenir dans notre cœur et nous restions là à nous regarder, muets et stupides.
Mais nous fûmes appelés à la réalité par les cris de « Rassemblement ! » et les coups de sifflets des adjudants de jour pour aller à l’exercice comme de coutume.
Quoi, à l’exercice ! Un jour si solennel dont la date sera inoubliée dans les siècles futurs, c’était une brimade. En maugréant on prit le chemin du terrain de manœuvre, et le lendemain aussi. Enfin quelque haut galonné moins stupide que les autres fit cesser ces exercices qui n’avaient plus leur raison d’être et trois jours après notre détachement regagna la capitale du pays de Guingamp. »

Gabriel Chevallier, La Peur, Paris, Stock, 1930, 319 p.
Roman autobiographique. L’auteur se trouve dans les Vosges le 11 novembre 1918.
p. 315-316
Les télégraphistes ont capté des radios. Nous savons qu’il est question d’armistice, que les Allemands ont demandé des conditions de paix au G.Q.G. Le dénouement approche.
Un matin, vers six heures, un observateur nous réveille.
- Ca y est. L’armistice à onze heures.
- Qu’est-ce que tu dis ?
- L’armistice à onze heures. C’est officiel.
Nègre se lève, regarde sa montre.
- Encore cinq heures de guerre !
Il endosse sa capote, prend sa canne. Je lui demande :
- Où vas-tu ?
- Je descends à Saint-Amarin. Je déserte, je vais me mettre à l’abri et je vous conseille de passer ces cinq heures au fond de la sape la plus profonde que vous trouverez, sans en sortir. Rentrez dans le vente de notre mère la Terre et attendez l’accouchement. Nous ne sommes encore que des embryons, au seuil de la plus grande gésine qu’on ait vue. Dans cinq heures, nous naîtrons.
- Mais qu’est-ce qu’on risque ?
- Tout ! On n’a jamais tant risqué, on risque de recevoir le dernier obus. Nous sommes encore à la merci d’un artilleur mal luné, d’un barbare fanatique, d’un nationaliste en délire. Vous ne pensez pas, par hasard, que la guerre a tué tous les imbéciles ? C’est une race qui ne périra jamais. Il y avait sûrement un imbécile dans l’arche de Noé, et c’était le mâle le plus prolifique de ce radeau béni de Dieu ! Cachez-vous, je vous dis… Salut ! On se reverra en temps de paix.
Il s’éloigne rapidement, il disparaît dans la brume du matin.
- Au fond, il a raison, me dit l’observateur.
- Eh bien, reste avec moi. Ici, on ne craint pas grand’chose.
Il s’étend sur la couchette de Nègre. Aucun bruit de guerre ne trouble le matin. Nous allumons des cigarettes. Nous attendons.
Onze heures.
Un grand silence. Un grand étonnement.
Puis une rumeur monte de la vallée, une autre lui répond de l’avant. C’est un jaillissement de cris dans les nefs de la forêt. Il semble que la terre exhale un long soupir. Il semble que de nos épaules tombe un poids énorme. Nos poitrines sont délivrées du cilice de l’angoisse : nous sommes définitivement sauvés.
Cet instant se relie à 1914. La vie se lève comme une aube. L’avenir s’ouvre comme une avenue magnifique. Mais une avenue bordée de cyprès et de tombes. Quelque chose d’amer gâte notre joie, et notre jeunesse a beaucoup vieilli.

 

Ph. Jean Grange, Philibert engagé volontaire (1914-1918), Paris, A. Michel, 1932, 320 p.
L’auteur est au 30ème  R.I. A la fin de son livre, il cite sur 7 pages, l’historique du 30ème R.I., historique régimentaire qui fut écrit par le lieutenant Condevaux. Il introduit cette longue citation de la façon suivante :
« Condeveaux, qui fut un excellent camarade et un charmant ami, a trouvé pour évoquer l’armistice et l’entrée du régiment à Metz, des phrases délicieuses dans lesquelles nos sentiments à tous sont parfaitement mis à nu.
Le suis heureux de les transcrire à la suite de ces souvenirs que j’ai rassemblés pour que ne sombrent pas à tout jamais dans l’oubli les actions héroïques accomplies par mes camarades du 30e ».
Le 30ème R.I. stationne à Ville-en-Tardenois le 11 novembre 1918.
p. 304-306, extrait de l’historique régimentaire du 30ème R.I.
« Dimanche. [10 novembre] Est-ce présage ou simplement coïncidence ? Le soleil nous fait la grâce de se montrer. La musique du régiment donne un concert sur la place du village : les groupes se forment, qui parlent avec animation. Au diable, la musique ! chacun a, pour l’instant, des préoccupations autrement importantes ! Des gens bien informés annoncent des choses sensationnelles : «  Le Kaiser s’est suicidé ! Hindenburg a été assassiné ! … » mais au fond les conversations restent superficielles : personne n’est convaincu et chacun attend le lendemain avec une certaine anxiété.
Les radiotélégraphistes ont dressé leur antenne. Ils ont mis la dernière main à leurs appareils et, dès le soir, ils vont prendre l’écoute permanente avec la Tour. La nuit se passe calme, comme les précédentes : une nuit de gens qui ont beaucoup de sommeil à récupérer.
Lundi. Vers six heures, la T.S.F., restée muette jusque là, fait entendre son bruissement monotone. Les radios apportent vivement au P.C. du colonel les précieuses feuilles jaunes : Message de Erzberger au Gouvernement allemand – Message du Maréchal Foch aux armées alliées – tout y est. La nouvelle, destinée à rester secrète jusqu’à son annonce officielle, a cependant fusé, et dès 8 heures ce n’est un secret pour personne : l’armistice entrera en vigueur à onze heures.
Aucune joie bruyante, aucune manifestation n’accueille cette nouvelle. Il semble que les esprits éprouvent une certaine difficulté à s’assimiler cette idée. A onze heures, le lieutenant-colonel commandant le régiment réunira les officiers pour leur annoncer officiellement l’armistice : même absence de réactions. Le soir, seulement, la gaieté apparaîtra, et encore ne sera-ce qu’une gaieté spéciale, celle de l’homme qui se dit, après raisonnement : « Je dois être gai ! » ; et la nuit se passera au milieu des sonneries de cloches, sous le ciel éclairé par les multiples fusées que lancent les soldats en signe de réjouissance, et que d’autres soldats répètent, de vallonnement en vallonnement. La nuit se passera, dernière de celles que nous devons vivre à Ville-en-Tardenois, le régiment se déplaçant, dès le mardi, pour Moussy. »

 

Pierre Héricourt, Le 418e, Un régiment. Des chefs. Des soldats, Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1922, 304 p.
L’auteur fut successivement soldat, sous-officier et sous-lieutenant au 418ème R.I. Le 11 novembre 1918, ce régiment stationne dans la région de Chauny.
p. 281-282
« L’armistice !
On était grisé d’un bonheur triste, comme d’une trop grande joie qui arrive sans qu’on s’en doute. Ce n’était pas l’exubérance du Paris en délire, débordant sur les boulevards. Le poilu acceptait cela comme il avait accepté les batailles auxquelles il avait pris part, sans étonnement. C’était tellement naturel que l’armistice arrive après tant de peine et de souffrance !
Et cependant il y avait un vieux fond d’incrédulité, qui empêchait toute manifestation extérieure bruyante ; le soldat tâtait tous ses membres pour bien se persuader qu’il était sorti indemne de ces longues bagarres dangereuses, entre peuples revenus à l’état sauvage.
- La guerre est finie !
Chacun se répétait cette phrase à soi-même pour s’en convaincre et s’en pénétrer davantage. Et les trois quarts, sceptiques, désabusés, ne croyant plus à rien, ne pouvaient s’empêcher d’ajouter :
- Sait-on jamais ! 
A Paris, on chantait, on buvait, on dansait, on se grisait de tout. Seul, le poilu du front restait triste malgré son bonheur : il pensait à tous les camarades qu’il avait vu tomber le long du chemin et qui n’avaient pas achevé la course.
D’ailleurs aucun communiqué officiel n’était parvenu aux troupes le 12 novembre au matin, et ce jour-là le colonel de Valon exprimant les pensées de chacun, fit paraître au rapport une note brève où on lisait :
« Le colonel commandant le 418e n’a pas encore été avisé officiellement de la suspension ds hostilités.
Il ne veut pas cependant tarder davantage à associer à toutes les pensées que la grande victoire de la France doit inspirer aux officiers et soldats du régiment, et à évoquer le souvenir de tous ceux qui ont payé cette victoire de leur vie… »
C’était bien la victoire.
La guerre était finie ! »

Emile Morin, Lieutenant Morin. Combattant de la guerre 1914-1918,  Besançon, Cêtre, 2002,
336 p.
Pour plus de renseignements sur cet auteur: témoignages de 1914-1918. Dictionnaire et guide des témoins de la Grande Guerre. Notice rédigée par Rémy Cazals.
L’auteur, qui est sous-lieutenant au 42ème R.I. est blessé en juillet 1918. Du 23 octobre 1918 au 20 janvier 1919, il est en convalescence à La Neuville-lès-Scey dans sa famille et auprès de celle qui deviendra sa femme le 1er septembre 1919. Après la guerre, Emile Morin devint instituteur et il exerça jusqu’en 1950.

« Le lundi 11 novembre, par une belle journée ensoleillée, alors que je suis en pleine forêt, j’entends de toutes parts sonner les cloches, joyeuses annonciatrices de la fin du plus horrible cauchemar que l’humanité ait jamais connu.
Une joie délirante s’empare du pays tout entier et surtout des survivants, qu’ils soient à l’avant ou à l’arrière. Je voudrais être au front à cet instant suprême, au milieu de mes camarades, pour partager leur enthousiasme après avoir partagé leurs souffrances. Mais je me demande si leur étonnement n’est pas aussi très grand et s’ils ne se posent pas, entre autres questions : «  Est-ce bien vrai ?… Par quel hasard suis-je encore là ?… » Et comme je le fais, leur pensée doit se porter vers tous nos camarades, dont les noms commencent à nous échapper, et que nous avons vu tomber à nos côtés, sur tous les champs de bataille, de l’Alsace aux Flandres, fauchés, broyés, déchiquetés par la mitraille, brûlés, gazés, ensevelis, enlisés, disparus à jamais au cours d’atroces combats ou par des nuits sans lune.
Si leur sacrifice et les souffrances que nous avons endurées préparent des lendemains plus heureux, tout cela n’aura pas été fait en vain. Mais peut-on espérer en la sagesse humaine ? 

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