logoCollectif de Recherche International et de Débat sur la Guerre de 1914-1918

Deux regards sur les guerres mondiales et la Suisse

Articles récents :

Prisons et prisonniers militaires, par Valériane Milloz


RSS Actualités :

 

RSS Dernières recensions:

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Recension croisée de :

Jean-Jacques Langendorf & Pierre Streit, Face à la guerre. L’armée et le peuple suisse, 1914-1918 / 1939-1945, Gollion, Infolio, 2007.
Philippe Kaenel & François Vallotton (dir.), Les images en guerre, Lausanne, Antipodes, 2008.

Deux publications récentes évoquent les deux guerres mondiales et la Suisse. Les points de vue qu’ils développent respectivement, soit l’histoire des militaires et l’histoire par les images et les représentations, sont toutefois très différents, même s’ils ont en commun de nous proposer une périodisation qui associe les deux conflits mondiaux du XXe siècle dans une durée moyennement longue. Ce qui nous donne l’occasion de réfléchir à sa pertinence, en particulier pour un contexte suisse situé juste en dehors de leur espace géographique.

Un récit sous l’uniforme, loin de la mémoire du peuple
« L’homme ne se souvient de Dieu et de l’armée que lorsqu’il est en péril de mort ». Cette inscription oriente tout l’esprit « militaire » de Face à la guerre, un livre truffé de parti-pris et d’occultations. Il se focalise sur un monde à part qui prétend pourtant être au cœur le plus profond de la société. Il est écrit en duo par Jean-Jacques Langendorf et Pierre Streit, deux auteurs dont les points de vue conservateurs sont bien connus, l’un ayant été de tous les combats contre l’histoire critique de la Suisse de la période du second conflit mondial, l’autre étant un spécialiste d’une histoire écrite du seul point de vue militaire.
Ce livre prétend nous parler à la fois de l’armée et de la population, mais il ne nous parle en réalité que de l’armée, du point de vue de ses cadres et de ses dirigeants, comme si la vie militaire n’avait pas aussi besoin d’un contexte de société pour être un tant soit peu intelligible. Et comme si elle suffisait pour comprendre le monde. Cette construction intellectuelle partiale n’a ainsi guère de chance de nous restituer dans toute sa complexité le vécu d’un peuple suisse dont la mention dans le sous-titre de l’ouvrage est plus que trompeuse. Aussi se révèle-t-il pour l’essentiel le vecteur d’une mémoire particulière, masculine et conservatrice, inscrite dans la tradition militaire helvétique.
Comme il est difficile d’évoquer la Suisse et les deux guerres mondiales sans dire le moindre mot, à une échelle plus large, des différents belligérants, l’ouvrage évoque rapidement leur situation avant chaque guerre. Ces lignes rapides sont toutefois un peu déconcertantes puisqu’elles se contentent de n’évoquer, en des termes techniques et stratégiques, que la seule situation des différentes armées en interrogeant leur état de préparation.
Non sans malice, les deux auteurs citent abondamment L’armée nouvelle, de Jean Jaurès. Ils ne tirent aucune leçon particulière de ce grand ouvrage du socialiste français qui décrit la société démocratique qu’il appelait de ses vœux. Mais ils profitent de la manière sans doute maladroite, et qui avait été contestée par les socialistes suisses de l’époque, dont l’auteur a utilisé, comme métaphore, une vision idéalisée de l’armée suisse telle qu’elle se donnait à voir au fil de la propagande, et telle qu’on se la représentait hors de Suisse.
Le lecteur de Face à la guerre, saura tout ou presque des manœuvres qui ont entouré la nomination, en 1914, du général Ulrich Wille, préféré à Sprecher von Bernegg. Il n’ignorera aucune des nombreuses facettes qui ont façonné, au cours de la Seconde Guerre mondiale et après, le regard hagiographique porté sur le général Guisan par ses admirateurs. Auxquelles les auteurs ont encore ajouté le portrait d’un autre « homme de la situation », le très conservateur conseiller fédéral Rudolf Minger, celui qui aurait su réarmer la Suisse et rapprocher l’armée du peuple. Ajoutons que cette approche dénuée de tout sens critique s’éloigne encore davantage d’une démarche scientifique par les légendes pieuses qui accompagnent une iconographie qui aurait pour le moins mérité une mise à distance.
Il faut savoir gré aux deux auteurs de ne pas tromper leurs lecteurs sur la nature de leur travail, son sous-titre mis à part. Les sources qui sont utilisées, en effet, proviennent de l’état-major ou des élites helvétiques, ce qui révèle l’orientation de l’ouvrage. Elle émerge par exemple lorsqu’est évoquée une guerre d’Espagne qui aurait opposé le camp des « rouges », avec quand même des guillemets, à celui des nationalistes, des termes que le caudillo lui-même, l’homme qui a pris la tête de ce putsch qui a détruit la démocratie espagnole, n’aurait pas contestés. Et surtout lorsque les auteurs tentent de réhabiliter le mouvement de « défense spirituelle », c’est-à-dire un principe et un mouvement culturels et idéologiques typiques de la Suisse de cette époque dont le caractère antitotalitaire -qui était en réalité bien plus anticommuniste que sensible à la nécessité de se préserver de toute influence des fascismes-, serait selon eux à prendre en considération pour en réévaluer la signification.
Ignorant superbement les apports des travaux de la Commission indépendante d’experts présidée par Jean-François Bergier, ils concluent, encore une fois, au rôle décisif de la cohésion intérieure et du Réduit national, cette stratégie du repli dans les Alpes des forces vives de la Suisse qui aurait dû permettre de résister à l’envahisseur allemand, pour expliquer que la Suisse ait été épargnée. Le mythe reste donc, encore et toujours, préféré à l’histoire. Et un usage idéologique du concept de totalitarisme permet encore aux auteurs de développer une sorte de révisionnisme helvétique qui occulte l’attrait que les fascismes ont exercé sur une partie significative des élites du pays.
Cet ouvrage pourrait peut-être se lire avec intérêt comme un document ethnographique témoignant de l’univers mental particulier, spécifiquement masculin, des militaires, ou plus précisément des officiers. Mais en tant qu’étude historique sur la Suisse pendant les guerres, il est tellement discret sur la vie des gens, rien ou presque n’étant dit sur ce qu’a réellement vécu la population pendant ces deux périodes difficiles, qu’il est tout sauf convaincant. La grève générale de 1918, par exemple, est décrite comme une conséquence d’un mécontentement croissant, lié à la mobilisation et à la grippe espagnole, mais sans référence particulière à la détérioration des conditions sociales imposées à la population, en particulier les plus défavorisés. Et l’exaspération des milieux ouvriers à la fin de la Seconde Guerre mondiale est tout aussi occultée.
La publication de Langendorf et Streit s’inscrit en tout cas dans un inquiétant contexte de remise en question des acquis de la critique historique suite à la crise des années quatre-vingt-dix. Elle tente de restaurer les grands mythes historiographiques portant sur la Suisse et la Seconde Guerre mondiale pour aller dans le sens de tous ceux qui voudraient en finir avec toute forme de remise en question ou de déploration.

La complexité de la guerre mise en images
Un autre ouvrage, collectif, issu d’une journée d’études et portant sur Les images en guerre, analyse l’iconographie de la guerre et /ou produite pendant la guerre à partir du contexte helvétique ou dans une perspective comparatiste. Il rappelle que l’armée suisse, au cours du XIXe siècle, a été un pilier de la construction identitaire lié à cette invention de la tradition chère aux nations émergentes. Il propose une critique des images de la guerre et de leur construction. Il évoque aussi des acteurs, comme le photographe Paul Senn, dont l’engagement social a permis de transmettre une vision plus contrastée de la Suisse telle qu’elle était.
Emblématique des manières dont on peut donner la guerre à voir, La Sentinelle des Rangiers, de Charles L’Eplatennier, a été inaugurée en 1924 en présence du général Wille. Tournée vers la France et l’Allemagne, la statue devait exprimer de la reconnaissance aux soldats suisses qui avaient gardé les frontières. Mais sa ressemblance avec les Prussiens ne plaisait pas à tout le monde, loin s’en faut, et notamment pas à tous ceux qui l’appelaient le Fritz. Elle a été détruite en 1984 par des activistes locaux de la cause jurassienne (favorables au regroupement de toutes les communes francophones de la région dans le canton du Jura). Et c’est assurément une bonne idée de l’avoir mise en couverture de l’ouvrage.
Une contribution de Joëlle Beurier interroge le statut de l’héroïsme guerrier et son évolution dans la longue durée. Dans cette perspective, elle rend compte de la controverse historiographique sur la Grande Guerre en France en décrivant deux camps, ceux dits du consentement et de la contrainte, et en prêtant à leur querelle la faculté d’avoir favorisé une héroïcisation systématique des victimes de la Grande Guerre. La démonstration est cependant réductrice en ce sens qu’elle ne restitue pas toute la complexité du problème, et notamment la volonté des chercheurs désignés comme « camp de la contrainte », loin de tout concept réducteur, de considérer la pluralité des facteurs de causalité qui sont susceptibles d’expliquer la Grande Guerre et sa durée.
La figure de Paul Senn est présentée par Markus Schürpf. Ce photoreporter avait travaillé en Espagne pendant la guerre civile et les réfugiés du Perthuis l’avaient beaucoup marqué. Ses travaux s’inscrivaient aussi dans un air du temps plutôt rassembleur, à l’image de ses clichés sur les paysans et les ouvriers suisses. Il avait la faculté de « photographier des gens, même dans les situations les plus délicates, avec autant d’à-propos que d’empathie et de respect ». Associé au journaliste Peter Surava, rédacteur du journal Die Nation, il avait notamment réalisé un reportage à Lyon sur la France libérée qui découvrait des horreurs comme les charniers des crimes nazis. Après « quelques reportages critiques sur la situation des travailleurs à domicile », les deux hommes en avaient publié d’autres « sur l’exploitation des valets de ferme, les abus sexuels contre des enfants placés ou la situation dans des foyers d’enfants [qui] firent sensation ».
Céline Schoeni évoque des représentations d’infirmières durant la Grande Guerre dans une perspective de comparaison internationale. Elle met en évidence l’usage d’archétypes féminins dans des affiches de propagande pour la Croix-Rouge qui prolongent en quelque sorte les rôles traditionnels des femmes entre la « figure maternelle de l’ange blanc qui soigne et rassure, et celle, érotisée, d’une femme sensuelle et séductrice qui vient réconforter le soldat dans cet univers militaire masculin morbide […] ».
Mentionnons encore deux intéressantes contributions de ce volume. Ersilia Alessandrone Perona, de l’Institut piémontais d’histoire de la Résistance, rend compte de manière très synthétique des recherches récentes et des initiatives mémorielles engagées ces dernières années autour des Alpes en guerre, le long de frontières qui concernent la France, l’Italie et la Suisse. Erica Deuber-Ziegler et Jean-Louis Feuz évoquent pour leur part la figure de Marcel Junod, ce médecin suisse qui témoigna parmi les premiers du désastre humain d’Hiroshima. La publication récente d’une dizaine de clichés présentés comme des images explicites de cette tragédie humaine, -des photos dont l’origine s’est finalement révélée suspecte et qui ne concerneraient pas Hiroshima-, donne d’autant plus d’importance à l’action de Junod que les effets de la censure américaine et de la désinformation sur ce bombardement se prolongent jusqu’à nos jours (Le Monde des 9 et 13 mai 2008).

Associer et comparer les guerres sans les confondre
Comment peut-on écrire l’histoire de la guerre du point de vue d’un pays qui ne l’a pas faite directement ? Sûrement pas en se contentant de l’inscrire dans la seule perspective militaire comme l’ont fait Langendorf et Streit. Sûrement pas non plus en se limitant à la documentation produite par le pouvoir et par les élites.
L’ouvrage coordonné par Philippe Kaenel et François Vallotton développe par contre d’autres dimensions essentielles, comme la critique des images et des représentations, en s’ouvrant à la littérature ou aux arts visuels, sans négliger non plus une dimension de genre. Il ouvre la voie à toutes sortes d’études qui pourront nous faire mieux percevoir le phénomène de la guerre dans toute sa complexité.
Par ailleurs, ces deux livres si différents ont en commun d’associer la Première et la Seconde Guerres mondiales dans une périodisation commune. Certes, cela ne pose pas trop de problème pour une histoire édifiante et auto-représentée de l’institution militaire. Beaucoup d’historiens ont insisté par ailleurs sur les éléments de continuité et les mécanismes qui ont caractérisé le passage d’un conflit à l’autre. C’est le cas par exemple, à un tout autre niveau, de Carlo Ginzburg qui a évoqué une affiche britannique de propagande remontant à la Grande Guerre qui pointait un doigt accusateur vers les jeunes gens pour les inciter à s’enrôler volontairement dans l’armée. En associant cette figure de Lord Kitchener à celle du big brother du roman 1984 de George Orwell, Ginzburg a en quelque sorte noué les deux guerres, en reliant la Grande Guerre à la barbarie qui s’est observée dans les années quarante du XXe siècle (Le Monde du 13 janvier 2001).

Pour leur part, les thématiques qui sont introduites dans Les images de guerre suggèrent bien d’autres réflexions. En tant que comparaison historique, cette association des deux conflits appelle en effet une part de mise en commun et des éléments de différenciation pour ne pas effacer ce qu’il y a de spécifique dans chacun d’entre eux. Il ne faudrait pas, par exemple, que l’histoire et la mémoire de l’expérience singulière des tranchées de la Grande Guerre soient écrasées par le bilan humain effrayant de la Seconde Guerre mondiale et de ses génocides. Ni les causes, ni les issues de ces deux conflits ne peuvent par ailleurs être mis sur le même plan. Par exemple, le « plus jamais ça » qui était scandé par les anciens combattants n’a rien à voir avec la mémoire résistante et la référence à la lutte contre la barbarie fasciste. En outre, la question de la collaboration marque plus spécifiquement les années 40. En Suisse, les velléités de soutenir tel ou tel camp n’ont eu ni le même sens, ni la même intensité, d’une guerre à l’autre. Et c’est surtout la question des réfugiés, de leur refoulement ou de leur accueil, qui a clairement marqué la spécificité de la Seconde Guerre mondiale tout en restant absolument centrale pour approcher cette période et ses enjeux pour le temps présent.

Charles Heimberg

Imprimer Version imprimable