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Recension: François Roux, La Grande Guerre inconnue

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ROUX François, La Grande Guerre inconnue. Les poilus contre l'armée française, Paris, Les Editions de Paris Max Chaleil, 2006, 320 p.

Cet ouvrage a fait l'objet de deux recensions:

Recension par François Bouloc

Si l’on s’en tient au rapport entre son titre et son contenu, cet ouvrage apparaît pour le moins paradoxal. Comment en effet intituler un livre « La Grande Guerre inconnue » en ne s’appuyant dans le corps du texte que sur des documents et études connues ? Cela ne laisse pas d’intriguer, car le travail de François Roux, collaborateur notamment de la revue libertaire Gavroche, s’appuie sur des témoignages nombreux et pertinents, certes, mais déjà édités, voire réédités, ainsi que sur une bibliographie historique solide, mais elle aussi, par définition, bien connue et aisément accessible.
Ancré dans une approche dénonciatrice, l’auteur répertorie et visite de façon assez exhaustive tous les pans de l’existence des combattants des tranchées, des conditions de combat au carcan disciplinaire et répressif pesant sur cette catégorie, en passant par les diverses formes de solidarité à l’œuvre au front ainsi que les stratégies d’évitement.
Les sources consultées font montre d’une prédilection pour quelques témoins comme Barthas, Bobier ou les Papillon. François Roux, hostile à l’historiographie de Péronne, se rattache aux points de vue d’historiens (Cazals, Rousseau, Offenstadt, Bach) que les habitués du site CRID 14-18 connaissent bien… Cela donne parfois un sentiment bizarre à la lecture, quand le projet mené ici de mettre à mal certaines thèses historiques est présenté comme une volonté de « faire revivre les luttes que l’historiographie [sans distinctions, donc] a volontairement effacées de la mémoire collective » (4ème de couverture). L’impression fâcheuse qui découle de prime abord d’une telle posture est que l’auteur tombe dans le travers fréquent qui consiste à balayer ou ignorer les travaux existants pour s’autodécerner la primeur flatteuse de découvertes fondamentales sur une guerre cachée, bâillonnée, oubliée.
Fort heureusement, l’analyse est dans l’ensemble plus nuancée, et les notes de page attestent de la prise en compte et de la connaissance d’une « historiographie » différente de celle au diapason tant avec le discours dominant qu’avec ce que l’on peut appeler la mémoire d’Etat de la Grande Guerre, accessible annuellement par exemple dans le communiqué officiel transmis pour lecture publique lors de la commémoration du 11 novembre.
La thèse centrale de l’ouvrage consiste, une fois pris acte de ce que les combattants ont « tenu », à montrer que l’absence de révolte ou d’insurrection de grande ampleur – bien que les conditions objectives d’oppression et d’accès aux armes en aient été réunies – n’autorise pas à peindre le front en mer d’huile. Les actes de résistance, passive ou non, sont détaillés à travers des exemples qui reflètent un souci constant de fidélité à l’impérieux conseil de Jean Norton Cru (souvent cité) de donner en priorité la parole aux combattants ayant vraiment connu la guerre. Auto-mutilation, ivresse, suicide, désertion, mutineries sont évoqués dans cet ordre d’idées. La justice militaire (expression relevant de l’« oxymore » pour l’auteur) est également l’objet d’analyses qui amalgament conseils de guerre et exécutions sommaires, compris comme partie d’un tout unique de pratiques assises sur le statut irrémédiablement dominé des combattants en regard de leur hiérarchie.
Reprenant à grandes enjambées la substance de la réflexion de Christophe Charle (La crise des sociétés impériales), F. Roux montre que le consensus républicain et patriote-défensif de l’été 14 ne tient pas le choc de la guerre totale et de la persistance d’une des stratifications sociales les plus dures de l’époque : les soldats « se sont rendu compte que cette “patrie” dont on leur parlait n’était rien d’autre que l’Etat, lequel s’incarnait dans des généraux, des industriels, des actionnaires, des mercantis, pour le compte desquels ils se battaient, et des officiers qui les considéraient comme des esclaves. Par anti-patriotisme, il faut entendre ici le rejet de la société injuste qui se dissimule derrière le mot “patrie”, et non le rejet du sol natal » (p. 106).
Dans sa conclusion, l’auteur évalue le rapport de forces actuel entre le discours dominant sur la Grande Guerre et les tenants de sa remise en cause : « 95 % d’un côté, 5 % de l’autre » (p. 302) sans que l’on dispose des détails du calcul, ce qui aurait constitué une fort intéressante dissection sociologique du champ éditorial considéré – et qui constitue au demeurant une piste de recherche probante.
Au final, quand bien même ce livre n’apprendrait rien aux spécialistes du premier conflit mondial, ce qui est fort probable, il faut saluer l’intention de l’auteur qui, ce qui est non moins probable, est tout autre : prise en tant que synthèse accessible et militante, s’inscrivant dans une amorce de rééquilibrage dudit rapport de forces,La Grande Guerre inconnue présente sans nul doute un intérêt certain.


Recension par André Bach

Voici un livre intéressant et à recommander en dépit, pourtant, d’un titre et d’une thèse initiale à l’opposé de la démarche et des objectifs du CRID 14-18.

Ce dernier s’est en effet créé pour  encourager à sortir une fois pour toutes du débat à nos yeux historiquement stérile entre ceux qui interprètent l’obéissance des hommes pendant quatre ans de guerre comme fruit exclusif  de la contrainte et ceux qui la minorent et en tiennent pour la thèse du « consentement patriotique »

Or nous avons ici un ouvrage  qui incontestablement  s’inscrit délibérément dans la thèse  exclusive de la contrainte. C’est un travail militant, de combat,  qui ne revendique pas la sérénité historique dans les commentaires des sources citées.

Au delà du titre, qui ne fait pas dans la dentelle, l’auteur nous livre dès la page 13 la thèse qu’il va défendre. S’appuyant quasi exclusivement sur les témoignages laissés par les combattants du front, (carnets et correspondances), il  prétend démontrer qu’en 14-18  toutes les conditions étaient réunies pour mener à une « insurrection massive des soldats » affirmant que ces derniers ont mené une  « résistance acharnée pour tenter de survivre à l’hécatombe ». S’ils ont échoué, c’est à cause  de l’appareil répressif mis en place , appareil féroce et efficace  qui a permis à l’autorité militaire de réussir à « obliger les hommes à obéir et à se battre jusqu’au bout. »

La thèse est monocausale, sans concession et l’auteur tente de la démontrer tout au long des cinq premiers chapitres dont les trois principaux s’intitulent :

-Les poilus et les autres,
-Résistance,
-Répression.

Sur le plan des sources sollicitées, on ne peut que se louer du recours à une grande quantité de témoignages, les uns connus, les autres moins, intelligemment présentés, mine pour les jeunes chercheurs qui veulent se lancer dans l’étude ce conflit. Les témoins les plus cités sont le tonnelier Louis Barthas, Léon Werth, Jacques Meyer, Maurice Genevoix, les capitaines Paul  Tuffrau  et Charles Delvert auxquels s’ajoutent d’autres moins connus : Gabriel Chevallier, Xavier Chaïla, l’infirmier Jean Pottecher, l’aspirant médecin Laby , le sergent Elie Vandrand, le chasseur alpin Louis Bobier.  Les maréchaux Joffre, Pétain, ou le Président Poincaré sont aussi sollicités. On peut noter aussi le très large emprunt fait aux citations du livre de Jean Nicot, Les poilus ont la parole, Lettres du front 1917-1918. La bibliographie générale n’est pas exhaustive mais bien constituée, ce qui suppose qu’elle a été bien  lue et méditée. On y trouve entre autres Stéphane Audoin-Rouzeau, Jean-Jacques Becker, Antoine Prost, Guy Pedroncini, Leonard Smith… Les auteurs les plus cités sont par ordre d’importance Frédéric Rousseau (35 occurrences), Pierre Miquel (28), Nicolas Offenstadt (26), Jean Norton-Cru (20), Rémy Cazals (17).

En revanche eu égard au radicalisme de la thèse, on ne peut s’étonner de découvrir que des approximations et des affirmations insuffisamment étayées parsèment une argumentation vouée à présenter une thèse peu défendue jusqu’ici et mue par la passion de convaincre si ce n’est de polémiquer.

Quelques exemples en attestent :

1)Ainsi page 39, dans un chapitre très complet sur les pertes , il est dit que «  dans la biffe, le pourcentage de tués parmi les hommes de troupe est à peu près équivalent à celui des officiers : un peu moins de 30% ». Cela est redit page 65. Or, la référence, qui jusqu’à aujourd’hui reste le rapport Marin de 1921  indique pour l’infanterie une perte de 22, 5% des effectifs mobilisés dans cette arme et 29, 9% pour les officiers. La référence de l’auteur est le Quid 2005.On a le droit de trouver cette référence un peu désinvolte au milieu d’autres qui sont très sérieuses. Les pourcentages affichés( écart de 7%) ne peuvent être traités avec autant de légèreté car ils renvoient à la rumeur d’officiers qui, profitant de leur condition, ont durant cette guerre veillé à se protéger mieux que leurs hommes  tandis qu’ils les lançaient à l’attaque.

2) A la page 68, on peut admettre l’idée de l’auteur selon laquelle les généraux étaient trop âgés mais on lui refuse le droit de le démontrer en présentant le cas de Gallieni, 75 ans, donc contemporain de Clemenceau. Gallieni  en réalité n’avait que 65 ans  en 1914. Ce n’est pas un détail. On se doit d’être rigoureux dans le choix des exemples présentés.

On trouve çà et là quelques affirmations gratuites ou conclusions hâtives :

3)A la page 107,  il est dit que les Britanniques ont été « si peu volontaires pour venir se battre qu’il a fallu leur imposer la conscription en mai 1916 ». C’est un point de vue mais on pourrait dire à l’inverse qu’il est difficilement compréhensible que la Grande Bretagne, non concernée sur son île, ait pu attendre mai 1916 pour imposer la conscription alors de que de 1914 à cette date elle  a alimenté une armée en expansion constante par des engagements volontaires. Par quels moyens la Grande Bretagne, alors que n’existait aucune contrainte légale, a-t-elle  pu mettre sur pied cette « Kitchener Army » qui est venue  se battre et  mourir en France sur les champs de bataille de la Somme ? C’est une vraie question posée encore aujourd’hui aux historiens.

4) A la page 196, si l’auteur note à bon escient que les règlements autorisent les cadres à exécuter un homme  qui refuse d’obéir en présence de l’ennemi, il ne peut, sous prétexte que la nature de l’armement le permet, en induire la survenue de scènes telles que décrites  ci-dessous, s’il ne dispose pas de  témoignages ad hoc : « Au bout du bras de l'officier ou du sous-officier de tranchée, il y a une arme de poing, facile à manier, qui lui garantit la supériorité sur les soldats armés d'un lourd fusil en cas d'affrontement direct dans les étroits boyaux des tranchées ».

5) On est de même réticent page 211 devant l’affirmation péremptoire  selon laquelle les permissions
« sont instituées en juillet 1915 dans le souci principal de préparer la repopulation du pays ».
Aucune référence n’est donnée à l’appui de cette assertion. Vrai ou fausse, elle n’est pas prouvée.

Certaines erreurs de chronologie affaiblissent parfois la portée de certains commentaires

6) Exposant  page 238 les faits navrants qui se sont produits au 11° BCA en 1916, il nous dit :

« Moins de trois semaines plus tard, le 8 avril, le même officier consti­tue une nouvelle cour martiale pour juger treize hommes coupables d'avoir survécu à une incursion allemande dans leur tranchée. Il entend les faire fusiller. Heureusement pour ces soldats, l'activité des Conseils de Guerre Spéciaux vient d'être suspendue, deux jours plus tôt, le 6 avril » Le bât blesse ici car la promulgation de la loi qui supprime les conseils de guerre spéciaux n’est que  du 27 avril et son existence n’a été connue aux armées qu’en mai.

Page 240, on tombe sur une supposition gratuite : « On est en droit de penser qu'à l'instar du com­mandant P. les gradés utilisèrent des méthodes plus rapides et moins aléatoires dès que la «justice» militaire leur parut trop lente et trop laxis­te, en particulier après la suppression des cours martiales. »

 La formule : « on est en droit de penser »  ne peut être acceptée telle quelle sans exemples à l’appui.

7) Page 270, Une citation, après vérification pâtit d’avoir été interrompue avant le point final. Il s’agit d’un commentaire du contrôle postal de Belfort du 12 juin 1918 cité d’après l’ouvrage « Les poilus ont la parole » de Jean Nicot aux éditions Complexe : « Les mots de "révolution" et de "grand soir", oubliés ou cachés depuis de longs mois réapparaissent avec une fréquence quelque peu impressionnante. » La citation s’arrête là mais dans l’ouvrage dont elle est extraite, elle se poursuivait de la manière suivante : «  Toutefois ces dernières colères ne sont le fait que d’une minorité et chez beaucoup apparaissent plutôt comme des accès passagers que comme des sentiments profonds( p. 1) des accès de mauvaise humeur, de simples boutades qu’on ne saurait prendre au tragique (p. 6) Dans certains cas cependant, on se trouve en présence de parti-pris évidents et obstinés ( P. 7)

Il peut être discuté de la pertinence de l’analyse mais la coupure faite l’est assez mal à propos si l’objectif recherché est seulement la vérité historique dans toutes ses nuances.

Enfin pour terminer les remarques concernant des assertions qui rendent réticent, on peut citer page 287 une probabilité que l’on pourrait en la lisant rapidement faire passer pour une certitude :
« Nous avons vu dans quelles conditions les mutineries avaient été contenues. Il est probable qu’une répression aveugle aurait entraîné une rébellion généralisée de l'infanterie. »
La bonne question est de rechercher si cette mesure  a été envisagée ou si elle n’est qu’une hypothèse d’école de l’auteur. On peut encore rester sur sa faim lorsqu’il est dit page 279 que «  sans la pression constante des gradés, le conflit se serait éteint de lui-même, petit à petit, de part et d'autre du front. » Et qu’il est ajouté : « Autre point commun aux témoignages de ces hommes du rang: tous expriment sans ambiguïté qu'ils se battent sous la contrainte »

On ne peut généraliser en affirmant que tous les hommes affirment se battre sous la contrainte, du moins peut-on dire que les témoignages choisis  par l’auteur vont tous dans ce sens. Là réside le danger de multiplier les citations, regroupées par thèmes à démontrer et qui se juxtaposent parfois en télescopant les années.

Cette généralisation hâtive est source de polémique, les partisans du consentement sollicitant les témoignages qui existent et qui confortent leur thèse  tandis que le camp adverse présente les siens, aussi réels, qui défendent la version opposée.
Cette argumentation reste donc à ce niveau un peu courte et le reste quand l’auteur affirme :
«  s'il y eut consentement patriotique, ce fut celui des gradés, des militaires non combattants et de l'arrière en général, tacite­ment d'accord pour mener la guerre «jusqu'au bout».

Ainsi les gradés ( 200 000 officiers et vraisemblablement 3 à 4 fois plus de sous-officiers, ce qui fait beaucoup de monde) seraient restés hermétiques à la désespérance générale  et , appuyés sur l’arrière,  auraient fait échouer la révolte latente des poilus, si l’on en croit l’auteur page 288 :

« L'indéfectible fidélité des gradés en général et des officiers subal­ternes en particulier aura été déterminante pour maintenir le rapport de forces interne à l'armée française en faveur de la hiérarchie militaire »

En rester là aurait été décevant et aurait maintenu l’ouvrage dans la catégorie de ceux que ne peut cautionner le CRID 14-18 du fait de son penchant pour la monocausalité. Or, dans le chapitre VI, François Roux montre qu’il a su se hisser hors de ce cul-de-sac méthodologique. Il faut lire avec attention les deux sous-chapitres : « Pouvait-on arrêter la guerre ? » et « Comment l’armée française a-t-elle tenu ? » où les réponses données se révèlent alors bien plus fines, plus complexes et plus stimulantes que sur les 280 pages précédentes.

Que nous dit-il ?

Tout d’abord le fait que même si des militants ouvriers avaient voulu s’opposer à la guerre, le ralliement de leurs organisations à l’Union sacrée leur a coupé l’herbe sous le pied.

 Ensuite il montre  que la contrainte d’ordre militaire n’aurait pu à elle seule maintenir les hommes dans le devoir :

-« mettre crosse en l'air et déserter le front aurait signifié, pour quelque deux millions de poilus, s'opposer à la société, à la «patrie» toute entière »

et note qu’au front « Le regard des autres s'avère un «Big Brother» particulièrement effi­cace ».

En pages 289-290, le manichéisme est oublié pour faire place à un constat particulièrement fin, frappé au coin d’un évident humanisme et qui emporte l’adhésion : 

« Au demeurant, tenir, subir, n'est-ce pas toujours moins difficile que de désobéir? Plier l'échine en espérant que le sort vous épargnera, n'est-­ce pas un réflexe plus commun que de se lever et d'affronter le risque? Et puis, dans une société où toute l'éducation vise à inculquer l'obéis­sance aux lois et à l'autorité, entrer en dissidence implique, outre d'oser confronter ses convictions propres à celles véhiculées par les institu­tions sociales et de s'exposer une répression féroce, de quitter la pro­tection du groupe, de rompre avec la collectivité et, peut-être, de devoir quitter le «pays» à jamais. Ceci est alors particulièrement vrai pour une population de paysans viscéralement attachés à leur coin de terre, et à qui les idéaux de transformation sociale forgés un siècle plus tôt au sein du monde ouvrier demeurent encore étrangers. D'ailleurs l'ordre établi n'a pas forcément besoin de l'adhésion expli­cite d'une majorité; le contrôle postal relève l'importance des «élé­ments d'élite» qui «tiennent» envers et contre tout, entretenant la flamme de «l'esprit de bravade ». «Parce que quelques-uns tiennent, les autres en font autant» (135e RI., c.p. VIlle armée.)

À défaut de savoir pourquoi ils se battaient, les poilus savaient pour quoi ils ne se battaient pas. Coincés au fond de leurs tranchées par les rets de l'ordre établi, les hommes du rang ne débattaient guère des ressources qu'ils trouvaient pour «tenir». Chacun les puisait dans sa propre vie: l'espoir de retrou­ver les siens, de revoir son village, ou encore le regard et l'estime des copains, là où le fameux «esprit de bravade» commun aux paysans et aux citadins, aux soldats et aux gradés de la Biffe, trouve sa force ».

Le CRID 14-18 se reconnaît dans cette approche distanciée, dans cette reconnaissance que les explications sont complexes et que l’obéissance des hommes ne doit pas être mesurée à l’aune du couple infernal contrainte-consentement. Frédéric Rousseau propose pour quitter les débats idéologiques que l’on s’en tienne à la recherche des composantes, non limitatives, constitutives du «  faisceau des facteurs » qui ont eu pour effet de contribuer à la ténacité des hommes (voir sur le site cette notion  dans le Petit répertoire critique des concepts de la Grande Guerre, par André Loez avec la collaboration de Nicolas Offenstadt)

Certains passages sont très bien écrits et rendent bien compte des réalités du front, comme en témoignent ces deux exemples :

« Système strictement pyramidal, l'armée fonctionne sur le principe unique de l'obéissance absolue aux ordres des supérieurs. Entre obéir et désobéir, le règlement militaire ne connaît rien.

Chaque gradé surveille ses subordonnés et répond de leurs actes devant la hiérarchie. Tout militaire qui n'empêche pas ou ne signale pas une infraction au règlement se rend complice des fautifs. Les hommes sont comptés et recomptés à tout instant. Une bureaucratie pléthorique enregistre chaque ordre, chaque directive, exige des rapports et des compte-rendus à tout propos et constitue des dossiers sur chaque évé­nement et sur chaque individu. » ( page 177)

 « La haine de l'ennemi décroît au fur et à mesure que l'on approche du front, affirme Jean Norton Cru. Le sentiment d'appartenance au grou­pe augmente dans le même sens: il agit avec d'autant plus de force que l'on approche des lignes, du danger, et que les hommes ressentent leur communauté de destin. L'expression d'une solidarité active, la conscien­ce d'être responsables les uns des autres décroissent de l'escouade jus­qu'au régiment, après quoi elles s'évanouissent. Le régiment, la plus grande unité « à taille humaine», sert de référence pour l'affectation des soldats, l'administration de leur état militaire, les manifestations, les distinctions (le drapeau du régiment, là musique du régiment, etc.) et les récompenses collectives. » Dans leurs lettres et leurs récits, les poilus s'identifient fortement à leur régiment, surtout au début de la guerre lorsque ceux-ci possèdent encore une importante composante régiona­le: d'ailleurs, les gradés ne se privent pas, pour motiver les hommes, de faire appel à leur fierté provinciale, ni d'opposer les régions les unes aux autres, nonobstant l'Union sacrée. » ( page 202).

Le ton militant peut indisposer certaine sensibilités, je suis de ceux qui regrettent le sous-titre,  mais il faut savoir les dépasser pour apprécier le travail de longue haleine et l’aubaine que constitue la consultation en un seul volume de cette multitude de témoignages,  en général peu accessibles

Les combattants ont beaucoup écrit. Il n’y a pas de jour sans que n’apparaisse, exhumés de greniers ou de caves, des lettres ou des carnets à l’encre pâlie. Leur publication va donner un élan particulier à la recherche historique sur cette période. Les lire revient à leur rendre leur émouvante singularité, gênante pour les historiens amateurs de démonstrations monocausales comme le reconnaît d’ailleurs très honnêtement François Roux lorsqu’il présente les écrits du commis boucher, chasseur alpin, Louis Bobier :

« Aucune volonté de théoriser rétrospectivement son expérience ne vient brouiller son témoignage, Louis Bobier exprime […] des sentiments souvent contradictoires. Comme beaucoup de ses cama­rades, le jeune chasseur alpin hait «les Boches» collectivement mais compa­tit aux souffrances des individus; il célèbre la solidarité de l'escouade tout en guettant chaque occasion de s'embusquer; il déteste la guerre mais n'a pas un seul mot de sympathie pour les mutins de 1917. »

Il faut espérer que d’autres écrits viennent encore à paraître car sans eux il serait bien hasardeux d’émettre quelques opinions fondées sur les ressorts de la ténacité des poilus au cœur de leur environnement cauchemardesque.

Il faut enfin saluer l’arrivée dans le monde de la connaissance historique de la guerre de 14-18 de non universitaires qui viennent  apporter leur pierre à l’édifice de cette même connaissance. Le CRID 14-18 l’appelle de ses vœux et ne peut que considérer avec sympathie ceux qui se hasardent dans cette aventure pour éclairer un débat qui correspond à une véritable demande sociale

André Bach

Vice-président du CRID 14-18

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