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Recension: Olivier Razac, Histoire politique du barbelé

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Olivier Razac, Histoire politique du barbelé. La prairie, la tranchée, le camp, Paris, La Fabrique, 2000, 111 pages.

Cet essai concis et percutant à propos d’un des éléments majeurs de l’environnement matériel des combattants de 14-18 se place dans une optique mêlant l’anthropologie et la philosophie politique. L’auteur, philosophe spécialiste de la notion de biopouvoir due à Michel Foucault, entend montrer que l’objet fil de fer barbelé s’inscrit dans les pratiques et les attendus de l’exercice et de la mise en exergue du pouvoir, par lui-même et pour lui-même. Plaçant son approche dans une continuité chronologique dont la trame est donnée par le sous-titre de l’ouvrage, Olivier Razac pose en premier lieu cette idée forte que le barbelé sert avant tout à délimiter un espace depuis en-haut, avec des buts aussi bien définis que peu explicités par les détenteurs de l’autorité.
L’invention dans les années 1840 de la clôture métallique avec barbes piquantes correspond aux nécessités de l’élevage dans les plaines de l’Ouest américain, qui voit alors poindre la fin de l’open range, soit la libre pâture. La création et la consolidation de vastes champs clos va de pair avec l’ethnocide perpétré contre les populations natives, pour qui l’idée même d’une propriété précise et délimitée de la terre n’avait absolument aucun sens. Le barbelé est ainsi dans l’Ouest américain un moyen d’attaquer avec une redoutable efficacité le mode de vie des tribus inadaptées au capitalisme triomphant.
Dans la seconde séquence du livre, l’auteur montre que le barbelé fait partie de ces nouvelles façons de mourir (sur lesquelles on ne peut que renvoyer à T. Hardier et J.-F. Jagielski,Combattre et mourir pendant la Grande Guerre, Imago) que le premier conflit mondial a fait surgir en nombre. Cela différencie d’emblée l’usage du barbelé dans les tranchées de son rôle au Far-West ou dans les camps nazis : là, en effet, il est employé pour empêcher la fuite de qui est parqué dedans, tandis que sa fonction sur le champ de bataille est d’empêcher le passage d’individus d’une autre appartenance. Entre 1914 et 1918, passer outre ses propres barbelés c’est entrer dans le no man’s land, et ouvrir son existence à tous les fléaux : « le no man’s land est le lieu – qui n’en est pas un – de ce passage, là où les hommes se désagrègent pour devenir des morts en sursis » (p. 74). Supports matériels de la guerre entre nations, les fils barbelés perdent paradoxalement au bout d’un certain temps leur appartenance nationale, pour se mêler au gré des bombardements et des ondulations de la ligne de front. Mais alors, disant au fond très clairement le hiatus entre les raisons officielles de faire la guerre et le combat tel qu’il est perçu par ceux qui le vivent, ils matérialisent avec persistance la privation formalisée de liberté inhérente à des degrés divers à l’accomplissement du devoir citoyen requis. Ces problématiques sont au cœur de la recherche actuelle, et compte tenu bien sûr de la date de parution du livre, on peut regretter sur ce point que la Grande Guerre soit la période dont la bibliographie ait été comparativement aux deux autres la plus négligée par l’auteur. L’analyse aurait gagné à se fonder sur une documentation étoffée par un corpus de témoignages plus conséquents, et par les travaux de Leonard V. Smith, qui paraissent ici incontournables.
Pour l’auteur, l’expansion du barbelé dans les plaines de l’Ouest américain entre dans la composition du terreau dans lequel la nostalgie « western » des grands espaces libres et du cow-boy  va fleurir jusqu’à aujourd’hui. En transposant, il est peut-être possible de risquer ce parallèle d’une présence des barbelés dans les tranchées comme signe tangible de la fin d’une illusion, celle de la guerre de mouvement, qui est aussi la guerre courte.
Avec la Deuxième Guerre mondiale, un basculement intervient. Là, en effet, la présence environnante de barbelé équivaudrait dans la démarche intellectuelle suivie non à la perte d’une illusion positivement connotée, mais bien à la construction méticuleuse d’une utopie sociale de destruction. Les nazis auraient ainsi sciemment recouru pour tuer en masse les Juifs d’Europe à un procédé ayant auparavant fait indirectement ses preuves pour l’élimination des Indiens d’Amérique. « Le barbelé, justifié par une animalisation de propagande, est un opérateur de transformation de l’homme en pur matériel vivant, liquidable ou corvéable à merci, à la fois bétail, bête sauvage, et vermine ; mouton, chacal, poux… et homme malgré tout. Dans les camps il s’agit en même temps de garder le troupeau et de tuer la bête » (p. 81).
Olivier Razac tire avec de telles conclusions les bénéfices de son approche transversale, apportant des éléments de compréhension stimulants des continuités et des mutations à l’œuvre dans ce que l’on pourrait appeler l’économie morale du pouvoir, de la répression afférente et des perceptions qu’elles suscitent. Ayant entamé son propos par le parcage des bestiaux dans la prairie, il  montre ainsi comment des stratégies efficaces d’amoindrissement, d’avilissement et, finalement d’annihilation, peuvent de façon très cohérente voir le jour postérieurement, dans les mêlées colossales de 14-18, puis les entreprises nazies et leurs répercussions. Les camps de la mort ont d’ailleurs imposé le barbelé comme le “logo” universellement connu de la brutalité du pouvoir. Leur présence visuelle dans les images télévisées venues de Palestine ou de Tchétchénie ces dernières années crée indiscutablement un mode d’appréhension des événements présentés. Cette dimension ainsi revêtue de symbole graphique universel, au même titre que la colombe par exemple, a peut-être débouché sur une mise au rancart graduelle du barbelé par les démocraties les plus soucieuses de ne pas apparaître comme dérogeant trop lourdement à leurs obligations éthiques.
De nos jours, alors que la discrimination est le seul – ou presque – vocable autorisé pour dire l’indignation et  l’injustice, faire l’histoire du barbelé c’est rappeler la permanence à travers les âges des dispositifs de soumission et de destruction progressivement conscientisés, et en perpétuelle évolution dans leurs usages. Etablissant des liens avec les barbelés immatériels ou virtuels (vidéosurveillance, fichages, cartes magnétiques, etc.) et autres moyens toujours plus insidieusement interactifs en usage de nos jours, l’auteur rappelle que ces procédés se sont développés dans la continuité d’un incessant besoin de contrôle de la part des gouvernants et des dominants. Le bracelet électronique serait finalement le prolongement du fameux panopticon de Bentham, en tant que moyen de « fouille immatérielle qui ne choque pas (…) tant il semble que la violence du pouvoir ne soit inacceptable que lorsqu’on la voit agir » (p. 83 & 102). Concernant 1914-1918, cette dernière assertion donne bien sûr à penser, par exemple au sujet des fusillés. Mais, inversement, elle interroge plus encore quant à cette apathie, cette indifférence de la part des civils, plus ou moins avérées mais si durement ressenties par les combattants. Quand ceux-ci reprochent aux foules urbaines ou même à leurs familles de s’habituer à la guerre, quand ils jubilent un peu à l’idée de la frousse des Parisiens sous un bombardement de Gothas, quelque chose se joue qui a aussi à voir avec la colère contre le sort vécu du fait de l’exercice de la volonté de plus puissants que soi. Le barbelé fait alors partie, au même titre que la propagande, le contrôle hiérarchique ou les valeurs ancrées, de ces facteurs qui construisent la résignation par l’interaction, qu’elle soit dure ou lisse, avec l’ordre en place, ses prérequis et ses visées.

François Bouloc

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