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Recension: Nicola Labanca & Giorgio Rochat (dir.), Il soldato, la guerra e il rischio di morire

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Nicola Labanca & Giorgio Rochat (dir.), Il soldato, la guerra e il rischio di morire, Milan, Edizioni Unicopli, Collana del Centre Interuniversitario di Studi e Richerche Storico-Militare - 3, 2006 (mais sorti de presse en 2007), 407 pages.

Ce volume collectif, qui a rendu hommage de manière originale à l’œuvre de l’historien Giogio Rochat au moment de son départ pour une retraite active, porte sur la question, essentielle, de savoir pourquoi et comment les soldats ont accepté d’exercer si longuement le métier des armes, de se faire massacrer, de tuer et d’être tués. Il évoque essentiellement la situation italienne des XIXe et XXe siècles, même si une contribution de Giovanna Procacci présente les postures historiographiques qui ont récemment suscité en France des controverses sur cette problématique à propos de la Grande Guerre. Comprendre ce qui a mené les soldats à faire la guerre relève à coup sûr d’une complexité qui implique de considérer une pluralité de facteurs d’explication. De même, le poids de la coercition ne saurait être mesuré par des approches traditionnelles séparant totalement les mondes militaire et civil, ou négligeant des domaines comme ceux des croyances ou des représentations. 
La figure du père Agostino Gemelli émerge de plusieurs contributions sur la Grande Guerre qui ont plus spécialement retenu notre attention. Ce protégé du général Cadorna, homme d’église et médecin-consultant, mettait l’accent sur la résignation des soldats. Il prétendait, et ne s’en plaignait pas vraiment, que le soldat soumis à l’expérience des tranchées perdait ses sens et sa capacité de révolte. Mais cette torpeur ne se vérifiait pas dans les faits. Et le père Gemelli lui-même, en bon ecclésiastique, s’inquiétait par exemple des pratiques superstitieuses que beaucoup de soldats développaient au front. Leur esprit, en effet, n’était pas seulement à la résignation. Il pouvait se révéler actif, y compris dans l’angoisse de l’expérience de guerre. Les soldats cherchaient des accommodements dans la vie quotidienne, dans leur manière de s’impliquer dans la guerre en fonction de leur espoir de survivre ; ils pouvaient aussi soulager leur traumatisme à travers leur foi religieuse ou par des pratiques divinatoires.
Mario Isnenghi évoque ainsi le journal d’un certain Pietro Ferrari, qui a connu pendant de longues années la guerre et la déportation, mais qui a traversé cette épreuve marqué, et aidé, par sa foi religieuse. Les expressions de son journal de guerre sont éloquentes. « Le devoir de Citoyen et l’obéissance à la Sainte Loi de Dieu qui m’ordonnent de reconnaître le représentant de Dieu dans toute autorité constituée m’assurèrent la sérénité, et en renvoyant toute pensée à Dieu, je me mis à converser avec de nombreux soldats arrivés alentour », écrit-il par exemple (p. 101). Ainsi le sentiment religieux pouvait-il rendre possible et supportable l’engagement dans la guerre, et surtout son acceptation.
Antonio Gibelli et Carlo Stiaccini se sont penchés pour leur part sur les croyances et sur les pratiques pieuses des soldats. Ils évoquent notamment ces ex-voto du Sanctuaire piémontais d’Oropo, ou ceux de la Consolata, une église turinoise. L’expérience traumatique de la guerre a généré un besoin quotidien de petits miracles et a vu exploser les demandes de protection par des pratiques divinatoires diversifiées, souvent éloignées de la religion officielle. Les sources utilisées par ces deux historiens ont ainsi permis de révéler « quelques traits spécifiques de l’univers auquel [ces soldats] se réfèrent, leurs croyances ne trouvant qu’un écho minimal dans les dévotions officielles » (p. 136).
Lucio Fabi met l’accent sur le rôle de la discipline militaire pour ces millions de paysans italiens qui se sont brusquement retrouvés dans les tranchées. Cette gigantesque mobilisation a constitué un acte, inédit jusque-là, d’obéissance à l’autorité de l’État, même si le commandement n’en pensait pas moins que « la patrie restait une réalité incompréhensible pour le petit cerveau du paysan » (p. 154). Sur le terrain, « on allait à l’assaut parce qu’on en recevait l’ordre, et qu’il fallait obéir aux ordres » ; le système disciplinaire était donc fondamental pour conduire la guerre. Mais selon les sources que l’historien mobilise, ce n’est pas du tout la même image de l’action du soldat qui émerge. Les documents militaires insistent par exemple sur la passivité des soldats alors que leurs témoignages disent au contraire l’espoir paradoxal de s’en sortir et de survivre. L’expérience de la mort, en outre n’était pas quotidienne et s’est trouvée fortement concentrée dans des moments précis et dramatiques. Ce qui n’enlève rien, soit dit en passant, à la cruauté de l’expérience de guerre. Enfin, l’auteur, qui plaide la nécessité d’un recours aux sources autobiographiques, s’interroge sur deux postures qui ont fortement caractérisé le comportement des soldats : « vivre et laisser vivre », d’une part, « rester à l’arrière », d’autre part. Il s’agit de deux stratégies de survie, actives, qui devaient en même temps tenir compte des réactions possibles du commandement ou des carabiniers qui accompagnaient parfois les soldats. En s’y référant, l’historien peut reconstruire, à partir des récits des soldats, ce qu’a été « leur » guerre, une guerre plus complexe que celle des narrations traditionnelles.
Il n’est pas question que de la Grande Guerre dans ce volume. Angelo Del Boca évoque ainsi les guerres coloniales italiennes sous un angle particulièrement significatif. Il montre en effet que des troupes coloniales ont été systématiquement utilisées dans un contexte de haine religieuse. En Lybie, des bataillons érythréens ont été systématiquement utilisés, constitués de préférences par des jeunes coptes chrétiens. En Éthiopie, par contre, ce sont cette fois des troupes lybiennes qui ont été régulièrement mobilisées. Les unes et les autres étaient retenues plus fidèles, plus résistante, moins coûteuses et mieux adaptées au climat. Elles servaient surtout, bien sûr, à ménager les vies des soldats italiens. Dans un cas comme dans l’autre, la puissance coloniale italienne attisait les haines religieuses au service de ses propres intérêts. Et cette stratégie fut terriblement efficace.
Et l’Espagne ? On sait que la guerre civile vit des Italiens engagés dans les deux camps s’affronter directement. À travers le film de Ken Loach, Land and Freedom, et par le biais surtout de l’œuvre de Leonardo Sciascia, Lucio Ceva évoque l’une de ces situations tragiques de l’histoire humaine où de pauvres paysans sont envoyés, ou participent par nécessité, à une guerre absurde qui les mène en réalité à tuer leurs semblables. « La faim et la misère ont été depuis toujours les motivations les plus compréhensibles pour combattre et risquer de se faire massacrer » (p. 259).
L’ouvrage évoque encore la Seconde Guerre mondiale et la guerre de libération. Pour les troupes italiennes d’avant le 8 septembre 1943, Giorgio Rochat met en évidence le caractère lacunaire des informations disponibles. Elles montrent néanmoins que le fascisme n’état pas vraiment parvenu à donner aux Italiens cet enthousiasme pour la guerre qui fut pourtant au cœur de la propagande du régime. L’éducation à l’obéissance qu’assuraient la famille, l’église et le monde professionnel restait donc toujours le principal vecteur de la participation de masse à la guerre. Mais il n’a pas débouché sur un enthousiasme particulier, pas plus pour cette Seconde Guerre mondiale combattue aux côtés des pays de l’Axe qu’au cours de la précédente.
L’ouvrage propose encore une contribution de Nicola Labanca qui rend compte d’études récentes sur les institutions militaires à l’épreuve du feu. Il montre ainsi l’évolution de l’historiographie militaire vers un questionnement plus ouvert à la société civile et aux dimensions culturelles. Évoquant les limites d’études américaines centrées uniquement sur l’efficacité des troupes, il souhaite que l’histoire militaire ne revienne jamais « à une histoire sans la politique et sans la société ».
Le volume se clôt sur une bibliographie des travaux de Giorgio Rochat jusqu’en 2005. Comme c’est souvent le cas dans ce type de mélanges, l’hétérogénéité des contributions ne permet pas de les évoquer toutes. Mais le fil conducteur de la publication est bien perceptible. Il concerne l’expérience de guerre, ses motivations et les stratégies de survie des combattants. S’il ne donne pas à voir la manifestation d’un consentement de masse, il n’en restitue pas moins la complexité de cette question, ainsi que la pluralité des situations et des stratégies individuelles.

Charles Heimberg (Université de Genève)

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