Isabel V. HULL, Absolute Destruction : Military Culture and the Practices of War in Imperial Germany, Cornell Univ. Press, 2004.
Ce livre est un modèle du genre. Spécialiste d’Histoire militaire et de l’Allemagne, Isabel Hull aborde en effet la question de la violence de guerre sur la longue durée, en retraçant plus précisément la généalogie de la violence déployée par l’armée impériale allemande durant la Première Guerre mondiale.
L’un des points forts de cette étude réside dans le fait qu’elle repose sur une approche culturelle bien comprise ; et qui, loin d’invoquer une fantasmagorique Culture de guerre, interroge dans une véritable profondeur temporelle la culture militaire de la société et de l’institution militaire allemandes. Par ailleurs, cet examen est d’autant plus probant qu’il s’accompagne d’une mise en perspective du cas allemand par la comparaison avec d’autres aires européennes. Cela permet de faire apparaître l’impact de la culture militaire européenne du dix-neuvième siècle : l’exaltation de la violence comme solution aux problèmes et aux conflits, le culte de l’offensive, l’obsession de la supériorité en armement et en hommes, l’exigence de la reddition sans condition, la paix de plus en plus conçue comme un ordre qui requiert la disparition de tout ennemi potentiel … Toutefois, ces ingrédients sont si bien partagés par les sociétés occidentales qu’ils ne suffisent pas à éclairer les spécificités du cas allemand. D’autres facteurs sont donc convoqués par l’auteur.
En réalité, la culture militaire allemande reste profondément marquée par l’expérience de la Guerre de 1870-1871 ; l’irruption inattendue de civils français dans les opérations militaires (levée de civils, francs-tireurs) lui est apparue absolument déloyale ; en découla l’idée que la dureté vis-à-vis des civils tentés ou seulement soupçonnés de participer aux combats devait être considérée comme une nécessité de la guerre ; force est de constater que cette idée est demeurée inscrite durablement dans la mentalité militaire allemande jusqu’en 1945.
De plus, cette étude révèle que l’académie militaire et l’armée allemandes, contrairement à leurs homologues occidentales (France, Grande-Bretagne principalement), ont montré fort peu d’empressement et d’intérêt pour inculquer à leurs officiers et soldats « les lois de la guerre », les lois internationales (conventions de Genève, de la Haye) tendant précisément à limiter la violence, à protéger les civils, les prisonniers de guerre, les blessés ennemis ; cette absence de prise en compte en Allemagne des conventions humanitaires s’expliquerait notamment par le fait que la classe militaire allemande ne s’envisageait que comme puissante occupante et victorieuse ; en somme, la défaite et l’occupation du territoire national n’étaient pas pensées en Allemagne. D’où l’objectif de tout engagement militaire : obtenir la victoire à tout prix.
Mais Isabel Hull éclaire avec fort à propos une autre différence existant entre les armées allemandes et les armées françaises et britanniques : en effet, les deux dernières œuvrent sous les yeux et le contrôle de leurs opinions publiques et des différents animateurs du jeu politique (c’est particulièrement visible en Grande-Bretagne lors de la Guerre des Boers où une large partie de l’opinion publique et de la classe politique s’insurge contre les atrocités perpétrées en Afrique du sud et freinent les ardeurs exterminatrices de l’armée britannique conduite par Kitchener…). En Allemagne, de tels contrepoids et contrepouvoirs n’existent pas. En Allemagne, l’armée constitue un Etat dans l’Etat ; le pouvoir civil reste faible, assujetti en outre au bon vouloir de l’empereur qui trouve précisément dans son armée son bouclier contre toute offensive des démocrates du pays.
Au total, on aperçoit mieux la généalogie de la violence de guerre allemande déployée durant la Première Guerre mondiale ; si c’est en Europe qu’elle trouve sa source (1870-1871) et ses principes opératoires, il apparaît clairement que les détours coloniaux nourrissent et accélèrent considérablement la spirale de la violence radicale. Isabel Hull examine avec soin les pratiques guerrières de l’armée allemande depuis la guerre franco-allemande de 1870-1871 jusqu’à 1914-1918 sans négliger les différentes expériences coloniales germaniques, en Afrique orientale, en Chine (révolte et punition des Boxers) et en Afrique du sud-ouest (révolte et extermination des Herreros).
De nombreuses pratiques sont ainsi non seulement expérimentées mais développées à une grande échelle : ainsi, de 1894 à 1897, l’armée allemande soumet par la force et la terreur les populations des territoires convoités en Afrique orientale ; les troupes du lieutenant-colonel Lothar von Trotha ravagent tout par le feu sur leur passage. On retrouve von Trotha quelques années plus tard en Afrique du sud-ouest…
Avant ce nouvel épisode africain, a lieu la sanglante répression de la révolte nationaliste chinoise des Boxers (1900-1901) : lorsque le corps expéditionnaire allemand débarque sous les ordres du général Alfred von Wadersee, la reprise en main et la sécurisation des concessions occidentales en Chine sont déjà accomplies. Malgré cela, d’octobre 1900 au printemps 1901, les troupes allemandes montent plusieurs dizaines d’expéditions punitives dans l’arrière-pays durant lesquelles une violence exemplaire et unique par son ampleur se déploie. Assassinats, viols, pillages, destructions de biens frappent sans discrimination de statut, de sexe ou d’âge. Cette terreur commanditée par l’empereur Guillaume lui-même a pour but ouvertement revendiqué d’imposer le respect aux Chinois et de prévénir tout autre révolte. Rappelons qu’alors, Français, Britanniques, Russes, Japonais, Etats-Uniens, Italiens œuvraient en étroite communion dans l’opération de dépeçage de la Chine.
A l’automne 1904, en Afrique du sud-ouest, l’armée allemande placée sous les ordres de Lothar von Trotha, entretemps devenu général, non seulement traque les combattants héréros révoltés contre les colonisateurs allemands mais elle refoule sciemment l’ensemble du peuple héréro dans le désert, non sans avoir exécuté tous les combattants tombés entre ses mains. Durant l’année suivante, les rares revenants du désert où les victimes se comptent par dizaines de milliers (40-60 000), l’extermination se poursuit par l’internement en camps où les rations alimentaires octroyées aux internés sont ridiculement faibles (5 fois inférieures à celles octroyées par les Britanniques à leurs propres internés d’Afrique du sud). Le travail forcé est imposé aux rares survivants pour des raisons économiques. C’est l’occasion de noter au passage que l’internement en camps de concentration est devenu une pratique coloniale et militaire courante au tournant du siècle : une première apparition est relevée à Cuba en 1896 où le gouverneur espagnol tente d’étouffer la révolte cubaine en séparant les populations civiles des guerilléros ; à partir de 1900, cette fois en Afrique du sud, des camps analogues sont construits par les Britanniques pour mâter la révolte boer en internant les civils.
A la fin du mois de novembre 1905, le successeur de von Trotha, Friedrich von Lindequist veut mener une politique plus humaine envers les survivants héréros ; mais ceux-ci sont souvent trop faibles pour pouvoir profiter de cette nouvelle politique ; dans le même temps, le nouveau gouverneur n’hésite pas à détruire une autre population locale révoltée, les Namas ; afin de diminuer la menace de révolte, von Lindequist envisage la déportation d’une partie des indigènes à Samoa et Adamana ; mais il doit renoncer, faute de finances. Un certain nombre sont alors déportés au camp de Shark Island où la mortalité est particulièrement importante… Après une révolte d’une partie du peuple Witboi, les supplétifs Witbois jusque-là engagés aux côtés des troupes coloniales allemandes contre les héréros sont désarmés et déportés au Togo où ils souffrent et meurent des conditions climatiques et du manque de vivres… La dynamique est alors bien enclenchée.
A partir d’août 1914, sur le continent européen, l’armée allemande stupéfait le monde par sa brutalité et les atrocités perpétrées notamment en Belgique et dans le nord de la France. L’une des raisons de ce déchaînement tient au fait que pour l’Allemagne cette guerre est vécue comme existentielle et en conséquence, chaque obstable, chaque difficulté rencontrés nourrit la spirale de la violence militaire. Outre les prises d’otages, les meurtres de civils (6500 belges), les destructions, les déportations et le travail forcé deviennent ici des mesures courantes (l’auteur rappelle cependant des précédents : en 1886, Bismarck fit ainsi déplacer de force 30 000 polonais et juifs polonais de Posen). On retrouve bien en ce début de guerre la rhétorique et les pratiques coloniales. D’ailleurs, de telles violences sont aussi pratiquées sur le front de l’est au point que des groupes de résistants voient le jour en Pologne et en Russie. L’obsession de la victoire, l’obsession surtout de la victoire rapide (à obtenir tout d’abord sur le front occidental en 1914 pour pouvoir se retourner ensuite contre les Russes), l’obsession encore d’imposer l’ordre allemand aux populations occupées, la frustration devant la victoire qui fuit, la crainte de paraître faibles, mais aussi les contraintes économiques, de main d’œuvre surtout, sont autant d’éléments qui contribuent à alimenter la violence radicale.
Ce compte-rendu est malheureusement encore loin de rendre compte de la richesse de cet ouvrage qui constitue une contribution majeure à l’historiographie militaire contemporaine. On retiendra qu’Isabel Hull confirme avec force que la Première Guerre mondiale ne marque pas un franchissement de seuil décisif en matière de violence de guerre. Dès lors que l’on veut bien s’aventurer un peu hors des bornes de la période 1914-1945 que certains auteurs tentent d’imposer à tort comme un paradigme pertinent, reconnaître cette réalité s’impose.
De fait, et plus largement, bien que la formule Guerre de Trente Ans soit aujourd’hui à la mode, elle n’est pas sans inconvénient en ce qu’elle tend à construire ex-nihilo un isolat historiographique déconnecté de tout passé. Un premier effet pervers est induit par cette construction historiographique : à force d’observer la Grande Guerre au miroir d’Auschwitz, à force de proclamer que la Grande Guerre est la matrice des violences et le laboratoire des pratiques génocidaires et des totalitarismes du XXe siècle, le risque est grand de voir tirer un voile pudique sur des pratiques coloniales et militaires plus anciennes, peu avouables et encore peu avouées. C’est précisément le grand mérite d’Isabel Hull que d’arracher ce voile en montrant que nombre de pratiques de ce que l’on appelle la guerre totale au vingtième siècle, étaient déjà très largement déployées outre-mer avant leur transport et leur transposition, à une échelle autre il est vrai, sur le continent européen à partir d’août 1914. Dans le même ordre d’idées, on pourrait aussi rappeler qu’à partir du milieu du dix-neuvième siècle, les libéraux européens virent dans la déportation une solution aux problèmes sociaux et politiques de nos démocraties (rafle et déportation de jeunes délinquants des îles britanniques, bannissement et déportation d’opposants en 1851, de Communards français vingt ans après, etc.)…
Frédéric Rousseau, Montpellier 3