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Recension : Jean-Noël Grandhomme, Ultimes sentinelles

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Jean-Noël Grandhomme, Ultimes sentinelles. Paroles des derniers survivants de la Grande Guerre. La Nuée bleue-Editions de l’Est, 2006, 221 pages.

A l’heure où disparaissent les derniers combattants du premier conflit mondial, le livre de Jean-Noël Grandhomme donne la parole aux « ultimes » témoins de cette Grande Guerre. Cette publication est le résultat d’une longue et vaste enquête orale menée entre 1994 et 2002 durant laquelle furent interviewés et enregistrés soixante-quinze vétérans tous originaires du Grand Est de la France. L’auteur de ce recueil a choisi de retenir, parmi l’ensemble, dix-sept témoignages d’anciens combattants qui « montrent comment ces « hommes de la guerre » ont « digéré » leur expérience et quel(s) regard(s) ils portent sur elle, plusieurs décennies plus tard. Qu’ont-ils retenu ? Qu’ont-ils oublié ? Sur quel mode s’est opéré le « tri sélectif » de leur mémoire ? Que sont-ils prêts à raconter ? Et surtout, que peut apporter leur témoignage aux Français et Européens d’aujourd’hui ? » On l’aura compris, c’est une « mémoire vivante » mais aussi lointaine des événements décrits,  mémoire  sauvée « in extremis » qui a ici intéressé l’historien. Ce dernier, parfaitement conscient des écueils de son objet, corrige avec pertinence, tact et mesure l’altération ou les déformations mémorielles des propos tenus par certains témoins. Ces derniers sont, pour la plupart, au moment où ils furent interrogés nonagénaires ou centenaires. Et c’est sans doute là l’une des originalités et des grandes qualités de ce livre que de mettre en parallèle et de façon équilibrée à la fois les témoignages des vétérans et les commentaires éclairants de l’historien. Une savante alchimie s’opère assurément entre ces deux discours.

Le parcours militaire des témoins du livre de Jean-Noël Grandhomme respecte la particularité de leur appartenance géographique. Beaucoup d’entre eux sont d’origine alsacienne  ou lorraine et ont donc combattu ou dans les rangs de l’armée française ou dans ceux de l’armée allemande. La plupart ont été mobilisés dans l’armée du Kaiser puisque les régions dans lesquelles ils vivaient au moment de la mobilisation étaient allemandes (avec une exception puisque l’un des témoins parvient à rejoindre in extremis la France, avant la fermeture de la frontière). Le fait d’appartenir aux « provinces perdues » n’a certainement pas facilité la vie quotidienne de ces soldats enrégimentés dans l’armée du Reich. Le statut d’Alsacien ou de Lorrain les assure d’abord d’aller combattre sur des fronts très éloignés. Comme le rappelle l’auteur, « les autorités impériales, confrontées dès 1914 aux désertions et actes d’insubordination d’une part négligeable des recrues alsaciennes ou lorraines, jugeaient plus sages de les affecter à des fronts lointains ou à la Kriegsmarine. »  L’attitude des autorités militaires allemandes à leur égard est ambiguë. Elle va d’une parfaite assimilation jusqu’à une animosité non dissimulée lorsque, comme le rappelle l’un des témoins, ses homologues allemands le qualifiaient régulièrement de « Franzosenkopf ». Pour un autre témoin, un feldwebel n’hésite pas à dire devant un groupe d’Alsaciens-Lorrains réuni devant lui : « Je vous préviens tous. Les Alsaciens-Lorrains sont connus comme déserteurs. Si on en prend un qui essaie de se débiner, il sera immédiatement fusillé »… Le même témoin ajoute pourtant quelques lignes plus loin qu’aux yeux de ses officiers,   « nous étions tous soldats allemands, un point c’est tout ».  

L’une des odyssées les plus surprenante du livre est sans doute celle de Fernand Zeyssolf, une « forte tête » qui se retrouve à combattre les Anglais en Palestine. Cette affectation lointaine ne l’empêche pas pour autant de déserter les rangs de l’armée allemande lorsqu’il est sur le point d’être fait prisonnier. Un long périple le mènera du Levant jusqu’à son Alsace natale, en passant par de nombreux pays où le guettent de multiples dangers. Lorsqu’à la fin de la guerre, ces Alsaciens-Lorrains se retrouvent sur le front occidental, la tentation de passer les lignes se fait d’autant plus forte que les rations alimentaires dans l’armée allemande s’amenuisent de jour en jour. Et pourtant, le passage à l’acte de désertion qui n’est pas dépourvu de risques n’est pas non plus pour autant synonyme d’une totale délivrance. L’attitude des populations civiles françaises à l’égard de ces prisonniers est très variable d’une région à l’autre. « Le lundi de Pentecôte, en 1918, témoigne Antoine Froelicher, un camion avec deux gendarmes est venu nous chercher pour nous conduire chez les Français. Mais quand nous regardions au dehors par l’arrière du véhicule, avec nos petits calots allemands, on nous jetait des pierres. Le chauffeur s’est arrêté et a écrit sur la bâche : « Prisonniers alsaciens-lorrains », et cela a cessé. » Mais les choses peuvent aussi se passer de façon beaucoup plus délicate : « Quand nous sommes passés à Orléans, à la gare, des femmes savaient que nous étions Alsaciens-Lorrains. Mais elles semblaient méfiantes, elles demandaient : « D’où êtes-vous ? » La garde – deux territoriaux français qui devaient nous surveiller – est allée faire la bringue en ville toute la nuit, en nous abandonnant dans notre wagon. Si les gens du coin l’avaient su, on ne s’en serait pas tiré. » Finalement les autorités françaises paraissent presque moins suspicieuses que les populations civiles puisque, après vérification de l’ascendance française et des « sentiments français » d’Antoine Froelicher, ce dernier se voit remettre une carte tricolore qui lui donne le statut d’un réfugié français.

Les dix-sept témoins retenus par Jean-Noël Grandhomme sont aussi représentatifs de la société dans laquelle ils ont vécu et des armées dans lesquelles ils ont combattu. Bien  loin d’une fâcheuse tendance qui vise à ne presque privilégier que des témoins de la Grande Guerre appartenant ou proches des milieux intellectuels, l’auteur s’est au contraire efforcé de faire des choix attentifs et mesurés. Il y a de tout  dans le panel de témoins retenus ici : un « embusqué », un « débrouillard », « un Français de cœur », des Alsaciens-Lorrains pro-allemands, un « intellectuel »…  Un parmi d’autres, sans plus…

Soulignons enfin combien l’origine alsacienne et la sensibilité personnelle de Jean-Louis Grandhomme l’aident à bien comprendre et interpréter le sens des paroles des hommes qu’il interroge. L’évocation de souvenirs familiaux personnels par l’historien permet aussi au lecteur de s’imprégner de cette spécificité régionale et de mieux saisir combien était à la fois inconfortable et délicate la position des Alsaciens-Lorrains plongés, le plus souvent « malgré eux », au sein des deux grands conflits mondiaux.

 

Jean-François Jagielski

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