FERRO Marc, La Grande Guerre, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 1990 [1 ère éd.1969], 412 p.
Une synthèse superbe. Un ouvrage décalé dans l’historiographie française, par le statut de son auteur (élève de Braudel, loin de la filiation de Renouvin) et par le mélange qu’il opère entre les acquis d’une histoire traditionnelle de la Grande guerre (les passages sur la diplomatie ou les opérations) et une ambition conceptuelle largement inégalée encore aujourd’hui. Les qualités propres de Ferro et ses centres d’intérêt (Révolution russe, cinéma, en particulier) lui permettent de s’affranchir en grande partie des limites de cette histoire traditionnelle pour pointer, le premier, certains points cruciaux, comme celui des anticipations de la guerre, la « guerre imaginaire » (chap. IV), des mécanismes d’attribution du sens, et surtout la question « Pourquoi la guerre ? » (1e partie). Pour la première fois, la réponse apportée ne se limite pas à l’histoire diplomatique même mâtinée d’économie, ni aux groupes dirigeants, mais prend en compte la psychologie (les « aspirations », p. 7), la longue durée de l’histoire européenne et les mécanismes sociaux (le premier chapitre, étonnant, dresse un parallèle éclairant entre révolution et émigration comme réponses à la question sociale en Europe). C’est la marque d’un ouvrage d’une grande finesse d’écriture et d’une grande intelligence, très équilibré entre différents registres interprétatifs (histoire militaire, histoire sociale et du mouvement socialiste, histoire politique, prémices d’un intérêt pour les combattants avec de larges extraits de témoignages cités p. 162-167). Cet équilibre est fondé sur l’ambition explicite de nuancer l’interprétation en fonction des situations spécifiques de différents segments de la société en guerre : « La guerre, telle que l’ont comprise dirigeants politiques et chefs militaires, ne diffère-t-elle pas de la guerre vécue par les combattants, par l’arrière ou par les opposants ? » (p. 8). Même équilibre entre une perception juste de certains enthousiasmes (« ils rayonnaient », p. 12) et une pesée lucide de la « puissance coercitive » (p. 245) des États. Enfin, équilibre étonnant entre l’expérience de guerre française (pages superbes sur Verdun) et les autres fronts (dans quelle autre synthèse française sur la Grande guerre lit-on les conséquences de la capitulation de Kut ?). C’est peut-être le livre le moins franco-centré de l’historiographie française, et c’est certainement un de ceux où l’on apprend le plus de choses.
André Loez