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Recension: Elie Faure, La Sainte Face

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FAURE Elie, La Sainte Face, édition préfacée par Carine Trevisan, Paris, Bartillat, 2005, 423 p. 

1. Qui est Elie Faure ?

L’initiative de Carine Trevisan rend facilement accessible un texte publié pour la première fois en 1918 par Elie Faure, médecin pendant la guerre, surtout connu comme auteur d’une Histoire de l’Art en plusieurs volumes. Né en 1873 dans une famille protestante de Gironde, il était le neveu d’Elisée Reclus. Marié, père de deux garçons, il avait 41 ans en 1914. Une chronologie placée à la fin du volume indique qu’il écrivit une lettre de soutien à Zola après « J’accuse » en 1898, qu’il donna des cours d’histoire de l’art à l’Université populaire « La Fraternelle » en 1903. Dans l’entre-deux-guerres, il adhéra au Comité de Vigilance des Intellectuels antifascistes, et milita en faveur de l’Espagne républicaine contre Franco. Il mourut le 29 octobre 1937. L’édition est complétée par une série de lettres d’Elie Faure à sa femme et à des amis, et par un index des noms de personnes.

 2. Le livre

Elie Faure affirmait ne pas écrire ses « souvenirs » sur la guerre, mais des « idées suscitées en [lui] par la guerre ». Les descriptions directes sont cependant bien représentées. La 1ère partie, « Près du feu », écrite entre mai et juillet 1916, rend compte de la période d’août 14 à août 15 au cours de laquelle il est médecin en arrière des lignes. La 2e, « Loin du feu », évoque sa convalescence, après son évacuation pour neurasthénie, à Paris et sur la Côte d’Azur avec une visite à Cézanne (p. 184-187). La 3e, « Sous le feu », est rédigée dans la Somme entre août et décembre 16. Le titre général, La Sainte Face, désignerait « la face de la France », d’après l’auteur lui-même, ou encore « la face grave et triste » des combattants. Son goût du paradoxe lui fit envisager de choisir La Sainte Farce, mais il y renonça par égard pour les souffrances produites par la guerre.

 3. Des pages d’anthologie

L’ouvrage contient de nombreux passages qui sont des descriptions précises de moments, de situations, qui pourraient faire partie d’une anthologie de textes de témoins de la Grande Guerre comme celles établies par Jean Norton Cru et par André Ducasse :
- l’embarquement de blessés en gare de Dammartin, début septembre 14 (p. 63) ;
- le champ de bataille de la Marne après le recul allemand (66, 68) ;
- le tir du canon de 75 (94) ;
- les tranchées en décembre 1914 (114) ;
- l’arrière front, entre Paris et la Picardie (194), puis le front (195), le retour à la nature et aux activités primitives (196), la cagna (197), l’artillerie (200) ;
- les préparatifs d’attaque (208), la peur sous le bombardement (228) ;
- un camp de prisonniers allemands (277).

 4. Des remarques judicieuses

Plus brefs, certains passages recoupent le témoignage de bien d’autres acteurs, avec une touche spécifique :
- le besoin de se donner des illusions (38) ;
- les déplacements sans connaître la destination, les rumeurs (55) ;
- les blessés joyeux d’avoir échappé au carnage (62) ;
- un blessé français ne voulant pas se séparer d’un blessé allemand (70) ;
- le courage sous le regard de l’autre (72) ;
- le paysan qui maudit la guerre (125) ;
- la ténacité de ceux de l’arrière qui « ont fait le sacrifice de la vie de ceux de l’avant » (141) ;
- la guerre, un spectacle pour un Dieu qui y prend du plaisir (157) ;
- une définition du patriote (158) : « personnage religieusement attaché en temps de paix à tromper l’étranger et en temps de guerre à tromper le compatriote sur le compte de la patrie » ;
- « la ronde échevelée des vaudevillistes et des académiciens proposant à la clientèle leur orthopédie patriotique et morale » (189) ;
- la question à poser à Barbusse : « Veux-tu qu’il n’y ait pas eu la guerre, et n’avoir pas écrit Le Feu ? » (190) ;
- « les journalistes trouvent très bon le moral des poilus, mais les poilus trouvent trop bon le moral des journalistes » (193) ;
- lors d’un bombardement par l’artillerie française : que se passe-t-il là où tombe ce fer ? (201) ;
- l’allégresse lorsqu’on peut enlever le masque à gaz (206) ;
- la jubilation des prisonniers allemands, la camaraderie avec les poilus (210, 213) ;
- « la solitude accroît l’épouvante car, à plusieurs, on se prête l’appui mutuel du mensonge qu’on fait aux autres pour se rassurer soi-même (227) ;
- le bourrage de crâne (242, 323) ;
- la « zone bâtarde » entre l’arrière et l’avant (271).

 5. La tendance au paradoxe

Romain Rolland avait noté à propos de La Sainte Face : « Tendance au paradoxe par orgueil de penser autrement que les autres ». Il est vrai que les pages et les paragraphes valorisés ci-dessus sont à cueillir au milieu d’autres pages qui témoignent plus sur la personnalité de l’auteur que sur la guerre. N’avait-il pas lui-même écrit qu’il cherchait à ramasser dans son livre « la plus grande masse possible d’enivrement intellectuel » ? On ne mentionnera pas tous les effets de style agaçants ou pénibles. Retenons cependant la dédicace : « Aux soldats qui ont vécu sous le fer, respiré le feu, marché dans le sang, dormi dans l’eau, je donne ce livre cruel, pour qu’ils le brûlent. »

Plusieurs de ces effets, si on les prenait au pied de la lettre, aboutiraient à une sorte de justification de la guerre comme manifestation de vitalité des peuples jeunes. Ainsi les militaristes seraient plus révolutionnaires que les socialistes ; les actes de vandalismes attireraient la sympathie (« Ils sont jeunes. Ils cassent leurs jouets ») ; les généraux français auraient économisé trop de vies humaines…
On s’en tiendra là.

 6. Stéréotypes nationaux et régionaux

Il est également surprenant qu’un homme d’une telle stature intellectuelle en vienne à des stéréotypes infantiles : l’Anglais sportif et flegmatique, l’Allemand solide et mécanique, le Français nuancé et subtil (p. 252) ; la Gascogne sceptique et le Languedoc fanatique, le Dauphiné recueilli, la gouailleuse Champagne (167). Et les constantes dans le temps : Paris est toujours identique depuis Lutèce (135) ; « on retrouve le Gaulois de César sous la capote du biffin » (276)… Le tout au premier degré. De même que l’évocation des tirailleurs sénégalais (104) ou cette page à glisser dans l’anthologie des « bienfaits de la colonisation » (105-106) dont je n’ose pas reproduire la conclusion.

Plus utile est la description d’un antiméridionalisme très fort en 1914 : « de gros infirmiers bien nourris lancent des brocards virulents aux petits montagnards [Ariégeois d’un régiment réduit de moitié par les combats] qui sont restés toute une nuit sous le feu, à la même place, tandis qu’eux-mêmes ronflaient dans leur paille fraîche, à l’abri. » (52)

 7. Père et fils

Enfin, il faut remarquer chez cet homme, qui voit dans la guerre l’expression de la vitalité d’un peuple jeune, le souci d’en préserver son fils né en 1897. Il est « inutile » qu’il s’engage, écrit-il à plusieurs reprises à sa femme. Si on ne peut l’empêcher, qu’il attende la fin de la campagne d’hiver. Il faudrait trouver une situation « où il pourrait rendre le maximum de service avec le minimum de risques », cavalerie, artillerie…

Alors, Elie Faure était un être humain ? Sans doute. Et ce n’est pas dévalorisant de le dire. Mais avait-il besoin d’écrire : « La guerre est une admirable école d’énergie et de fatalisme et j’espère que la France entière en profitera. Moi, je n’en ai pas besoin. Je suis celui dont Dostoïevski a dit : ‘Il viendra un homme nouveau, heureux et fier. Celui à qui il sera égal de vivre ou de mourir, celui-là sera l’homme nouveau.’ »

 

Rémy Cazals
Université de Toulouse-Le Mirail/CRID 14-18

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