EHRENBERG Alain, Le corps militaire. Politique et pédagogie en démocratie, Paris, Aubier, 1983, 213 pages.
Depuis quelques années déjà, l’historiographie de la Grande Guerre est hantée par le désir de comprendre la ténacité dont ont fait preuve les combattants durant le conflit, concentrant les travaux menés et les polémiques consécutives, autour des questions relatives aux conditions de vie au front, à la violence donnée, reçue ou volontairement évitée, enfin, à la mise en obéissance des hommes et à son corollaire, les refus de marcher, « grèves » et fraternisations (voir les nombreuses contributions sur lce site et la bibliographie). Sur ces dernières questions, la lecture du livre déjà ancien d’Alain Ehrenberg vient heureusement apporter des éléments de réflexions et des pistes de recherches fructueuses.
Alain Ehrenberg, en retraçant une histoire de la pédagogie militaire en Occident et en France en particulier, propose une réflexion stimulante, résolument politique portant au fond sur les relations en démocratie entre le pouvoir et les individus citoyens qui en constituent la raison d’être, à travers l’apprentissage du métier des armes : comment finalement, la pédagogie militaire d’avant le combat , « véritable politique de la citoyenneté », construit un homme affranchi capable de gérer les antagonismes propre au fonctionnement des sociétés démocratiques où chacun est placé à égalité de pouvoir et de puissance (puissance dont jouissaient héros antiques et médiévaux), acceptant de sacrifier une partie de sa liberté pour se soumettre volontairement à la menace de mort. Le militaire devient ainsi progressivement dans la pensée politique moderne le paradigme du citoyen à la fois vertueux et physiquement solide, capable de mobiliser ces muscles au service de la communauté, de se discipliner (obéir) tout en étant combatif, à l’inverse de la « brute » violente et imprégner de haine dont le comportement s’apparente à une conduite répréhensible : l’extrémité ultime visée étant de tuer sans haine l’ennemi désigné (voir N. Mariot, « Faut-il être motivé pour tuer… »).
En revenant sur les différentes évolutions techniques, politiques et culturelles qu’ont connues guerres et sociétés depuis le Moyen Age et qui ont transformé, notamment dans le combat, les rapports entre l’individu, le collectif tactique et finalement le pouvoir (où la guerre devient pour une communauté – peuple, un moyen de cerner son identité, sa « propre mesure » (p.44)), Alain Ehrenberg montre comment émerge une armée au service du pouvoir central et la figure du soldat discipliné et « dressé » pour reprendre la terminologie usitée. Ainsi, le passage progressif au combat en ordre dispersé où brille le tirailleur, préféré à celui de l’ordre serré, implique un changement dans le format des armées, comme dans le fonctionnement des relations entre soldats et officiers, donc dans la nature même du « dressage » des hommes en armes. L’armée républicaine au XIXe siècle devient au terme de cette évolution une école de citoyenneté où le soldat apprend à la fois l’autonomie (qui se mesure à la qualité des initiatives positives qu’il peut prendre sur le champ de bataille) et l’obéissance intériorisée, la capacité individuelle de combattre et la solidarité envers les autres combattants et sa hiérarchie. En un mot, où il devient l’image même du peuple libre et souverain capable de se gouverner.
L’auteur engage alors, en se penchant du côté de la construction du corps combattants, et de la combativité comme « conduite sociale majeure », une réflexion sur les mécanismes de l’obéissance qui peuvent conduire à l’extrême une victime à accepter sur ordre de mettre volontairement fin à ses jours. Au-delà de la simple vision répressive de l’armée, celle-ci « représente cette volonté de faire résider dans le corps du soldat les ressorts de sa propre puissance » (p. 52).
Plus qu’une étude historique, un tel essai permet de dépasser les représentations traditionnelles de l’armée comme source d’oppression, et de son économie. Replacés dans une réflexion politique, autour du triptyque interdépendant individu – autorité – collectivité, on comprend mieux les mécanismes qui président à la formation et au fonctionnement de l’armée de conscription dont l’installation n’a pas été de soi et a suscité de nombreux débats et perceptions finalement parfois très contradictoires tout au long du XIXe siècle : Armée de défense ou de conquête ? Armée permanente mais sous peine de mener à la guerre ? Les questions de la « revanche » et de la rivalité avec l’Allemagne, du recrutement et de son équilibre (nécessité d’avoir des troupes nombreuses sans compromettre l’économie du pays), de l’image du soldat et de l’utilité de l’armée (pour certain nécessaire car luttant contre l’oisiveté et la nuisance d’une partie de la population classée dans la catégorie des « asociaux ») s’installent alors au cœur des différentes réformes touchant l’organisation militaire. Le passage sous l’uniforme, les discours et les exercices imposés à la caserne ou en campagne (avec l’arrivée pas toujours bien vu des sports collectifs), visent peu à peu plus à l’obéissance qu’à la maximalisation des forces physiques, contraignant les soldats-citoyens à automatiser des gestes, intégrer des principes de discipline et ainsi construire une armée cohérente et prête au combat. L’économie militaire dans la IIIe République s’inscrit ainsi dans la continuité de l’œuvre de l’école et du « dressage » scolaire, construisant de la cohésion, la troupe devenant le paradigme de l’anti-foule, l’amalgame de citoyens dociles mais autonomes. L’autonomie des individus masquant en fait une manière détournée d’obéissance basée sur une « nécessité interne » (p. 173) artificiellement construite.
Approchant les comportements par l’analyse politique, sociologique, voire anthropologique, Alain Ehrenberg permet en retour d’appréhender avec hauteur, par le biais de la pédagogie militaire et au-delà du contexte culturel singulier et des idéologies trop facilement convoquées comme source unique de compréhension, le comportement des soldats au front. Ainsi, nous trouvons matière à approcher avec pertinence la manière dont les soldats de la Grande Guerre ont témoigné de leur expérience, ont décrit leur rapport à l’uniforme, à l’autorité militaire et aux « camarades » mobilisés à leurs côtés, comment ils ont pu et du finalement supporter cette situation de guerre imposée, et éventuellement su utiliser leur autonomie (au service d’une limitation de la violence), tout en n’échappant pas à la relation de pouvoir. Notamment à cette « mise au service» du pouvoir à laquelle le soldat est soumis, à son corps défendant.
Lafon Alexandre.