DOWNS Laura Lee, L’inégalité à la chaîne. La division sexuée du travail dans l’industrie métallurgique en France et en Angleterre (1914-1939), Paris, Albin Michel, « L’évolution de l’humanité », 2002.
Cet ouvrage est très important, en ce qu’il combine l’étude d’un éventail de sources de première main simultanément très large et très approfondi, et la mise en œuvre d’une problématique dense et riche, croisant les apports des gender studies avec ceux de l’histoire sociale la plus fine. En outre, l’approche comparative l’est véritablement, ce qui vaut d’être noté. Le travail des femmes, fait marquant de la Grande Guerre, est ici passé au crible, ce qui conduit à renouveler fortement les connaissances sur le sujet mais, plus largement, ouvre sur de nouveaux acquis et perspectives en histoire sociale. Au départ, le problème traité peut pourtant être posé en termes relativement simples : les hommes étant massivement partis au front, les femmes se trouvent nécessairement appelées à prendre leur place dans les usines et les ateliers afin de répondre à la demande illimitée constituée par les formes nouvelles de l’affrontement armé qui éclate en 1914. Seulement voilà, l’installation en nombre des femmes dans les rapports de production est inéluctablement modelée par les rapports sociaux et de genre en vigueur dans les sociétés française et britannique de l’époque. Main d’œuvre salariée, et à ce titre placées par définition en position dominée vis-à-vis de l’employeur, les femmes ploient en outre sous le faix de leur condition… de femme, justement. Ainsi, leur place dans les usines de guerre devient le lieu de toutes les instrumentalisations. Leur repositionnement sur le marché du travail les met en butte à toutes les injustices et à toutes les présomptions. Confinées aux marges de la politique et du syndicalisme avant-guerre, elles se trouvent – sans surprise – fort démunies pour contrer les stratégies et les initiatives patronales en termes de gestion de la production. La Grande Guerre est en effet un moment-clef quant à l’introduction de la taylorisation dans les usines, et les chefs d’entreprises profitent largement, Laura Downs le montre brillamment, de la conjoncture favorable créée malgré elles par les femmes sur ce point. Ce contre quoi les syndicats masculins bien structurés avaient lutté pied à pied depuis des lustres se trouve ainsi en grande partie réalisé. Du point de vue des mêmes syndicats, par suite, ce n’est pas une remise en question de la relégation des femmes à l’arrière-plan du mouvement ouvrier qui est énoncée, mais bien de virulentes attaques contre les femmes elles-mêmes… Lorsque celles-ci prennent l’initiative de revendications salariales et d’arrêts de travail, la réaction est du même tonneau. Leur attitude est alors jugée irresponsable par ceux des leaders syndicaux ayant de leur côté abdiqué la lutte au nom de la défense nationale (à l’exemple de Léon Jouhaux), et soucieux avant tout de la respectabilité du mouvement ouvrier aux yeux des milieux dirigeants. Lorsque les femmes s’en mêlent, a-t-on envie de dire, tout est sujet à caution dans l’attitude des responsables politiques et syndicaux, comme des dirigeants de l’industrie. Autre occurrence, la loi du 5 août 1917, promulguant l’obligation faite aux employeurs de mettre à disposition des chambres d’allaitement dans les entreprise où travaillent au moins cent femmes de plus de quinze ans. Mesure sociale salutaire ? Voire : si cela fait le bonheur du lobby nataliste inquiet à l’idée de voir les génitrices éloignées de leur devoir premier, le mouvement féministe fustige une grossière et double manipulation, jugeant que l’on assimile l’ouvrière « à une machine tenue sous haute pression afin d’en obtenir un rendement intensif et urgent : on compte sur elle pour enfanter des milliers d’obus et tourner des dizaines d’enfants » (cit. de la Française d’aujourd’hui). C’est dans cette perspective critique, que ces quelques exemples ne visent ici qu’à rendre tangible, qu’est traitée l’ensemble de la riche matière du livre : distinctions qualitatives sexuées opérées au sein de la main d’œuvre, introduction des surintendantes d’usines, “contremaîtresses” bourgeoises chaperonnant avec l’aval des patrons et des dirigeants politiques des ouvrières forcément vulnérables aux idées subversives, comme aux mauvaises mœurs… En entrant dans la mobilisation industrielle, les femmes n’ont pas été dépouillées du statut d’infériorité qui était le leur auparavant. Mais comment aurait-il pu en être autrement ? Les sociétés belligérantes sont entrées en guerre en 1914 avec ce qu’elles étaient intrinsèquement, et quelle que soient les appréciations que l’on peut porter sur la tenue et la teneur de l’Union sacrée, il faut constater que le conflit n’a bien souvent fait qu’éclairer d’une lumière un peu plus crue qu’à l’accoutumée des stratifications sociales préexistantes, et pérennes. Leur histoire ainsi faite montre que les femmes à l’usine ont été les jouets d’enjeux construits autour, au-dessus et en dehors d’elles. Très proches en cela des combattants du front, elles sont constituées en catégorie à laquelle est retiré le pouvoir de décision… mais qui, le moment venu, peut le reprendre dans une spontanéité qui ne doit rien à personne : grèves et mutineries, ainsi envisagées, en témoignent conjointement.
François Bouloc.