Pierre Darmon propose dans Vivre à Paris pendant la Grande Guerre une collection d'anecdotes visant à reconstituer la vie quotidienne durant la guerre. En raison d'une faible réflexion critique sur les sources et de profondes lacunes conceptuelles et bibliographiques, l'ouvrage ne peut prétendre contribuer à notre compréhension du conflit. Si l'utilisation des archives de la Préfecture de Police et du service de santé aux armées révèle des faits intéressants, leur analyse ne permet pas de dessiner la " spécificité intra muros " que veut établir l'auteur (p.11).
Le livre suit une structure thématique, vingt chapitres envisageant, de la mobilisation à la victoire, des thèmes tels que la " dureté des temps ", les raids aériens ou encore la vie des spectacles. Des digressions peu heureuses conduisent l'auteur au front où il évoque des tranchées " étayées de cadavres " (p.58), mais l'essentiel consiste en une chronique de la vie quotidienne dans Paris, proche de celle de Gabriel Perreux (La vie quotidienne des civils durant la Grande Guerre, Paris, Hachette, 1966).
Des éléments intéressants sont relevés par l'auteur: ainsi, l'hostilité des Parisiens devant l'arrivée d'ouvriers étrangers, l'influence sur la spéculation boursière des offensives ennemies, ou encore les restrictions de la circulation qui montrent la contradiction entre nécessité économique du mouvement des travailleurs et surveillance policière. Ici et là, la plongée dans les archives offre des dialogues saisissants, ainsi lorsque les Parisiens protestent contre la mauvaise qualité du pain en 1918. Les chapitres consacrés à la santé et aux mutilés sont également bien documentés et intéressants.
Mais P. Darmon peine souvent à administrer des preuves convaincantes des phénomènes qu'il décrit. Ici, il avance sans justification que les églises " ne désemplissent pas " (p. 31), ailleurs, il reprend sans critique les affirmations de la presse, comme lorsqu'il évoque des espions allemands " piliers de bordels " (p. 160). Le manque de distance d'avec les catégories de pensée des contemporains pose également problème, le terme "embusqué " étant ainsi utilisé sans recul pour stigmatiser ouvriers ou députés (p. 94-95, 218-223).
Les chapitres les plus lacunaires concernent la situation sociale et économique de Paris. Ici, les analyses souffrent de ne pas prendre en compte la thèse de Jean-Louis Robert (Les ouvriers, la patrie et la révolution : Paris 1914- 1919, Paris, Les Belles Lettres, 1995) et le grand travail dirigé par ce dernier avec Jay Winter (Capital cities at war: Paris, London, Berlin 1914-1919, Cambridge, Cambridge university press, 1996), et sont limitées par les sources utilisées, qui ne permettent de saisir que les symptômes des déséquilibres et des évolutions, sans pouvoir remonter à leurs structures et à leurs causes. Un phénomène court ainsi l'ouvrage sans être analysé: les attroupements, scandales et actions collectives - un espion présumé presque lynché, des femmes seules furieuses qu'on refuse de les servir au café, la foule pressant un locataire d'éteindre ses lumières lors d'un bombardement, les huées envers les officiers et les applaudissements au passage des " poilus ", des Parisiens inquiets et avides de nouvelles faisant le siège du Temps en 1918. Ces faits dessinent les formes de la mobilisation culturelle et de la construction du consensus à Paris, où l'intervention de la foule sanctionne la perception d'un dérèglement. Les matériaux ne manquent pas pour une telle étude, délaissée ici au profit d'une compilation d'anecdotes.
Les passages les plus contestables sont ceux consacrés à " l'hystérie germanophobe " et à l'espionnite: sous couvert de dénonciation, les clichés racistes les plus atroces sont complaisamment et abondamment cités sans jamais être analysés. L'iconographie, pittoresque et édifiante, n'aurait pas déparé l'Illustration. En fin de compte, on hésite même à recommander l'ouvrage comme chronique, tant il participe sans distance des représentations des contemporains. L'histoire de Paris en 1914-1918 reste largement à écrire, le travail essentiel étant le dépassement des clichés élaborés durant le conflit, et non leur exposé.
André Loez