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Recension: Philippe Dagen, Le silence des peintres

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DAGEN Philippe, Le silence des peintres : les artistes face à la Grande Guerre, Paris, Fayard, 1996, 338 p

L’entreprise menée par P. Dagen dans ce livre est pour le moins audacieuse puisqu’il entend travailler sur un vide, un silence, celui des peintres face à la Grande Guerre : « C’est moins de toiles et de dessins qu’il convient de traiter, que de leur absence. Leur absence, une réticence si forte qu’elle contraint au silence ou, pour dire la chose autrement, une amnésie collective – si collective qu’elle n’a pas été remarquée, encore moins critiquée –, tel est le sujet de ce livre. » (pp.14-15). Pourquoi, alors que la guerre était jusqu’alors un thème largement abordé par les peintres, le conflit qui éclate en 1914 va-t-il si peu les inspirer ? Quel sens donner à ce silence ? Tient-elle à la concurrence trop forte de nouvelles images et de nouveaux procédés ? A l’inadéquation entre la tradition esthétique de la guerre et les formes inédites de la guerre moderne ? A l’autocensure des peintres eux-mêmes ?

Reste à savoir quelles sources mobiliser pour travailler sur un vide. L’auteur s’appuie ici sur des sources variées, à commencer par les quelques tableaux et dessins inspirés par une expérience directe et indirecte de la guerre (1). Par leur nombre et leurs sujets, ces compositions marquent un vide, abîme renforcé par l’abondance des images qui transparaît à la lecture de la presse (photographies,…). L’auteur exploite également la littérature de guerre générée par le conflit dans le cadre d’une réflexion sur le témoignage, l’indicible et l’indescriptible.

Lorsque éclate la guerre, quatre avant-gardes animaient l’univers européen de la peinture : le cubisme français, l’expressionnisme allemand, le futurisme italien et le vorticisme britannique. Le conflit vient donc brutalement interrompre les communications qu’entretenaient les artistes issus de ces différents courants par-delà les frontières. A cette coupure matérielle s’ajoutent des éclatements internes à chaque mouvement et des déclarations de guerre esthétique dénonçant l’art des pays ennemis comme n’en étant pas. La peinture est donc sensiblement bouleversée par la guerre, d’autant qu’elle voit des artistes et des sculpteurs fauchés dans ses propres rangs (Marc, Macke,…)

Le silence des peintres face à la guerre apparaît d’autant plus que d’autres supports sont largement donnés à voir dans la presse. Nombre de photographies, en particulier, sont publiées dans des journaux tels que L’Illustration ou Le Miroir et les auteurs de ces photographies – la plupart du temps des combattants motivés par les primes que leur offraient les journaux – n’hésitent pas à fixer des scènes macabres et sanglantes. La photographie, par son effet de réel – pas toujours justifié (retouches, mises en scènes,…), – rend invraisemblable les compositions ultra héroïques des illustrateurs. « Le dessin ment et ment mal » conclut P. Dagen (p.64). Le recours au dessin ne se justifie que dans les situations où les conditions se prêtent mal à la photographie, comme les scènes nocturnes et les duels aériens. Quant à l’assaut, instant décisif de la lutte, instant de la victoire et de la mort, il est disputé au dessin, peu à peu déconsidéré pour son irréalité, par la photographie qui, certes manque de netteté, mais semble plus vraie.

Désireux de comprendre le système par lequel se perçoit et se contemple la société, P. Dagen s’intéresse tout autant à la réception des images de la guerre qu’à leur production. Or, on constate que les combattants comme les non-combattants rejettent les illustrations, dans lesquelles ils ne se reconnaissent plus.

En effet, les artistes, à quelque distance qu’ils soient du front, se dérobent devant la représentation de la guerre, préférant le symbolisme au réalisme. Si différents que soient les motifs des artistes, ils ne sont guerriers que par allusion (ruines, blessés, etc.). Reste la question épineuse de la « représentabilité » de la guerre elle-même. En effet, l’auteur explique que « ce n’est plus seulement de la vérité de la perception qu’il s’agit, mais de la possibilité même de percevoir quoique ce soit. Il n’y a rien à voir. Tout est trop lointain, confus, dispersé, camouflé ou souterrain. […] L’œil du peintre se promène en vain sur le front, qui semble un désert ou un terrain vague. » (p.99) Le no man’s land n’est pas une scène de théâtre et l’événement échappe au regard.

De même que nombre de combattants militaient pour laisser aux combattants le soin de raconter la guerre, certains en vinrent à suggérer que la représentation de la guerre fut laissée à ceux qui la vivaient vraiment. Or, la plupart des artistes-combattants qui se sont exprimés sur la guerre l’ont fait sous forme de dessins. Ces derniers peuvent être regroupés en quatre catégories : les portraits, les scènes de genre, les paysages et les scènes de fantaisie. Pas plus qu’au peintre, le champ de bataille n’offre de motifs au dessinateur. Rares sont les images du combat et de la mort, comme s’ils constituaient autant de « motifs impossibles » (p.113). Ce n’est pourtant pas faute d’expérience qu’ils se sont tenus à l’écart de ces sujets explicitement guerriers. En France comme en Allemagne, dans les carnets comme dans les croquis, « même abstention, même refus, même impuissance » (p.133) Pas de peinture de bataille, donc, mais certains vont chercher malgré tout à résoudre l’inadaptation des codes esthétiques à la guerre moderne à travers une « tout autre manière », la manière moderne.

La révolution cubiste offre les moyens de cette représentation. En réponse à la nouveauté de la lutte mécanique, le langage cubiste est mis à profit pour résoudre les difficultés des peintres. L’explosion, par exemple, se prête mal à la représentation. Certains artistes s’orientent donc vers la géométrisation et l’éclatement des formes et des couleurs : « Les paysages défoncés de Nash, les gouaches apocalyptiques de Dix, les croquis de Gaudier et de Grosz seraient les images modernes de la guerre moderne, peu nombreuses assurément, mais intenses, justes, irréfutables. » (p.149) Cela ne va pas sans poser problème : comment faire entendre le vacarme assourdissant d’un bombardement ? Comment figurer ce qui ne relève pas du visible ? De même, toutes les avant-gardes ne sont pas également adaptées à la nouvelle forme de guerre : comment les futuristes, par exemple, parviennent-ils à concilier l’exaltation du dynamisme et cette guerre statique ?

Reste que les cubistes à la recherche d’une nouvelle esthétique capable de rendre compte de la guerre se dérobent également devant le spectacle de la mort et de la souffrance. Ainsi, alors que, pour F. Léger, la Grande Guerre est cubiste dans son essence et dans ses manifestations – « éclatement des corps qui répond à la fragmentation de l’objet et juxtapositions incongrues à la manière des collages » (p.175) – et alors qu’il raconte dans ses lettres des scènes sanglantes, il ne représente que rarement par le dessin les détails épouvantables. Une seule fois, devant des débris humains, il songe à garder cette image mais, pour fixer la scène, ce n’est pas vers ses crayons qu’il se tourne : « il y a des mains dont j’aurais voulu prendre la photo exacte. C’est ce qu’il y a de plus expressif. » (p.183) Il ne reste donc plus au peintre qu’à se retirer et à laisser le champ libre au photographe et au cinématographe.

La question de la représentation de la mort et de la souffrance ne se réduit pas à un problème de technique. Elle est sous-tendue par une difficulté plus profonde. Pourtant, les journaux exhibent ce devant quoi les peintres se dérobent et la littérature ne recule pas devant la description de l’horreur. Comment expliquer alors ce silence ? Respect horrifié des victimes ? Sentiment qu’aucune image ne saurait pleinement rendre compte du carnage ? Volonté de ne pas démoraliser ? P. Dagen avance une explication intéressante : alors que la photographie et l’écriture permet de tenir à distance les sujets douloureux, de les fixer rapidement le temps d’une pose ou d’une phrase, « il entre trop de transsubstantiation dans l’activité du peintre, fût-ce à son insu, pour qu’il la pratique avec des cadavres humains. Il faut trop de temps, trop de soins, trop d’artifices en trompe l’œil pour qu’il puisse sans nausée s’appliquer à fixer sur la toile l’image macabre. S’il y parvenait néanmoins, il serait suspect de nécrophilie – à tout le moins de complaisance morbide. » (p.201) En effet, lorsque Otto Dix qui, plus qu’aucun autre, s’est confronté dans son œuvre à la question de l’invisible et de l’insupportable, expose le spectacle de la mort dans La Tranchée, en 1924 – « deux amas de cadavres en décomposition de part et d’autre d’un vide central : le boyau » (p.228) - il essuie de violentes protestations et la réprobation de la critique.

Devant la représentation impossible de la guerre, certains artistes s’orientent vers l’abstraction pour tenter de saisir l’essence de la guerre. Dans l’abstraction, la désolation se fait image : « elle ne libère pas du devoir de représentation, mais incarne la douleur qu’il y aurait à représenter l’horrible. Elle n’est pas dénégation de la figure, mais constat de sa disparition. A hommes broyés et carnage systématique, effacement de l’image humaine et vide du tableau. » (p.256) Ceux qui ne sont pas séduits par ce « pas de côté » abandonnent toute tentative de représentation et s’enferment dans le silence.

Comment se fait la sortie de guerre des peintres ? Tout se passe comme si rien ne s’était passé et on assiste à un véritable « retour à l’ordre ». On se souvient des maîtres, on sombre dans la convention, l’académisme ; ou on oublie la guerre, à l’image de Braque qui l’a pourtant vécue, mais dont les toiles restent dans la lignée de celles d’avant 1914. Le mutisme de Matisse et de Picasso devant la guerre renforce ce silence pesant. Pourtant, en se tournant vers le passé ou en se concentrant sur le « comment » plus que sur le « quoi » ou le « pourquoi », les peintres vont durablement essuyer les effets de la Grande Guerre. « En résumé, la guerre, parce qu’elle se révèle invisible et insoutenable, met les pouvoirs de la peinture à l’épreuve. De cette épreuve, cet art sort diminué, doutant de lui-même, tenté par le renoncement et la griserie des souvenirs. S’il survit, c’est sous le signe de l’échec et voué à un hors-temps étrange, faux présent à distance du présent commun, faux présent tout imprégné de passé. » (p.322)

En définitive, la Grande Guerre se révèle inaugurale dans le champ artistique en posant la question de la représentation de l’irreprésentable. En effet, si les peintres ont été impuissants à représenter la guerre qui se déroulaient devant leurs yeux en 14-18, les écrivains, les photographes, les cinéastes et tous les autres artistes n’échapperont pas tout au long du XXe siècle à la remise en question de leur pouvoir par l’horreur. La question d’Adorno « à quoi bon la poésie après Auschwitz ? » en est la meilleure illustration.

Pour autant, quelques artistes n’ont pas détournés les yeux en 14-18, en dépit des innombrables difficultés. Ceux-là – Dix, Léger, Nevinson – ont ouvert la voie à d’autres, comme Picasso ou Bacon. Reprenant A. Breton, l’auteur rappelle alors qu’ « il est presque impossible de peindre la « barbarie de vivre » – impossible mais nécessaire. » (p.329) Il conclut ainsi un ouvrage qui, par la finesse des commentaires, la sensibilité de l’auteur et la qualité de la réflexion, se pose comme incontournable pour quiconque entend travailler sur les problèmes soulevés par l’image, de sa production à sa réception.

Cédric Marty.

1 - Notons la riche illustration de l’ouvrage, les œuvres analysées par l’auteur étant regroupées dans deux fascicules en couleur.

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