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Les témoignages de Paul Corbeau et Hermann van Heek

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* Paul Corbeau, J’étais sapeur au 8e Génie, Editions Jean-Yves Lignel, 50 rue Jean-Baptiste Fourcault, 49800 Trélazé, 232 p., 12 euros.
* Hermann van Heek, Mon journal de guerre 1915-16, Un soldat allemand dans le Noyonnais, Mein Kriegstagebuch 1915-16, Ein deutscher Soldat im Noyonnais, EDHISTO éditions, 146 rue de la Creuse, hameau de Saint-Blaise, 88 420 Moyenmoutier, 102 p., 10 euros.

Voir la page détaillée consacrée à l'ouvrage d'Hermann van Heek

Ces deux petits livres appartiennent à un phénomène éditorial, la publication de témoignages de soldats de la Grande Guerre. On connaît la réédition des ouvrages reconnus les meilleurs par Jean Norton Cru ; l’édition de textes émanant d’intellectuels célèbres ; la recherche d’inédits d’origine populaire. C’est à cette dernière catégorie qu’appartiennent les deux titres, et plus précisément à la publication dans un cadre familial ou pédagogique. Le livre de Paul est préfacé par sa fille et édité par son petit-fils. Le texte a été écrit vers 1960 à partir de carnets tenus au jour le jour, que l’on n’a malheureusement pas conservés. La préface évoque de possibles coupures, de Paul lui-même, pour ne pas retenir les mauvais souvenirs. Je n’en suis pas persuadé. Plusieurs évocations d’appétits sexuels (p. 82), de « plaisirs frelatés mais nécessaires dont nous étions privés depuis longtemps » (p. 92), des filles de la rue X (p. 157, 162) laissent penser que l’auteur ne s’est pas censuré (ce qui est par contre arrivé à Hermann si l’on en croit quelques points de suspension p. 43). Il est clair que des réflexions du Paul Corbeau de 1960 ont été ajoutées : elles sont immédiatement repérables. Il semble que ses carnets originaux n’aient pas été tenus avec une totale régularité. De très nombreuses remarques et descriptions sont d’une grande précision (voir ci-dessous), mais on trouve aussi des confusions chronologiques (par exemple arrivée de Foch et Clemenceau en mai 1917). Le passage (p. 69-70) sur les refus d’obéissance et sur les fusillés en 1915 ne doit pas être pris comme une information sur les faits eux-mêmes, présentés là dans une certaine confusion, mais sur le « bouche à oreille », comme le dit l’auteur (1 ). Quant au témoignage d’Hermann, il a été l’objet d’un travail pédagogique en histoire et en allemand au Collège Paul Eluard de Noyon (traduction par Patrice Huet, coordination par Thierry Hardier) ; la préface est de Lyne Lysik, principale du collège, et l’introduction de Karl Heinrich van Heek, fils de l’auteur. Le livre franco-allemand est composé de la façon suivante : textes en français, reproduction de 23 documents photographiques, textes en allemand. De nombreuses photos dans le texte illustrent aussi le livre de Paul Corbeau.


"La Roulante", aquarelle de Paul Corbeau (1917)

            Les deux auteurs avaient à peu près le même âge : Paul est né le 27 juillet 1892 à Mayenne ; Hermann le 7 avril 1894 à Uedem près de Clèves. Un milieu d’artisans et paysans pour l’Allemand ; de petits commerçants pour le Français. Des études au-dessus du niveau de l’école primaire, mais ils n’étaient pas des professionnels de l’écriture (les dernières pages du livre de Paul donnent aussi à lire un autre travail d’écriture d’amateur sous le titre « Grand-mère Romain, Souvenirs d’enfance »). C’est l’anxiété au 31 juillet 1914 (dans le cas de Paul) et la réception de l’ordre de marche au 13 octobre 1915 (pour Hermann) qui provoquent le recours à l’écriture du carnet de guerre. Paul est devenu caporal en décembre 1914 et sergent en octobre 1915 ; Hermann, caporal en octobre 1916. Téléphonistes, l’un dans le Génie, l’autre dans un régiment d’artillerie de réserve puis de Landwehr, les deux soldats ont été des travailleurs et non directement des combattants. Ils évoquent ce travail de réparation de lignes coupées, de vérification, de permanence au téléphone. Promu sergent, Paul a la charge du transport de matériel en camion. Auparavant (été 1915) il avait préparé « les liaisons pour une bataille qu’on sentait proche » (l’offensive de septembre en Champagne). Les deux textes sont intéressants aussi lorsqu’ils évoquent la construction d’un nouveau réseau de tranchées au point ultime atteint par l’offensive (Corbeau p. 79), la reconstruction des défenses des deux côtés après une série de coups de main et de bombardements locaux (« amis comme ennemis », dit van Heek p. 35). Les deux travailleurs savent qu’il y a plus malheureux qu’eux-mêmes : Paul décrit plusieurs charniers après des attaques d’infanterie, Hermann évoque l’enfer de Verdun (« Aujourd’hui j’ai reçu une lettre de mon frère Karl, je me rends compte à quel point le fantassin souffre à Verdun », juillet 1916, p. 40). Et encore : « Les fantassins nous regardaient curieusement, nous étions trop propres pour ne pas être remarqués » (Corbeau, p. 122). Le même auteur (p. 136) évoque des stages rassemblant quelques hommes des tranchées pour leur « inculquer des notions sur la téléphonie de campagne » : « Ils étaient tellement heureux d’avoir abandonné pour huit jours leurs tranchées que leur séjour était une détente, presque une partie de plaisir. »
            D’autres points communs entre les deux textes peuvent être soulignés. Après avoir décrit le Noël allemand avec sapin illuminé (en 1915, p. 22), Hermann montre comment, lors de la nuit de la Saint-Sylvestre, les lignes téléphoniques sont encombrées de messages souhaitant que la nouvelle année soit celle de la paix. L’année précédente, Paul et ses camarades étaient partis se coucher et « rêver que la guerre finirait bientôt et que nous pourrions rentrer dans nos foyers » (p. 64). Remarquons que les deux hommes, qui faisaient leur devoir, ne disent pas s’ils souhaitent aussi la victoire. Il est vraisemblable que chacun préférait se trouver dans le camp vainqueur, mais on est en droit de souligner que leurs vœux évoquent seulement la paix. Lors de la Noël de 1915, Hermann ajoute : « Le Français nous laisse en paix pour cette fête de Noël » (« Der Franzmann lässt uns in Ruhe das schöne Fest verleben », p. 23) (2 ).
            Le texte d’Hermann couvre une période trop courte pour que les permissions occupent une large place. Il signale toutefois, en août 1916 que « [son] envie grandit de jour en jour » : « ce qui est important pour moi, c’est que l’on m’accorde une permission ». En attendant, la rencontre de camarades de la région de Clèves permet de « parler du pays, du passé et d’amis communs » (p. 27) ou même de « parler le patois d’Uedem » (p. 31). De son côté, Paul Corbeau est un des rares cas de soldats racontant avec quantité de détails leur permission au « pays » (« Mayenne, mon pays », p. 93). Il évoque les femmes faisant la chasse aux embusqués, s’occupant d’œuvres en faveur des réfugiés ou en faveur des poilus (en s’étonnant de n’avoir jamais bénéficié des résultats). Il ajoute (p. 99) : « J’ai l’impression, à tort ou à raison, qu’à part ceux qui avaient des proches au front, ceux de l’arrière ne nous comprenaient pas. Il leur semblait naturel que nous laissions notre peau dans ce conflit. » Bien d’autres soldats l’ont noté mais peu ont donné une aussi longue description de leur séjour en famille (ici, le récit de la première permission tient plus de dix pages, avec mention de la rencontre de Paul Lintier, ami d’enfance (3 )).
            A proximité du front, les soldats français et allemands rencontrent les populations civiles : villageois contraints à abandonner leur maison (Corbeau, p. 30), mercantis exploitant les troupes (p. 71), habitants de la Somme hostiles parce qu’ils préféraient la présence des Anglais (p. 128). Hermann compatit quand les civils manquent de nourriture (p. 17) ; il participe à la joie d’une famille française qui apprend que le fils, porté disparu, n’est pas mort (p. 38) ; il signale les soins apportés aux blessés allemands par une gentille infirmière française (p. 25). Il fait même cette remarque (p. 25) : « Cet après-midi je suis allé à Larbroye. […] On a ses habitudes, presque comme dans son pays. Larbroye, c’est ici qu’on habite, tout nous est familier. Serait-il possible qu’une terre étrangère puisse devenir notre patrie (4 ) ? »
            Sur les questions d’information, Paul Corbeau relève le bourrage de crâne de la presse française à propos de la soi-disant faiblesse de l’artillerie allemande (p. 46). Le livre d’Hermann van Heek permet de comparer trois versions du même épisode, un coup de main allemand sur les lignes françaises, fin avril 1916 : celle d’Hermann lui-même (p. 33) ; celle du communiqué officiel français lu dans un journal allemand (p. 34) ; celle du JMO du 8e Zouaves consulté par Thierry Hardier au SHD (p. 33). A cette occasion, on peut remarquer aussi que le soldat allemand avait parfaitement compris un des objectifs de ces coups de main : provoquer des représailles et entretenir ainsi l’agressivité dans les deux camps. Il termine son récit en disant : « Les Français ne tiraient presque plus, mais ils se vengeront certainement. »
            Il reste que le texte de Paul est beaucoup plus développé ; il couvre la totalité du temps de guerre, alors que celui d’Hermann ne va que d’octobre 1915 à septembre 1916. Hermann ne parle que de la région de Noyon ; Paul évoque l’Alsace, l’Aisne (Ambleny, p. 37), la Champagne (Suippes, p. 72), l’Argonne, la Somme… Paul Corbeau évoque l’espionnite en début de guerre (p. 24) ; les fléchettes lancées des avions (p. 30) ; les gendarmes menaçant des fuyards de leur revolver (p. 42) ; la lecture d’un roman feuilleton du capitaine Danrit (p. 62) ; une croix de guerre tirée à la courte paille (p. 82) ; l’arrivée des Américains (p. 158) et les tanks (p. 168) ; l’annonce de l’armistice du 11 novembre reçue comme « un coup de poing dans le visage » (p. 171). Paul Corbeau a connu les troubles de 1917. Il raconte un retour de permission en mai, les discussions entre soldats qui « en avaient marre de se faire casser la gueule », l’évocation des camarades blessés ou tués lors de l’offensive Nivelle. Les soldats chantent l’Internationale ; ils arrêtent le train, détellent un wagon, rudoient des sous-officiers qui prêchent le calme. Puis ils arrivent dans une petite gare gardée par des Sénégalais, ils sont parqués dans des baraques sous la menace de mitrailleuses. On demande aux sous-officiers présents de désigner les meneurs, mais ils ne reconnaissent personne, ne voulant pas faire les policiers (p. 153-155).
Une pièce de plus à fournir au dossier des mutineries de 1917, qui sera réouvert lors du colloque du CRID de novembre 2007 (voir le programme sur ce mme site).


1) La note de l’éditeur comporte une faute d’orthographe (Vingué au lieu de Vingré) et réunit curieusement nos deux amis spécialistes de la question sous le nom d’Offenbach. A corriger dans une prochaine édition.

2) « Der Franzmann » est traduit par « Les Poilus ». Ce n’est pas inexact, mais la traduction littérale est « Le Français », de la même façon que Français ou Anglais écrivaient : « Fritz est calme » ou « Fritz travaille ». Voir ma contribution au livre collectif Frères de tranchées, Paris, Perrin, 2005 (collection de poche, 2006).

3) Paul Lintier, artilleur, est l’auteur de deux livres importants : Le tube 1233 (1917) et Ma pièce (1918). L’ouvrage de Paul Corbeau reproduit une photo de jeunesse de Lintier, et il évoque le choc qu’a provoqué sa mort.

4) Au moment de sa libération, dans le village de Schorstedt en avril 1945, le prisonnier de guerre français Gustave Folcher remarquait : « depuis cinq ans que nous sommes là, tous les coins me sont aussi bien connus que s’il s’agissait de patrouiller dans Aigues-Vives ».  Voir tout le récit des dernières semaines de captivité et de l’ambiguïté de sa position dans Les carnets de guerre de Gustave Folcher, paysan languedocien, 1939-1945, Paris, La Découverte poche, 2000 [1ère édition, Maspero, 1981].

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