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Compte-rendu: Maurice Carrez, La fabrique d’un révolutionnaire, Otto Wilhelm Kuusinen (1881-1918).

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CARREZ Maurice, La fabrique d’un révolutionnaire, Otto Wilhelm Kuusinen (1881-1918). Réflexions sur l’engagement politique d’un dirigeant social-démocrate finlandais, préface du professeur Risto Alapuro de l’université d’Helsinki, Toulouse, Editions FRAMESPA, collection « Méridiennes » (meridiennes@univ-tlse2.fr), 2008, 2 volumes, 858 pages, illustrations.

Les ouvrages historiques en français sur la Finlande sont rares, et encore plus rares les études de première main par un universitaire pratiquant les langues qui lui donnent accès aux sources. C’est le cas ici avec Maurice Carrez, déjà auteur d’une thèse de doctorat sur La classe ouvrière finlandaise de 1880 à 1920 (Université de Paris VII, 1987) et de nombreux articles et communications scientifiques. Le livre dont il va être question est tiré de son mémoire d’Habilitation à la direction de recherches présenté en 2006. Le professeur Alapuro le présente comme l’examen par le menu de la naissance traumatique de l’Etat finlandais au travers d’un personnage central.
Un rappel doit être fait avant d’aborder le livre. La Finlande faisait partie du royaume de Suède jusqu’en 1809, date à laquelle elle passa sous domination russe. C’est en grande partie pour récupérer le territoire que les dirigeants suédois choisirent Bernadotte, maréchal de Napoléon, comme prince héritier et futur roi. Mais Bernadotte, examinant avec réalisme le rapport des forces, préféra abandonner la Finlande à la Russie et obtenir en compensation la Norvège. A l’intérieur de l’Empire russe, le Grand-Duché de Finlande jouissait d’une relative autonomie, remise en cause par les tentatives de russification. A la veille de 1914, il n’y avait pas en Finlande de conscription, celle-ci ayant été remplacée par une contribution financière à la défense de l’Empire. Il y avait par contre dans l’armée russe des militaires professionnels d’origine finlandaise, comme Mannerheim qui devint général en combattant sur le front polonais en 1915-1916. En 1914, quelques milliers de Finlandais s’engagèrent volontairement dans l’armée russe ; d’autres, en nombre inférieur, choisirent le camp allemand.
Dans l’introduction à son livre, Maurice Carrez expose son objet : comment un jeune intellectuel d’origine populaire, destiné à poursuivre le rêve d’ascension sociale de ses parents, est devenu un révolutionnaire. Le cas de Kuusinen est représentatif d’une génération dont l’engagement est révélateur de l’état de la société, mais qui se produit selon des rythmes et des modalités propres à chacun. Pour comprendre « la fabrique d’un révolutionnaire », Maurice Carrez a voulu saisir la réalité économique, sociale et culturelle de la Finlande à travers l’étude précise des lieux dans lesquels son personnage a vécu ; il s’est aussi posé le problème des continuités et des ruptures dans une évolution biographique en exposant les choix personnels de Kuusinen qui ont pu l’opposer à d’autres militants au cours de la période décisive pour la Finlande, celle des années 1905-1918.
Une première partie décrit les années de formation d’Otto Wilhelm, né en 1881 dans un village de la Finlande centrale, région agricole ne pouvant assurer d’avenir sur place à une part importante de sa population. Issu d’une famille pauvre, le père de notre héros amorça une ascension sociale en devenant maître tailleur et en allant s’installer dans la petite ville de Jyväskylä, dont le lycée donnait une formation de qualité, marquée aussi par l’engagement fennomane (en faveur de la langue finnoise et de l’esprit national) de ses professeurs. Otto Wilhelm Kuusinen entra ensuite à l’université d’Helsinki, « un monde entre tradition et modernité ». La langue principale y restait le suédois ; l’enseignement reposait sur le socle des humanités classiques ; les institutions étaient fort conservatrices, et surveillées par le pouvoir tsariste. Mais l’effectif augmentait ; la proportion des filles, d’une part, et des étudiants d’origine moyenne, d’autre part, progressait. Les tentatives de russification provoquaient la montée des opinions antimonarchistes et anticléricales, un courant général de contestation qui pouvait mener au socialisme. Les problèmes personnels de Kuusinen (sa liaison avec une femme plus âgée, de rang social plus élevé) le poussaient dans la même direction, contre l’Eglise et contre l’ordre établi. Même si son mariage, régularisant la situation, lui apporta des ressources que sa propre famille ne pouvait lui fournir pour cause de faillite de la petite entreprise paternelle, il fallait trouver rapidement une activité rémunérée. Ce fut le journalisme.
Les deuxième et troisième parties du livre exposent les dix années (1906-1916) au cours desquelles Kuusinen s’affirma au sein d’un parti social-démocrate puissant, actif, mais profondément divisé. Il anima la Revue socialiste, soucieux de promouvoir l’éducation de la classe ouvrière. Lui-même approfondit la lecture des classiques du marxisme, et il s’intéressa de près au mouvement socialiste international, montrant par exemple que Jaurès n’était pas le révisionniste que la droite du parti finlandais cherchait à récupérer. Kuusinen entra dans la rédaction de l’important journal Le Travailleur, et il fut élu député en 1908. Même si le parlement finlandais n’avait qu’un rôle limité, menacé de dissolution par le pouvoir tsariste, on pouvait y aborder une discussion sur les problèmes ouvriers, ce à quoi Kuusinen ne manqua pas de s’employer. Il était devenu un membre influent du parti présenté par Maurice Carrez comme « un colosse aux pieds d’argile », capable d’obtenir 40 % des suffrages aux élections, mais visé par la répression (meetings interdits, amendes infligées à la presse) et très divisé.
En 1912, Kuusinen, préoccupé par les perspectives de guerre européenne, fut délégué au congrès de Bâle. Il manifesta des inquiétudes devant la tiédeur du SPD allemand à participer à la lutte pour la paix. « Dans la Sainte Russie en guerre », le journaliste socialiste, malgré la censure, avait une intense production ; ses articles abordaient les pénuries, le rationnement, le montée des inégalités (avec, en outre, une série de critiques des méthodes de l’ingénieur américain Taylor). Il marquait ses distances avec les « socialistes de guerre », jusqu’au-boutistes de tous pays. Il pensait que la clé de la situation finlandaise se trouvait en Russie où il effectua plusieurs voyages, sans prendre de contacts avec les bolcheviks, semble-t-il, avant 1917.
La révolution russe de 1917 toucha évidemment la Finlande si proche de Petrograd. Il y avait des ouvriers finlandais dans les faubourgs de la capitale ; il y avait des soldats russes à Helsinki. Le gouvernement provisoire s’opposait aux revendications autonomistes, tandis que Lénine et Kollontaï reconnaissaient à la Finlande le droit à l’indépendance, mais les bolcheviks n’étaient pas encore au pouvoir. Kuusinen se demandait comment se séparer de la Russie sans risque de revanche. Il souhaitait une République indépendante aux côtés d’un peuple russe libéré. Les problèmes sociaux aggravés par la guerre provoquaient une agitation populaire, approuvée par des membres du parti social-démocrate ayant des positions aventuristes. Les partis bourgeois finlandais entendaient profiter des événements pour obtenir l’indépendance, tout en maintenant leur domination sociale. Des « gardes civiques » furent créées pour contrer l’agitation. La situation était rendue encore plus complexe par les menées allemandes.
Les social-démocrates étaient majoritaires en ville, mais pas à la campagne où la grève générale de novembre 1917 fut très mal perçue. La guerre civile commença en Carélie vers le 20 janvier 1918, où Mannerheim commença à se mettre en évidence. A Helsinki, le parti social-démocrate prit le pouvoir le 28 janvier. Chargé de l’éducation, Kuusinen ne se faisait pas d’illusions sur les chances de victoire. Le pouvoir socialiste mena une lutte peu efficace contre ses adversaires en ville même ; il eut des difficultés avec ses fonctionnaires et avec ses propres troupes indisciplinées. L’Allemagne soutenait les blancs. La révolution échoua et fut suivie d’une féroce répression à laquelle Kuusinen échappa en se réfugiant en Russie. Il y fut, pendant une quinzaine d’années, un des secrétaires du Komintern, et, plus tard, un des conseillers de Khrouchtchev. Il mourut à Moscou en 1964.
Les conclusions de Maurice Carrez rappellent que la carrière de son personnage n’avait rien de prédéterminé. L’homme est une créature malléable dont l’évolution dépend de facteurs nombreux. Certes, l’environnement sociétal a une importance considérable : Kuusinen connaissait de l’intérieur les tensions sociales existant dans son pays. Il reçut une éducation marquée par l’esprit national. Les obstacles rencontrés dans sa vie personnelle favorisèrent son passage à la contestation, orientèrent sa curiosité vers des théories de rupture avec l’ordre établi. Il étudia Marx et les marxistes allemands. Au sein du parti, machine complexe, il poursuivit sa formation, développant ses capacités d’adaptation, de réflexion sur les rivalités et sur les compromis éventuels à accepter face aux événements qui pesèrent d’un poids très lourd entre 1905 et 1917. La spécificité de Kuusinen tient aussi à ses qualités personnelles : la volonté de s’impliquer, de progresser (et de faire progresser les autres en développant l’éducation), sa grande capacité de travail lui permettant de faire entendre des arguments solides sur les sujets les plus divers, son hyper-sensibilité, son indépendance d’esprit. Il était souhaitable qu’une étude universitaire très documentée dépasse la « légende noire » que ses ennemis, dans le camp de Mannerheim et même chez certains social-démocrates, avaient construite après l’échec de 1918.
Ce résumé ne pouvait donner qu’un aperçu incomplet du riche contenu de ce livre. On y trouvera encore des pages sur la société rurale finlandaise au 19e siècle ; sur le système scolaire ; sur l’état du socialisme et du parti social-démocrate en Finlande autour de 1900 ; sur les lézardes de l’édifice impérial russe. Chacun de ces thèmes, et bien d’autres, constituent des études particulières dans l’étude générale et pour la solidité de cette étude. Il faut en remercier Maurice Carrez, ainsi que son éditeur qui a accepté de publier deux volumes faisant plus de 800 pages, avec quantité de notes de bas de page, dont la liste de sources et la bibliographie en plusieurs langues occupent les pages 785 à 842, un index des noms propres terminant l’ouvrage. Si je prétendais ici que les deux volumes « se lisent comme un roman policier » (selon l’expression consacrée), je ne serais à juste titre pas cru. Mais le livre devrait figurer entre les mains de tous ceux qui s’intéressent sérieusement à la période, et dans toutes les bibliothèques d’universités, de départements d’histoire et de centres de recherches.

Rémy Cazals

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