Bianchi Bruna (dir.), La Violenza contro la populazione civile nella Grande Guerra. Deportati, profughi, internati, Milano, Edizioni Unicopli, 2006, 482 pages.Si Bruna Bianchi enseigne l’histoire de la pensée politique et sociale à l’Université Ca’Foscari de Venise, c’est surtout pour ses travaux portant sur la Première Guerre mondiale, notamment sur le monde combattant et les populations civiles victimes de la guerre, qu’elle est connue en France. Elle est notamment l’auteur de La Folia e la Fuga (Bulzoni, 2001) et de Deportazione e memorie femminili (Unicopli, 2002). Elle a notamment participé au colloque tenu à Craonne et Soissons en novembre 2004 (Cf. R. Cazals, E. Picard, D. Rolland, La Grande Guerre. Pratiques et expériences, Toulouse, Privat, 2005). Avec cette livraison sont publiés les actes d’un colloque international tenu à Venise en octobre 2003 sur les violences infligées aux civils durant la Grande Guerre, un thème longtemps parent pauvre de l’historiographie ; aujourd’hui, et ce livre le prouve, de nombreux historiens contribuent à écrire cette histoire des « dégâts collatéraux »... Dans une première section, sont évoquées les invasions et les occupations militaires ; dans la seconde, les civils en fuite et les réfugiés ; la troisième section est quant à elle consacrée aux ennemis intérieurs. Il suffit de lister les diverses contributions pour se faire une première idée de la richesse du volume en soulignant toutefois que l’un des grands mérites de ce livre réside dans le fait qu’il ne se cantonne pas au front occidental mais éclaire aussi les fronts oriental et balkanique ; en somme, il offre un excellent exemple de ce que peut apporter le travail comparatiste autant pour l’appréhension de la grande diversité des situations nationales voire régionales, que pour essayer d’en dégager les tendances communes. Dans la première section, si Alan Kramer apporte une contribution fort bien renseignée sur l’armée allemande en 1914 en Belgique et en France (chacun connaît le grand livre qu’il a écrit avec John Horne Les Atrocités allemandes et dont on peut lire une notice sur ce site), Serena Tiepolato propose un papier sur une situation moins bien connue en Occident, celle des civils prussiens internés en Russie ; de même, Beryl Nicholson évoque la situation en Albanie, et Petra Svoljsak celle en Slovénie. Enfin Daniele Ceschin revient sur les violences faites aux femmes dans le Frioul et la Vénétie durant l’occupation austro-allemande (1917-1918). Dans la deuxième section consacrée aux civils en fuite et aux réfugiés, on relève notamment le papier fort utile de Peter Gatrell sur la Russie ; outre un point sur l’accueil des réfugiés du nord de la France dans le Midi, la situation italienne est abordée par plusieurs contributions croisées : celle de Paolo Malni concernant les réfugiés italiens en Autriche, de Daniele Ceschin sur les réfugiés en Italie après le désastre de Caporetto autour des thèmes de la marginalité, des préjudices subis et du contrôle social. Enfin, Luciana Palla explore la mémoire des réfugiés du Trentin à partir d’écrits de femmes. La troisième section ouvre des pistes de recherches prometteuses autour du thème des ennemis intérieurs. Giovanna Procacci, Luciana Palla et Matteo Ermacora évoquent la militarisation de la société civile italienne, la répression de toute contestation ainsi que les différentes modalités du contrôle social imposé au cours de la guerre principalement aux ouvriers. Enfin, Boghos Levon Zekiyan revient sur le génocide arménien à partir d’une réflexion sur le négationnisme de l’Etat turc.
Mais l’ouvrage va bien au-delà de cette simple restitution ; une seconde partie met en effet à la disposition de tous les chercheurs une série de documents importants se rapportant aux thèmes du colloque (extraits de la réponse belge au livre blanc allemand concernant les atrocités à l’Ouest; extraits du rapport du criminologue Rodolphe-Archibald Reiss sur les atrocités commises en Serbie ; extraits de la synthèse préparée par l’historien Arnold Toynbee sur le génocide arménien, et sur le même sujet, du témoignage de l’ambassadeur Morgenthau ; des extraits du Livre noir des Juifs russes décrivent les expulsions massives dont furent victimes entre 0,6 et 1 million de Juifs russes). Enfin, dans une longue et très convaincante introduction, B. Bianchi réalise une synthèse inédite d’une grande richesse autour de la problématique ainsi posée : « les civils : victimes innocentes ou cibles légitimes ? ». L’historienne y examine les débats suscités par les différentes tentatives de codification et de légitimation des conduites violentes à l’encontre des civils. On retiendra notamment que les justifications de la violence à l’encontre des civils, au cours des invasions, ne diffèrent pas de celles avancées durant les guerres coloniales qui ont précédé la Grande Guerre, dès lors que l’objectif des opérations militaires était celui d’étouffer dans l’œuf toute résistance des populations civiles perçues comme inférieures. A l’appui de sa démonstration fondée sur le croisement d’une masse impressionnante de travaux historiques — cette partie constitue un véritable état de la question —, B. Bianchi, par exemple, met en avant les documents préparatoires à la Conférence de la paix à Paris dans lesquels, les Allemands invoquent, pour « excuser » les atrocités perpétrées par leurs troupes lors de l’invasion de la Belgique et de la France, les atrocités commises outre-mer par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Ainsi peut-on noter que chez les contemporains du conflit, on ne trouve pas trace de la notion de franchissement de seuil en matière de violence, mais au contraire, le sentiment d’une simple continuité dans les pratiques guerrières. Cette conclusion confirme, à partir d’un très large éventail d’études de cas, ce que Absolute Destruction d’I. Hull avait déjà mis en lumière (voir sur ce site la recension de cet ouvrage), à savoir que la guerre qui éclate en août 14 en Europe fournit l’occasion de rapatrier sur le continent des pratiques de violence, tout particulièrement à l’égard des civils, qui étaient rien moins que banales dans les colonies. Les différents contextes sont par ailleurs bien distingués par Bruna Bianchi ; ainsi les phases d’invasion sont étudiées pour elles-mêmes avec une attention particulière portée sur les violences infligées aux femmes. Toutes les invasions s’accompagnent d’exactions. En Prusse orientale, en 1914, au cours de son avancée, l’armée russe assassine près de 6 000 civils et détruit 42 000 habitations... Des chiffres comparables, donc, à ce qui se passe au même moment à l’Ouest. La ville polonaise de Kalish subit un sort semblable à celle de Louvain. La retraite russe s’accompagne d’autres exactions dont font encore les frais les civils de Galicie et des territoires orientaux ; en avril 1915, 65% de la ville lithuanienne de Siauliai est livrée aux flammes... A chaque fois, et partout, les envahisseurs avancent le prétexte d’une résistance civile armée et... déloyale. Mais ces exactions sont bien les fruits de la politique de la terre brûlée accompagnée de la décision de déporter vers l’intérieur de l’Empire l’essentiel de la population. Et l’on en vient à cette autre conséquence de la guerre pour les civils : les déplacements forcés. B. Bianchi révèle l’ampleur encore trop largement insoupçonnée des déplacements de population : (on ne reprend pas ici les chiffres mieux connus du front occidental) durant l’été et l’automne 1914, près de 870 000 personnes, soit 40% de la population prussienne, fuient devant l’avancée de l’armée russe en direction de Berlin. Durant l’hiver 1915, des centaines de milliers de Serbes fuient les villes et les villages, se réfugient dans les montagnes où beaucoup vont mourir de froid et de faim, pour échapper à l’avance des armées allemande, austro-hongroise et bulgare... Après l’occupation de Bucarest par l’armée allemande en décembre 1916, 300 000 habitants fuient la capitale roumaine... La retraite de l’armée russe contraint à la fuite 54% de la population de la Courlande, 46% de celle de Vilnius, 26% de celle de toute la Lithuanie... Dans l’intérieur de la Russie, en mai 1916, on compte environ 4 millions de réfugiés, soit 5% de la population totale... Au début de l’année 1917, ils sont 6 millions. Les mouvements précipités de populations russes vers la Sibérie sont comparables à ceux des 30 années précédentes... Tous ces chiffres permettent de mesurer l’ampleur du traumatisme infligé aux populations civiles durant la guerre au travers de ces déplacements forcés avec leur cortège de pénuries alimentaires, de carences sanitaires, d’épidémies, de sur-mortalité. La stabilisation des fronts n’implique d’ailleurs pas un retour à la normalité pour les populations civiles livrées aux envahisseurs. Le poids de l’occupation militaire peut notamment se mesurer au travers des chiffres de la mortalité ; mais au quotidien, c’est avant tout de la violence et de l’arbitraire dont souffrent les populations civiles, notamment à l’Est et dans les Balkans : en Serbie, l’occupation bulgare se distingue par sa férocité et sa radicalité. Ici, les églises, les archives, les bibliothèques, les tribunaux sont systématiquement détruits. L’usage de la langue serbe est proscrit. De quoi susciter des révoltes ; en mars 1917, une insurrection est sévèrement réprimée : 2000 civils sont exécutés. La Pologne russe, l’Ober Ost, est quant à elle placée sous le contrôle de l’armée allemande de Ludendorff. La violence y est systématique, alimentée en partie par les aspirations colonisatrices allemandes dans cette région de l’Europe. Les viols sont nombreux et la répression de toute velléité de contestation de l’ordre allemand est féroce. On trouve ici, déjà, les jeux de la représentation de la supposée barbarie slave et des visées coloniales allemandes. D’ailleurs, ces violences ne se distinguent pas de celles perpétrées antérieurement dans les colonies. Et il ne fait guère de doute qu’un certain nombre de pratiques nazies y trouveront une bonne part de leur inspiration... Des remarques similaires peuvent être faites concernant les mesures de déportation et de travail forcé imposées à de nombreuses populations civiles. On sait qu’en Allemagne travaillaient en 1916 près de 590 000 travailleurs forcés en provenance des pays occupés ; près de 350 000 autres les rejoignirent en 1917. Près de 100 000 Serbes furent aussi déportés dans des camps de travail en Bulgarie et en Hongrie. Au total, c’est près de 10% de la population serbe qui fut déportée durant la guerre. Ajoutons 130 000 travailleurs forcés en Lithuanie ; et encore 750 000 Polonais de Prusse orientale... Pour leur part, en Prusse occupée, les Russes (jusqu’en février 1915) avaient déplacé et contraint au travail forcé près de 14 000 personnes. En France, le travail forcé fut instauré dès le premier jour de l’occupation. Les déportations de travailleurs furent systématisées à partir du printemps 1916 (près de 100 000) ; on connaît les rafles suivies de déportations perpétrées le 22 avril 1916 dans la région lilloise : plusieurs milliers de personnes déportées, essentiellement des femmes et des enfants (les travaux d’Annette Becker notamment). Pour répondre au blocus maritime imposé aux Allemands par les Alliés, les Allemands eurent le projet de déporter 400 000 Belges : du 28 octobre 1916 au 10 février 1917, environ 120 000 Belges sont ainsi déportés dont près de 9 000 jeunes filles de 16-17 ans. Toutes ces mesures sont encore une fois à rapprocher des pratiques coloniales : voir les précédents de Cuba, des Philippines, d’Afrique du Sud... enfin, comme dans les colonies, l’arme de la faim fait partie de l’arsenal de la Grande Guerre des Européens ; à ce titre, les ravages du blocus allié sont considérables : en 1918, la mortalité au sein de la population civile austro-allemande rapportée à celle de 1913 augmente de 37% (soit une augmentation supérieure à 250% de celle constatée en Angleterre...). Il est bon de rappeler que la fin du conflit ne mit pas un terme au blocus ; au contraire, la situation s’aggrava du fait de la prise de contrôle de la Baltique par les Alliés. Le Blocus ne fut en fait levé que deux semaines après la signature du traité de Versailles (le 12 juillet 1919) ; pour 1918, on estime la surmortalité à 763 000 personnes en Allemagne ; il y a là, qui pourrait le nier, dans cette continuation de la guerre après la fin des combats une source de profonde rancœur dans la population allemande. Un certain nombre de témoignages nous apprennent d’ailleurs combien les soldats anglais des forces d’occupation furent choqués de voir des enfants mourir de faim six mois après la fin de la guerre. Or, alors que la dernière année du conflit se caractérise par une hausse vertigineuse de la mortalité féminine et infantile en Allemagne et en Autriche, la propagande des pays de l’Entente continue à mettre l’accent sur les lois de l’humanité, le droit des gens et de la conscience publique. On n’a sans doute pas fini de mesurer les ravages occasionnés par ce décalage profond entre les discours, les objectifs politiques et militaires, et les pratiques... Au-delà de ces recherches à poursuivre et ces débats à prolonger, il reste que décidément, l’historiographie italienne de la Grande Guerre est en grande forme ! Frédéric Rousseau |