logoCollectif de Recherche International et de Débat sur la Guerre de 1914-1918

Recension: Bruno Benvindo, Des Hommes en guerre.
Les soldats belges entre ténacité et désillusion, 1914-1918
 

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     BENVINDO, Bruno, Des Hommes en guerre. Les soldats belges entre ténacité et désillusion, 1914-1918, Études sur la Première Guerre mondiale, Bruxelles, Archives générales du Royaume, 2005, 186 pages.

 
Issu d’un mémoire de licence soutenu à l’Université libre de Bruxelles en 2002, cet ouvrage consacré à la question de la ténacité des soldats belges de la Grande Guerre fait honneur à cette université ; par son ouverture d’esprit, ce travail d’un jeune chercheur est à plus d’un titre exemplaire.

Dans une introduction solide, l’auteur effectue tout d’abord un état de l’historiographie de la Grande Guerre, notamment française. Il connaît bien, pour l’essentiel, la production historiographique récente. En chercheur véritable, et sans jamais abdiquer son esprit critique, il prend en compte l’ensemble de la production historique ; il ne craint pas de lire et de citer certains livres censurés en France. Doté d’une curiosité de bon aloi, il n’ignore rien des débats, des controverses, et des polémiques qui animent les principaux spécialistes français de la Grande Guerre. Les enjeux historiographiques sont également bien perçus. Fort de ce soubassement solide, Benvindo met à l’épreuve du cas belge, de « la guerre menée sur l’Yser », l’approche culturelle développée par l’Historial de Péronne qui a inspiré sa problématique ; l’auteur se propose notamment d’interroger « ce présupposé qui sous-tend le concept de culture de guerre, à savoir que les représentations du temps de guerre différeraient forcément et fortement de celles du temps de paix » (page 12) et veut poser à nouveaux frais la question de l’acceptation de la guerre par les combattants (voir l’examen de cette notion sur ce site).

Suit un court exposé réflexif sur les sources ; pour cette étude consacrée à la ténacité des combattants, sans renoncer aux archives officielles, militaires et ministérielles, l’auteur s’appuie principalement sur des témoignages, et notamment sur les journaux intimes de combattants conservés au Musée Royal de l’Armée, largement sous-exploités jusqu’à maintenant. Fort justement, l’auteur s’est demandé si « ceux qui tiennent un journal intime sont représentatifs de l’ensemble des classes sociales qui font la guerre » (p. 21.) Il a tenté, en vain dans le temps qui lui était imparti, de retrouver tous les dossiers individuels des combattants ayant témoigné. Il faut saluer cette tentative.

Avec les correspondances, non sans prudence encore, l’auteur a pu compléter son corpus en approchant des hommes plus « ordinaires ». Benvindo a relevé dans les lettres une forme répandue d’autocensure : « la pudeur face au regard des autres. La peur qui étreint de nombreux soldats lors des bombardements n’est ainsi presque jamais évoquée dans ces lettres, alors qu’ils la mentionnent plus fréquemment dans leurs journaux intimes » (p. 25).

Les apports de ces sources primaires sont également confrontés aux informations contenues dans les rapports mensuels rédigés par la Sûreté militaire sur le moral de la troupe.

 
La première partie annonce vouloir « cerner » la force de tenir. Pour ce faire, Benvindo étudie « la manière dont les soldats perçoivent la guerre au fur et à mesure qu’elle s’éternise » sans omettre le recensement des différentes formes de refus. On va voir que le cas belge présente un certain nombre de spécificités...

En août 14, l’armée belge était en pleine réorganisation : ce n’est qu’en 1913 qu’a été instauré le service militaire personnel, obligatoire et universel ; l’occupation rapide du territoire belge fit que seulement 20% des hommes mobilisables furent incorporés. En définitive, 350 000 hommes firent partie de l’armée belge. Un tiers ne participa pas directement aux combats. Le front fut stabilisé en Flandre orientale d’octobre 1914 à septembre 1918 : c’est le front de l’Yser, large d’environ 30 km, où les lignes sont séparées par un no man’s land inondé, large d’environ 1 à 3 km. Globalement, sauf à de très rares endroits (le secteur de Dixmude décrit par Max Deauville), il s’agit d’un secteur calme. Ajoutons qu’après les pertes de la guerre de mouvement (la moitié des effectifs d’origine), l’armée belge ne participa à aucune des grandes offensives alliées, jugées inutilement coûteuses en hommes et inutiles au plan militaire par le roi des Belges. Ici, l’ennemi principal des poilus fut l’artillerie qui chaque jour venait faucher quelques vies...

Au total, l’armée belge compte 40 000 tués. Le pourcentage des pertes belges relativement au nombre des mobilisés est un des plus faible du front occidental : il s’élève à 11% (17,6% pour la France, 14% pour l’Allemagne, 13,4% pour l’Italie, 13% pour le Royaume-Uni).

 

Les combattants belges ont néanmoins enduré des souffrances spécifiques : la plupart furent en effet séparés durant quatre ans de leur famille demeurée en zone occupée. Les Belges furent les seuls soldats du front occidental à ne jamais rentrer chez eux ; s’y ajoute l’inquiétude des soldats pour leurs proches. Cette séparation domine l’expérience de guerre belge. « Ceci attise évidemment la souffrance des soldats mais aussi, nous le verrons par la suite, leur obstination à se battre » affirme l’auteur (p. 39).

Ensuite, les conditions de vie dans les tranchées étaient extrêmement difficiles à cause des pluies très fréquentes et des inondations provoquées au début de l’invasion pour stopper l’avance allemande. La boue, la planitude du relief flamand ajoutèrent encore aux souffrances des soldats. A plusieurs reprises, ils souffrirent aussi de pénuries de nourriture ; début 1916 et début 1917 particulièrement. L’eau potable était rare et parfois, les soldats souffrirent aussi de la soif. Benvindo cite à ce propos l’historienne Sophie de Schaepdrijver : « le front belge restait le plus malsain de tout l’Ouest ». Le typhus fit des ravages durant les deux premières années...

 
La ténacité des soldats belges

La mobilisation : Benvindo indique qu’en Belgique, la mobilisation générale déclenchée les 29-31 juillet 14 se déroule sans incident, sans panique. La plupart des mobilisés pensent en effet que la Belgique, protégée par son statut de neutralité, n’aurait pas à faire la guerre. « Les mobilisés rejoignent leur régiment sans esprit guerrier et avec docilité » (p. 41) ; il faut l’ultimatum allemand du 2 août 1914 et le début de l’invasion pour allumer une flambée de patriotisme défensif. « La résolution succède à la résignation »... Benvindo évoque « le consentement initial » des Belges à la guerre : en août 14, 20 000 hommes se portent volontaires... La connaissance puis le souvenir — sans cesse réanimé par les officiers — des atrocités perpétrées par l’armée allemande en Belgique cristallisent durablement et très largement l’adhésion à la guerre (voir John Horne, Alan Kramer, Les Atrocités allemandes). L’initiation à la violence des combats s’effectue très rapidement. Comme certains témoignages l’attestent, cette violence n’est pas cachée, n’est pas niée ; elle semble assumée par de nombreux soldats.

Dans les tranchées, et même si le moral connaît des fluctuations, globalement, les Belges tiennent bon ; les refus de la guerre restent minoritaires affirme Benvindo pour qui le sens d’un devoir à accomplir a guidé le plus grand nombre. Pour autant, l’auteur note avec finesse que le concept de « devoir » peut recouvrir plusieurs acceptions : devoir envers la patrie, évidemment, mais aussi devoir envers ses proches, devoir envers ses propres camarades, devoir envers soi-même, devoir de se conformer aux normes sociales... Les soldats — comment évaluer leur nombre ? — aspirent à l’offensive qui les libérerait des tranchées et mettrait fin à leurs souffrances et notamment à la cruelle séparation d’avec leurs proches (p. 48); cet esprit doit évidemment beaucoup au fait que la Belgique est presque en totalité occupée par l’ennemi. La plupart des soldats estiment donc que la libération du territoire passe par la défaite de l’Allemagne. Mais la plupart des passages à l’ennemi ont lieu en mai-juin 1918 et sont compris comme des actes collectifs et prémédités (p. 83)... A 90% les déserteurs à l’ennemi sont des Flamands. Une hypothèse est proposée par l’auteur : contrairement à leurs camarades francophones découragés, les Flamands font une sorte de pari sur l’avenir : « si l’Allemagne l’emporte comme cela semble devoir être le cas, ils ont un futur dans une nouvelle Flandre... » (p. 95). Les Francophones n’ont pour leur part rien à attendre d’une victoire allemande... En dépit du caractère marginal de ces pratiques — Benvindo note à ce propos que « la coercition qui pèse sur les combattants doit également être prise en compte » (p. 101) —, cela signale quelques failles dans le consensus jusqu’au-boutiste ; cette réserve faite, le cas belge semble tout de même relativement spécifique.

En mai-juin 1917, l’armée belge subit le contrecoup de l’échec franco-britannique d’avril. Les Belges sont profondément déçus... La fatigue de guerre se traduit alors par une remise en cause du consensus qui se manifeste par des désertions plus nombreuses (1 203 en 1916, 5 603 en 1917, 2 778 durant les 5 premiers mois de 1918) et surtout par le mouvement flamand au front (le Frontbeweging). Au moment où commence la guerre, les francophones dominent l’armée ; l’avancement, l’incorporation dans les armes nouvelles exigeaient la maîtrise du français. A ces discriminations s’en ajoute une autre : les Flamands étaient surreprésentés sur l’Yser ; leurs pertes sont de 8,9% supérieures à leur représentation au sein de la population belge. Cette discrimination fut à l’origine de la contestation flamande. Pour autant, le mouvement flamand n’est pas globalement un mouvement pacifiste ou défaitiste. En outre, ces manifestations demeurent très minoritaires. L’armée belge ne connaît pas un mouvement comparable aux mutineries de 1917 de l’armée française. « Selon l’historien Luc Schepens, l’absence de mutineries [...] s’explique notamment par l’action des intellectuels flamands qui tout en conscientisant les soldats, canalisèrent leur mécontentement en les focalisant sur le seul problème linguistique » (p. 67-68). Au passage, on peut signaler à Bruno Benvindo que tous les historiens ne relativisent pas les mutineries de l’armée française (voir Denis Rolland, La grève des soldats. Les mutineries de 1917, Paris, Imago, 2005)...

Peut-être l’auteur aurait-il dû insister davantage sur le fait mentionné en introduction, puis en note (p. 109), selon lequel l’armée belge, entre l’automne 14 et le printemps 18, n’a pas pris part aux offensives suicidaires alliées, et est quasiment restée l’arme au pied, à veiller sur la Flandre inondée... Pas de mutinerie, mais pas d’offensive Nivelle pour l’armée belge... Le choix des autorités belges d’attendre que les Alliés ou les Allemands fassent la décision, et de limiter le plus possible les pertes de leurs hommes, ne sont sans doute pas pour rien dans cette « ténacité » belge...

Dans la seconde partie intitulée « Comprendre », l’auteur passe en revue les différents facteurs de la ténacité des soldats belges. Selon lui, « la force de tenir s’explique par un ensemble de facteurs qui s’additionnent, se superposent, s’entrecroisent. Les représentations sociales des soldats sont fondamentales pour comprendre cette adhésion renouvelée : c’est parce que certaines valeurs, opinions et croyances sont profondément ancrées dans les imaginaires combattants qu’ils supportent l’insupportable. On verra notamment l’influence qu’ont le sentiment national, l’absence des proches, l’acceptation de la répartition sexuée des tâches, la brutalisation ou encore l’attachement aux camarades. Mais les représentations sociales n’expliquent pas tout. La propagande et la coercition mises en place par l’institution militaire jouent également un rôle d’importance dans l’expérience de guerre des soldats » (p. 109). Les soldats, nous dit Benvindo, « tiennent aussi, et peut-être surtout, pour défendre et retrouver leurs proches » (p. 126)... Nous ne pouvons qu’abonder dans le sens de l’auteur. Lorsqu’il examine la validité de la notion de « brutalisation », Benvindo remarque encore que sur le front de l’Yser, « la brutalisation est pourtant loin d’être totale. Des périodes et des formes d’autocontention de la violence subsistent durant toute la guerre. Des trêves tacites, limitées, existent. L’anomie n’est jamais absolue sur l’Yser. [...] Le concept de brutalisation est trop monolithique pour appréhender le rapport de la masse des combattants à la violence. L’idée de « routinisation » de la guerre, s’il fallait absolument un néologisme pour définir ce rapport, nous semble plus adéquate » (p. 148). L’auteur invoque également le poids de l’obéissance intériorisée (p. 158).

 Au total, cette étude apporte une contribution forte et solidement argumentée sur le cas de l’armée belge dont les spécificités étaient jusqu’alors peu ou mal connues des lecteurs français. Pour tous ceux, notamment jeunes chercheurs, qui voudront à l’avenir réfléchir à l’expérience combattante, ce travail sera un passage obligé.

Un petit regret, peut-être : l’auteur reprend à son compte (p. 14) sans la commenter, sans la critiquer, l’opposition caricaturale entre « l’école du consentement patriotique » et la prétendue « école de la contrainte » ; redisons-le : cette présentation est largement outrancière ; cette présentation qu’Antoine Prost a largement contribué à fortifier — dans son article « La guerre de 1914 n’est pas perdue » (Mouvement Social, 2002, n°199, p. 98), puis à nouveau dans Penser la Grande Guerre. Essai d’historiographie de la Grande Guerre (en coll. avec Jay Winter, Le Seuil, 2004) — obscurcit davantage le débat qu’elle ne contribue à l’éclairer. C’est donc l’occasion de lui signaler plusieurs contributions qui ont essayé d’apporter des éléments utiles au débat : tout d’abord ma préface « 14-18, continuons le débat ! » publiée dans l’édition de poche de La Guerre censurée (Point-Seuil), parue en 2003... L’ouvrage collectif dirigé par Nicolas Offenstadt, Le Chemin des Dames, Paris, Stock, 2004. Et puis, de Rémy Cazals,  Emmanuelle Picard, Denis Rolland (dir.), La Grande Guerre. Pratiques et expériences. Actes du colloque de Soissons-Craonne, novembre 2004, Toulouse, Ed. Privat, 2005 ; le rapport de synthèse de la séance consacrée aux expériences combattantes est en ligne sur ce site. Cette dernière remarque n’entache évidemment pas l’appréciation très favorable que nous portons à ce travail d’un historien prometteur.

Frédéric Rousseau
CRID 14-18/Université de Montpellier-III

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