Comment les anciens combattants de 14/18 imaginaient-ils le dernier d’entre eux ? Une nouvelle publiée en 1938 par l’un des leurs en donne une lecture possible...
L’Almanach du Combattant édité par des anciens combattants marqués à droite, est publié de 1922 aux années 1990. Il fourmille de récits et renseignements sur le monde des anciens de 14/18. Dans son édition de 1938, un récit de Pierre Mélon, « Le vieux », retrace l’histoire du dernier poilu. On y retrouve de nombreux thèmes chers aux AC de l’époque.
Le héros en est Perrin dit « le Vieux », un paysan d’Auvergne. Avec les derniers Anciens Combattants, il est fidèle aux cérémonies du monument aux morts de son village, de plus en plus éloigné du monde qui l’entoure, y compris de ses héritiers. Chaque année, il voit disparaître certains de ses camarades. L’avant-dernier, Blanc, à la veille de mourir, lui demande de se reprendre en main pour perpétuer le souvenir au village. Le « vieux » se redresse, se nourrit mieux et prend cette tâche à coeur, tant et si bien qu’il devient le dernier poilu :
« Dans tout le reste de la France, les anciens de la Grande Guerre s’éclaircissaient tous les ans. On n’en comptait plus que 9 à Paris, 3 à Lyon, un à Bordeaux, un en Bretagne et un dernier dans les Hautes-Alpes. C’est du moins ce qu’affirmaient les journaux, heureux, après tant d’années, de pouvoir faire un peu de copies nouvelle sur un sujet tant rebattu. Alors une sorte d’émulation grotesque et touchante à la fois s’empara de la province et de la capitale, et chaque région s’appliqua avec amour à prolonger la vie de ses survivants de la grande époque ».
Le vieux, né en 1898, « apparaissait – si l’on peut dire – grand favori » et devient une attraction. Ils n’en reste bientôt plus que deux, Perrin et un poilu des environs de Gap : « la lutte de l’Auvergne et des Alpes ». « L’Alpin » meurt en 2001 laissant Perrin dernier survivant de la Grande Guerre. Celui-ci émet alors le voeu de voir une dernière fois l’Arc de Triomphe, « Le Vieux et l’Inconnu », pour le 11 novembre, de la même année. Tous les régiments défilent devant lui, puis les ministres et les députés dont l’un le harangue, le miracle se produit alors :
« Lentement, la chose incroyable s’accomplissait, le Vieux, cloué depuis des années sur son fauteuil, se levait, seul, refusant toute aide, et dépliait ses membres secs et sans force. Le souffle des millions de morts montait en lui (...) la vision se levait, elle aussi, inexpiable, à jamais. Des cris et des coups de feu dans la nuit, des drapeaux déchirés oscillant sur la mêlée comme des mâts dans la tempête.. ; des balles nouvelles allant rejoindre la ferraille ennemie au fond des anciennes blessures, et le chant de la Marseillaise haché par les coups de sabre des cavaliers casqués...
Le Vieux était debout de toute sa hauteur, face aux hommes blafards qui le regardaient sans comprendre, et comme il levait vers le ciel ses deux poings fermés, il se fit un silence brusque, lourd, fantastique, qui musela la foule et gagna de proche en proche les rues les plus lointaines.
Alors de sa voix d’autrefois, celle qui s’entendait au loin dans la campagne et qui, plus tard, avait hurlé la guerre lorsqu’il sortait des tranchées, le Vieux poussa le cri historique qui s’en fut rejoindre celui du dernier carré au soir de Waterloo :
« Salauds ! » Et il retomba mort sur la dalle. C’était le dernier poilu de l’épopée. »
Sans doute l’insulte s’adresse-t-elle aux « politiciens » souvent mal vus des anciens combattants, qui font de la « politique » « partisane » un repoussoir sans cesse dénigré, souvent le refuge de ceux qui n’y ont pas été. Elle dit aussi le leitmotiv de bien des discours combattants, à savoir que leurs sacrifices n’ont pas été honorés dans la société de leur temps, que leurs voix n’ont pas été assez entendues.
La symbolique de l’association entre le dernier poilu et soldat inconnu n’étonne pas. Les anciens combattants, dans l’Almanach en particulier, se réfèrent souvent à cette figure tutélaire pour l’évoquer en gardien de la mémoire, pour l’appeler à la rescousse ou pour souligner la force du symbole.
Il est amusant de constater que la nouvelle anticipe aussi la construction médiatique des derniers poilus telle qu’elle se développe à partir des années 2000, avec le décompte des derniers survivants chaque année en une ou en tête de page des journaux nationaux et régionaux. Elle souligne aussi la dimension régionale de cette mise en scène des derniers survivants. De fait les médias régionaux ont été très attentifs à suivre la disparition des derniers poilus locaux (tel, exemple parmi d’autres, L’Est Républicain, « Lorraine : le der des ders », 11 novembre 2003).
C’est aux Invalides que le vrai dernier poilu sera honoré, autre lieu de mémoire combattant, un dernier poilu qui avait été presque aussi critique que son vis-à-vis littéraire...
Nicolas Offenstadt
Offenstadt Nicolas, « Le pays à un héros : le dernier poilu », L’histoire, 320, mai 2007, p. 25-26.-
Id., « Le dernier poilu, une nouvelle icône ? (lire en ligne)
Prost, Antoine, Les anciens combattants, 1914-1940, Paris, Gallimard-Julliard, 1977, 247 p.