Laffray, Jean (1897- ?)

1. Le témoin
Jean Laffray, né à Beaugency (Loiret) en 1897, se présente comme publiciste au moment de son engagement volontaire en 1916. Artilleur au 82e RA en janvier 1916, il sert ensuite au 282e RAL à Verdun. Après avoir obtenu son transfert comme élève pilote à Chartres en août 1917, il se forme à la chasse à Pau puis intègre la Spa 103, une des 4 escadrilles du groupe de chasse Les Cigognes, en décembre 1917. Maréchal des Logis en juillet 1918, il est démobilisé en janvier 1919. Fondateur de la revue et des éditions La Griffe, Jean Laffray mène une carrière de journaliste dans l’entre-deux guerres. En 1941 et 1942, il est critique cinématographique à la publication collaborationniste « l’Œuvre ». Après-guerre, il évoque les réunions festives (banquets de l’Aéro-Club de France) qui réunissent les anciens de toutes les escadrilles de chasse.
2. Le témoignage
Pilote de chasse aux Cigognes (Fayard, 1968, 209 pages) est le récit de la guerre de Jean Laffray, centré sur son expérience dans l’aviation à partir de 1917, mais l’ouvrage comprend aussi une longue introduction faite de diverses considérations sur l’aviation française en 1940. L’ouvrage est illustré de 8 pages de reproductions photographiques, avec en fin de volume des annexes de type documentaire.
3. Analyse
Ce témoignage est inscrit dans son temps, la fin des années soixante, et l’auteur écrit probablement ce qu’il croit que les amateurs d’aviation ont envie de lire. Au lieu de se cantonner à ce qu’il a vu comme jeune pilote, il évoque beaucoup l’aviation en général, celle popularisée par J. Mortane, avec des anecdotes sur J. Védrine, C. Guynemer R. Garros et surtout R. Fonck, avec qui il a volé en formation. Avoir appartenu aux Cigognes passe avant tout semble-t-il, mais le livre produit un témoignage intéressant quand l’auteur s’en tient à sa propre expérience.
Les premiers chapitres racontent le cursus de sélection et de formation des pilotes, ils insistent sur le danger de la formation pour la chasse, à Pau. Ces périls sont illustrés par la première semaine de stage, en général occupée par la corvée d’enterrement, il faut accompagner à la gare de Pau la famille d’un camarade disparu, et rendre un dernier hommage officiel à sa dépouille (p. 44). L’auteur souligne que ces émotions leur étaient imposées de propos délibéré par leurs chefs, pour éprouver leur moral. Du reste, le jour de sa « première vrille en solo », l’élève qui le précède n’arrive pas à rattraper et se tue devant lui. Il indique aussi qu’il était loisible à tout moment de se « dégonfler » et de demander à passer dans une école de bombardement ou d’observation, où l’acrobatie n’était pas exigée.
Le chapitre « un geste chevaleresque » (p. 96) évoque un paquet lancé en 1918 par un Allemand au-dessus du terrain de la Spa 103, envoi qui contient les papiers personnels du sergent Baux, tombé la veille chez l’ennemi. Dans ce paquet il y a son portefeuille, ses papiers, sa médaille militaire, son insigne de pilote… Le pilote français Drouilh va alors à son tour lancer une couronne sur la tombe de son camarade, repérable par un tumulus qu’il peut apercevoir et viser car les ennemis au sol n’ont pas tiré. L’escadre de chasse allemande qui s’honorait par ce geste avait pour commandant Hermann Goering. L’anecdote laisse dubitatif, puisqu’il est dit aussi que Goering était le successeur de von Richtofen, qui « venait d’être descendu par Fonck », ce qui est faux. On a par ailleurs du mal à imaginer, connaissant la soif de trophées des aviateurs, un pilote prendre des risques de ce type en juin 1918, pour rendre une médaille ou un insigne: peut-être est-ce ce type d’histoire que goûte particulièrement le public.
Plus mystérieux encore est le chapitre « Le grand Cirque » (p. 116), qui évoque une trêve dans le ciel au-dessus de Montdidier. La période, non précisée, peut se situer de mars à août 1918, dans ce secteur très disputé du front occidental. A la fin d’un jour épuisant de bataille, toutes les escadrilles des Cigognes (103, 3, 26, et 73) sont encore en vol. Montdidier en feu se consume, une longue colonne de fumée monte au-dessus de la ville « droite, immense. » Quelques-uns des avions français se mettent alors à tournoyer, en larges spirales, autour de ce gigantesque obélisque de fumée, bientôt rejoints par tous les autres (p. 117) «Ailes dans ailes, inclinés à la verticale. Au passage des gestes amicaux s’échangent entre les pilotes. C’est un ballet de grand cirque. » Puis des avions allemands arrivent, des fokkers à damiers, et les rangs s’augmentent par l’arrivée de l’adversaire « qui veut entrer dans le cercle et prendre part à ce divertissement pacifique et sportif. » L’auteur décrit l’évolution côte à côte des Spads et des Fokkers, dans une même sarabande « sans qu’aucune mitrailleuse ne crépite», puis chacun se sépare et rentre de son côté, sans rompre la trêve. Quelques jours plus tard, sur le terrain d’Héromesnil, un groupe de sous-officiers d’un régiment d’infanterie voisin vient leur rendre visite, et ces fantassins témoignent de leur saisissement : «Au sol, tout s’arrêta subitement devant ce spectacle. Nous, nous n’oublierons jamais. C’était si beau dans les feux du couchant ! » L’auteur conclut que ce soir-là, un souffle de fraternité passa. L’aspect « Conte moderne de la guerre » interroge, la prudence est ici requise, comme du reste dans un certain nombre de pages de ce récit, mais cet épisode de trêve aérienne spontanée n’est pas forcément imaginaire, espérons que la mise en lumière future d’autres sources permettra de confirmer cet épisode.

Vincent Suard novembre 2019

Share

Chrétien, Alexandre (1885-1970)

1. Le témoin
Alexandre Chrétien est un cultivateur originaire de la Chapelle-Vicomtesse dans le Loir-et-Cher. Caporal à la mobilisation, il participe avec le 331e RI (Orléans) à la bataille des frontières puis au combat de stabilisation du front autour d’Avocourt. Il est à Vauquois à l’automne 1914 et reste en Argonne pendant l’année 1915. Il passe au 36e RI en avril 1916, combat à Verdun, au Chemin des Dames en 1917 puis en Flandre en 1918. Il est blessé sur l’Ailette (Aisne) en octobre 1918 et finit la guerre à l’hôpital. Diminué physiquement, il cherche d’abord une charge de facteur, puis se résout à revenir à la terre: il cultive jusqu’à sa retraite sa petite exploitation de 5 hectares.
2. Le témoignage
Un paysan dans la Grande Guerre, Mémoires d’Alexandre Chrétien 1914 – 1919, a paru aux éditions Sutton (2017, 316 pages), avec une préface de Jean-Marc Largeaud, Maître de Conférences en Histoire Contemporaine à l’Université de Tours. Il s’agit de la publication d’un manuscrit, lui-même reprise de carnets rédigés au jour le jour et aujourd’hui disparus. Alexandre Chrétien prend des notes dès son service militaire (1907), et trois cahiers, achevés en 1958, subsistent aujourd’hui. L’auteur n’a pas le certificat d’études, mais la préface nous apprend qu’il a le goût de l’écrit, et qu’il a suivi les cours pour adultes donnés dans son école communale jusqu’à ses 18 ans. A l’occasion d’une exposition, J. M. Largeaud a découvert le texte et a convaincu la famille de l’intérêt d’une publication.
3. Analyse
Le récit d’Alexandre Chrétien est assez dense, il en élague de lui-même les longueurs à partir de la fin de 1914 « j’ai cessé d’écrire jour par jour et n’ai marqué que les journées intéressantes. » (p. 60). Il reste caporal presque toute la guerre, ne passant sergent qu’en juillet 1918 ; bien noté, il attribue sa stagnation à une inaptitude à la marche révélée dès l’époque de son service militaire. Enfin promu sergent, il souligne l’intérêt financier que cela représente pour lui.
Le combat
Le combat le plus dur est sans conteste Verdun (« jours de souffrance »), ce sont des pages impressionnantes. Il participe, avec le 36e RI, à l’attaque de Mangin sur Douaumont (mai 1916) : il décrit « au ras du sol », à l’échelle de l’escouade, un assaut inséré dans une action globale qu’on ne comprend pas : les hommes, hachés par les violents barrages d’artillerie et les mitrailleuses, s’immobilisent dans des ébauches de tranchées. Il raconte une corvée sous les rafales, et après une odyssée pour trouver de l’eau et revenir, on leur dit, dans un poste de secours avancé, que « ce n’est plus la peine de nous tourmenter pour rejoindre nos camarades que nous avions laissé à la barricade, qu’ils étaient tous tués ou blessés. » (p. 94). Le lendemain, alors qu’ils sont couchés dans un semblant de boyau, le bombardement reprend avec violence ; un obus tombe sur leur groupe de six, deux sont tués, deux blessés à demi ensevelis et deux indemnes. Ils promettent alors au caporal Paul, qui est conscient et a les deux jambes brisées, de faire venir les brancardiers. (p. 100). Arrivé dans un gourbi un peu en arrière, « J’ai raconté à ceux qui étaient là ce qui venait de nous arriver. Je ne pus m’empêcher de pleurer en parlant de mon pauvre camarade qui était resté là-bas blessé, et en me racontant cela je ne pouvais m’empêcher de maudire ceux qui avaient déchaîné cette terrible et cruelle guerre. » A cause de l’intensité du bombardement, il échoue à convaincre des hommes d’aller rechercher son ami. La nuit arrivée, il ressort seul, mais avec l’obscurité et les boyaux démolis, il ne peut rien retrouver : «C’est le cœur bien gros qu’il me fallut revenir à mon gourbi sans avoir rien pu faire pour mon camarade. » (p. 102). Il évoque rarement les Allemands dans son récit, c’est un ennemi un peu désincarné. A proximité des Eparges, en septembre 1916, on note une ébauche de trêve, elle a lieu depuis un petit poste, et on s’envoie des messages froissés autour de pierres, mais les deux partis hésitent à monter sur le parapet. « Des officiers sont venus à notre poste voir ce qui se passait. D’aucuns en riaient, d’autres ne trouvaient pas cela bien prudent; » (p. 173). Cela dure toute une journée puis l’auteur, ayant compris que son sergent prépare une fusillade sur des Allemands à découvert, décide de mettre fin aux communications en tirant sur leur parapet, mais cela aussi pour des motifs pratiques : « Notre petit poste risquait de se faire retourner par les torpilles ce qui nous ferait sûrement plus de mal que nous en aurions fait à nos voisins d’en face. » (p. 174).
A l’arrière
L’auteur est hospitalisé deux fois, d’abord pendant le dur hiver 1914 à Vauquois : terrassé par de fortes fièvres et évacué, il est pris de délire, fait l’objet de moqueries répétées de la part des malades et des infirmiers, il les traite de bandits ; il retrouve la raison lorsqu’il peut rencontrer un aumônier qui le confesse. Il raconte plus tard, en détail, ses longues phases d’hospitalisation en 1918 et 1919, à la suite de sa blessure à la tête. Après sa première hospitalisation, il reste près d’un an au dépôt d’Orléans pour faire de l’instruction avec les jeunes recrues (mai 1915 – avril 1916). Il n’en consigne rien, estimant « que son histoire n’est pas une histoire d’embusqué. » (p. 74).
Alexandre Chrétien évoque en détail son emploi du temps lors de ses permissions, et l’on voit que celles-ci sont essentiellement faites de visites à la famille proche et plus éloignée, avec sa femme et ses deux petites filles, ce qui n’empêche pas d’aider aux travaux des champs (moisson chez ses beaux-parents, par exemple). Il est en permission lors des manifestations du 36e RI (31 mai 1917), il signale qu’on les lui a racontées en détail mais il ne nous en dit rien. L’ambiance en octobre 1917 en arrière des lignes est particulière : « Nous traversons Fismes l’arme sur l’épaule et au pas cadencé. Les habitants nous regardent défiler d’un air triste comme s’ils se disaient : « Pauvres gars ! Vous allez vous faire tuer. » Cependant on ne voit plus de gens pleurer comme on en voyait au début. Tout le monde a l’air de finir par s’endurcir à la misère. » (p. 206). En 1918, l’auteur, transféré en Flandre pour contrer l’offensive d’avril, est séduit par les paysages et les habitants : « l’intérieur des maisons est d’une propreté remarquable. Et sur eux-mêmes, les habitants sont aussi très propres. Il y a toute différence d’avec ceux de la Meuse qui malgré cela sont aussi de braves gens qui vivent à leur façon.» (p. 241). Il dit plus loin : « Quelle différence avec l’Aisne ! » (p. 242). Il note aussi que ces habitants de la région du Nord semblent contents de les voir car « depuis trois ans ils ne voyaient que des soldats anglais. »
Les valeurs morales
Dans le fracas de Verdun, au moment de l’attaque de Douaumont, les premières lignes sont souvent discontinues et il est très facile de se retrouver dans les positions allemandes : « on aurait pu passer sans le vouloir, car cela était loin d’être mon idée [sic]. Je ne me suis jamais arrêté à la pensée d’être déserteur et de déshonorer ma famille. » (p. 93). L’auteur, catholique et pratiquant régulier, décrit les vêpres dans une petite église campagnarde, mais avec des chanteurs parisiens : « Pour un village, les offices étaient donc jolis. » (p. 56); hospitalisé, il chante des cantiques avec les sœurs ; il évoque ailleurs ses prières après avoir échappé à la mort à Verdun, et à un autre moment sa désapprobation devant le peu d’enthousiasme religieux des civils de l’Aisne : « à ces offices il y avait surtout des soldats, car les gens de Fresnes n’ont pas l’air bien religieux. Il y en a sûrement qui iraient bien à l’Eglise, mais ils ont peur que leurs voisins se moquent d’eux. » (p. 218). Ce caractère pieux n’exclut toutefois pas la malice: « il avait été convenu [c’est un pari] que si toute la 6e escouade voulait se rendre au complet à la Grand Messe du 15 août à l’église d’Orvillers, je payerais un litre de vin et trois litres payés par 2 camarades. (…) [cela se réalise] On a pu ainsi trinquer à la fraternité de la 6e escouade. » (p. 199). Logé à l’arrière du front chez des particuliers, il ne voit pas d’un œil défavorable le fait que la jeune fille de la ferme prépare des plats plus soignés à un de ses jeunes camarades (« c’est de leur âge »), mais il est choqué, lorsque dans un autre gîte, un adjudant retire son alliance pour « faire entendre mariage » (p. 224) à une jeune femme. Une partie de sa respectabilité tient pour lui à sa position de père de famille (il a deux petites filles) et à son âge «mûr» (33 ans). A ce titre, lorsqu’un jeune lieutenant le reprend sur un salut non effectué, il en est profondément humilié: « C’est vraiment honteux et dégoûtant pour un homme de mon âge, trente-trois ans, de se voir parlé et traité de la sorte par un blanc-bec pareil, par un embusqué de l’état-major, par un morveux qui n’avait peut-être pas vingt-cinq ans….[cela continue sur deux pages] », (p. 236), on sent ici dans l’écriture de 1958 renaître avec force le sentiment intact de l’humiliation et de la colère.
Dans les combats de juillet 1918, il est furieux, car au moment de faire prisonnier quelques Allemands terrés dans un abri, dans le feu de l’action, un jeune soldat de la classe 16 tue à bout portant un des hommes aux mains levées. « – Ne tirez pas puisqu’ils se rendent ! » « Ceux qui restaient vivants criaient comme des désespérés pensant qu’on allait leur en faire autant. J’en ai pris un par l’épaule pour l’aider à sortir du trou (…) En me quittant il m’a serré fortement la main comme s’il avait voulu me remercier de lui avoir sauvé la vie, et ce geste m’a vraiment touché. Il avait beau être un Boche mais il était quand-même comme moi un être humain. (…) Quand à mon poilu qui a tué l’autre, je ne lui ai pas fait de compliments. » (p. 263)
A la fin de ses mémoire, l’auteur compare la poignée d’hommes qui déclenchent les guerres à de jeunes bergers, qui pour régler un différend, ou par plaisir, « font battre leurs chiens. » (…). Quand le sang a assez coulé les bergers arrêtent le combat et aussitôt c’est l’armistice. En 1919 a été institué la Société des Nations. Comme on nous avait promis que notre guerre serait la dernière nous étions tous contents, espérant qu’avec la Société des Nations les bergers ne pourraient plus faire battre leurs chiens. Mais la S.D.N. n’a pas duré longtemps. Des ambitieux ont passé outre et des guerres ont recommencé. Comme à mon âge l’écriture me fatigue j’arrête ici mon récit. avril 1958.
Au début de l’ouvrage, J.-M. Largeaud conclut son introduction en nous disant que le texte d’Alexandre Chrétien devra dorénavant compter « au nombre des meilleurs témoignages de poilu d’origine paysanne »; en y associant P. Faury, une autre bonne surprise « rurale » de 2017, nous ne pouvons qu’adhérer à cet enthousiasme.
Vincent Suard, octobre 2018

Share

Letac, André (1890-1957)

André Letac est né le 12 décembre 1890, deux ans après son frère, Jules (1888-1981). Leurs parents tiennent une boucherie aux Authieux-sur-Calonne, un village normand situé près de Pont-l’Évêque (Calvados) ; leur père, qui est aussi éleveur de bétail, fait partie des notables locaux. Les deux frères sont scolarisés au collège de Pont-l’Évêque. Jules se marie en 1912 et s’installe comme boucher à Honfleur. André se marie en février 1914 et reprend la boucherie de son père aux Authieux ; il est aussi commissaire en bestiaux, chargé de vendre les animaux de ses clients à La Villette (Paris).
En août 1914, les deux frères sont mobilisés : André comme sergent au 5e RI et Jules au 119e RI. Ces deux régiments normands forment la 12e brigade de la 6e division d’infanterie ; ils sont engagés en Belgique et combattent près de Charleroi. Le 29 août, André Letac est blessé à Guise, pendant la retraite, puis évacué. En novembre, il rejoint son régiment dans l’Aisne, au nord de Reims, où il restera jusqu’en avril 1915. À cette date, André Letac est nommé adjudant de bataillon. De mai 1915 à février 1916, le 5e RI combat en Artois (secteur de Neuville-Saint-Vaast) et dans la Somme. En mars 1916, André Letac est promu sous-lieutenant. En avril 1916, le 5e RI est engagé à Verdun, notamment à Douaumont, où André Letac est fait prisonnier le 1er juin. Il est interné à Mayence jusqu’en décembre 1917, puis à Strassburg en Prusse orientale. Le 16 décembre 1918, il est rapatrié à Dunkerque.

En mars 1919, André Letac reprend ses carnets de guerre et rédige ses souvenirs sous forme de récit continu. Ses cahiers seront découverts après sa mort, en 1957, par son épouse, qui les confie à Jules Letac. C’est la petite-fille de Jules, Marie-Josèphe Bonnet, qui les publie en 2010.

Pendant la nuit de Noël 1914, le sergent André Letac donne l’ordre de tirer : « Nous avions remarqué les Allemands construisant, dans la journée, un autel dans leur tranchée. Nous signalons ce fait au commandant, mais nous recevons comme réponse l’ordre de les laisser tranquilles… sans doute ses convictions religieuses l’empêchent-elles de faire tuer des ennemis ce jour-là, c’est dommage, car la cible est excellente. […] Bientôt, nous voyons se dérouler une procession. […] Malgré l’ordre, je fais tirer immédiatement ; la procession s’évanouit » (p. 65 et p. 68). Il ajoute : « Cette musique et ces chants par cette belle nuit étoilée, dans une trêve coupée de rares coups de feu, empoigne littéralement. On oublie que notre mission est de tuer, on ne songe qu’à goûter quelques minutes agréables sans se soucier du lendemain » (p. 68).
Les 16 et 17 février 1915, il participe à l’attaque du bois du Luxembourg (au nord de Reims), qui se solde par la mort de 1471 hommes et qu’André Letac qualifie de « carnage sans nom ». Il note : « Je considère cette attaque comme l’attaque type au début de la guerre de tranchée, attaque qui ne trouve sa raison d’être que dans quelques lignes supplémentaires au communiqué officiel » (p. 81).
En février 1916, il relate un bombardement français, qui a dévasté un petit bois occupé par des Allemands au sud de Lihons (Somme), ce qui provoque l’indignation de la relève : « Le 26, vers 4 heures, nous sommes relevés par le 308e RI rentrant de Crèvecoeur. Les soldats sont outrés de la façon dont nous avons agité leur secteur. Ils appellent la 6e division d’infanterie division rouge. Fini le secteur calme. Envolées les relèves tranquilles où un accord tacite faisait le danger presque nul » (p. 131).

Si André Letac s’exprime en patriote : « la sublime défense de la Patrie » (p. 104), « nos brillantes offensives de septembre 1915 » (p. 134), cela ne l’empêche pas de dénoncer les fautes du commandement militaire (p. 43-45, 74, 76, 81, 92, 95, 115-117, 123-126, 132, 136, 159-160), ni de relever les souffrances  : « qui pourra dire jamais les souffrances endurées par ces pauvres êtres imprégnés d’eau et de boue à qui était confiée la défense de notre belle France ! » (p. 91-92 ; voir aussi p. 22, 114, 132).
Il décrit avec sensibilité la vie dans les tranchées et le piteux accoutrement des combattants (p. 69-72), les soirs de bataille peuplés de blessés et de morts (p. 40, 77, 102-105), les cantonnements de repos infects (p. 123-126), une relève de nuit près de Verdun (p. 137-141), les périls encourus par les pourvoyeurs d’artillerie à Verdun (p. 144-145), les troupes entassées dans le tunnel de Tavannes (p. 152-153).
A Mayence, ils sont environ 400 officiers français, anglais, belges et russes prisonniers dans la forteresse. André Letac détaille les aspects quotidiens de la captivité : discipline, promiscuité, nourriture, activités, etc., et souligne l’importance des lettres et des colis reçus : « Les lettres empêchent la folie de beaucoup de prisonniers, mais c’est grâce aux colis qu’ils sont sauvés de l’inanition » (p. 183). Il mentionne un lieu de représailles établi dans une gare bombardée par les Alliés : « Une quarantaine de nos camarades dirigés sur Arnage Pencourt [cette localité est-elle bien orthographiée ?] y endurèrent un véritable martyre et rentrèrent dans un état de dépression épouvantable. La cause avouée de cette conduite inhumaine était d’obliger la France à évacuer les prisonniers allemands dans une zone située à au moins 30 kilomètres de la ligne de feu » (p. 201). Il arrive ensuite au camp de Strassburg, situé au-delà de la Vistule. La discipline y est stricte car les conditions de détention visent à faire pression sur la France, pour qu’elle accepte l’échange des prisonniers et l’internement en Suisse des prisonniers les plus anciens.

Le texte contient diverses inexactitudes : localités mal orthographiées (comme « Senchez » mis pour « Souchez », p. 87) ; dates erronées (comme « 22 mai » mis pour « 22 septembre » [1915], p. 100) ; confusions (comme « la pauvre 5e » mis pour « le pauvre 5e » [RI], p. 59 ; « La bataille de Verdun » mis en titre p. 127 avec la date du 21 février 1916, alors qu’André Letac n’arrive à Verdun que le 6 avril p. 135).

André Letac, Souvenirs de guerre 1914-1918, Présentation et notes de Marie-Josèphe Bonnet, Editions Charles Corlet, Condé-sur-Noireau, 2010, 237 pages.

Share