Guédeney, Alfred (1872-1958)

Adieu mon commandant. Souvenirs d’un officier (Présenté par Clémence Reynaud et Denis Rolland), Senones, Edhisto, 2018, 346 p.

Résumé de l’ouvrage :
« Pendant toute ma vie militaire j’ai écrit régulièrement à ma mère, lui racontant les détails de tout ce que je faisais, elle a conservé toutes mes lettres et je les ai retrouvées après sa mort. Lorsque j’étais séparé de ma femme je lui écrivais également et elle aussi a conservé cette correspondance. Enfin au cours des diverses campagnes que j’ai faites, j’ai noté au jour le jour sur des carnets le résumé des événements auxquels j’assistais et, la campagne finie, j’ai mis ces notes en ordre. C’est grâce à ces notes et aux lettres que j’ai écrites que j’ai pu rédiger ces souvenirs. C’est ce qui explique la précision de dates, de noms propres et de faits que j’aurais certainement oubliés en partie si je n’en avais pas retrouvé la trace écrite. » C’est par ces quelques lignes que Guédeney débute ses mémoires. Le manuscrit original comporte en tout six cahiers soit 1 500 pages environ couvrant la période 1892-1945. Découpé en 39 chapitres, il couvre l’intégralité de la carrière militaire de l’auteur. L’édition de ce corpus considérable a donc été limitée à l’ensemble des souvenirs de la période de la guerre de 1914-1918, c’est-à-dire les chapitres 14 à 32, et résumer les autres périodes. Ainsi le lecteur, plongé au cœur de la Grande Guerre, aura pris connaissance de la formation de l’officier et de sa carrière d’après-guerre. Le texte est écrit dans un style simple et clair, facile à lire, un peu influencé par le langage militaire. Il est organisé en chapitres cohérents avec résumé en tête. Quelques notes de bas de page le complètent parfois. Nous avons conservé cette présentation, même si elle peut paraître un peu désuète, car elle traduit les intentions de l’auteur et met en évidence les points particuliers du témoignage. Pour faciliter la compréhension du récit, nous avons ajouté des notes de bas de page. Pour les distinguer de celles de l’auteur, les premières sont signalées et précédées d’un astérisque. Les secondes sont numérotées. Ces souvenirs, terminés en février 1935, ont évidemment subi l’influence du contexte politique et social de l’entre-deux-guerres. Ce n’est pas trop sensible pour les événements directement vécus par l’auteur car les faits sont les faits. Il s’est d’ailleurs le plus souvent limité à rapporter les événements dont il a été un témoin direct. Au moment où il rédige ses souvenirs, il est en retraite ce qui lui donne une liberté d’écriture qu’il n’aurait pas eue avant. De plus, à cette date, beaucoup de protagonistes sont décédés. C’est le cas du général Gérard si souvent mis en cause. En revanche, moins de vingt ans après la fin de la guerre, certains épisodes, comme les mutineries de 1917, sont encore mal interprétés. Les explications données par Guédeney sont alors celles les plus communément admises à cette époque. Les notes et commentaires qui ont été ajoutés en bas de page permettent de rectifier ces erreurs. Les sentiments personnels sont pour ainsi dire absents de ses souvenirs, l’auteur ne se livre pas. Cela ne correspond pas à une dureté de caractère mais à un choix délibéré. Il s’agit avant tout de raconter sa carrière militaire et les événements extraordinaires qui l’ont marquée. Ce choix est rarement transgressé, comme lorsqu’il quitte le 9e BCP, le cœur serré écrit-il, « je ne pus m’empêcher de verser des larmes » mais il se ravise immédiatement, raye cette phrase pour la remplacer par « je ne pus m’empêcher d’avoir les larmes aux yeux », car un officier ne pleure pas. En 2013, 2 500 ouvrages pouvant être classés dans la littérature testimoniale ont été répertoriés. Le centenaire en a ajouté plusieurs centaines d’autres. Même si tous ne sont pas des témoignages authentiques, on comprend qu’il est bien difficile de situer celui de Guédeney dans cette immensité. En 1928, Jean-Norton Cru avait étudié 252 témoignages. Il les avait classés en cinq genres (journaux, souvenirs, lettres, réflexions et romans) et six classes, de la meilleure à la moins bonne. Quarante témoignages émanaient d’officiers de carrière et parmi eux, trois seulement appartenaient à la première classe, quatre à la seconde. Son critère de choix était la « vérité du témoin sincère qui dit ce qu’il a fait, vu et senti […]. C’est la vérité que l’historien, le psychologue, le sociologue prisent dans le témoignage. » À lire les souvenirs de Guédeney et tenant compte des recoupements que nous avons faits, il nous semble que son témoignage aurait été retenu par ce critique. Pour connaître la guerre, disait encore Jean-Norton Cru, il faut l’avoir vécu comme commandant de compagnie au maximum : « Seul celui qui vit jour et nuit dans la tranchée sait la guerre moderne… ». Néanmoins il relativisait cette analyse en classant parmi les meilleurs témoignages ceux du contre-amiral Ronarc’h et les lettres posthumes du colonel Bourguet. Ces deux seuls témoignages d’officiers supérieurs ne couvraient que le début de la guerre. Il ne semble pas que Cru ait connu de témoignages comparables à celui de Guédeney. Certes, depuis 1928, beaucoup d’ouvrages ont été publiés, mais on peut considérer que le corpus de 252 témoignages a valeur de sondage, ce qui souligne la rareté de celui de notre auteur. Parmi les ouvrages les plus récents et à titre d’exemple seulement, on peut tenter quelques rapprochements, au moins sur ce que Jean-Norton Cru a appelé « la vérité du témoin ». Sur sa période de commandant d’unité, le témoignage de Guédeney, dans sa précision et ses réflexions sur les combats, n’est pas sans rappeler celui de Paul Tuffrau. Le franc-parler et l’humour du général Guillaumat dans ces correspondances de guerre offrent aussi quelques similitudes avec ce témoin. L’intérêt de ces souvenirs est notablement accru par trois albums contenant plus de 600 clichés dont près de 250 de la Grande Guerre. Le choix éditorial des deux présentateurs de l’ouvrage, Clémence Reynaud, conservatrice du Patrimoine, et Denis Rolland, est en harmonie avec celui des mémoires : la totalité des clichés de la guerre et un nombre limité des autres périodes. Les albums étant parfaitement légendés, la publication des planches photographiques dans un format proche de l’original permet de donner plus d’authenticité à ces vues qui sont quelquefois exceptionnelles et en tout cas inédites.
Lorsqu’on se plonge dans ses souvenirs, on est surpris par la précision du récit. La comparaison avec les journaux de marche et opérations des unités auxquelles a appartenu Guédeney est édifiante. Ces derniers paraissent en effet sans grand intérêt. Il en est de même lorsque, chef d’état-major du 1er corps d’armée, il rédige lui-même le JMO. Dans ce récit, la haine de l’Allemand, omniprésente, n’est guère surprenante. Dans les années qui précèdent la guerre, partout en France elle est caricaturale et assumée. Depuis la guerre de 1870 et la perte de l’Alsace et de la Lorraine flotte un esprit de revanche. Remiremont est à une quarantaine de kilomètres de la frontière avec l’Alsace, ce qui donne un sentiment d’insécurité. Nous l’avons évoqué précédemment, la guerre de 1870 et la séparation de l’Alsace et de la Lorraine ont été mal vécues dans la famille de l’auteur. Dans ce contexte, il ne faut pas s’étonner qu’il affiche continuellement sa haine des Allemands. Il semble d’ailleurs que ce sentiment progresse tout au long du texte comme s’il était en rapport avec l’importance des pertes et des destructions. Pétain, par exemple, a fait toute sa carrière en France. Les exactions commises par les Allemands contre les populations civiles au début de la guerre, contraires à la conférence de La Haye de 1907, vont contribuer à accroître le sentiment antiallemand. L’utilisation du mot « boche » participe à l’expression de cette haine. Mais il faut le nuancer, car il est alors couramment employé. L’auteur ne l’utilise d’ailleurs pas systématiquement. Denis Rolland a compté 195 occurrences pour Boche, 190 pour Allemand et 396 pour ennemi. De même, les affirmations sur l’odeur de l’Allemand, qui peuvent paraître extrêmement choquantes aujourd’hui, doivent être replacées dans le contexte de l’époque. Dès le début de la guerre, l’idée s’est répandue qu’une odeur nauséabonde accompagne l’ennemi. Elle imprègne les lieux occupés par les Allemands. Certains affirment même que les cadavres allemands sentent plus mauvais que les Français. Cette forme de dénigrement de l’ennemi est présente dans de nombreux témoignages, correspondances et articles de presse. Dès lors, on ne peut pas considérer qu’il s’agissait d’un simple objet de propagande mais bien d’un préjugé qui avait d’ailleurs trouvé un ancrage scientifique. Un médecin et psychiatre français reconnu, le docteur Edgar Bérillon, avait inventé toute une théorie pour expliquer le mystère de la mauvaise odeur allemande. Cette théorie, qualifiée à juste titre de « délire scientifico-patriotique » par J.L. Lefrère et B. Perche, était selon Bérillon le résultat d’une absence de contrôle des affects entraînant une sudation surabondante. Pour absurde qu’elle fût, cette rumeur s’est transformée en certitude tout comme ces espions qu’on voyait partout. Cette haine de l’Allemand est très fréquente dans les souvenirs des combattants mais elle est rarement si affirmée. Dans son intensité, elle est proche de celle que l’on peut lire dans les carnets de l’aspirant Laby. Mobilisé comme médecin, il réclame même la permission d’aller se poster toute une journée dans une tranchée de première ligne pour pouvoir tuer un Allemand. Pourquoi le fait-il ? Il ne sait pas l’expliquer. On peut se demander si ce n’est pas ce même sentiment obscur de vengeance qui conduit Guédeney à faire exécuter sur-le-champ un Allemand convaincu de pillage par les objets trouvés sur lui. On le voit tout au long du texte, Guédeney est proche de ses hommes, qu’il désigne souvent comme « mes braves gens ». L’expression peut paraître condescendante. Il ne faut pas s’y tromper, il s’agit bien d’une réelle proximité rendue possible par la modestie de l’auteur, par ailleurs soucieux du moral de ses hommes. Pour cela, il sait qu’il faut leur inculquer l’esprit de corps indispensable à la cohésion d’un groupe. Il s’oppose parfois aux ordres supérieurs qui conduiraient à « faire massacrer » ses chasseurs. Tout en mettant au premier plan la discipline, il ne néglige aucun moyen pour maintenir ou relever le moral de ses combattants. C’est ainsi que le 1er janvier 1915, il offre une coupe de champagne à ses officiers et sous-officiers. Il sait aussi fermer les yeux quand il le faut, dans l’intérêt du moral de la troupe. L’un des attraits de ces mémoires est de suivre l’évolution de la machine de guerre : changement de l’équipement du soldat avec le nouvel uniforme « bleu horizon » et le casque Adrian, compositions des unités, effets pervers de la loi Mourier, régime des permissions, etc. On y observe aussi l’apparition des nouveaux armements, mortiers Cellerier et grenades artisanales en novembre 1914, des grenades Viven-Bessière (V-B) et du fusil-mitrailleur en septembre 1916, et enfin des chars en 1918. L’auteur nous explique aussi le mécanisme d’attribution des décorations, qui sont parfois données automatiquement. Comme l’immense majorité des officiers de l’armée française, Alfred Guédeney n’aime guère les hommes politiques et affiche des idées conservatrices. Il n’a pas de mots assez durs pour qualifier l’action des parlementaires qui, selon lui, sont à l’origine de toutes sortes de difficultés que rencontre l’armée française. Toutefois, on peut se demander si ce n’est pas plus le régime parlementaire de l’époque qui est visé par ses critiques que les hommes politiques eux-mêmes. S’il y a bien eu l’Union sacrée pour entrer en guerre, la période 1914-1918 a été marquée par une grande instabilité ministérielle. Le jeu des partis et les luttes pour le pouvoir ne cessent pas durant le conflit, si bien que la majorité des officiers a parfois l’impression que l’intérêt du pays passe au second plan. Il y avait donc un véritable fossé entre les parlementaires et les militaires. Lyautey en a fait les frais avec un ministère de la Guerre qui ne dura que trois mois. Cette incompréhension des politiques est exprimée par l’auteur lorsqu’il relate la visite du vieux général Pédoya, devenu député : « Tout le monde sait que c’est le Parlement qui en est responsable [du défaut de préparation de la guerre], l’armée ayant toujours été jalousée et détestée par nos radicaux-socialistes, aussi fûmes nous stupéfaits d’entendre le général Pédoya faire un éloge dithyrambique des Chambres. À l’entendre c’étaient les députés et les sénateurs qui nous conduiraient à la victoire par les mesures habiles qu’ils avaient prises et qu’ils prenaient. Nous autres militaires, qui recevions les coups et risquions notre vie, nous n’avions qu’à nous effacer devant les bavards du Parlement qui, bien à l’abri, loin de tout danger, sauvaient le pays par leurs discours ». Pourtant l’arrivée du radical-socialiste Clemenceau est saluée par Guédeney. Sans doute parce qu’il est le seul parlementaire à se rendre régulièrement au front et que sa réputation d’autorité ne peut que satisfaire un soldat. Guédeney comprend alors que la France a enfin ce qui lui manque, un chef. Catholique pratiquant, l’auteur a pour autre cible les francs-maçons. Selon lui, ils auraient exercé un véritable contre-pouvoir dans le fonctionnement de l’armée. Le général Gérard aurait ainsi obtenu ses galons de général, puis aurait été protégé, grâce aux loges. Ce n’est pas exclu puisqu’après la guerre il devient président du conseil de l’ordre du Grand Orient. Sarrail, franc-maçon notoire, impliqué dans le scandale des fiches, est limogé en juillet 1915 mais retrouve un commandement à l’armée d’Orient. A contrario Joffre, lui aussi franc-maçon, est tout de même limogé à la fin de 1916. Faute d’étude globale sur ce sujet, il est bien difficile d’évaluer l’influence des loges durant le conflit. On peut d’ailleurs se demander s’il ne s’agissait pas d’un mythe ayant son origine dans le scandale des fiches. Ces fiches avaient été mises en place par le général André, ministre de la Guerre (1900-1904), afin de décider de l’avancement des officiers en dehors des notes de la hiérarchie. Elles étaient établies à partir d’informations fournies par les loges maçonniques du Grand Orient afin de repérer les officiers « réactionnaires ». Tout au long de ses souvenirs, l’auteur porte des appréciations sur ses subordonnés et plus encore sur ses supérieurs ; chaque fois que nous avons pu les confronter avec d’autres témoignages, elles dénotent une objectivité et une sûreté de jugement. Son analyse du caractère du général Mangin nous semble particulièrement pertinente sur laquelle nous reviendrons. Dès lors ces analyses sur les personnalités des généraux sont précieuses et peuvent faciliter l’interprétation de certains événements. Le témoignage apporte ainsi des informations inédites sur la préparation de la bataille du Chemin des Dames en révélant le comportement et le caractère irascible du général Mazel qui peut expliquer, à lui seul, l’échec de la Vème armée. En juin 1918, la désorganisation de l’armée française, consécutive à l’offensive allemande du 27 mai, est admirablement évoquée. Elle met particulièrement en évidence le désarroi du général Duchesne, incapable de maîtriser la situation. Le récit de l’entrée des troupes françaises en Alsace puis en Allemagne n’est pas d’un moindre intérêt. Rares sont les témoignages de militaires qui décrivent avec autant de détails l’accueil enthousiaste des populations aux soldats français en Alsace. Il contraste avec la curiosité respectueuse des Allemands assistant au défilé de ces mêmes troupes. Cette période semble avoir fortement marqué Guédeney, qui s’attache à en faire un récit particulièrement détaillé, accompagné de nombreuses photographies. Au total, on pourra retenir du témoignage de Guédeney un récit passionnant de l’engagement d’un bataillon de chasseurs et de son chef dans une guerre qui a désorienté tous les états-majors. Les problèmes de commandement et de relations avec les hommes y sont évoqués avec une rare acuité. Au fur et à mesure que l’auteur monte dans la hiérarchie, le témoignage se transforme et devient moins proche des hommes, plus sensible aux rumeurs. En revanche, il nous permet de mieux comprendre le poids du haut commandement, avec ses défauts et ses qualités, dans les destinées de la guerre. L’un des apports les plus importants dans ce témoignage est qu’il fut à la tête de la délégation de l’armée française reçue à la mairie de Colmar pour préparer le retour de l’Alsace à la France en novembre 1918 ; un tableau affiché dans la salle d’honneur de la mairie de la ville commémore la réception de cette délégation dirigée par Alfred Guédeney, premier officier français officiellement reçu par la municipalité.

Éléments biographiques :
Alfred Guédeney est né en 1872 à Vrécourt dans les Vosges et décédé à Saint-Priest-Ligoure en 1958. Il est issu d’un milieu relativement aisé. Son père est comptable à la société de construction des Batignolles, une grande entreprise de matériel ferroviaire installée à Paris. Après des premières études à Remiremont, il les poursuit à Paris au lycée Condorcet où il obtient un baccalauréat ès sciences. En 1890, âgé tout juste de 18 ans, il s’engage dans l’armée malgré une constitution jugée un peu délicate. Il écrit dans ses souvenirs qu’il n’a « jamais envisagé une autre carrière que celle de soldat ». Sa vocation a trouvé son origine dans la guerre franco-prussienne, pendant laquelle son père a servi aux zouaves de la garde impériale. Son enfance, passée à Remiremont, près de la frontière imposée par le traité de Francfort, est fortement impressionnée par les récits qu’il entend de ses parents évoquant « sans cesse les évènements de l’année terrible, l’invasion, l’occupation allemande, l’humiliation de la France ». Entré à l’école spéciale militaire de Saint-Cyr avec un rang médiocre, 378e sur 461, il en ressort en 1892 dans un rang honorable, 85ème sur 454. Parmi ses camarades de promotion, on trouve quelques noms de la guerre, les généraux Serrigny et de Lardemelle, major d’entrée et de sortie. En 1897, il entre à l’école supérieure de guerre, formation indispensable pour accéder aux plus hauts grades de l’armée française. À sa sortie, il est 41e des 78 brevetés de la promotion. C’est honorable car il est particulièrement jeune. Ses camarades sont en effet plus âgés et bénéficient d’une expérience militaire qui manque encore à Guédeney. Au cours de ses années de formation, il s’est avéré être un médiocre cavalier ce qui, à une époque où la formation militaire est empreinte de tradition, aurait pu être un handicap. Dans son appréciation de sortie, le général Langlois, commandant de l’école de guerre, a bien cerné la personnalité du jeune officier : « la modestie lui nuit peut-être un peu. Paraît apte à faire un bon officier d’état-major et ne manque pas de qualité de commandement ». Cette modestie, parfois relevée au cours de sa carrière, a pu l’empêcher de progresser plus rapidement. Mais Guédeney est aussi un calme qui sait dominer ses émotions. Une réelle qualité pour un officier, qui garde son sang-froid dans les situations les plus difficiles. Il ne manque pas d’humour comme en témoigne un article paru dans la revue Armée et Marine du 17 janvier 1904. Avec son camarade Edmond Boichut, il publie une chanson illustrée de dessins de sa main, intitulée « En rev’nant de Montereau – souvenirs de l’école de guerre ». Ce trait de caractère qui vient parfois rompre l’intensité dramatique du récit. Les Garibaldiens puis les Russes en font les frais. En 1900, Guédeney appartient donc à ce corps des officiers brevetés, qui grâce à leur formation théorique de la guerre se considèrent comme l’élite de l’armée française. Ils affichent fréquemment une attitude hautaine vis-à-vis des autres officiers, ce qui ne semble pas être le cas de Guédeney. Certains font carrière dans les états-majors, mais doivent toujours alterner avec des commandements d’unités. Traditionnellement, ils demandent alors leur affectation dans un bataillon de chasseurs. Cela sera d’ailleurs le cas pour la première affectation de Guédeney. Sur les officiers brevetés parfois qualifiés de Jeunes-Turcs, il s’agissait d’unités mobiles chargées de combattre en avant de l’infanterie de ligne. En définitive, à la veille de l’entrée en guerre, par son milieu familial et sa formation, Alfred Guédeney incarne bien l’officier type de l’armée française, doté d’une solide expérience militaire acquise en grande partie en Algérie et au Maroc. Les notes contenues dans le dossier d’Alfred Guédeney sont continuellement très bonnes et parfois même élogieuses. Pour autant cela ne nous renseigne pas sur sa compétence car c’est généralement le cas pour un officier. Celui-ci avait d’ailleurs accès à ses notes et pouvait ainsi, le cas échéant, les contester si elles ne le satisfaisaient pas. En fait, ces commentaires sont plus le reflet de la qualité des relations de l’officier avec son supérieur direct qu’une appréciation sur sa compétence. Tout au plus peut-on dire que le commentaire appuyé de Weygand en 1923, venant de la part d’un général de haut niveau, témoigne d’une excellente compétence dans le poste qu’il occupait alors. Si on examine la progression de Guédeney tout au long de sa carrière, on constate qu’il est dans la moyenne : capitaine à l’âge de 31 ans, colonel à 46 ans. On peut être tenté de la comparer à celle d’un autre Vosgien d’un an son aîné, de formation et d’expérience comparable, Henri Claudel qui sera colonel à 43 ans. En définitive, l’impression générale qui se dégage de la carrière de Guédeney est celle d’un officier sérieux et compétent, passionné par son métier, et qui aurait sans doute pu progresser plus rapidement s’il n’avait pas été aussi modeste et réservé. Dans l’armée française d’avant 1914, un officier doit se marier avec une jeune fille de bonne condition, c’est-à-dire de moralité irréprochable et dotée de revenus suffisants. Une enquête de gendarmerie est d’ailleurs diligentée pour le vérifier. Au final, le ministre de la Guerre délivre l’autorisation de mariage. C’est ainsi qu’Alfred Guédeney se marie en 1903 avec Marie Thérèse Aline Robé. Issue d’une famille de la bourgeoise locale, elle est née en 1880 au Thillot où son père est percepteur. Le couple aura trois enfants, deux filles et un garçon. Quand sonne le signal de la mobilisation générale, Guédeney est rentré du Maroc et vient tout juste d’être nommé à la tête du 9ème bataillon de chasseurs à pied à Longuyon. La guerre déclenchée, la première partie de sa campagne le trouve au feu mais son extraction comme commandant d’unités à celle de l’Etat-major donne un témoignage composite, de la tranchée aux hautes sphères décisionnelles.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 111 : Sur la différence ente ouvriers et paysans, n’aime pas les socialistes
122 : Conseil de guerre, ce qu’il en pense
124 : Guignol
125 : Sur les protégés des politiques
: Sur le sens du train, Somme ou Verdun
127 : Sur la volonté de combattre sur un brancard
134 : Légion d’Honneur
135 : Providence
142 : Guerre sans une égratignure
158 : Russes imbéciles
162 : Portugais
: Belges
163 : Affaire des chiottes belges non loués pour les officiers
170 : Anglais trop respectueux : « … les anglais sont tellement respectueux de la consigne qu’aux yeux de cet excellent major c’était presque de l’indiscipline de la part de notre infanterie d’enlever un point d’appui en plus des objectifs fixés »
174 : Voit Flameng
175 : Femme et enfants venant en vacances à Boulogne-sur-Mer
178 : Horrifié par les dégradations allemandes
: Noël 1917 à Remiremont
179 : Américains médiocres
197 : Sur sa vision des braves et des lâches
214 : Rétablit la vérité sur le concours américain lors de la 2ème bataille de La Marne
216 : Il n’a pas de mots assez durs pour les Allemands
220 : Justifie les châteaux pour les états-majors
226 : Le 30 septembre 1918, « le quartier général du 1er Corps d’Armée s’installait dans les Vosges à Cornimont. Son rôle actif dans la guerre était fini et nous ne devions plus prendre part à aucune opération sérieuse jusqu’à l’armistice »
229 : Sur la vue des régiments noirs américains inutilisables au front qu’à garder des secteurs calmes
229 : Fin de guerre
230 : Chef de la délégation reçue à la mairie de Colmar pour le retour à la France
234 : Voit Hansi

Yann Prouillet, août 2024

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Chaleil, Léonce (1907-2001)

La mémoire du village, Paris, La France Retrouvée, 1979, 414 p.

Résumé de l’ouvrage :
Léonce Chaleil est fils de paysan. À la fin des années 1970, à une époque de retour d’intérêt de la mémoire de la terre, Eva Tufféry (95 ans) et Marius Roussillon (86 ans) introduisent l’Histoire d’une vie de Léonce qui dès lors témoigne de son parcours, attaché fermement à la terre. Il en décline l’enracinement, son univers, familial comme villageois, et ses cycles de travaux, été comme hiver. Arrivé à l’âge d’homme, il en décrypte les croyances et les rites, le regard social et l’évolution générale, teintée d’incertitude. Août 1914 voit Brignon, son village, se vider de ses hommes et de ses chevaux. Son père est parti dans les premiers. À la gare, il voit les trains chargés de fleurs et de soldats qui chantent. Sa mère à la charge seule de la ferme en l’absence des hommes, même du grand-père, réquisitionné dans la Territoriale. Mais si la guerre dure, « Nous au début, on s’habituait mal à l’absence du père et on arrêtait pas de poser des questions. Puis on s’y est fait, on allait à l’école, on oubliait un peu » (p. 176), elle prend quand même son lot d’enfants du village : 7 en 1914, 8 en 1915, 4 en 1916, 4 en 1917 et 2 en 1918 soit 25 en 5 années de guerre, ceci sans voir jamais un alboche. Cela n’empêche pas Léonce de jouer à la guerre toute la journée, sans se soucier des restrictions qui commencent à apparaître toutefois ; pétrole, chaussures, sucre ou chocolat. Les femmes tiennent bon car il faut que, quand le mari reviendra, il soit fier de la besogne effectuée pour avoir « tenu la maison ». L’enfant vit de temps en temps la guerre et ses misères mortifères au gré des permissions de son père, ce après que la mère ait éradiqué toute la vermine ramenée de la tranchée. Mais Léonce n’est pas dupe ; « mon père ne nous disait pas tout » (p.179). Il fréquente l’école, dont il décrit la classe pendant la guerre, mais les instituteurs aussi ont été mobilisés ; il dit : « j’ai changé dix-huit fois de maître » (p. 180). La guerre durant, les classes deviennent mixtes. La religion a conserve sa place dans la litanie des jours et des semaines qui se succèdent, plus encore lorsque le fléau de la grippe espagnole vient encore marquer plus encore les deuils des familles. Lui-même perd sa petite sœur Jeannette. Son père, gazé, miraculé, écope toutefois d’une blessure qui l’évacue dans un hôpital de l’Oise. Sa femme fait le voyage ; une véritable expédition, puis il revient enfin pour reprendre son métier de paysan. Léonce se souvient du 11 novembre 1918, entre deuils et joie, et la vie a repris son cours. Mais la guerre a laissé sa marque, universellement. Léonce dit : « Peu à peu, les hommes sont revenus et ont repris le travail. Au retour de mon père, plus de cheval, les vignes étaient en mauvais état, le jardin était pitoyable. Ma mère avait fait ce qu’elle avait pu, mais elle ne pouvait suffire à la tâche. Et puis les inondations s’étaient acharnées à plusieurs reprises, emportant les murs, creusant des trous partout. On disait que je bruit du canon et les explosions pendant plus de quatre ans, à travers l’Europe, avaient détraqué le temps » (p. 199).
La vie reprend quand même son bonhomme de chemin et Léonce optera finalement pour conserver le métier de son père, abandonnant au passage son rêve de conduire des locomotives. L’ouvrage s’achève sur une postface qui rappelle la paysannerie à travers les siècles, puis sur une monographie de Brignon, le village de Léonce Chaleil par Max Chaleil, son fils né le 16 mai 1937, devenu lui-même éditeur et écrivain, qui a recueilli les souvenirs de son père.

Eléments biographiques :
Né le 10 novembre 1907 dans la commune de Brignon, dans le Gard, petite commune de 500 habitants en bordure du Gardon, Léonce Chaleil naît dans une famille paysanne. Aîné d’une famille de quatre enfants dont deux mourront en bas âge de la grippe espagnole. Il vit son enfance dans la campagne gardoise puis son service militaire au 15ème régiment du train. Marié, ayant un fils âgé de 2 ans, il est mobilisé comme chauffeur de véhicule, ce qui lui évite le front des jours maudits de 1940 en Lorraine. Son deuxième fils naît en 1947, son père meurt le 8 janvier 1952 et lui-même décède le 5 novembre 2001 quelques jours avant son 94e anniversaire.

Commentaires sur l’ouvrage :
Le témoignage de Léonce Chaleil sur la Grande Guerre ne représente que quelques pages (175 à 199) d’un enfant qui voit, de 7 à 13 ans, son foyer comme son village souffrir à la guerre. Son père, gazé et blessé s’en sortira semble-t-il sans trop de séquelle, nourrissant toutefois un certain antimilitarisme, mais sa mère perdra deux enfants en bas-âge. Aussi, l’intérêt de l’ouvrage réside dans les quelques pages qui permettent d’appréhender le témoignage de l’enfant d’un village de l’arrière-pays nîmois pendant les années de guerre. Léonce Chaleil décrit bien sa famille prise dans la tourmente, l’absence du père, le sacrifice de la mère, le drame des privations et de l’épidémie, mais aussi la vie scolaire et religieuse. La mort frappe çà et là : Il dit : « Les gendarmes, d’abord avertis, allaient prévenir le maire ; et c’est lui qui annonçait la triste nouvelle à la famille. (…) Les femmes quettaient pour savoir où irait le maire. C’était terrible cette attente et ce soulagement égoïste quand on le voyait se diriger d’un autre côté » (p. 177). C’est dans cette ambiance qu’il vit sa vie d’enfant et d’adolescent. Au final, ses souvenirs révèlent un témoin opportun et digne d’intérêt, y compris sur la sociologie paysanne des années 1900 à 1970 et la profonde transformation de cet espace.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 105 : Nom de pommes de terre
125 : Le charivari
127 : Conseil de révision, rite de passage, système du tirage des numéros, de 0 à 8
154 : Tétaire (ou mari !) tétant le lait en trop
175 : Réquisition des chevaux
177 : Arrivée du courrier, gendarmes annonçant les décès, « pareils à de grands corbeaux »
179 : En permission, son père ramène un fusil allemand
183 : Sur son père, revenu du conflit : « La guerre et le patriotisme, il en avait soupé, on en avait tellement envoyé à la boucherie qu’il était devenu presque antimilitariste »
: Lutte contre le patois à l’école
191 : Guerre quelque peu oubliée, trop longue
194 : Grippe espagnole
198 : Ambiance du 11 novembre
199 : Etat du pays en 1918, influence de la guerre sur la météo. Son père, revenu de la guerre, est prioritaire pour acheter un cheval de l’armée
200 : Hommes ayant du mal à retrouver leur place, se sentant remplacés par les femmes
337 : Marseille en 1927, ce qu’il en pense (vap 333)
351 : Défaite de 1940 : « Les vieux ne comprenaient pas : eux avaient tenu quatre ans, et leurs fils s’enfuyaient comme des lapins… »
362 : Vient au village du Bonhomme dans les années 1950
374 : « En 1918, à la fin de la guerre, le Français, deux fois cocu, aura donné son sang et son or »
395 : La racine de garance est l’une des ressources naturelles de Brignon

Yann Prouillet, août 2024

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Dromart, Marie-Louise (1880-1937)

Le chemin du Calvaire, Paris, La Maison Française d’Art et d’Edition, 1920, 167 p.
Résumé de l’ouvrage :
Marie-Louise Dromart demeure à Haybes, petite commune aux confins des Ardennes, à l’entrée de la pointe de Givet, en bordure de La Meuse. En 1914, elle est vice-présidente du Comité des Dames Françaises de la Croix-Rouge de Fumay, Haybes et Revin. A ce titre, elle témoigne des terribles journées d’août, à partir du 16, qui voient l’invasion de son village par les troupes allemandes. Après quelques jours d’exode des habitants des localités voisines auxquels sont mêlés des ressortissants belges, qui témoignent d’exactions, résolue, elle dit : « Vice-présidente d’une société locale de la Croix-Rouge, j’avais assumé la tâche rigoureuse et difficile de tenir tête à l’orage et, si je ne songeai pas un seul instant à déserter mon poste, je jugeai que mon premier devoir était d’écarter ma mère et mes deux enfants du péril imminent » (p. 3). Hélas, le 24, alors qu’elle s’apprête à traverser le fleuve avec sa famille, son fils et son père, « les Hussards de la Mort (du 19e) arrivaient comme une trombe » (p. 3), notamment « sur le Chemin du Calvaire, tristement symbolique, et ainsi nommé parce qu’un beau Christ de pierre le domine et le protège de toute sa détresse miséricordieuse » (p.11) qui donne son titre à son livre testimonial. Dans la tourmente, elle perd un temps sa fille et sa mère, séparée d’elles par la guerre. Devant cette détresse qui la dépasse, elle dit : « Je glissai dans ma poche deux paquets de sublimé, bien décidée à partager le poison avec les miens si les choses tournaient au pire » (p. 17), envisageant ainsi d’assassiner sa famille. Rassérénée, elle va dès lors se démultiplier pour tenter d’influer, en pleins combats, sur l’attitude des allemands qui vont multiplier les répressions et les exactions envers la population. Elle relate par le détail tant son action devant les troupes, et notamment les officiers, qu’en tant qu’infirmière, au château de Moraypré, tout en tentant d’éviter que sa propre famille ne subisse le même sort que son village, centre de combats de résistance, et où les destructions s’accumulent. Se démultipliant, également comme interlocutrice, voire médiatrice, elle assiste au simulacre d’un procès et rapporte (elle n’en n’est pas le témoin direct) celui d’une Cour martiale à l’encontre d’un des prêtres du village. Début septembre, elle constate son village en ruines, qui s’est résolument enfoncé dans l’occupation, la guerre ayant poursuivi son chemin vers le sud. Mais il faut gérer les blessés. Omnipotente, elle organise l’évacuation de ceux de l’hôpital de fortune qu’elle avait créé avec l’instituteur local vers l’hôpital de Fumay, commune limitrophe au sud, par-delà la rivière. Elle dit pour cela bénéficier de l’aide du docteur Mangin, lorrain de Château-Salins, manifestement francophile et francophone (p. 91). La suite de son récit est une succession de tableaux, le plus souvent issus de faits rapportés. Elle dit parfois : « Je n’ai pas vu l’autre scène, celle que je vais rapporter, mais elle me fut contée par des témoins avec une telle minutie de détails impressionnants que j’en ai gardé la macabre obsession » (p. 114), ce qui minore la matérialité testimoniale de ses récits. Ainsi, la description de la mort christique d’un soldat dans un ambulance n’amène pas à la nomination de ce soldat. Elle dit enfin « être rapatriée après un internement de six longs mois en pays occupé » (p. 129), donnant un ouvrage composite construit entre Haybes (le 24 août 1914) et La Guerche (Indre-et-Loire) (le 24 août 1916). L’ouvrage s’achève sur des appendices rapportant les atrocités à Haybes, issu du rapport Bédier (p. 158 à 165), et sa citation pour son attitude courageuse dans les tragiques journées d’août 1914.

Commentaires sur l’ouvrage :

Marie-Louise Grès, épouse Dromart, née à Haybes le 29 juillet 1880, est connue comme poétesse [elle obtient en 1924 le prix Archon-Despérouses puis le prix de l’académie des jeux floraux de Toulouse en 1931]. Son père, Pierre Lambert Édeze Grès, évoqué dans l’ouvrage, est fabricant de pavés en ardoise et sa mère est Adèle Maria Sulin. Marie-Louise Grès est le second enfant du couple qui aura 4 filles. Elle évoque d’ailleurs l’une de ses sœurs, Louise, morte à 20 ans (page 17). Après des études secondaires à Charleville-Mézières, elle se destine au métier d’infirmière. Elle se marie à 19 ans avec François Joseph Dominique Dromart, directeur d’usine. Elle aura une fille (née en 1900) et un garçon (né en 1903), tous deux également cités dans le livre, notamment dans leur tentative avortée de fuite devant l’invasion (p. 19). Elle se fait une place dans la littérature, obtenant quelques critiques encourageantes, notamment de Georges Duhamel, dès avant la Grande Guerre, ce en publiant un premier livre de poésie dès 1912. Elle témoigne également dans un livre recueillant la parole de femmes parisiennes, en compagnie par exemple de Mme Alphonse Daudet ou la duchesse d’Uzès, collectés par Camille Clermont, actrice et autrice. Après la guerre qu’elle a passé réfugiée dans la capitale ou le centre de la France, elle revient à Haybes en 1919, y fait partie des notables (elle narre ainsi succinctement la réception du président Poincaré à Haybes le 1er décembre 1919) (p. 156) et son action au cours des journées terribles d’août 1914 lui valent deux citations à l’Ordre de la Nation, la médaille de la Reconnaissance française et la Légion d’Honneur. Elle meurt à Paris le 23 octobre 1937. Son témoignage, dense et haletant, est issu de son expérience directe sur la période allant du 16 août à octobre 1914 soit un peu plus de la moitié de l’ouvrage. Son style, pétri de patriotisme et d’emphase, mêlant devoir et religion, est un modèle de la littérature emphatique et martyrologe. Elle y multiplie ce style à l’envi : « La voilà bien l’exaltation patriotique des martyrs et des héros qui seront morts sans gloire, mais qui donneront aux siècles futurs la mesure du délire sacré dont notre époque aura frémi » (p. 93) ou un peu plus loin : « De ces riens s’exhale le parfum de la délicatesse française, fleur vivace de la chevalerie et de la loyauté » (p. 95). Son sujet reste toutefois l’histoire du village de Haybes. Dès lors, ce style, ses envolées lyriques (lire à ce sujet le 2ème paragraphe, héroïco-mystique, de la page 116), destinées au lecteur à laquelle elle s’adresse (p. 110) et une certaine centralité omnipotente du personnage dans les faits qui se sont déroulés des 24 au 26 août éludés, l’ouvrage reste référentiel pour l’historiographie de la pointe de Givet et pour les secteurs d’Haybes, de Fumey et de la frontière avec les Ardennes belges. Le livre concourt bien entendu à la littérature martyrologe, mettant en avant les exactions allemandes, la pratique des otages, des boucliers humains, les balles explosives, jusqu’au viol, supposé toutefois (celui de Julie Dévosse p. 94). L’ouvrage s’ouvre en effet sur les 11 soldats tombés au champ d’honneur à la bataille d’Haybes, et sur quatre soldats tombés en formations sanitaires à Haybes (Ambulance de Moraypré) ou Fumay. Toutefois la vérification ponctuelle de quelques patronymes (par exemple Jean-Baptiste Urbain) ne confirme pas toujours les lieux et dates de décès sur les simples noms avancés par Marie-Louise Dromart et invite donc à la prudence et à une vérification plus poussée. Le cas de Jean Marie Ternynck, sous-lieutenant au 245e RI, décédé des suites de ses blessures le 13 septembre (p. 97) et dont elle témoigne de l’enterrement par l’ennemi est par contre conforme à la réalité.

Renseignements tirés de l’ouvrage :

P. 2 : Enfants endimanchés pour l’exode : « on sauvait ce que l’on avait de mieux »
17 : Songe à suicider et à empoisonner sa famille
23 : Cadavre brûlé
30 : A perdu puis retrouvé sa mère et sa fille
33 : Evoque un roulement d’otages
35 : Balle explosive
40 : Croix d’ardoise pour un sépulture
75 : Dans les accusations des prêtres : « Vous avez prêché la revanche »
77 : Acte d’accusation et procès des prêtres puis Cour martiale pour l’abbé Hubert
80 : Allégations allemandes (population hostile, oreille coupée, enfant tirant sur les troupes ou mutilant les soldats, etc.), formulées par un général !
81 : Proclamation
84 : Trou du Diable
94 : Viol supposé de Julie Dévosse, figue johannique
: Allemands se ravitaillant sur le stock de nourriture du fort de Charlemont tombé le 29 août
97 : Mort en enterrement avec le respect de l’ennemi du sous-lieutenant Jean Ternynck
100 : Installation dans l’occupation
103 : Entend le canon du front sur la roche de l’Uf à Fumay (100 km du front)
104 : Soldats français toujours derrière les lignes allemandes plusieurs mois après les combats dans les Ardennes (noms cités) (vap 128 à 130 M. Dutil, parisien, prisonnier puis évadé retrouvé à Paris)
106 : Prix des denrées
108 : Tambour de Raffet, version napoléonienne du Debout les morts de Péricard
112 : Tableau surréaliste de la mort christique d’un soldat
133 : Histoire d’un homme fusillé enterré avec la sacoche postale (vap 154)
134 : Pièce d’or donnée comme Talisman d’un père à son fils
141 : Balle retournée (Dum-dum)
155 : Capitaine Evrard, natif de Fumay, aviateur espion qui a atterri à Bourseigne (Belgique) pour faire sauter le pont ferroviaire Saint-Joseph de Fumey

Table des chapitres
Les Boucliers vivants (p. 1) – Mon village en ruines (p. 55) – Devant la Cour Martiale (p. 61) – Les jours qui suivirent (p. 88) – Figures de désespoir (p. 111) – La dernière classe (p. 117) – La rencontre (p. 126) – La pièce d’or du Poilu (p. 131) – Jeanne Craque (p. 136) – Au temps des Cornouillers (p. 142) – Anniversaire (p. 148) – Appendices (p. 153) dont Rapport des atrocités commises à Haybes par les Allemands, du 24 août au 27 août 1914 (p. 158) et Citation parue au Journal Officiel du 24 octobre 1919 (p. 165)

Yann Prouillet, août 2024

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Tharaud, Jérôme (1874-1953) et Tharaud, Jean (1877-1952)

Une relève, Paris, Plon-Nourrit, 1924, 247 pages.

A l’occasion du déplacement du régiment pour une relève, un caporal dresse une succession de tableaux des paysages et des situations qui défilent sous ses yeux dans le secteur de Reims à une date inconnue de la Grande Guerre. Il s’agit en fait de tableaux littéralisés permettant l’évocation de lieux ou de situations glorifiant les hommes (de toutes nationalités), la Nature et les sentiments. Le premier de ses tableaux évoque la rumeur, les « canards du front » qui font voyager à l’estime, depuis les Flandres, le régiment dons toutes les directions possibles. Le second amène l’unité du narrateur sur « les pentes longuement inclinées de la montagne de Reims », à Verzenay, d’où « de ce haut belvédère, [il] regarde Reims qui brûle ». Relevant une brigade russe, il en profite dans son troisième tableau pour décrire quelque peu le « contraste entre deux humanités », dont « le grand troupeau moscovite » mêlant « mine enfantine et brutale à la fois ». Ce rapprochant de la première ligne, « derrière la berge d’un canal », la, description du paysage, martyrisé mais tranquille, même si « sans héroïsme » permet la réflexion et la contemplation de la nature et de sa faune abandonnée. La tranchée se conjugue avec « l’idée d’une menace prochaine [qui] agit sur l’âme un peu à la façon dont l’exalte l’amour (…) ; tout émeut à l’excès ». C’est le règne de l’obus qui pulvérise tout, homme comme village ». Le sixième tableau débute ainsi : « Ce soir, nous prenons la tranchée », un boyau qui mène à un « poste où [il] tombe ce soir est installé dans les sous-sols d’une ancienne ferme modèle », une cave qui mêle sépulcre et nid protecteur à ces quatre occupants qui doivent tenir le lieu et renseigner le commandement par le seul lien qui les relie au monde de l’extérieur, le téléphone. « Une prison sans portes sans verrous, sans barrières, mais plus strictement enfermés par les consignes idéales que par la plus rigide clôture, et vraiment séparés du monde par ces lignes de fer barbelé, ces hautes herbes non fauchées et l’inextricable dédale des boyaux et des tranchées ». Ce milieu particulier confine à l’introspection et à l’analyse du soi. Ce téléphone et le personnage du septième tableau, qui permet de décrire le rôle comme la vie de l’escouade désœuvrée, son rôle météorologique et tout compte-rendu insignifiant réalisé. Dès lors, « pour échapper à l’ennui, on se réfugie dans le sommeil ou bien dans la lecture, comme on monte dans un arbre pour fuir une inondation » ou « on écrit une lettre ; on attend celle qui se promène sur les routes », prétexte à s’épancher sur ce seul lien avec l’être aimé comme avec l’humanité. Mais « ce téléphone sans vie, que nous veillons comme un mort et qui n’annonce jamais rien » annonce un jour un jour « le Kaiser a démissionné ! », « folle invention » qui jette un émoi diviseur (d’une demi-heure seulement toutefois), au sein du petit groupe humain, « braves gens de chez nous ! honnête peuple de France ! » le 8ème tableau revient sur les compagnons de tombeau qui se catalyse autour du Capitaine Fracasse, prétextes aux bavardages dont le caporal se plaint finalement, y préférant un silence finalement la denrée la plus rare au front. Le neuvième tableau souligne le contraste entre la vie souterraine, « où chacun est emprisonné dans la terre » et l’extérieur, où existe encore fleurs et oiseaux dans le « miracle de la lumière ». Le 10e tableau est celui du calme quasi-mortuaire déchiré tout à coup par l’obus qui trouve son chemin vers le téléphone dont il ne parvient pas à briser la boîte toutefois et qui finalement ne change rien à la « platitude ordinaire » de la morne existence. Le 11e chapitre fait état du résultat du bombardement, qui laisse derrière lui poussière et gravats de ce que furent maisons, église et village. Le dernier chapitre finit en parabole. Le caporal quitte enfin cave et boyau ; c’est tout aussi enfin la permission, la maison bruyante et animée de la vie des femmes et des enfants, d’où le caporal écrit, évoquant à mots couverts la mort de Jean, absent de la table et pleuré par les enfants du lieu.

Commentaires sur l’ouvrage :
En fait, c’est Jean Norton Cru qui, par son enquête sur la véracité et le parcours des auteurs, décrypte la matérialité des souvenirs contenus dans les 12 tableaux du caporal Jean. Jérôme Tharaud (18 mars 1874, Saint-Junien (87) – 28 janvier 1953, Varangeville-sur-Mer (76)) et Jean Tharaud (né Pierre Marie Martial Charles, 9 mai 1877, Saint-Junien (87) – 8 avril 1952, Paris) furent bien mobilisés au 94e RIT d’Angoulême (178e brigade de la 89e division territoriale) dès le début d’août 1914. Ils font à plusieurs reprise référence à ces soldats de Charente et du Limousin. Le parcours du 94e RIT les amène bien pendant 6 mois (1914-1915) sur le canal de l’Yser puis sur l’Aisne (jusqu’au 5 mai 1915) puis pour faire des travaux dans les secteurs de Reims et de Fismes de mi-décembre 1915 à mi-février 1916. Du 16 février au 5 mai, le régiment occupe effectivement le secteur entre la ferme des Marquises (nord-est de Prunay) et le Fort de La Pompelle. C’est donc bien ce secteur et ce créneau temporel qui sont décrits dans les 12 chapitres d’Une Relève. On y retrouve également des éléments biographiques factuels contenus dans ces douze tableaux ; le narrateur est caporal téléphoniste, comme Jérôme, et l’autre est vaguemestre (cf. le 7e tableau Le Kaiser a démissionné). Ceci étant dit, il devient clair que les quelques données dégageables de ces quelques semaines décrites permettent de confirmer que le récit est basé sur une expérience de guerre, ce qui confirme par ailleurs le classement de Jean-Norton Cru dans la catégorie Souvenirs. Toutefois, le récit est très fortement littéralisé dans ce parcours, les quelques épisodes décrits dans ce parcours, dont la guerre n’est que le tableau de fond de scène, ne sont finalement que le prétexte à louanges à la nature (on trouve ici des similitudes avec Genevoix ou, dans la démarche stylistique, avec Pierre Jolly dans son 13 octobre Jolly, Pierre – Témoignages de 1914-1918 (crid1418.org)), les hommes ou les lieux, en une introspection sur le caporal dans son escouade dans la guerre. L’ensemble apparaît donc finalement superficiel et outre son style et quelques réflexions intéressantes n’apporte que peu, donnant à Une relève l’identité d’un roman plus que d’un livre de souvenirs. Cette impression est appuyée de surcroît par le dernier chapitre qui, plaçant le caporal en permission chez lui, donne l’impression que seul l’esprit du mort est revenu autour de la table familiale.


Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 12 : Sur la tranchée : « Les autres, préférant la tranchée, plus périlleuse assurément, mais où la discipline est plus souple et la ration de vin plus forte ».
Définition de la rumeur, semblable au moustique : « Et les fausses rumeurs de s’élever et de danser au-dessus du cantonnement, comme en été les moustiques au-dessus d’un marécage ».
50 : Vue de flamands, anglais, russes
65 : Réflexion sur le patrimoine vernaculaire de la guerre à conserver : « De l’autre côté du canal, en bordure d’un grand bois, on voit encore, clouées contre les peupliers, les niches de chapelle, où chaque soit les artilleurs plaçaient une lanterne pour guider leur tir dans la nuit. Elles sont aujourd’hui inutiles ces petites chapelles désaffectées, mais je pense que, la paix venue, il faudra garder pieusement ces fragiles abris de lumière qui nous ont protégés, comme on conserve dans les rues des vieilles villes, à l’angle de chaque muraille, ou bien dans les forêts, au creux d’un chêne vénérable, ces niches consacrées à la Vierge ou à quelque Saint rustique, longtemps après que la Vierge ou le Saint a délaissé son sanctuaire bocager ».
86 : Hypersensibilité à la Nature.
87 : Sur la protection du vivant confinant à la superstition : « … Je crois, ma parole, que j’aimerais mieux me fouler le pied que de détruire sous mon soulier une misérable fourmi, avec cet espoir inavoué qu’en ménageant une existence, si petit soit-elle, la mienne sera aussi épargnée ». (Vap p. 86 sur « la croyance aux présages »).
145 : Bruit « soyeux » des obus
159 : Sur les carnets et la pratique d’écriture du soldat. (Vap p. 162 sur la force du ressenti par rapport aux carnets de guerre).
174 : « La guerre a pris pour moi l’aspect d’un voyage en troisième classe, que je fais depuis trois ans, vers une destination inconnue ».
184 : Mort d’un pigeon, enterré par un sergent dans le cimetière des soldats

Yann Prouillet, juin 2024

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Ghys, Albert (1889-1964)

1. Le témoin
Albert Ghys, né en 1889, est originaire de la région de Saint-Amand (Nord). Il est mobilisé en août 1914 au 127e RI de Valenciennes où il fait presque toute la guerre. Il est de ces nordistes qui, du 23 août au 4 septembre 1914, rejoignent l’arrière en embarquant au Havre (transport « Le Tamatave », débarquement La Rochelle). Il reste au Camp de La Courtine (Creuse) de septembre à mars 1915. En ligne dans la Woëvre, la Marne et à Verdun (mars 1916), il est dans la Somme en septembre 1916. Blessé lors de l’offensive du 16 avril 1917, il semble (fiche matricule manquante, il est probablement sergent) qu’il rejoint en août et qu’il finit le conflit au 260e RI. Lorsqu’il était vaguemestre à La Courtine en 1915, il avait fait la connaissance de Marie-Louise Jolly, demoiselle des Postes: ils se marient en 1918.
2. Le témoignage
Le journal de marche d’Albert Ghys, non publié, est un document de trente pages A 4, recopiées et commentées par son fils Jean Ghys, c’est la retranscription de feuillets de carnets déchirés, le plus souvent écrits au crayon. La version définitive a été complétée par un petit-fils. L’exemplaire, relié et plastifié, contient aussi (p.32) la lettre d’une institutrice débutante à Beuvrages (Nord). Les trois dernières pages reproduisent des clichés d’illustration, il s’agit de photographies extérieures aux carnets, (album Yves Troadec, clichés exposés aux A. D. des Côtes d’Armor en 1998 et 2014). Le journal est aussi disponible sur le site Chtimiste (n° 113), sans les annexes.
3. Analyse
Les mentions sur le journal sont brèves, elles racontent le quotidien de la tranchée, les nouvelles d’un frère prisonnier, des anecdotes sur un front relativement calme pour lui en 1915 (bon ou mauvais dîner, une patrouille, un aéro…), comme par exemple dans le secteur de Berry-au-Bac le 6 juillet 1915 (p.11): «Avons un déserteur boche. Il paraît que beaucoup voudraient se rendre, mais ont peur qu’on leur tire dessus. Leur avons porté des journaux français et une lettre leur expliquant, en français et en allemand, qu’ils peuvent se rendre sans danger.» Légèrement blessé à Verdun, il peut rester en arrière, mais est plus exposé dans la Somme. Il décrit l’attaque du 25 septembre 1916 devant Combles (p. 21) «Nous avançons par vague (…) Nous faisons pas mal de prisonniers et avançons de 1500 mètres. Un prisonnier me montre toutes ses photos les yeux hagards. Je prends pitié, mais R. Faokent prend son révolver et l’abat au moment où ce prisonnier allait peut-être encore nous donner le coup de grâce.» En octobre 1916, dans la Marne, il raconte qu’au moment de partir en permission, il prépare quelques souvenirs ramassés à l’occasion des dernières attaques, mais (p.21) « pan, dès que j’ai le dos tourné, on me chipe une belle carabine. » On sait que les officiers pouvaient ramener des trophées dans leurs cantines, mais on se demande comment des soldats pouvaient faire passer des armes si voyantes, notamment au passage aux gares régulatrices de permissionnaires. D’autre part, la passion de l’artisanat de tranchée a des conséquences harassantes dans les marches (p. 22): « Et moi qui ai Azor qui ressemble à un ballot de plomb, mes culots d’obus et bagues, c’est du lourd ! J’aurais bien envie de tout plaquer. »
Pour 1917 et 1918, il n’y a plus qu’une suite de dates et de lieux, soit A. Ghys a mis fin à ses notations, soit son copiste a, lui aussi, résumé à l’extrême le journal. L’élément intéressant de cette année 1917 réside dans la retranscription de quatre lettres qui terminent le document, et qui racontent en détail sa participation à l’attaque du 16 avril, sa blessure et son évacuation, il semble que pour lui ce soit « la bonne blessure » (p. 25, lettre du 19 avril 1917) : « Me voilà content, heureux, tranquille. »
En annexe, une lettre d’une jeune institutrice, signée H. ( ?) Delaporte, sans rapport avec le journal précédent, raconte ses deux ans à Beuvrages (Nord) en zone occupée. Elle relate ses conditions d’enseignement difficiles, l’autorité allemande décidant d’occuper l’école pour en faire un lazaret pour chevaux : ils sont relogés dans un ancien débit de boisson vétuste, glacial, et sans cour de récréation ni de cabinets ; (p. 33) « Pas d’abri les jours de pluie. On reste dans la classe. Des passants, des soldats s’arrêtent pour regarder comment fonctionne une école française. Nous continuons à leur faire voir que nous savons attendre d’être délivrés. »

Vincent Suard juin 2019

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Giboulet, Justin (1887-1973)

1. Le témoin

Justin Rodolphe François Giboulet est né le 15 avril 1887 à Villeneuve-Minervois (Aude). Son père était maréchal-ferrant ; sa mère, épicière. Il entra à l’Ecole primaire supérieure de Limoux, puis à l’Ecole normale de Carcassonne. Après un an de service militaire au 163e RI en Corse, il commença sa carrière d’instituteur en 1908 à Auriac, puis fut nommé à Alzonne après son mariage en 1910, en poste double avec sa femme. Une fille naquit en 1912 ; un fils après la guerre. Il était patriote, de sensibilité politique de gauche, anticlérical sans excès. Il fit la guerre successivement au 343e RI, au 215e à partir de janvier 1916, au 261e à partir d’octobre 1918. Sergent en 1914, il devint adjudant en mai 1918, mais ne voulut pas devenir officier. Il resta principalement dans les Vosges ; dans l’Aisne en juillet 1917. Le mémoire de Solenne Boitreaud cité plus bas donne un index des noms de lieux mentionnés dans le témoignage.

2. Le témoignage

Son fils Jean a conservé 6 carnets originaux de petit format, en tout 397 pages + 17 feuilles volantes, 134 photos sur papier assez intéressantes, et divers papiers et objets. Les notes commencent au 4 août 1914 et s’interrompent au 10 août 1917. L’écriture est « tantôt calme et posée, tantôt agitée », écrit Solenne Boitreaud dans le premier volume de son mémoire de maîtrise, Les Carnets de guerre (1914-1917) de Justin Giboulet, sergent mitrailleur dans les Vosges, Université de Toulouse Le Mirail, 2000, 139 p. Le deuxième volume, 91 p., donne la transcription intégrale des carnets. L’argot de la tranchée dans les carnets d’un instituteur se retrouve dans un glossaire qui complète l’ouvrage.

3. Analyse

L’index des thèmes établi par Solenne Boitreaud comprend les entrées suivantes : abri, artillerie allemande, artillerie française, avions, baïonnette, bicyclette, blessés, blockhaus, bombardement, boucherie, cantonnement, charges, charnier, commission de réforme, conseil de guerre, coup de main, couteaux, dépôt, embusqués, exercice, femme, fraternisations, information, jeu, lecture, lettres (et paquets), maladie, mésentente, mitrailleuse, morts, mutineries, nourriture, observatoire, officier, permission, photographie, popote, prisonnier, promotion, récompense, reconnaissance, religion, rumeur, stage, stratégie, téléphone, tranchée, travaux, viol. Autant de thèmes classiques dans les carnets de combattants, mais abordés ici avec des développements intéressants. On retiendra quelques passages.

– Les recommandations reçues le 17 août 14 : « Les obus allemands peu dangereux. Les éclats ne traversent pas le sac. Les charges à la baïonnette irrésistibles. En pays annexé se méfier. Ne rien accepter des boissons que l’on nous offre. Ne rien répondre aux questions posées par les civils. »

– 18 septembre 14, près de Mandray : « Impression de cimetière. Fusils français abandonnés par cinq et six, vareuses, etc. Bérets de chasseurs alpins. Route semée d’étuis de cartouches allemandes. Les nôtres y ont laissé beaucoup d’hommes. Nous abordons la forêt. Arbres brisés. Terre battue, innombrables effets laissés par les Allemands, des tas de capotes, des casques, des sacs ensanglantés, culots d’obus de batterie de montagne. Après le café, chacun fait provision de souvenirs. Mandray, croix en bois blanc avec inscriptions allemandes. »

– Fin du mois [mai 1916] : « Vie tranquille sans incident. Les Boches n’ont pas lancé un obus. Gaudry, le capitaine de la 17 qui n’a la cote avec personne, m’engueule deux fois dans la même journée au sujet de mon béret et menace de me mettre dedans. Il trouve que les hommes sont trop bruyants et ne saluent pas. Type pénétré de l’esprit militaire, consistant, d’après lui, dans l’observation stricte des attitudes réglementaires et dans l’exécution des conneries les plus stupides. Très courageux dans son gourbi et profond stratège en chambre, très satisfait de son physique, se croit irrésistible. […] L’esprit de bluff règne dans l’armée : la probité fait parfois défaut. Tout se traduit par le « compte rendu » où chacun tente de tirer la couverture à soi. Personne ne veut rien foutre et chacun récrimine quand un camarade obtient une promotion ou une récompense. Beaucoup d’officiers s’occupent trop de leur personne et pas assez de leurs hommes et se moquent pas mal de leur santé. »

– 15 au 31 août 1916 : évocation de « patrouilles qui ne se faisaient heureusement que sur les comptes rendus ».

– 18 octobre 1916 : « Beaucoup de bourgeois carcassonnais ou d’autres lieux, qui n’avaient jamais été au front, se cramponnaient au dépôt à prix d’argent. Les pauvres blessés étaient souvent réexpédiés imparfaitement guéris si bien que, de Lyon ou du front, on les réévacuait sur le dépôt. Les autres s’arrangeaient pour se faire verser dans l’Auxiliaire. C’est ce que fit Farges, marchand de chiffons à Carcassonne. Le matin, il passe la visite à la suite de laquelle on le verse dans l’Auxiliaire. Occasion de grande bombance. Il soupe au Terminus avec trois majors qu’il avait invités et ils vont finir la soirée chez Renée, rue Basse n° 10. […] Voilà ce qu’était, au début de la guerre, la vie de ces bourgeois méprisants et orgueilleux : serrer les fesses et trembler le jour dans un dépôt, et accomplir des prouesses la nuit dans un bordel. Et pendant ce temps, les autres se faisaient casser la gueule. On se sent parfois animé de sourde colère quand on pense à tout cela, à l’existence d’un régime qui permet à ces professeurs de patriotisme d’avant-guerre, à tous les curés, à tous les politiciens, aux riches bourgeois de se défiler pendant que les pauvres bougres qui n’ont que le travail de leurs bras vont se faire trouer la peau. Les Boches sont moins odieux. »

– Juin 1917, au Violu : « Tous les journaux, comme s’ils obéissaient à un mot d’ordre, parlent en faveur du poilu dont il faut améliorer les conditions d’existence. Divers bruits circulent : des divisions se sont mutinées, ont refusé de monter aux tranchées. Des trains de permissionnaires ont manifesté. […] Au cours de la réunion des officiers à la mairie de Granges, Pétain avoua que la situation n’était pas brillante, qu’il fallait éviter d’embêter le poilu surtout au repos, tout au plus une heure ou deux heures d’exercice, pour veiller surtout à l’ordinaire, se mêler un peu plus à la troupe et éviter les histoires. Le colonel du 215e lui-même, cette infecte brute qui conçoit la discipline comme le Boche, a recommandé d’être très doux : il a dit que des corps d’armée ont été décimés à cause de leur rébellion, qu’un régiment désarmé est gardé à Mailly et que même les coloniaux refusent de marcher. Certains régiments se sont soulevés par la faute du haut état-major. Ils escomptaient n’aller qu’une fois à l’assaut, sur la foi des promesses qu’on leur avait faites, et puis on les fait donner une deuxième, troisième fois. A la quatrième fois, ils refusent de marcher. C’est naturel. A la suite de la visite de Pétain, on a enterré l’histoire des poilus du Violu centre parlant avec les Boches. »

4. Autres informations

– Voir les extraits de témoignage du sergent Roumiguières dans Gérard Baconnier, André Minet, Louis Soler, La Plume au Fusil, Les poilus du Midi à travers leur correspondance, Toulouse, Privat, 1985. Giboulet est cité p. 143.

– Voir le témoignage de Fernand Tailhades, du même régiment, dans Eckart Birnstiel et Rémy Cazals (éd.), Ennemis fraternels 1914-1915, Carnets de guerre et de captivité, Toulouse, PUM, 2002.

Annales du Midi, n° 232, octobre-décembre 2000, « 1914-1918 », p. 430-433.

Rémy Cazals, mars 2010

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