Saint-Pierre (famille : 6 témoins)

Les six frères Saint-Pierre qui ont fait la guerre sont nés à Nantua (Ain) dans une famille bourgeoise propriétaire de vignes. Marin (1875-1949), médecin dans cette ville, épouse en 1908 la fille d’un général ; deux filles du couple deviendront religieuses. Clément (1877-1936), avoué à Belley, épouse une fille de médecin en 1905. Amand (1879-1932), notaire à Yenne en Savoie, se marie en mai 1914. Jean (1883-1963) est ordonné prêtre en 1908 ; incorporé en 1915 et très marqué par la Grande Guerre, il écrit jusqu’à la fin de ses jours sur des cartes postales représentant le maréchal Foch. Joseph (1885-1965) devient médecin, et la guerre lui impose de terribles travaux pratiques. La famille compte un dernier frère, Antoine (1895-1972), bachelier en juillet 14, envisageant des études de médecine qu’il achève après-guerre pour s’installer à Oyonnax. Le témoignage familial est : La Grande Guerre entre les lignes, Correspondances, journaux intimes et photographies de la famille Saint-Pierre réunis et annotés par Dominique Saint-Pierre, Tome I : 1er août 1914 – 30 septembre 1916, Tome II : 1er octobre 1916 – 31 décembre 1918, Bourg-en-Bresse, M&G éditions, 2006, 794 et 825 p. Le corpus est formé de 3 journaux et 2 491 lettres et cartes postales. Le journal d’Amand va du 2 août 1914 au 18 octobre 1918, tenu au jour le jour et non réécrit. Celui de Joseph se compose de notes quotidiennes du 31 juillet 1914 au 12 avril 1915 et d’un texte réécrit en 1940, alors qu’il est à nouveau mobilisé à Chambéry ; ce dernier couvre la période du 12 avril 1915 à sa démobilisation en 1919 et comporte des dates décalées et des confusions de situations corrigées par le présentateur. Antoine a écrit trois tomes d’une autobiographie intitulée « Journal de ma vie », dont seules 22 pages concernent la Grande Guerre. Amand écrivait chaque jour à Marguerite, son épouse, une lettre qu’il appelle (6-1-18) « la lettre de notre promesse », lien vital avec la civilisation pour le bonheur et le plaisir qu’elle procure, ainsi qu’à la famille dans le Bugey, soit 1 277 lettres. Marin a laissé 397 courriers et Jean 673 lettres et cartes postales. Enfin 144 courriers ont été échangés entre les frères. Joseph et Amand sont les deux personnages les plus représentés dans l’ouvrage.
La guerre des frères Saint-Pierre
Le parcours militaire de chacun des frères, non exposé dans l’ouvrage, est difficile à suivre et doit être recomposé avec les éléments fournis par les témoins eux-mêmes. Le 1er août 1914, Joseph est affecté au 2e bataillon du 23e RI à Bourg-en-Bresse comme médecin aide-major de 1ère classe. Le jour de l’attaque allemande qui occasionne la prise de la colline de La Fontenelle, dans les Vosges, il se dit « déprimé et à bout de forces » et se retrouve le lendemain à l’hôpital de Saint-Dié, souffrant de fièvre. Alors qu’il demande à revenir immédiatement au front, il apprend qu’il est remplacé et envoyé à l’arrière. Au Thillot, il est reçu par un officier qui lui déclare : « Ah, vous arrivez du front. Eh bien, dites-moi, c’est donc vrai que tous les officiers sont des lâches ? » Cet incident interrompt son journal jusqu’au 15 décembre 1915. Sa « faiblesse » sous le feu ne lui permettra jamais de revenir au 23e. Il sera toutefois cité 6 fois et recevra la Légion d’honneur avec palme le 5 février 1919 alors qu’il a terminé sa guerre dans le 116e BCA.
Amand, âgé de 36 ans à la déclaration de guerre, est affecté au 56e RIT de Belley. Après avoir un temps tenu le camp retranché de Belfort, son régiment, le front stabilisé, est en ligne dans le Sundgau. En octobre 1914, Amand occupe le poste de secrétaire du général commandant le secteur de Bessoncourt et nous renseigne sur ce service d’état-major en relation avec les pouvoirs civils et la population alsacienne. Le 11 octobre 1915, brigadier, il passe au 7e escadron du Train. En janvier 1918, il est sergent, secrétaire d’état-major de la 133e division et passe à la section colombophile. Il se trouve à proximité de ses frères Jean et Joseph mais, en février 1918, Amand passe maréchal des logis au 9e régiment d’artillerie à pied. Marin est médecin aide-major de 1ère classe à l’infirmerie militaire de Bosmont, Territoire de Belfort. Jean termine la guerre au 265e RAC. Antoine est nommé en juillet 1918 sous-lieutenant au 73e RI et se trouve dans le secteur de Montbéliard.
La composition du témoignage
Le présentateur des écrits des frères Saint-Pierre nous renseigne dans son préambule sur le travail réalisé pour la publication des deux volumes, qui ont représenté 15 années d’un véritable « travail de bénédictin : transcrire les textes manuscrits, retrouver leur orthographe, émonder les lettres des passages trop intimes et inintéressants, repérer les lieux de combat et tranchées sur les cartes d’état-major et les plans directeurs au 1/50 000 ; identifier les individus et les événements, rédiger des notes. Les journaux ont été conservés dans leur intégralité, les lettres ont été réduites de moitié environ. Le choix a été fait de ne pas se limiter aux faits de guerre et de conserver ce qui a trait à la vie familiale et à la société de cette époque, afin que le document garde son caractère sociologique. » Les correspondances et journaux multiples sont particulièrement riches d’enseignements (voir les notices Papillon et Verly). Dans le cas des frères Saint-Pierre, il s’agit de transmettre l’expérience de la Grande Guerre en consacrant la cohésion familiale. Tous ont conscience de vivre une expérience extraordinaire et de participer à l’écriture d’une guerre aussi complexe et foisonnante.
Connectés aux mondes littéraire (Julien Arène, Frantz Adam, les dessinateurs Hansi ou Zislin), ecclésiastique, militaire ou médical, ils sont des témoins précieux, lettrés et sensibles au monde qui les entoure. Amand surtout, introspectif, s’autocensure peu. L’analyse de ses propos dans ses lettres et dans son journal permet une opportune comparaison. À Marguerite, son épouse, il dit (4-5-17) : « Ne parle pas de tout cela à Nantua, car à toi seule je dis tout ce qu’il en est. » Dès lors, il ne cache rien de ses états d’âme, parsemés de secrets militaires qu’il jure de garder mais divulgue finalement à sa femme, de sournoiseries d’état-major et de lassitude d’une guerre interminable. Certes, il est refusé comme candidat officier, ce qui pourrait expliquer une éventuelle frustration, mais il rapporte un sentiment général si l’on en croit une lettre reçue par Amand : « J’ai été encore une fois cité à l’ordre du jour, jusqu’à ce que je sois décoré de la croix – de bois. »
Joseph aussi est réaliste, donc pessimiste. Le 1er août 1914, il déclare : « Qu’est-ce que la guerre moderne ? Je connais les récits des guerres anciennes. Je ne doute pas qu’une guerre actuelle soit exactement une boucherie. J’ai la ferme conviction que je n’en reviendrai pas et pour ne pas exagérer, j’émets l’avis que j’ai au maximum 50 % de chance d’en revenir. » Passionné de photo, Joseph utilise son appareil très tôt (septembre 14). Il est ainsi l’un des premiers à photographier la guerre dans les Vosges, aussi ses clichés sont connus en dehors du cercle familial ; il vend des images à L’Illustration et l’on en retrouve dans l’historique régimentaire du 23e. Il use pour cela des techniques particulières telle une photo « aérienne » prise de la tranchée, l’appareil placé au bout d’une perche. Joseph contribue ainsi, avec Frantz Adam et Loys Roux (voir ces noms), au fait que le 23e RI soit surnommé « le régiment des photographes ».
Une encyclopédie de la guerre
L’ouvrage nous plonge dans la guerre avec une multiplicité d’impressions ressenties et décrites. Des impressions sonores : sifflement d’une balle perdue ; son différent d’éclatement des obus selon le sol ; bruit infernal qui endort puis réveille ; éclats imitant des cris d’animaux ; « souffle immensément puissant d’un monstre endormi » quand il s’agit d’un bombardement lent et régulier ; rafales comme des « lancées de mal de dent » ; écho lointain de la bataille de Verdun à 60 km de distance et même jusqu’à Montbéliard. Dans l’air qui « mugit », les raids d’avions produisent une impression éprouvante, qu’Amand décrit à Marguerite : « Je t’assure qu’il n’y a rien d’agréable à se trouver là-dessous : les avions volant très bas, leurs moteurs font entendre un ronflement menaçant d’un lancinant sans nom ; vous sentez les appareils qui vous survolent en vous cherchant, les bombes éclatent épouvantablement, les obus explosent autour des avions, les mitrailleuses crépitent, les débris retombent de partout. » Dans cette guerre, le tonnerre naturel « perd ses droits et devient tout simplement ridicule ».
Des impressions olfactives comme l’odeur du front des Vosges : « La puanteur atroce mêlée à l’odeur résineuse des sapins hachés par les bombardements. » Des impressions physiques, comme l’accoutumance physiologique aux tranchées et aux conditions de vie. Ainsi Joseph : « Un soir, ne sachant où coucher, j’avise un tas de cailloux : lui au moins est relativement sec… Il me servira de lit. C’est un nouveau genre. J’ai déjà goûté du pré, du bois, du plancher, du sillon de labour et, ma foi, on n’y est pas trop mal : les cailloux se moulant un peu sous le poids du corps. » Il revient à plusieurs reprises sur cette « déshabitude du lit ».
C’est surtout la souffrance du soldat qui transpire de ces analyses ; les punitions imbéciles sont notées ; les affirmations cyniques, ainsi cette phrase d’un officier supérieur en août 1916 considérant que fournir des vêtements n’est pas nécessaire puisque les trois quarts des hommes vont y rester. Cette ambiance d’oppression est permanente. Elle découle du fossé qui sépare soldats et officiers. Amand se plaint également de l’ambiance morale : « Par exemple, quelles mœurs, quelle débauche, c’est effrayant, dégoûtant, écœurant… Je ne puis rien en écrire, ça dépasse l’imagination. » La condition ouvrière non plus n’est pas épargnée par Amand, surtout après les grèves du Rhône de 1917 : « Qu’on demande à ceux du front s’ils consentiraient à prendre à l’intérieur la place de ceux qui se plaignent et l’on verra le résultat ! » Même les Parisiens sont décriés (Amand, 4-2-18) : « Oui, j’ai lu le raid des aéros sur Paris et les croix de guerre que cela a fait distribuer dans la capitale. Je regrette qu’il y ait eu des victimes, mais le fait en lui-même rappellera un peu aux Parisiens que la guerre existe […]. C’est malheureux à dire, mais on est obligé de constater dans la masse des poilus, avec un sentiment sincère pour les victimes, une sorte de presque satisfaction de ce fait-là ! » Bref, le fossé entre l’avant et l’arrière est profond et universel à la lecture des frères Saint-Pierre. Et pourtant, les soldats ont conscience de devoir aller jusqu’au bout : « Le temps ne changera rien au résultat final, l’écrasement des Boches, tant pis si on paye des impôts », déclare Marin à sa mère. L’emploi de nouveaux gaz par les Allemands déchaine la volonté de vengeance d’Amand, en juillet 17 : « Il faudrait étripailler tous les Boches, mâles et femelles, petits et grands ! »
Les fraternisations sont le plus souvent représentées par les échanges les plus divers (sifflets, boules de neige, insultes au porte-voix, cigarettes), par l’entente tacite ou simplement par des attitudes d’humanité (ainsi le 24 décembre 1914 au col d’Hermanpaire, dans les Vosges, où un ténor entonne un Minuit chrétien religieusement écouté par les soldats allemands qui applaudissent.
Le bourrage de crâne n’est pas absent : pieds coupés par les Allemands pour éviter les évasions ; blessés achevés ; Boches dépeceurs ; mais aussi Allemands tuant leurs officiers pour se rendre ; officiers autrichiens qui, « pour exciter les hommes, déclarent que le pillage et le viol seront autorisés » en Italie conquise. Autres thèmes récurrents, les charges violentes contre les soldats du midi, le 15e corps, les gendarmes imbéciles, l’espionnite. Et les poncifs comme « La France aura toujours le dernier sou, l’Angleterre le dernier vaisseau, la Russie le dernier homme » ou la motivation alimentaire des désertions allemandes.
Le tout est ponctué de belles descriptions : une remise de décoration ; les bleus « nerveux du fusil » ; une attaque de nuit ; le terrible travail des brancardiers sur le Linge. La boue « comme de la crème », qui empeste le gaz et dans laquelle on peut mourir noyé ; la vue panoramique d’une attaque à Verdun. Verdun, « cette fois, c’est la vraie guerre » et le témoignage justifie sa place particulière dans l’expérience combattante avec la vision traumatique d’une mort individuelle dans la mort de masse.
La victoire
Les six frères Saint-Pierre, tous survivants, non blessés, vivent la victoire avec des sentiments nuancés. Joseph, le 11 novembre à 11 heures, déclare : « Messieurs, vous êtes joyeux, moi non ! Nous devions aller en Allemagne pour confirmer notre victoire. L’affaire n’est pas terminée, dans vingt ans il faudra recommencer. » Antoine est en permission à Nantua à cette date et revient au front, s’étonnant qu’il ne soit plus létal : « Par un clair de lune splendide, je pouvais marcher à découvert sur ce qui avait été le champ de bataille. Je ne pouvais croire au total silence qui régnait sur ces lieux dévastés. » Amand quant à lui « est tout désorienté à l’idée de la démobilisation » et « tout troublé à l’idée du retour ». Après que Joseph ait échappé au minage des caves et des routes lors de la poursuite d’octobre 18, c’est Amand qui manque encore de mourir à cause d’un « fil gros comme un crayon, solidement attaché à deux arbres et traversant la route juste à hauteur de la gorge », tendu de nuit le 14 décembre 1918 à Heimersdorf, dans le Sundgau. Il revient plus loin sur cette insécurité en Alsace. Par contre : « Réveillé par le sifflement très proche d’un obus de gros calibre, j’ai dressé l’oreille pour écouter l’éclatement et juger de la distance de la chute, mais rien. J’avais dû rêver et je m’en suis aperçu de suite, comme tu penses. » C’était le 30 novembre 1918 ! La guerre restera pour tous un traumatisme au-delà du cauchemar.
Yann Prouillet

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Carlier, Emile (1882-1947)

1. Le témoin
Né à Valenciennes (Nord), marié en 1910, il a deux enfants en 1914 et exerce la profession d’agent d’assurance ; mobilisé à Douai, il réussit à quitter la ville avec le dernier train le 1er octobre 1914. Il rejoint ensuite Guéret, où il est mis en disponibilité par l’autorité militaire. Le réserviste est rappelé en mai 1915 et incorporé au 127e Régiment d’infanterie (1ère DI).
Il est en secteur devant Reims jusqu’en février 1916, à Verdun (février-mars 1916), puis dans l’Aisne, participe aux attaques de septembre 1916 dans la Somme, retourne en Champagne fin 1916, participe à l’offensive d’avril 1917 à Vauclerc, est dans les Flandres de juillet à décembre 1917. Le 127e participe ensuite à la bataille de Picardie (défense d’Amiens en avril 1918) puis à la défense de l’Aisne (offensive allemande du 27 mai 1918, percée au Chemin des Dames). Il est transféré dans les Vosges puis participe à l’occupation de Mayence ; Carlier est démobilisé en février 1919.
Après le conflit, il se consacra à des activités culturelles, fut conservateur adjoint du musée de Valenciennes, spécialiste de la peinture hollandaise et journaliste au Petit Valenciennois. Il s’occupa aussi de l’Association des Anciens Combattants du 127e dont il fut un des principaux animateurs. Il eut six enfants dont un fils tué lors des combats de la Libération en Alsace en janvier 1945 (19e BCP). « Emile Carlier atteint au plus profond de son être par la mort de Daniel, mourut le 17.09.1947 pensant souvent à ces deux guerres, à ses morts et à son fils. » (p.7, présentation de l’auteur).

2. Analyse du témoignage
Le récit d’E. Carlier est d’abord paru anonymement par épisodes sous l’intitulé « Souvenirs d’un Ancien soldat du 127e » dans la feuille locale le Petit Valenciennois. Il a fait l’objet d’un manuscrit global en 1937 sous la signature de l’auteur : p. 141 « C’est aujourd’hui que se termine la publication de « Mes Souvenirs de Guerre ». Ai-je été sincère ? Ai-je dit la vérité ? Ai-je fait un récit exact des faits dont j’ai été le témoin ? J’ai, entre les mains pour l’affirmer, de nombreuses lettres de mes anciens compagnons d’armes dont plus de 20 lettres d’officiers. » L’édition définitive date de 1993 : Carlier Emile, Mort ? Pas encore ! Mes souvenirs 1914 – 1918, par un ancien soldat du 127e RI, Editions Société Archéologique de Douai, 1993.
Le récit se présente comme le journal de son passage au front comme téléphoniste ; cette fonction est un « filon » en secteur calme, mais le poste se révèle très exposé lors des coups durs. Cet emploi donne à Carlier, au PC du 3e Bataillon, un point de vue qui le tient bien informé de la vie de sa division (1ère DI puis ID162).
Le témoignage est un récit classique de combattant, des carnets avec les mouvements, événements, lieux et dates ; son souci est l’exactitude, la vérité des faits vécus. C’est un Valenciennois qui parle sous le contrôle de ses lecteurs compagnons d’armes (publication en feuilleton dans la presse locale). Cet aspect original induit un auto-contrôle particulier de l’écriture, car Carlier cite des individus nommément, vivants ou morts, des voisins, des collègues voire des membres de sa famille encore actifs dans l’entre-deux guerres. Il s’occupe d’autre part de l’amicale des Anciens du 127e. On sent que Carlier pense à ses lecteurs, témoins comme lui, et en même-temps aux morts du régiment dont il se sent le légataire, lorsqu’il rédige son témoignage : p. 49 « Si ces heures furent glorieuses pour notre cher régiment, il ne convient pas de laisser dans l’ombre leur côté tragique et de taire les souffrances physiques et morales des combattants. »
C’est d’abord un récit patriotique, qui glorifie le sacrifice : p. 42, capitaine R. Billiet (apparenté à E. Carlier) : « ce qui devait fatalement arriver arriva. Frappé en plein cœur par un éclat d’obus, Roger Billiet meurt bravement comme il avait vécu, fidèle aux principes et aux enseignements qu’il avait reçus dès l’enfance et qui se résument en un mot : le Devoir ! » Le témoin n’évoque pas de considérations politiques ou de questionnement sur la guerre, ses justifications ou ses buts. Sa perception des mutineries est classique (mauvaise perception de l’esprit du troupier, tout rentre dans l’ordre grâce à Pétain) : p. 50 « je me hâte de dire que dès la nomination de ce dernier, les intolérables abus et les pratiques dont nous eûmes à souffrir précédemment disparurent. »
C’est aussi un récit de l’infanterie, qui veut montrer la spécificité de la souffrance du troupier (p. 49 « Le fantassin a bu le calice jusqu’à la lie »). Son sort est considéré par l’auteur comme largement inconnu de l’opinion commune : p. 49 « Beaucoup de personnes ignorent la vie de martyr que mena le simple soldat dans l’infanterie pendant la guerre. Il convient de la faire connaître à tous. C’est rendre hommage à nos morts et à ceux qui ont souffert pour que la France vive. » C’est un propos « d’en bas », de ceux qui n’ont pas la parole, d’une certaine manière, c’est une position « politique » (au sens de L. Smith), c’est-à-dire qui conteste à l’intérieur d’une structure d’autorité, mais qui ne la remet pas en cause et ne réfléchit pas à la guerre dans sa globalité. Curieusement pour le lecteur du XXIe siècle, le scandale à dénoncer n’est pas la stupidité d’offensives meurtrières et vouées à l’échec, mais celle des « chiens de quartier », celle des brimades inutiles et évitables d’officiers, surtout à l’arrière et au repos : p. 28 « Il n’admettait pas (lieutenant Davaine) les brimades et les vexations dont certains officiers de métier étaient vraiment prodigues à l’égard de leurs soldats, à tel point que le repos faisait regretter les tranchées. Pour ceux d’entre eux qui considèrent le galon seul comme critérium de l’intelligence, du savoir-vivre et de la distinction, un soldat est un soldat, c’est-à-dire une brute à laquelle on n’a pas de comptes à rendre, attendu que dans le métier militaire, il ne faut pas chercher à comprendre. » Carlier insiste plusieurs fois sur ce fait p. 13 «La perspective de partir à l’arrière, où tout est prétexte à exercices et brimades, nous donne le cafard » ou p. 55 « Mon bataillon part au repos à l’arrière et je dois suivre sa fortune, bien que je préférerais de beaucoup rester aux tranchées. »
Nous sommes ici dans un « moment historiographique », le récit dominant de la guerre à ce moment (A. Prost/J. Winter) restant celui de l’encadrement (officiers supérieurs) p. 49 « Certes la publication d’un récit de ce genre n’ira pas sans soulever les susceptibilités de ceux qui n’ont connu la guerre que par les histoires des « bourreurs de crâne » ou qui, de bonne foi, ne peuvent admettre que certaines erreurs aient pu être commises, que des souffrances inutiles aient été imposées à la troupe.» Notable plutôt conservateur après-guerre, Carlier est insensible dans son propos à l’environnement pacifiste, mais il insiste sur la vérité du témoin, et en cela il est représentatif de la démarche de J. N. Cru. Des réactions d’officiers à la lecture de son manuscrit sont à cet égard intéressantes, et on a presque l’impression d’une gradation des opinions qui suivrait les grades militaires:
Général de Fonclare (1937) « j’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre article et à ce sujet je vous remémore la suggestion que je vous ai déjà faite de publier en un volume les « Souvenirs » concernant le 127e RI. Les écrits des grands chefs abondent à ce sujet… Ils ont valeur d’ensemble, mais ceux des « petits » qui mirent plus ou moins obscurément la main à la pâte, ceux-là ne sont pas moins précieux (…) ce « plus ou moins obscurément la main à la pâte » est à mettre en relation avec les « visions d’Apocalypse » (p. 35) de la Somme… une autre lettre du paternaliste général, ancien commandant de la 1ère DI : « En ce qui concerne les appréciations un peu vives qui sont les échos de vos souffrances physiques et morales et de celles de vos camarades, je sais l’indulgence qui leur est due… »
p. 142 colonel Carrot « J’ai reçu avec plaisir votre magnifique journal de campagne (…) C’est une belle période de ma vie que je retrouve en lisant vos pages de guerre. »
capitaine Pendaries « Ces souvenirs dépeignent d’une façon aussi juste que touchante les souffrances que nous avons eu à supporter pendant la guerre. »
capitaine Guérin-Séguier « Je ne puis que vous féliciter de fixer ainsi les détails de cette guerre que l’on oublie trop, hélas ! »

3. Thèmes

Relation des nordistes avec les méridionaux
p. 23 « Le régiment reçoit, pour combler les vides de Verdun, un important renfort de méridionaux. Le Colonel les harangue. Il fait l’éloge des gens du Nord dont a été formé jusqu’à présent le 127e. Il espère que les gens du Midi sauront imiter leur vaillance. Intérieurement, nous approuvons. Ce n’est pas sans une certaine méfiance que nous recevons les nouveaux arrivés. Méfiance parfaitement injustifiée et qui ne tarda pas à se dissiper au chaud contact de nos exubérants camarades. Nous n’eûmes jamais de plus gais compagnons et quand arriveront les sombres jours de la Somme et de Craonne, ils sauront, eux aussi, donner l’exemple du patriotisme et du devoir. »

Perception critique de l’arrière, ambiance à Paris, permission 23 mai 1916
p . 25 « Je reste dans la capitale et pour la première fois depuis mon incorporation, je peux juger de visu de la mentalité de l’arrière. La vie est bien différente de celle que j’ai vécue moi-même à Paris, dans les premiers mois de la guerre alors que j’attendais mon ordre de mobilisation. On sentait alors qu’il y avait quelque chose de changé dans les mœurs de la capitale. La population fiévreuse et surexcitée, attendait dans une angoissante inquiétude la marche des événements. L’âme du peuple vibrait en songeant aux souffrances et aux dangers de ses défenseurs. Les Zeppelins venaient survoler la ville. C’était la guerre !
En juin 1916, ce n’est plus la guerre. On ne connaît pas encore les restrictions. Le naturel a repris le dessus. Les théâtres, les cinémas regorgent de spectateurs, la mode donne libre cours à tous les caprices. Luna Park a rouvert ses attractions. On s’est organisé dans la guerre. Paris s’amuse pendant qu’à Verdun toute une génération souffre et meurt. Je me sens tout dépaysé. J’ai presque hâte de retrouver mes camarades et ma solitude et je repars sans le moindre cafard. »

Après Verdun, considérations sur la guerre et le devoir
2 avril 1916 p. 21 « Certes, nous sommes sortis indemnes de la sanglante tragédie et nous voici maintenant au repos, mais tous, nous savons que ce repos une fois terminé, nous sommes destinés à être jetés dans de nouvelles fournaises et, comme le dit le fabuliste, « tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse ». Ces considérations ne nous empêcheront pas de faire notre devoir, mais nous songeons, avec mélancolie, que la patrie exige de nous de bien durs sacrifices. Elle est comme Saturne. Elle dévore ses enfants ! »

Evocation des attaques dans la Somme Marche vers le front, août 1916, chaleur
p.29 « Après toutes ces marches plus éreintantes les unes que les autres, le moral est assez bas. La fatigue physique, portée au-delà de son extrême limite, abat les âmes les mieux trempées. Nous essayons de nous remonter mutuellement. Nous sommes bien sortis vivants de Verdun, la Somme ne peut pas être plus terrible. Hélas ! ce qui nous attendait là-bas dépassa de beaucoup tout ce que notre imagination aurait pu supposer. Jamais nous n’aurions pu concevoir que de pareilles souffrances, de tels spectacles , de tels dangers nous étaient réservés.»

La Somme Préparation de l’offensive
20 août 1916 Camp des Célestins
p. 33 « Nous ne savons pas grand-chose des événements militaires qui se déroulent devant nous et auxquels nous sommes destinés à prendre part. Par des évacués du front rencontrés dans les villages voisins, de vagues rumeurs circulent. Il paraît que les combattants n’ont pas d’autres abris que les trous d’obus . Les Allemands massacreraient tous les prisonniers. On nous raconte de terrifiantes histoires à ce sujet. Les journaux qui nous parviennent s’étendent, d’autre part, avec complaisance sur les ravages effrayants occasionnés de part et d’autre par l’artillerie : les mots de marmitage, de pilonnage reviennent fréquemment. Si le moral de l’arrière est toujours aussi élevé, les perspectives qui s’ouvrent devant nous sont des moins réjouissantes. »

La Somme des cadavres partout
24 août 1916 p. 35 « ce sont des visions d’Apocalypse qui se dressent devant nous quand nous nous avisons de passer la tête au-dessus de la tranchée. »

Des prisonniers allemands pendant l’attaque
Midi, 2 septembre 1916, Maurepas, lisière du bois Louage
p. 38 « Trois soldats passent conduisant un capitaine, un feldwebel et deux autres prisonniers de moindre importance. Le capitaine Rouhier, à la porte de son P.C., regarde philosophiquement défiler les prisonniers ; l’officier boche le toise avec insolence, s’arrête et l’invective, se plaignant avec aigreur que les Français ne respectent pas les lois de la guerre. Comme le Boche, ne recevant pas de réponse, revient à la charge de plus en plus arrogant, notre brave capitaine le repousse et lui décoche dans… la banlieue de son dos un énergique coup de pied qui l’envoie valser dix pas plus loin. La liaison s’empresse de suivre l’exemple et passe à tabac les trois autres prisonniers. »

Relève 5 septembre
p. 41 « Depuis dix-neuf jours, nous n’avons pu nous laver, nous raser, nous déshabiller, enlever nos chaussures. Nous avons passé toutes nos nuits à la belle étoile. Nous avons été successivement rôtis par le soleil, noyés et glacés par la pluie. Nous avons connu la faim, la soif. Nous sommes dévorés par la vermine. Plusieurs fois, nous avons senti passer les affres de la mort. Nous avons vécu des heures entières d’agonie. »

Description d’un « état de choc», qui nous choque aujourd’hui pour d’autres raisons 8 septembre, retour en arrière, camp des Célestins
p. 43 « Les visages pâlis et maigris de ceux qui m’entourent témoignent assez les fatigues des survivants et dans les baraquements hier trop étroits et aujourd’hui trop larges, la place des morts est restée vide. Dans le camp, des nègres passent. On se détourne d’eux avec horreur. Ils évoquent trop de souvenirs des cadavres en pourriture qui nous entouraient sur le champ de bataille. »

Messe vengeresse 9 septembre 1916, camp des Célestins
p. 44 « Après l’évangile, l’aumônier, M. l’abbé Branquet, prend la parole. Il adresse un souvenir ému et reconnaissant à la mémoire de tous ceux qui sont tombés pour la défense de la Justice et du Droit : « Et maintenant, dit-il en terminant, vengeons-les ! ».
Cette messe, en plein air au milieu du camp, cette foule de soldats massés au pied de l’autel, ce prêtre aux accents belliqueux prêchant une nouvelle croisade, tout cela ne manque pas de grandeur. L’âme s’exalte à l’idée du Devoir et du sacrifice. »

Distraction au repos 21 novembre 1916
p. 56 « Le programme comportait une « Revue ». Le régiment avait à son actif assez de faits glorieux pour que l’on profitât de l’occasion pour relever le moral des hommes, faire vibrer chez eux la corde patriotique et rappeler la mémoire des chers disparus. On préféra tomber dans le trivial et l’obscène, flatter les basses passions de l’individu. Bien souvent, j’ai fait cette triste constatation en assistant aux séances de cinématographe et aux représentations du Théâtre aux armées, offertes aux soldats du front. Se croyait-on revenu aux tristes temps de la décadence romaine, où l’on jetait en pâture à la plèbe « du pain et des jeux ? ». Le soldat français – mais il faut savoir le prendre – a d’autre idéal, grâce à Dieu, que l’ivrognerie et la débauche ! »

Opinion sur les troupes coloniales Champagne, 6 octobre 1916
p. 54 « Le poste est occupé par des coloniaux qui n’ont pas l’air de s’en faire et desquels nous nous efforçons de tirer les renseignements pratiques et techniques qui nous sont nécessaires. C’est en vain que nous leur demandons leurs consignes, le relevé des lignes téléphoniques et le schéma du réseau. Nos prédécesseurs ne connaissent rien de tout cela. Une seule question les intéresse, « le pinard », et les seules consignes qu’ils peuvent nous passer sont des indications très nettes et très précises sur les moyens de faire parvenir le précieux liquide jusqu’à nous. »

Offensive d’avril 1917 Attaque du plateau Vauclerc
16 avril 1917 18 heures
p. 69 « Aucune progression n’a pu être réalisée depuis le matin par le 327e et le 43e. Ces deux régiments sont toujours arrêtés par les mitrailleuses du bois B.1 que notre artillerie n’est pas parvenue à détruire. Plus impitoyables encore que les barrages d’artillerie, les nappes de balles fauchent au passage tous ceux qui s’aventurent sur le bled. (…) Le 201e est relevé après être resté seulement quelques heures en ligne. L’emplacement occupé par ce régiment est marqué au loin par la grande tâche bleu horizon de centaines de cadavres amoncelés au même endroit. (…) « C’est pire que dans la Somme ! » me disent ceux de mes camarades qui viennent des premières lignes. »

Offensive allemande, bataille de l’Aisne 1er juin 1918 midi
p. 106 « Le général Messimy (ancien Ministre, commandant l’ID 162) arrive en auto. Il déclare que maintenant, il ne faut plus céder aucun terrain à l’ennemi. Il faut résister coûte que coûte. « Dites bien à tout le monde, déclare-t-il à haute voix, que je viens d’abattre à coup de révolver un homme qui voulait se sauver ! ». « Ce n’est pas vrai, ajoute-t-il plus bas en s’adressant aux officiers qui l’entourent, mais qu’on le dise et qu’on le répète aux soldats. »

Spécificité du soldat des régions envahies
p. 59 « Le mois de décembre 1916 nous amène également de nombreux rapatriements du Nord envahi. J’ai la joie de voir revenir les miens. Je demande aussitôt la permission à titre exceptionnel à laquelle j’ai droit, mais comme ma famille est restée en Suisse, il me faut un certain temps pour obtenir les papiers nécessaires ( …) je trouve un train qui m’emmène à Paris où je prendrai la correspondance pour Genève. »

En secteur en Flandre après juillet 1917
p. 83 « Depuis le jour où la guerre nous a si brusquement arrachés à nos familles et au pays natal, nous nous sommes sentis partout déracinés. Pour la première fois depuis trois ans, en Belgique et en Flandre française, nous nous sommes retrouvés chez nous et le sympathique et chaleureux accueil que nous avons rencontré chez nos braves et honnêtes populations du Nord a contrasté étrangement avec l’indifférence, voire même l’hostilité qui nous a accueillis partout ailleurs. »

Grande offensive 18 juillet 1918
p. 111 « On pousse vers la grotte des flots de prisonniers. Il y a parmi eux des gamins complètement imberbes, de véritables enfants dont l’arrivée soulève une hilarité générale. Je constate une fois de plus le bon cœur du soldat français. Pour celui qui a vécu la vie du front avec ses peines, ses dangers et ses souffrances, un prisonnier est un frère de misère, et il ne viendrait à personne l’idée de le maltraiter. On oublie que l’on a devant soi un Boche bien souvent bourreau des nôtres dans les régions envahies. On aime mieux passer pour naïf que cruel. »

Découverte des Américains
mars 1918, la bataille de Picardie secteur Montdidier
p. 95 « Les troupes américaines sont au bivouac dans le parc et une cuisine roulante s’est installée dans les dépendances du château. Nous remarquons que les officiers ont le même ordinaire que leurs hommes. »

Volonté de témoigner après la Somme
p. 50 « Je suis sûr, dans la circonstance, d’être l’interprète de tous mes camarades, de tous ceux qui ont vécu ces souvenirs et de traduire fidèlement leurs impressions. »

Vincent Suard 10/05/2012

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Cassagnau, Ivan (1890-1966)

1. Le témoin

Ivan Cassagnau et son frère jumeau Marcel, sont nés à Sainte-Radegonde (Gers) le 11 novembre 1890. C’est son grand-père, instituteur, qui élève Ivan et lui donne une solide éducation classique, sanctifiée par le bac, obtenu en 1907. A 19 ans, il s’engage par amour des chevaux dans l’artillerie mais ne pourra y faire carrière comme officier. C’est donc au grade d’adjudant-chef que la guerre le trouve. Il venait de se marier en mai 1914 et son épouse décèdera en couches à l’été 1917, lui laissant un fils, Jules. Il est donc chef de la 30e batterie de renforcement du 57e régiment d’artillerie de campagne de Mirepoix, dans l’Ariège. Sa campagne l’emmène en Alsace le 17 août 1914. Il participe alors à la campagne des Vosges, (août-septembre 1914) puis connait la Meuse (1914 à 1916) l’armée d’Orient (1917-1918) puis le retour en Champagne (avril 1918). Sa guerre s’achève en convalescence pour paludisme. Mais elle se poursuivra sur les théâtres extérieurs (Orient, Roumanie, Bulgarie, Palestine, Egypte) jusqu’à Noël 1920. Il continuera sa carrière militaire après s’être installé dans les Vosges, à Raon-l’Etape, où il épousera sa seconde femme, Marie Ferry. En 1924, il quitte l’armée et devient employé de banque puis de papèterie. Il décède à Raon-l’Etape le 22 février 1966 et est enterré à Saint-Jau, hameau du village natal.

2. Le témoignage

Ivan Cassagnau, Ce que chaque jour fait de veuves. Journal d’un artilleur. 1914 – 1916. Paris, Buchet-Chastel, 2003, 139 pages, non illustré, portrait en couverture.
L’auteur a tenu ses carnets dès le 20 août 1914, et repris ses souvenirs entre 1934 et 1942. La publication a été mise en forme par sa petite-fille, Florence, auteure elle-même et présentée par son petit-fils, Nicolas. Souvenirs hachés et sommaires, le journal d’Ivan Cassagnau fournit au lecteur une vision épisodique de la Grande Guerre dans une chronologie ponctuelle, dictée par les grandes heures, tragiques ou anecdotiques et diversement diluées. L’auteur se souvient des grandes lignes de sa guerre en Alsace et en Lorraine, voyageant ainsi entre journal et souvenirs. Ainsi, il fait le bilan de ses premiers jours de guerre le 20 août 1914 à Heiwiller en Alsace pour reprendre sans transition à Anglemont en Lorraine. Là, par tableaux, il évoque plutôt que ne décrit la bataille de la Chipotte, ponctuant de quelques dates le mois de septembre 1914, pourtant si intense dans les Vosges. On le retrouve sous Saint-Mihiel où l’année 15 s’écoule par bribes, d’anecdotes en descriptions. C’est Verdun qui déclenche véritablement l’intensité d’un récit en prise directe avec la boucherie. Ivan Cassagnau en fait un récit qui n’est plus ponctué que par deux dates : février 1916, début de l’enfer et 9 avril 1916, date de sa blessure. Entre celles-ci, est un long tableau des souffrances universelles, des bêtes et des hommes, du paroxysme de la lutte d’artillerie où plus rien ne compte que la résistance, jusqu’à la mort de l’ennemi. La préface filiale sur l’inconnu initiatique d’un enfant sur la Grande Guerre est agréable et opportune. L’est aussi le titre, tiré d’une citation d’Ivan Cassagnau (page 119). Au final, cet ouvrage révèle un témoignage ténu et mal daté mais intense et correctement présenté.

3. Résumé et analyse

Ivan Cassagnau est artilleur quand débute la Grande Guerre et c’est par un retour sur sa jeune vie qu’à Heiwiller, en Alsace, alors que sont déjà tombés nombre de jeunes soldats, il débute son carnet de guerre le 20 août 1914. Ils lui semblent déjà loin, les premiers jours de la mobilisation de la 30e batterie du 57e régiment d’artillerie, partie de Toulouse le 9. Débarqué à Belfort le 17, il constate bientôt les premières traces de la guerre, au moment où il entre en territoire pas tout à fait ennemi ; en Alsace reconquise. Comme souvent, le baptême du feu est terrible, mélange de pagaïe, d’impuissance, d’impréparation, d’inefficacité et d’inutilité ; la batterie n’a pas tiré un coup de canon. Ce baptême est subi ; rien de glorieux dans cette opération d’Alsace bien vite avortée. Rembarquée à Belfort ; la batterie de Cassagnau débarque dans les Vosges, à Lachapelle-devant-Bruyères et prend position à Anglemont, au nord-est de Rambervillers ce 24 août. La bataille des frontières est engagée et c’est très vite, le second baptême du feu, donné celui-ci. Dès lors, les heures s’accélèrent et le temps manque pour coucher sur le calepin cette terrible bataille de Chipotte qu’il couvre d’acier. Les Allemands ont déjà donné leur nom aux artilleurs de 75 ; les « bouchers noirs » (page 24). Le 4 septembre, l’ennemi reflue, battu, suivi par l’artilleur qui goûte quelques jours de relatif repos dans une ferme de Laneuveville. Il y remarquera une jeune fille triste qui deviendra après guerre son épouse. Pour l’heure, il est déplacé au sud de Saint-Mihiel, à Varnéville où il prend corps avec la guerre de position et la lutte d’artillerie, mélange de missions statiques et d’attente ponctuée. Le temps s’étire ainsi dans une inactivité d’immédiat arrière front ; un temps de séances de photographies et de mascottes.

Février 1916 l’affecte dans la forêt de Esnes-en-Argonne, à l’ombre du Mort-Homme, où « la batterie dévore littéralement les munitions » dans cette frénésie d’artillerie qui couvre d’une chape d’acier tout le front de la bataille de Verdun. Pièces, hommes et bêtes soufrent dans un commun calvaire et Ivan Cassagnau prend plus qu’ailleurs corps avec une guerre mutée en boucherie sans âme. On laisse gémir les blessés car la batterie doit tirer, même réduite à une seule pièce d’un seul servant ! Sans repos, sans roulement possible, au mépris des taux d’usure des pièces, la grande bataille d’artillerie dure jusqu’au mois d’avril quand le front devant Esnes cède. Ivan Cassagnau voit les Allemands avancer « lentement mais irrésistiblement ». La batterie est sacrifiée, il faut se faire tuer sur place. Il sort son revolver, prêt à défendre chèrement sa vie quand sa chair est atteinte de plusieurs shrapnels. Il est évacué au château d’Esnes, achevant ainsi un martyr qu’il ne dépeindra plus désormais par l’écriture. Les souvenirs d’Ivan Cassagnau s’achèvent sur une blessure – encore est-il sauvé par son livret et son carnet de notes (page 124) – qui termine son récit sur le front de l’ouest. Quelques pages résumant la Grande Guerre clôturent ce « journal d’un artilleur ».

Au détour des pages, il évoque les tirs amis (page 39), l’espionnite, à laquelle il ne veut pas céder (pages 42 et 59), la mort prémonitoire (pages 54 et 122), la folie d’un Marsouin, attaché et emmené à l’ambulance (page 54), le bruit de l’obus « comme si le ciel était peuplé de chats sauvages » (pages 62 et 77). Il décrit la naissance de l’artisanat de tranchée (page 82) et ses accidents (page 95), évoque la dotation, le 27 juin 1915, des premiers casques Adrian « dont le port nous cause des migraines » (page 97), la réprobation du soldat devant la création du censeur postal (page 99), l’horreur de la tranchée, botte et pied portemanteaux (page 101) et les soldats attaquants à la gnôle (page118).

4. Autres informations

La mort d’Ivan Cassagnau dans Parlange, Anne, Petite, Moyenmoutier, Edhisto, 2008, 287 pages.

Yann Prouillet

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