Les frères Bayle, Marius Doudoux, Michel Thonnérieux, Lettres de la guerre 1914 – 1918

1. Les témoins

Les trois frères Bayle sont des cultivateurs originaires de Malleval (Loire). Louis (1886-1916) combat au sein du 11e BCP en 1914 en Alsace, dans la Somme et en Flandre. Passé au 51e BCA, il est en Alsace en 1915 et engagé sur le Linge. Il est tué dans la Somme le 19 juillet 1916. Jean-Baptiste (Antoine à l’état-civil, 1893-1918), sert au 2e Zouave de 1913 à 1918. Une évacuation pour pieds gelés lui épargne l’offensive de Champagne. À Verdun en 1916, il combat devant Reims en avril 1917. Passé au 4e Zouave en 1918, il est tué le 30 mars 1918 à Orvillers (Oise). Jean-Joseph, né en 1892, d’abord ajourné pour faiblesse, est réintégré au 158e RI en novembre 1914. Envoyé en Artois, il est un temps hospitalisé, et il signale avoir ainsi échappé à l’offensive sur Souchez. Après Verdun en 1916, il est muté au 97e RI, et y est blessé. Passé ensuite au 22e BCA, il fait l’attaque du Monte Tomba en Italie, et revient en France en avril 1918. Après la guerre, on sait qu’il se marie en 1921.

Marius Doudoux (1878 – 1940), originaire de Lyon, combat dans les Vosges avec le 54e RAC en août 1914. Gravement blessé au visage le 2 septembre 1914, il passe les années 1914 et 1915 dans différents établissements hospitaliers de la région lyonnaise.

Michel Thonnérieux est né en 1874 à Saint-Michel-sur-Rhône. Ajourné pour faiblesse pulmonaire, il est finalement incorporé au 104e RIT en février 1915. Il y fait presque toute la guerre, qu’il termine au 34e RIT à partir d’août 1918.

2. Les témoignages

L’association «Visages de notre Pilat » (42410 Pélussin) a publié en 2018 « Lettres de la Guerre 1914 – 1918 », un riche volume de 160 pages, qui regroupe des témoignages venant de cinq combattants. Philippe Maret reconstitue l’itinéraire des frères Bayle, de Malleval (p. 9- p. 54) et analyse leurs lettres. Marie Mazoyer a transcrit et présenté les lettres de Marius Doudoux, écrites lors de son hospitalisation (p. 55 à p. 110). Enfin Louis Challet présente Michel Thonnérieux, puis classe et analyse des extraits de ses lettres (p. 111 à p. 160).

3. Analyse

a. Les frères Bayle

Pris isolément, les courriers des trois frères sont sommaires et décevants par leur concision, mais P. Maret procède à une analyse fine, qui apporte des éléments très utiles; ainsi de Louis, classé 0 sur sa fiche matricule (instruction néant, ne sait ni lire ni écrire), on possède 28 lettres. Une analyse graphologique (forme des majuscules) et stylistique (formules de tendresse) permet d’établir qu’il y a eu au moins cinq rédacteurs différents de 1914 à 1916, « Louis n’écrit pas ses lettres lui-même » (p. 14). Il rassure ses parents, évoque le temps qu’il fait, et peut parfois être un peu plus précis avec ses frères (mars 1916, p. 19) : « Les boches nous agasse tout le temps. ». Louis est tué le 19 juillet entre Hem-Monacu et Cléry (Somme), après avoir salué ses parents dans sa dernière lettre le 16 juillet (p. 22) :

« (…) voila quatre jours que je

sui au tranchée Mais sa

y fait pas pas beau on entend

que les grosses marmite

qui nous passe sur la tete

et Defois pas bien loin de nous enfin on a

toujours espoire de sen sortir quand même (…) »

Jean-Baptiste participe à de nombreuses batailles avec son régiment de zouaves, et on dispose de 26 lettres pour presque quatre ans de campagne. Elles sont concises, et P. Maret propose un modèle théorique en cinq parties, qui se retrouve pratiquement dans toutes les lettres (p. 28) :

– introduction, donne de ses nouvelles, espère que tout va bien

– donne sa situation en deux mots : soit au repos, soit aux tranchées

– s’il en a, donne des nouvelles des frères et cousins, ou au contraire en demande

– parfois parle du temps qu’il fait, et/ou évoque les travaux des champs

– termine par une formule disant qu’il n’a plus grand-chose à dire, comme par exemple (22 décembre 1915, p. 29 : « Souvent de la pluis je voi pas grand autre Chose a vous diret pour Le moment.».

On possède 28 lettres de Jean-Joseph, qui alterne période de front et répit à l’arrière (faiblesse pulmonaire). Difficile, avec ces lettres sommaires, de dégager une personnalité, mais son enthousiasme guerrier paraît modéré; En convalescence, il échappe à l’offensive de mai en Artois (1915, p. 41) « mais en tout cas sa sera toujours 2 mois de tirez à l’habrit des balles en attendant que la guerre finisse. ». En juillet 1915, il n’obtient pas la permission agricole qu’il espérait et doit rester au dépôt de Lyon (p. 42) «il aime mieux nous tenir sans rien faire. Enfin faites comme vous pourrait en attendant qu’on soit libérer de se bagne militaire. » Passé au 97e RI en août 1915, il est à l’automne dans les lignes boueuses de l’Artois, avec des tranchées impossibles à entretenir (novembre 1915, Souchez, p. 43). « On ne peut seulement marcher on s’enfonce jusqu’au genout et on glisse comme sur du ver s’est vraiment dégoutant de vivre, se qui nous faut s’est la paix, ou sa ne vat plus marcher on ne peut plus prendre patience. » P. Maret souligne que c’est la formulation de révolte la plus marquée du corpus. Légèrement blessé et intoxiqué en 1918, Jean-Baptiste finit la guerre en Belgique. Ces témoignages des trois frères, même ténus, prennent vie avec cette présentation, et ils montrent que ces paysans n’ont pas été épargnés : la guerre passée, pour la grande  partie, dans des régiments de « choc » (zouaves, BCP…), et au final, deux morts sur les trois frères mobilisés.

b. Marius Doudoux

Marius Doudoux est grièvement blessé à la face le 2 septembre 1914, vers Saint-Dié (Vosges). Il a eu la mâchoire inférieure arrachée, et la partie supérieure est aussi en partie touchée. Ses lettres, uniquement adressées à Eugénie (Ninie) et Elise Reynaud, ses cousines germaines de Chavanay, sont reproduites et annotées par Martine Mazoyer. Elles sont centrées sur sa santé, ses opérations chirurgicales, les lents progrès de sa convalescence, ainsi que sur les aléas de son moral, avec de fréquentes périodes de dépression. Ce qui domine ici, c’est l’évocation de la souffrance physique  (avril 1915, p. 69) « ils vont commencé l’autre opération sa va être terrible s’y tu savait comme sa goute chère de se faire refaire la figure il en faut de la patience enfin il le faut et se qui me console s’est que l’apache de Guillaume II payera tous ça » On entre ainsi dans le quotidien d’une « gueule cassée » sur la durée. Il séjourne pendant près de deux ans aux hospices civils, puis à l’Hôpital Lumière de Lyon. Il signale au début qu’il est nourri uniquement de lait à l’aide d’une sonde, évoque les options chirurgicales  (janvier 1915, p. 65) « enfin c’est décidé qu’on me dépouille la poitrine pour me refaire la figure », ou caractérise ses progrès : il réussit enfin à fumer des cigarettes, malgré l’interdiction. Il a été blessé assez tôt, et il veut transmettre à ses interlocutrices sa haine « de ces sales boches », cause de ses souffrances ; il décrit ainsi des atrocités (janvier 1915, p. 65):  «tient un exemple que j’ai vu, dans un village une bonne femme donc le mari était sur le front français, les boches ont coupé les deux mains a une fillette de dix ans et l’on pendu par les pieds et devant les yeux de sa pauvre mère qu’ils ont emmené prisonnière (…)  – il parle de leur rage, s’ils avaient entre les mains un prisonnier – «  ont l’aurait achevé tellement qu’on était en colère, il y aurait pas eu de capoute qui tienne, car quand ils veulent se rendre prisonniers ils crie capoute camarades, je t’en fourniraient ! (…) enfin je dois t’ennuyé avec cette guerre mais il l’a fallait pour que les jeunes ne l’a fasse pas car près celle là il en aura plus (…). ». Le ton vengeur retombe curieusement à la fin du propos, celui-ci fait penser à une influence extérieure (on trouve plus loin p.74 – « tu as du voir sur le journal …» – ) M. Doudoux s’inquiète aussi pour son avenir (p. 78, en 1915) :« Ha que c’est malheureux de ne pas être marié qui donc me fera à mangé. Il faut conté sur les restaurant (…) ». Même préoccupation en mars 1916 (p. 91) « Quant à m’établir, c’est-à-dire me marier, j’y ai bien réfléchi mais qui voudrait de moi ? Non, non, je n’oserai jamais me présenter devant une personne, moi défiguré. » M. Mazoyer mentionne qu’après-guerre, on sait seulement qu’il s’est marié et a été garde-forestier. À noter enfin que le terme « gueule cassée » », devenu aujourd’hui générique, n’est cité qu’une fois, et pas en forme de locution substantivée, il s’agit de la joie qui accueillera la victoire (p. 75) « ha qu’elle jour béni ce jour voi-tu, que j’ai la « gueule » cassé ou racommodé tan pire je veu le fêté et par une boutielle (…) »

c. Michel Thonnérieux

L’auteur est un « territorial », ajourné deux fois mais rattrapé en février 1915, à 41 ans, et qui passe toute la guerre en alternant travaux sur le front et convalescences à l’arrière, car il est bronchiteux. En juillet 1918, son unité combat toutefois en première ligne. Il écrit très souvent à sa femme Mélanie, et Louis Challet a classé, organisé et en partie retranscrit une portion significative des 500 lettres qui sont restées de cette correspondance. Le transcripteur a organisé une présentation thématique en petits chapitres, illustrés de courts extraits des lettres : « L’épistolier », « le territorial », « le cultivateur », « le viticulteur »… Pour M. Thonnérieux, écrire est une nécessité pour garder le contact avec son village (septembre 1917, p. 122) « Explique-moi bien ce qui se passe au pays, que je le revoie au moins par la pensée. » ; il a besoin de la proximité créée par l’écriture (p. 123, février 1916) « je dors bien plus tranquille après ce babillage que je fais avec toi : il me semble que nous sommes en tête à tête ». L’auteur raconte à son épouse ses différents travaux et à partir de 1917, il devient l’ordonnance d’un officier, faisant la cuisine et la lessive (p. 126) « jamais, Nini, je m’aurais cru si bonne lavandière. » et « Il vaut mieux laver une chemise que de se retrouver au milieu de la feraille. » Il s’agit ici d’un couple harmonieux, les marques d’attention et d’affection sont fréquentes (p. 136) « On a bien des fois quelques moments que ce maudit cafard nous travaille, mais enfin on tache bien moyen de le secouer de l’un à l’autre. Fais-en de même, ma petite femme, chante une chanson quand il te prend trop fort. Et pense qu’il y a plus malheureux que nous. » Les chapitres « le cultivateur » et « le viticulteur » décrivent les préoccupations de l’auteur au sujet des cultures, du bétail, et surtout de son vin : c’est un crève-cœur de ne pas pouvoir le  goûter (avril 1918, p. 143) « Penser que vous allez soutirer le picollot et moi faire le c…, crois-moi bien que c’est dur ! » Les convictions patriotiques de l’auteur sont réelles mais posées, (p. 150  « ne t’en fais pas, je ne m’en fais pas. On y est obligé, c’est pour la patrie »), et il fait cette remarque intéressante en septembre 1916 (p. 150) « on a beau faire semblant devant les copains qu’on est patriote mais je crois et il y en a beaucoup comme qui n’y sont guère … ».

Vincent Suard, mai 2022

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