Hémar, Marguerite-Marie (1881 – 1949)

« Journal »

1. La témoin.

Marguerite-Marie Hémar née Flourez, mariée en 1909 à Marcel Hémar, exploitant de la ferme de La Motte, sise au Bizet (Nord), au bord de la Lys à proximité d’Armentières et de la frontière belge. Après la mobilisation de son mari en septembre 1914, c’est elle qui devient chef d’exploitation, alors qu’enceinte, elle a déjà 3 enfants en bas âge. Elle aura 13 enfants au total jusqu’en 1925, dont un mort-né et un autre décédé à 2 ans. Jean-Louis Decherf la décrit comme une femme de tête, instruite et capable de diriger l’exploitation.

2. Le témoignage

La Société d’Histoire de Comines-Warneton a publié dans le volume 44 de ses Mémoires (2014) ce Journal de Marguerite-Marie Hémar, présenté par Jean-Louis Decherf (p. 143 à 162) ; le récit va du 3 septembre 1914 au 13 juin 1916. Le rapporteur signale n’avoir rapporté dans ces pages que les faits de guerre en omettant volontairement les travaux agricoles.

3. Analyse

Ce récit de guerre continue un carnet commencé en 1906, nommé « Éphémérides des principaux ouvrages de la ferme de La Motte et annotation des faits les plus saillants. ». Marcel Hémar consignait des travaux à la ferme, l’évolution du cheptel et des transactions commerciales, l’exploitation avant-guerre disposant de quatre chevaux et employant plusieurs ouvriers. À partir du 3 septembre 1914, c’est sa femme Marguerite-Marie qui gère l’exploitation et tient ce journal, jusqu’à l’évacuation en 1916. Les mentions sont courtes, et comme souvent ont tendances à s’espacer (10 pages denses pour 1914, deux pages 1915 et ½ page 1916) : en fait ce recueil d’informations est surtout significatif pour le début de la période, avec l’arrivée des Français, des Allemands puis des Anglais (octobre – décembre 1914).

L’inquiétude grandit en septembre 1914 avec l’incertitude sur la position du front, mais le travail continue, avec un premier exemple de description d’ambiance à la ferme (28 septembre 1914, p. 147, avec autorisation de citation) : « Reçu lettre recommandée de Marcel. Répondu de même, envoyé mandat de cent francs. Journée fort chargée, un peu triste à cause de la grande inquiétude que témoigne Marcel dans sa lettre et des différents ennuis : vols de poires et de raisin ; le vacher boit une bonne partie de l’après-midi ; inquiétude pour Henri ; pas de nouvelles rassurantes au sujet de la guerre. »

Arrivée des Allemands

Le 4 octobre les uhlans sont annoncés, mais c’est l’infanterie française et des chasseurs à cheval qui surgissent, allant combattre vers Ploegsteert, puis repassant devant eux : « Ils ont dispersé la patrouille, fait deux ou trois blessés prisonniers. La foule les hue au passage. » Le 7 octobre, les troupes françaises ont quitté les lieux, les Allemands menacent, l’incertitude domine : « Vers onze heures une panique… (…) des femmes, des enfants chargés de paquets s’en vont en courant vers Armentières. Ici, on rassemble ce qu’il faut sauver ; puis on attend l’arrivée de l’ennemi, mais encore une fausse alerte. Le soir, le poste de cuirassiers est renforcé. Les braves sont heureux qu’on leur porte à souper. Ils ont élevé une barricade en face de la ferme.» Le 9, les hommes valides de 18 à 50 reçoivent l’ordre préfectoral d’évacuer vers l’arrière, et le 10 on voit les premiers Allemands. «Il est passé des Uhlans (50 à 60). Leur tenue était correcte, ils ne se sont pas arrêtés à la ferme. » Ces Allemands restent une petite semaine, exigent des livraisons d’avoine, demandent des œufs en les payant, puis font sauter les ponts sur la Lys, ils se retirent le 16 octobre.

Arrivée des Anglais

17 octobre 1914 p. 151 « On a fait du pain hier, on a recommencé aujourd’hui car la population a faim et on ne trouve pas de pain. Vers neuf heures grande nouvelle ! Les Anglais occupent la ville ». Le récit évoque alors le travail qui continue dans les champs malgré les bombardements, les demandes anglaises répétées (foin, vivres…) et l’inquiétude pour les absents. Le front est stabilisé et il bougera peu à cet endroit jusqu’à l’offensive allemande de 1918. Un passage illustre cette vie quotidienne sous la menace les obus (18 octobre 1914) au moment de « la grand’messe de 10 h, à 10 moins le ¼ le voici (Monsieur le Curé) qui se sauve avec sa bonne, le sacristain et tous les habitants de la place de l’église. (…) nous nous réfugions dans la cave jusque midi ; puis voyant que tout le monde circule, on remonte et on se met à travailler. » Marie-Marguerite Hémar est très croyante, et les mentions du carnet évoquent souvent des prières, des remerciements liés aux événements vécus, et elle implore protection pour les siens (1er nov. 1914) « Nuit et jour terribles. Mon Dieu ayez pitié de nous, mettez un terme à cette épouvantable calamité. Que vous êtes bon de nous avoir préservés de tout mal jusqu’à présent. (…) Ses enfants subissent aussi la situation, « Les petites filles parlent sans cesse de leur cher petit papa, Madeleine surtout. Quant à Marie-Louise elle se met parfois à pleurer et dit que son papa est trop longtemps sans revenir. Marie-Thérèse répète tout ce que disent ses aînées. Ces chers enfants sont nos anges protecteurs… et notre consolation. »

Une vie de cultivatrice en troisième ligne

Le mois de novembre 1914 est le plus fourni en mentions, décembre manque et des notes espacées reprennent en 1915. La diariste mentionne comment s’est passée la nuit (terrible ou très calme), le bruit du canon, des mitrailleuses, la difficulté à aller aux champs malgré les obus, les impacts proches de la ferme… ainsi le 3 novembre « épouvantable pluie d’obus sur la ville pendant vingt minutes environ. On descend dire son chapelet à la cave, puis on se remet au travail. Les Anglais font rentrer Jérémie [l’ouvrier agricole]» Fin 1914, beaucoup d’évacués, c’est-à-dire des individus qui ont fui l’avance allemande et qui ne peuvent rentrer chez eux, n’ont pas encore trouvé de point de chute, ils sont sans ressources (8 novembre 14) : « Beaucoup ont misère : souvent ils demandent du pain ; tous les soirs on en abrite plusieurs. » Des errants sont embauchés pour remplacer les absents mobilisés : « Nous avons deux évacués de Bondues qui travaillent pour la nourriture depuis huit jours. Ils s’appellent Ducatillon et sont bien convenables. » Les relations avec les Anglais sont correctes, mais même alliées, ces troupes représentent une gêne, et il faut s’en accommoder, ainsi que peut le monter ce long extrait d’ambiance (21 novembre 1914) : « Quelle journée de fatigue et de tracas !… Environ 250 soldats anglais sont arrivés hier soir vers 7 heures. Ils se sont casés un peu partout dans toutes les places de la ferme. Ils nous ont pris une lanterne. On a beau se mettre en peine tour à tour pour la redemander. Ils ne veulent pas la rendre. Ce matin, il a fallu faire le travail à moitié dans l’obscurité. Tous les soldats en se levant sont venus demander du café. On en a fait une bonne portion. Certains ont bu sans payer. D’autres ont payé 1 sou la jatte. Puis ils se sont mis à circuler partout, cherchant du bois, brûlant des bons piquets, des perches à haricot, etc. etc. Il y en a sans cesse dans les étables. Il y en a qui se rasent, qui se lavent à grande eau. On remarque qu’ils ont tous de bonnes flanelles et de bons tricots en laine couleur naturelle. Ils sont bien gais. Ils font la lessive tour à tour. A midi la pompe est vide. » À la fin de novembre, les parents de la narratrice arrivent à la ferme après un périple de plusieurs semaines, ils ont dû fuir leur ferme située elle-aussi sur la ligne de front (Lorgies), et c’est à nouveau l’occasion d’une action de grâce. En novembre 1915, les Anglais commencent à détruire la grange, en empilant et récupérant systématiquement les briques qu’ils emmènent. Le père de M.M. Hémar écrit au général Huguet pour protester, ce qui semble efficace (13 déc. 1915) : « Il semble que les travaux sont suspendus nous n’avons plus vu les démolisseurs. » Les rares mentions de 1916 font mention de l’aggravation des bombardements, et c’est en juin de cette année que les habitants doivent être évacués vers Bailleul, le 10 pour les enfants, puis c’est l’occasion de la dernière mention (13 juin 1916) : « Amené toutes les vaches et génisses à Bailleul. »

Donc un témoignage intéressant, certes pour une période assez courte du conflit, mais représentatif de ces exploitations agricoles, situées à la fois suffisamment loin de la première ligne pour tenter de continuer l’exploitation, mais aussi trop près pour ne pas présenter un risque sérieux. C’est aussi l’expérience d’une fermière, qui prend la direction de l’exploitation, négocie avec les Anglais et nous livre une restitution vivante de son quotidien.

Vincent Suard, janvier 2024

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