Jamet, Albert

La guerre vue par un paysan, Paris, Albin Michel, 314 pages

Résumé de l’ouvrage :

Albert Jamet suit la mobilisation et les premières batailles de la Grande Guerre dans la capitale, conflit généralisé qui finit par le rattraper. « Et un beau matin, on nous habille tout à neuf. Nos cartouchières sont garnies de munitions et l’on a complété nos vivres de réserves ; en un mot, nous sommes équipés du barda du fantassin au complet. Je pèse le mien par curiosité : 32 kilogs ! » (page 15). Débute alors une guerre épique et intense, longue suite de survivances d’un soldat qui dit « avant notre départ, je suis nommé caporal » (page 15). Débarqué à Commercy (Meuse) et « accueilli » par le 134ème RI, c’est finalement à la 33ème compagnie du 29ème RI qu’il échoue. Après avoir vu ses premiers morts de la guerre, il établit quelques travaux de défense dans le secteur de Girauvoisin, devant le fort de Liouville. Mais c’est en avril 1916 que débute la précision de sa narration qui commence par un baptême du feu, sous la rafale des obus, dont la peur a des répercussions sur sa dignité. Il est en permission dès juillet, mais un bombardement de Paris le rappelle à la guerre, puis il revient au front comme caporal d’ordinaire avant d’intégrer le 2ème bataillon, (6ème compagnie), détaché au Génie au fameux « point X ». Là, il subit la terrible guerre des mines, la boue, la soif, les conditions dantesques d’un petit poste des premières lignes dans l’enfer des Éparges. Après un repos bien mérité et reconstitutif, le régiment est affecté dans la Somme en décembre 1916 puis en Champagne en janvier 17. D’autres heures pénibles se succèdent, notamment sur les pentes du Mont Cornillet. Après une permission, où il constate l’ampleur du phénomène des mutineries, Jamet retrouve son unité en Argonne à partir de juin. La guerre change de nature et il est de plus en plus désigné pour des coups de mains nocturnes, rôle normalement dévolu aux compagnies franches, pour tenter de faire des prisonniers. C’est l’occasion pour lui de continuer à tromper la mort mais il dit : « A cette mort brutale et si proche on pense toujours, et malgré soi, on l’imagine lointaine, à droite ou à gauche, mais pas là sur soi » (page 183), ce qui lui fait dire plus loin : « La mort ne veut pas de moi » (page 190). Il s’obstine pour autant à vivre et analyse souvent sa relation à la mort qui rode. Il dit « On veut désespérément ne pas mourir ! Un détail singulier : je crois avoir remarqué que c’est par beau temps que l’on défend sa vie avec le plus d’acharnement » (page 192). Passé à la 11ème compagnie, il constate que peu de camarades autour de lui lui sont connus. En mars 1918, il revient dans la Somme et le mois suivant, il combat dans le secteur de Montdidier. Sa relation d’une attaque d’un petit poste pour tenter d’y faire des prisonniers afin d’identifier le régiment allemand en face de lui est épique et terrible (elle est à rapprocher avec le témoignage similaire de Paul-Marie Lacombe Bon de La Tour dans La Vosgienne). Il en déduit d’ailleurs que la destruction du château du Monchel du député Louis Lucien Klotz à Ayencourt-le-Monchel, peut-être bien attribuée à une représailles à sa propre opération. Cette pratique des coups de main est alors la nouvelle façon de faire la guerre, qu’il réitère au niveau de la compagnie en juin. Dans ces actions d’éclat, il « attrape » des citations mais en dit : « La citation ne m’intéresse pas, mais cela fait toujours deux jours en plus à la prochaine permission » (page 214). Mais il commence également à nourrir quelque inquiétude. Il dit : Cette existence-là dure encore quelques temps, et nous avons comme un pressentiment que cela ne peut pas durer toujours » (page 216). Ayant conscience qu’il est un miraculé perpétuel, il revient à ce sentiment un peu plus loin et dit : « J’ai l’impression que pour moi ce sera la dernière attaque, car je reste le plus ancien de la compagnie, le seul qui n’a pas encore été évacué ? » page 261. En août suivant, c’est « la grande attaque » devant Montdidier, entre Assainvillers et Piennes, retrouvant la guerre de mouvement et même l’emploi de la cavalerie (chapitre XX page 229). Il y fait état de l’hyperviolence de ce type de guerre sans merci, parfois au corps à corps. Il évoque jusqu’à l’égorgement d’un ennemi (page 224), précision rare dans les témoignages. Une nouvelle permission est le prétexte à donner son sentiment sur la guerre, la lassitude de sa longueur, sa perception dans la population, voire la sienne. Il dit, en septembre 1918, « A la gare du Nord, où je prends le train, pas un cri de protestation. Un silence qui fait mal. Chacun va comme le mouton dans un troupeau qu’on mène à l’abattoir » (page 249). La guerre a radicalement changé de nature et l’avance se poursuit. C’est maintenant l’attaque de la Ligne Hindenburg, en avant de Saint-Quentin. « Nous appréhendons le choc, que nous pressentons terrible » (page 260), un pressentiment tel qu’il rédige une lettre à ses parents dans laquelle il dit : « Si je suis tué, c’est la destinée qui l’aura voulu. (…) Que voulez-vous, c’est la guerre ; la guerre est faite pour se tuer mutuellement. C’est un miracle de s’en sortir avec rien. Il peut arriver aussi que je sois fait prisonnier. Tout ça, encore une fois, c’est une question de destinée » (page 261). Et en effet, l’attaque et le massacre des hommes, comme des prisonniers, sont terribles ; lui-même s’interroge pour assassiner de sang-froid un officier prisonnier, avant finalement de renoncer. « Dois-je le tuer celui-là ? J’hésite. Il me regarde et tremble près de moi » (…) et je dis au soldat Catel : – Fous-lui une balle dans la peau, moi je ne peux pas. Catel le regarde et me dit : – Cabot, maintenant qu’il s’est rendu, et se trouve sans défense, je ne peux tirer dessus, et peut-être arrivera-t-il tout de même dans nos tranchées » (pages 266-267). Mais à force de pousser en avant, « le 29 septembre, vers trois heures de l’après-midi », il est fait prisonnier devant Urvillers (page 273). Débute la relation rare de la capture, de l’interrogatoire, et le départ en lamentable troupeau vers une Allemagne elle-même en piteux état. Il arrive à Aix-la-Chapelle puis est interné au camp de Giessen où il subit les privations jusqu’à ce qu’il soit, avec ses camarades de misère, rassemblés pour entendre : « L’Allemagne est en République ! Vous les prisonniers, vous allez être libérés… » (page 303). A la fin de novembre, il rentre enfin chez ses parents à qui l’on répondait invariablement : « Disparu le 29 septembre 1918 » ! (page 310).


Commentaires sur l’ouvrage :

Dans la préface de Jean Martet, écrivain, secrétaire de Georges Clemenceau, rapporte les propos introductifs de l’auteur : « Je m’appelle Albert Jamet. Avant la guerre, je poussais la charrue. La guerre est venue, j’ai été envoyé au front, et j’y suis resté jusqu’au jour où j’ai été fait prisonnier, expédié en Allemagne. Je suis revenu en France après l’armistice. Aujourd’hui, je suis chauffeur d’auto » (page 7). On sait en effet peu de choses sur Jame, berrichon, mais que la guerre ne vient pas chercher chez ses parents mais dans un appartement parisien (page 21). Il dit avoir plusieurs frères, dont un est déjà tué en juillet 1916. A part une légère blessure au début de 1917, Jamet traverse la guerre en voyant se succéder les miracles tant il aurait dû être tué mille fois. Aussi, le livre de ce soldat-paysan aurait pu être sous-titré « Journal de guerre d’un miraculé ». Le témoignage est dense, daté et précis et Jamet exerce différentes fonctions au cours de son parcours, sur toute la durée de la guerre (fonction diverse de caporal, organisateur de corps franc, ou un stage de grenadier). Son style, vivant et enjoué, vaut également pour le vocabulaire du soldat. Jamet est notamment relativement obnubilé par l’hygiène et sa possibilité de souscrire à des besoins naturels, volontaires ou provoqués par les circonstances ! Il rapproche cet aspect à celui de sa condition d’homme traqué et dit « Voilà ce qu’on a fait des hommes ! » (page 66). L’ouvrage peut être sur ce seul aspect physiologique utilement analysé. Mais, plus fortement, l’ouvrage a de fréquentes et profondes analyses psychologiques ; son acceptation d’une mort inéluctable par exemple n’est pas tue. Au terrible Point X, il dit : « La mort, je ne la redoute pas. Je la sens présente. Je lui appartiens. Je l’attends » (page 55). Mais, échappant souvent à l’inéluctable, il développe quelque peu le sentiment, qu’il collectivise même, d’être invulnérable. Il dit : « … la pensée intime de tous, c’est que les obus tombent toujours à côté de nous. Le sentiment bizarre d’être invulnérable soutient notre espérance, c’est ce qui nous donne la force de tant souffrir. Sans cette illusion nul homme ne pourrait vivre dans cette misère (p. 90) ». Plus loin, en 1918, revenu miraculeusement d’un coup de main nocturne, il dit : « Décidément pour avoir réussi à me tirer vivant de ce coin-là, c’est que la mort ne veut pas de moi » (page 190). Il ne tait pas également son sentiment, comme celui, général, lorsqu’il est en permission. Haletant et très dynamique, il est aussi riche que fourmillant d’informations utiles à l’Historien, révélant malgré une origine (relativement) plébéienne un des très bons témoins de la Grande Guerre. En témoigne le nombre conséquent d’éléments utiles extraits de cette « Guerre vue par un paysan ». Peu d’éléments dépréciant ce témoignage sont décelés à sa lecture ; on note toutefois que certains noms cités, tels Rasterre ou Vilbac (le Vosgien) page 188 par exemple, n’ont pas été retrouvés sur le site de Mémoire des Hommes mais celui de Louis Arquinet, tué le 11 avril 1918 à Ayencourt y figure (page 187). Enfin, la relation de sa capture et les dernières semaines sous le statut de prisonnier dans une Allemagne exsangue sont parmi les pages rares des témoignages de cette qualité.


Renseignements tirés de l’ouvrage :

Page 15 : Il pèse son sac qui fait 32 kg.
18 : « Pisse » par la fenêtre de sa chambre car il ne connaît pas la caserne dans laquelle il dort et qui n’a pas de lumière
19 : Voit ses premiers morts
21 : Fait dans son pantalon à cause d’un obus ; c’est son baptême du feu (vap 40, 41, 44, 48, 66, 67, 107)
27 : Découvre la guerre : « … faire le « plat ventre » lorsqu’arrive un obus, qui du reste le plus souvent est arrivé avant que l’on ait eu le temps de se coucher à terre, je me rends compte que c’est là un genre d’existence auquel il sera difficile de s’habituer »
28 : Ramène un souvenir d’artisanat de tranchée
30 : Bombardé à Paris, il fait confiance à sa chance
34 : Comment fonctionne la cuisine d’une compagnie, répartition des vivres
41 : Vision dantesque du front au Point X
42 : Bruit des obus, galéjade
55 : Sur la mort, inéluctable : « La mort, je ne la redoute pas. Je la sens présente. Je lui appartiens. Je l’attends »
62 : Boue (vap 186)
66 : Odeur du front : « A l’odeur des cadavres et de la poudre se mêle celle de nos excréments »
67 : Rats
72 : La soif
75 : Faire l’exercice, occupation idiote en grand repos
76 : Lance-flammes Vermorel
81 : Horreur de la tentative de récupérer les bottes d’un allemand mort
86 : Vue d’obus au départ : « À le voir partir on dirait un enfant s’élançant dans l’espace à la conquête du ciel »
: Poux et lutte contre (vap 91, 173, 239)
87 : Froid (vap 93, 95 (pain et vin gelés))
88 : Bois des Satyres, bois du Casino, anciens lieux de libations allemands expliqués
90 : Sentiment bizarre comme illusoire d’être invulnérable
91 : La Madelon chantée par un soldat
97 : Horreur
99 : Bruit du no man’s land
104 : Pourquoi il se bat : « La consolation, c’est de savoir que nous nous battons pour le Droit et la Civilisation, la Liberté des Peuples et la Paix Perpétuelles, quand la guerre sera finie. J’ai seulement bien peur qu’au train dont vont les choses il ne reste plus personne pour assister au triomphe de ces belles choses-là ! »
: les lettres, la censure et les auto-mensonges, le moral
106 : Solidarité de misère
107 : Horreur d’un homme gravement blessé
108 : Sur la sape : « Le pilonnage continue. Que d’obus ! que d’obus ! Sans la sape, il ne resterait pas un homme vivant. Il n’y a que l’être humain qui puisse résister à une chose de pareil. Les rats n’ont pas pu tenir le coup. Ils sont tous crevés. Un chien ne supporterait pas quinze jours de cette existence-là ; vivre couché dans la boue, respirer continuellement l’odeur de la poudre et des cadavres, et avec cela être dans un continuel état d’anxiété ou d’épouvante qui use les forces nerveuses ».
109 : « Dans notre enfer, il arrive qu’on chante pour ne pas pleurer »
117 : Tromblon VB, Chauchat (vap 269 (il ne l’aime pas !) et 280)
121 : Prix du champagne
122 : Vol d’un cochon
131 : Conseil de guerre pour les hommes qui ne sont pas montés au Cornillet : « Nous ne savons pas la suite »
: Moral en permission, mutineries dans les trains : « Au départ des trains de permissionnaires, ça va mal » (vap 133)
133 : Vue d’un cimetière de fusillés (secteur de Sainte-Menehould)
134 : Cartes de ravitaillements diverses, ambiance
135 : Reboursite appelée « guerre de repos »
: Live and let live, fraternisation, contacts
: Désertion allemande, répression
140 : Corps francs (vap 146)
145 : Comment on rentre « au bruit » d’une patrouille nocturne, pour trouver la direction
147 : Ration de vin réduite au repos : « 3/4 de litre seulement pour la journée », vin ordinaire (aramon), différence avec le vin bouché et prix (fin 148)
151 : Sentiment de gêne du permissionnaire « il y a dans leur attitude quelque chose pour nous reprocher d’être encore vivants ». Se sent responsable. Bourreurs de crânes. Son sentiment dans le train au retour, ambiance après les mutineries : « Comme si le train emportait la mort avec lui », vue de la gare de l’Est
152 : « On s’est déshabitué si entièrement de la vie civile qu’on se demande en soi si l’on pourra jamais reprendre son ancien métier »
158 : Vue d’un convoi de camions
162 : Respect d’une maison abandonnée
164 : On utilise les portes et les volets pour faire la cuisine
166 : Femme collabo
174 : Sur les métiers de nécessité de la guerre « Et un employé de bureau dans le civil se transforme en bon terrassier lorsqu’il s’agit pour lui de sauver sa peau »
: « … le village de Veaux qui est en zone neutre. Mais pour les obus il est en zone internationale, du fait que nous en bombardons une partie et les Allemands l’autre »
181 : « Camarade ! », « langue internationale, entendu des deux côtés de la tranchée »
: « Tu as les grôles ! » : tu as peur
186 : « Ainsi qu’il a été convenu en prévision d’évènements, j’écris à une tierce personne chargée de prévenir la famille avec tous les ménagements possibles. La pauvre mère d’Arquinet étant grave malade, il importe de lui cacher la triste nouvelle », il en est récompensé d’une somme de 100 francs pour faire une belle tombe à Louis Arquinet
187 : Vue d’obus incendiaires tirés sur Montdidier
188 : Relation épique d’une patrouille au contact, se croit mort
193 : Reçoit l’ordre de monter un coup de main pour identifier le régiment allemand, prime de prisonnier ou d’effet capturé (cf. témoignage de Bon de La Tour) (vap 211)
195 : Comment il se déroule, échec mais Jamet gagne 100 francs pour un fusil récupéré
198 : Destruction du château de Monchel appartenant au député Klotz, répercussion possible de son coup de main
201 : Retire un éclat d’obus dans le corps d’un homme, horreur
203 : Boutons recousus avec du fil téléphonique
208 : Vague d’avions ressemblant à un gros nuage
211 : Autre coup de main, au niveau compagnie, résultat, décoration, le pourquoi du désintérêt pour mais permission et récompenses (vap 243)
215 : Trêve tacite suite à une inondation de tranchée pour écoper, contact, « nous nous faisons des révérences avec le bras »
216 : Présentiment néfaste (vap 261)
220 : Attaque d’avions sur les ballons puis attaque générale
223 : Combat entre une mitrailleuse et un canon de 37
224 : Egorgement
231 : Reddition réglée par la cavalerie
232 : Fusil-mitrailleur, trop encombrant et manquant de précision, non jeté « par crainte du Conseil de guerre »
: Sapes allemandes camouflées par effet de peinture, vue de l’intérieur, pillage
233 : Démine un dépôt de munitions
244 : Vue de Martiniquais et de Sénégalais, ce qu’il en pense
246 : Permission. Remarque un changement dans la population, froideur à l’égard du soldat
247 : Fait des cauchemars
249 : Ambiance de retour au front : « A la gare du Nord, où je prends le train, pas un cri de protestation. Un silence qui fait mal. Chacun va comme le mouton dans le troupeau qu’on mène à l’abattoir. »
259 : Rencontre un condamné d’une compagnie de discipline
260 : Envoi une lettre testament, délai postal
263 : Sauve un camarade chargé de grenades qui prend feu
264 : Carnage de prisonniers
266 : S’interroge pour tuer un officier prisonnier, puis renonce, brutalisation
268 : Coincé entre deux mitrailleuses ennemies
: Fusée à 6 feux
273 : Fait prisonnier, sa relation avec les allemands
279 : Pense être assassiné ! Mais 3 interrogatoires, sans violence
: Vue d’un alsacien francophile (vap 282)
283 : A caché un Louis d’or dans son calot (vap 309)
: Camp de prisonnier, nourriture et misère
287 : Convoi vers l’Allemagne, vision épique : « Il faut voir cette misère de la guerre sur les routes : nos chariots lourdement chargés tirés par trente hommes environ, et suivis d’une horde humaine, maigre, sale, déchirée, et que la vermine ronge »
288 : Boîte de sang en conserve
291 : En train
292 : Moral allemand
294 : Vue des Allemands en Allemagne

Chapitrage de l’ouvrage
C’est la guerre (p.7) – Le baptême du feu (p.21) – La permission (p.27) – Caporal d’ordinaire (p.33) – Aux Eparges (p.36) – La guerre de mine (p.47) – La corvée de soupe (p.53) – La relève du petit poste (p.61) – Le grand repos (p.75) – Dans la Somme (p.79) – En Champagne (p.92) – Au Mont Cornillet (p.117) – En Argonne (p.133) – Retour dans la Somme (p.157) – Vers Montdidier (p.173) – Attaque d’un petit poste (p.193) – Attaque des Allemands (p.205) – Coup de main de la Compagnie (p.211) – La grande attaque (p.217) – Attaque de la cavalerie (p.229) – La relève (p.241) – La permission (p.245) – Le retour à la Compagnie (p.249) – Attaque de la Ligne Hindenburg (p.253) – Prisonniers (p.273) – Vers l’Allemagne (p.287) – En Allemagne (p.295) – La révolution en Allemagne (p.301) – Le retour (p.307).

Yann Prouillet – août 2024
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Duclos, Jacques (1896 – 1975)

Le chemin que j’ai choisi. De Verdun au Parti communiste

Mémoires, tome 1 (1896 – 1934)

1. Le témoin

Jacques Duclos est né à Louey dans les Hautes-Pyrénées en 1896, son père étant charpentier et aubergiste. Ouvrier pâtissier, il travaille après le début des hostilités dans une usine d’armement de Tarbes. Classe 16, il est incorporé au 18e RI de Pau, puis versé au 407e RI. À Verdun en juin 1916, il est hospitalisé à l’automne puis revient en ligne en décembre 1916. Il est ensuite fait prisonnier lors de l’offensive du 16 avril. Militant socialiste proche de Marcel Cachin, il devient après Tours un militant actif de la S.F.I.C.. Sa fiche matricule mentionne son exclusion de l’armée (réserve) en 1932. Il dirige le P.C.F. au moment de la maladie de Maurice Thorez, et exerce durant sa carrière plusieurs mandats de député puis de sénateur.

2. Le témoignage

Le tome 1 des Mémoires de Jacques Duclos, 1896 – 1934, Le chemin que j’ai choisi, De Verdun au Parti communiste, a paru en 1968 aux éditions Fayard (434 pages). La partie qui concerne l’expérience de la Grande Guerre va de la page 82 à la page 153, mais la suite immédiate est aussi intéressante, avec des réflexions sur les révolutions allemande ou hongroise ou sur la crise sociale de 1919. L’auteur précise qu’il n’a pas tenu de journal, et qu’il se replonge dans le passé par la mémoire. Au moment de la publication ses Mémoires, l’auteur a encore une responsabilité publique puisqu’il est sénateur communiste.

3. Analyse

Dans son introduction, J. Duclos précise que tout jeune, il a manifesté contre la loi des trois ans en 1913. Ouvrier pâtissier à Tarbes puis à Paris en 1914, il lit de temps à autre l’Humanité, mais il est surtout séduit par La Guerre sociale de Gustave Hervé, à cause de son ton antimilitariste. Son récit du mois d’août 1914 contient des anecdotes intéressantes, ainsi lorsque sa pâtisserie ferme, il est payé en or et doit faire des heures de queue à la banque pour obtenir des petites coupures, et il lui faut pendant ce temps (p. 82) «écouter les pires bêtises sur la guerre-promenade ». Devenu vendeur de journaux, il n’aime pas ce travail, car il se rend vite compte que ses exemplaires se livrent au « bourrage de crâne » (p. 83). Il revient ensuite à Tarbes pour y travailler à l’arsenal pendant les six mois qui le séparent de sa mobilisation en avril 1915. Son récit est aussi parcouru de longues analyses historico-politiques, à propos de l’attitude de Jean Jaurès ou de la IIe Internationale, ou sur l’Union Sacrée, sévèrement jugée (p. 101) : « en fait le Parti socialiste pataugeait lamentablement dans la politique de collaboration des classes. ». Alors qu’il est jeune mobilisé à la caserne de Pau, J. Duclos évoque le sujet des mutilations volontaires au cours d’une très curieuse scène de somnambulisme (p. 103) : un de ses camarades, dans son sommeil, récapitule la guerre dans une longue période de discours automatique où il évoque les gradés, la caserne, les tranchées, une tentative de mutilation volontaire. J. Duclos précise qu’ils ne parlaient pas entre eux de ce thème, et que le rêveur en avait probablement entendu parler par des blessés revenus du front : «Cette réaction du subconscient d’un soldat témoignait de la lassitude de la guerre qui commençait à faire du chemin dans la conscience des hommes promis aux massacres. » Réelle ou imaginée, cette scène onirique est emblématique de la façon dont en 1968, un sénateur de la République estime qu’il peut aborder un passé encore brûlant, en donnant sa vérité, mais non sans précautions.

Arrivé au front avec le 407e RI, J. Duclos combat à Verdun en juin 1916, et il y évoque la classique rumeur hostile aux gendarmes (p. 108) « et l’on parlait de policiers qui auraient été pendus à des crochets de boucherie par des soldats. Cette information était-elle exacte, je ne l’ai jamais su ». Il raconte ensuite ses très difficiles dix jours en ligne vers Vaux-Chapitre ; après un long séjour dans un trou d’obus transformé en mare, il ne peut plus supporter ses chaussures (« pieds gonflés ») et son capitaine l’autorise à se rendre au poste de secours. L’auteur décrit un retrait pénible, de 20 h 30 à minuit, en rampant sur les genoux, avec les pieds qu’il essaie de tenir levés « pour qu’ils ne traînent pas à terre ». A l’ambulance de Dugny, son état lui fait craindre une amputation, mais finalement la position couchée prolongée lui permet et la guérison et la lecture de l’essentiel de l’œuvre de Balzac à la bibliothèque de l’hôpital. Étant soigné dans des hôpitaux religieux, c’est l’occasion pour l’auteur de narrer ses démêlés avec le sectarisme catholique : on veut l’obliger à aller à la messe, et il fait plusieurs fois aux religieuses un rappel à la règlementation (p. 116), avec la circulaire de Justin Godart sur le respect de la liberté de conscience : «Cette circulaire était placardée sur les murs de l’hôpital et l’on sentait que si elles avaient osé, certaines sœurs l’auraient fait disparaître. » Il montre aussi le suivisme des poilus qui ont peur, par une attitude mécréante, d’être mal vus, et de ce fait renvoyés plus vite en ligne. Lors de sa convalescence, il bénéficie d’une permission pour rendre visite à son frère à l’hôpital du Val de Grâce à Paris. Celui-ci a été grièvement atteint à la face dans la Somme, et l’auteur est épouvanté par l’état de son frère défiguré et celui des blessés à la face qui l’entouraient (octobre 1916, p. 119) «J’avais envie de pleurer en voyant mon pauvre frère dans ce triste état mais je me retins et pendant trois jours je vécus au milieu de ces grands mutilés que je finissais par voir avec d’autres yeux

Au début de 1917, il réintègre son régiment devant Reims, puis participe à l’offensive du 16 avril devant la ferme du Godat. Il évoque au printemps 1917 les discussions entre soldats et insiste sur l’intérêt général que suscite la révolution de Février en Russie, et sur l’indignation contre ceux qui faisaient durer la guerre (p. 122) : « Est-il juste que les uns se fassent tuer et que d’autres s’enrichissent ? » Il signale aussi que le nom de Karl Liebknecht revenait souvent dans les discussions [discussions entre sympathisants socialistes ?], car on le savait persécuté parce qu’il avait pris publiquement position contre la guerre. J. Duclos décrit l’attaque du 16 avril, il évoque un de ses chefs direct, le lieutenant marquis de Colbert, mutilé revenu au front avec un bras en moins, et qui est tué en montant à l’assaut avec sa canne : l’auteur dit respecter cet « aristocrate », mais il méprise les officiers tracassiers à l’arrière et lâches à l’avant (p. 127), « Le 16 avril un capitaine de mon régiment (…) fut tué, mais par derrière, alors que cependant il faisait face à l’ennemi. ». Dans le tourbillon de l’assaut, J. Duclos a une altercation avec un Français qui se prépare à tuer un jeune prisonnier allemand : il menace de l’abattre, et plus tard, le souvenir des regards de gratitude de cet Allemand, «a souvent hanté ma mémoire. (…) j’avais conscience d’avoir fait mon devoir d’homme. » (p. 127). Très en pointe, l’auteur et ses camarades sont pris dans une contre-attaque ennemie et faits prisonniers, non sans qu’un Allemand n’ait montré le projet de l’abattre, et qu’ensuite un autre ennemi n’ait écarté le fusil menaçant (p. 129). L’auteur se dit très marqué par ces deux faits le même jour, « le soldat allemand que j’avais sauvé des balles d’un excité, et le soldat allemand qui m’avait sauvé des balles d’un autre excité. ». Les prisonniers travaillent d’abord dans les Ardennes. Sous-alimentés et souvent dysentériques, ils sont trop près du front pour figurer sur les listes de la Croix-Rouge, et donc ne reçoivent aucune aide. L’auteur, malade, se fait inscrire pour être transféré avec des captifs italiens dans un camp en Allemagne (Meschede). Les discussions politiques y sont animées, et il signale avoir appris l’existence de Lénine dans la Gazette des Ardennes. Il raconte l’intérêt qu’il porte aux discussions avec des groupes de Russes politisés, c’est-à-dire des Kerenskistes et des Bolcheviks, vers qui va sa sympathie. Il part travailler dans une ferme en Hesse, évoque sans aucun détail une tentative d’évasion avortée, son retour à Meschede pour y subir sa peine de cachot disciplinaire ; atteint à cette occasion par une double pneumonie, il est quelques jours entre la vie et la mort. Il a à cette occasion de nouveaux démêlés avec un prêtre (p. 143) : ayant prévenu devant témoins qu’en cas de décès il ne voulait pas d’enterrement religieux, ce curé l’administre tout de même alors qu’il est dans le coma. Des camarades le renseignent à son réveil et cela se termine par une violente altercation avec ce « fanatique ». Toutefois, l’auteur ajoute qu’il a aussi rencontré pendant la guerre des prêtres moins obtus. En novembre 1918, J. Duclos décrit des conseils de soldats allemands, au milieu de l’épidémie de Grippe espagnole, mais aussi, rapidement, le retour des troupes régulières, fêtées par la population. Ces troupes reprennent la direction du camp, les conseils d’ouvriers et de soldats disparaissent, et l’auteur inquiet décide de fuir clandestinement jusqu’à Düsseldorf, il y retrouve les alliés en hélant une sentinelle belge de faction sur le côté gauche du pont traversant le Rhin.

À son retour chez lui, la situation n’est pas gaie, son père vient de mourir de la grippe espagnole et son frère mutilé au visage est toujours hospitalisé. Lui-même doit rejoindre le 12e RI de Tarbes où il participe à la démobilisation progressive de soldats du Sud-Ouest. Il produit alors de longues considérations (p. 154) sur l’échec de la Révolution allemande, en chargeant les sociaux-démocrates, alliés des petits-bourgeois, ainsi « en sauvant le capitalisme en Allemagne, la social-démocratie allemande contraignit l’Union soviétique à édifier le socialisme à partir d’une économie arriérée. » Il évoque l’ambiance en France au début de 1919, Clémenceau et la journée de 8 heures, le 1er mai, la Mer Noire… L’auteur évoque sa fréquentation de Marcel Cachin et son adhésion, avec son frère, à l’ARAC, la campagne des législatives de 1919… On peut considérer que le récit lié à la guerre s’arrête en à la fin de 1919, avec le chapitre 3 (p. 166), intitulé « militant communiste ».

Parmi les motivations des majoritaires à Tours en 1920, on constate que c’est la haine de la guerre qui est le premier moteur de l’adhésion à la IIIe Internationale. Cette détestation revient plusieurs fois dans ces mémoires, et elle apparaît très tôt (p. 8): « La haine de la guerre qui s’était accumulée en moi me rendit particulièrement perméable à la déclaration de paix au monde qui fut lancée par le jeune pouvoir soviétique au lendemain de la Révolution d’octobre. » Jacques Duclos dans son livre produit ainsi un témoignage intéressant, avec des souvenirs dans lesquels l’expérience du conflit comme soldat et l’engagement communiste ultérieur sont indissociables. Sa vision de la guerre se fait toujours à travers un prisme politique, avec la dénonciation des nantis, des profiteurs qui ont intérêt à faire durer le conflit, de la religion obscurantiste… Y a-t-il une part de reconstruction, sachant que l’auteur restitue un passé de plus 50 ans, avec sa seule mémoire ? Connaissant la précocité de son engagement socialiste, on peut affirmer que sa flamme d’indignation est authentique et bien réelle dès les débuts de la guerre, mais que le récit, construit autour d’anecdotes qu’il a probablement narrées à de nombreuses reprises par la suite, a fini par se structurer en un corpus édifiant, presque téléologique, c’est-à-dire destiné à préparer, expliquer et justifier sa vie politique et ce qu’il est devenu à la fin des années Soixante.

Vincent Suard, mai 2023

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Bonnaud, Claudius (1891-1944)

1. Le témoin

Claudius Bonnaud, né à Givors (Rhône) en 1891, exerce la profession de vannier. Exempté en 1911, il est récupéré en novembre 1914 et sert alors au 22e RI. Passant par le 12e BCP, puis le 11e BCP, il est blessé à Souchez et à Verdun. Passé au 297e RI en octobre 1916, il est fait prisonnier au Chemin des Dames en juin 1917. Il revient de captivité le 27 novembre 1918. Il est à nouveau mobilisé comme garde-voie, pendant deux mois, en 1939. Il décède en 1944.

2. Le témoignage

Jacques Bonnaud a publié avec l’association « Visages de notre Pilat » en 1998 le « Journal de prisonnier », « de mon oncle et parrain », Claudius Bonnaud (31 pages). Il s’agit de la reproduction d’un carnet, écrit au crayon, et qui décrit la captivité de C. Bonnaud de juin 1917 à novembre 1918. Jacques Bonnaud, qui dit avoir beaucoup aimé cet oncle, considère comme un devoir important de publier cette « relique précieuse » (introduction).

3. Analyse

Le récit est rapide, mais factuel, et donne des éléments intéressants sur le chapitre spécifique de la captivité.  L’auteur signale la rapidité et la violence du combat, à l’occasion duquel ils sont environ 250 Français à être faits prisonniers, le 22 juin 1917, au Chemin des Dames, sans plus de précision géographique, ni de soucis de justification, comme on le trouve souvent dans ce cas de figure. Claudius Bonnaud s’éloigne du front, et est enfermé la nuit dans la Citadelle de Laon, durant trois semaines. Le jour (p. 5), les prisonniers sont employés à charger et décharger des wagons à la gare, en contrebas, et l’auteur décrit la difficulté à regravir la pente le soir, car ils sont épuisés et sous-alimentés. Ils se plaignent à plusieurs reprises de la nourriture, mais (p. 6) «les Allemands nous disaient qu’ils ne pouvaient mieux nous donner, que c’était de notre faute si on les bloquait, et eux ne mangeaient guère mieux que nous. Leur pain était le même, ration plus forte, car pour nous il y en avait de quoi donner une petite portion à un enfant. » En juillet, les prisonniers sont déplacés dans divers camps de transit ; ces espaces sont surpeuplés et beaucoup d’hommes affaiblis par la disette sont trop faibles pour travailler. Ces prisonniers espèrent constamment partir pour l’Allemagne, car ils y escomptent un sort meilleur. C. Bonnaud est ensuite transféré à Rumigny (Aisne) puis à Vireux (Ardennes), l’auteur y évoque un sort meilleur car des civils les aident, en leur apportant de la soupe (p. 8) et aussi parce qu’il peut faire le vannier, échappant ainsi à des corvées plus pénibles (p. 9) «Je travaillai pour le chef de camp et pour des Allemands. (…) Je travaillais également pour les copains pendant mes heures de repos. Ils étaient contents d’avoir une valise pour mettre leur peu d’effets. »

L’auteur, malade en septembre, évoque ses pérégrinations pour trouver un hôpital qui veuille bien s’occupe de lui; il décrit des Russes cadavériques à l’hôpital de Rethel (p. 12), « Il mourait des Russes journellement. Comme soins, presque rien. », et il conclut s’en être sorti uniquement grâce aux dons des civils (œufs et lait). L’auteur revient à Vireux, et en octobre 1917, il décrit un camp sans ni colis ni lettres, et dans lequel le ravitaillement était nul, sauf contre argent (p. 14 « 2 marks 5 kg de patates. Mais cela était cher et l’argent se faisait rare. »). La situation s’améliore dans le courant du mois car se met en place un système informel de « marraines », des femmes charitables qui font des dons individuels de nourriture. Les Allemands laissent faire, il est probable que cela les arrange. Lors d’une messe dominicale à laquelle les prisonniers sont « envoyés » (prêtre allemand, p. 15) « Les civils étaient heureux de nous voir, et chaque femme montrait son filleul. A la sortie, les femmes nous distribuaient des gâteaux. ». Le transfert en Allemagne intervient début décembre 1917. Le sort de C. Bonnaud s’étant alors nettement amélioré, celui-ci n’est plus aussi enthousiaste pour y partir. L’ordre de départ leur arrive assez brusquement (p. 18) « on était attrapés de voir de n’être pas renseignés plus tôt. – Les marraines, que vont-elles dire ? – était le mot de chacun. » Mais le village est très vite au courant, et à la gare il y a « un arrivage de marraine avec des brassées de colis », l’auteur signale que le caporal allemand, très gentil, se fait un plaisir de distribuer ces colis (p. 19) « ce n’était que des adieux et des baisers, même des pleurs. »

Le voyage, qui a lieu du 6 au 11 décembre, conduit les prisonniers en « Russie » (Pologne occupée), et l’auteur fait partie d’un commando envoyé dans une grande ferme de Costau (Ostrovo), un « petit patelin de Pologne ». Le sort de l’auteur, comparé à celui décrit par la majorité des diaristes prisonniers, est plutôt enviable. Il décrit un travail « pas trop dur », des patates à volonté et trois soupes par jour, ainsi qu’une population polonaise qui semble apprécier les Français (p. 25, Noël 1917) : « C’est encore fête. On ne travaille pas. Les gens sont très bons envers nous et nous aiment beaucoup. Ils ne savent que nous dire qu’ils sont Polonais. » Les mentions se font ensuite plus courtes, elles signalent les arrivées de lettres et de colis. En février 1918, il reçoit la première lettre de sa famille (sept mois après avoir été fait prisonnier) mais les arrivages, s’ils arrivent dans le désordre, se précipitent par la suite :

23 février 1918  « j’ai eu 10 lettres de Limburg, toutes de septembre et octobre »

2 mars 1918 « reçu deux lettres de février. Pas grand nouveau. Pas encore de colis sur 12 annoncés. »

rien en avril

9 juin 1918 « vingt lettres de Darmstadt de novembre et décembre. »

23 juin 1918 « reçu cette semaine 7 colis dont un de Skalmierschütz, les autres de Limburg. Reçu galoches, chaussons, chandail, caleçon, flanelle , chaussettes, tous en bon état. »

Le 28 juillet 1918 – Reçu un colis contenant une capote, molletières. Cela me fait 3 capotes. Reçu plusieurs lettres. Chez moi sont restés plus de deux mois sans nouvelles. J’ai été heureux de savoir que chez moi savent que je reçois des colis. »

Le 1er août – Reçu mon dix-huitième colis de chez moi. Il y avait une bouteille de vin dont moi et mes copains on s’est bien régalés.

Après l’Armistice, C. Bonnaud et ses camarades progressent assez rapidement vers l’ouest (à Darmstadt le 23 novembre). Auparavant, il décrit une scène d’émancipation des Français  (p. 30) : Le 21, en transit à la gare de Skalmierschütz. « Il y a au moins 300 colis qui étaient ici. On nous les donne tous. Quelle joie pour soixante que l’on était. On fit dans la gare un vrai déballage, choisissant ce qui nous fit plaisir et vendant le reste à vil prix aux Boches enchantés de l’aubaine. Les officiers nous demandaient du chocolat et nous appelaient Kamerad. »  Les Français arrivent à Metz le 27 novembre.

Ainsi un court document, mais assez riche d’enseignements, car l’auteur, s’il ne fait aucune mention stratégique, patriotique et politique, est en revanche très précis sur la question de l’alimentation. On s’aperçoit à son récit de la diversité du sort des prisonniers français : s’ils restent dans la zone des combats (Aisne), ils sont sous-alimentés et on a rencontré ces squelettes vivants dans d’autres témoignages (E. Carlier ou M.  Pascaud par exemple). Dans la zone des étapes des Ardennes, on voit que la situation des détenus, comme l’attitude des gardiens, peut changer d’un village à l’autre ; le sort de l’auteur, avec sa marraine qui le nourrit, est ici presque enviable pour un soldat allemand du front qui ne « touche que de la soupe » (témoignage d’une civile de 1918, Leers, Nord). Dans certains récits, on voit souvent les Allemands séparer avec brutalité les civils des prisonniers, mais à l’inverse, ici, des accommodements facilitent l’alimentation de tous. Connaissant par ailleurs la rapacité de l’occupant, qui, avec méthode, ne laisse jamais un œuf en déshérence, on se demande même si l’auteur n’a pas exagéré l’aisance alimentaire des habitants civils. De même, son sort en commando dans une grande ferme polonaise, paraît bien plus enviable que celui de Français enfermés dans certains Lager, où on ne survit que grâce aux biscuits de la Croix-Rouge et aux colis, quand ils arrivent et que la famille a les moyens d’en faire. On constate aussi que malgré les combats et les désordres liés en France aux offensives allemandes de mars à juillet 1918, l’auteur, au 1er août, a reçu son 18ème colis et une bouteille de vin de chez lui qu’il partage avec ses camarades… Ce qui frappe ici, c’est donc bien, malgré les retards importants, cette « continuité du service » des colis qui transitent à travers une Allemagne affamée, et plus globalement la diversité du sort des captifs. Aussi merci à l’association « Visages du Pilat », car ce modeste opuscule de 31 pages a aujourd’hui un intérêt historique tout à fait réel.

Vincent Suard (mars 2022)

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Gorceix, Septime (1890-1964)

Le témoin

Septime Gorceix est né à Limoges le 7 octobre 1890. Il est devenu professeur d’histoire et de géographie dans sa ville natale. Pendant la guerre, il sert dans l’infanterie au 67e RI ; il est capturé sur les Hauts de Meuse le 24 avril 1915. La plus grande partie de son livre de témoignage concerne sa captivité et ses tentatives d’évasion. Il est possible que la décision de publication doive à la lecture de Témoins de Jean Norton Cru : il en a fait un compte rendu dans le Bulletin de la Société des Professeurs d’Histoire et de Géographie en mars 1930 (n° 63). Tout en affirmant que son intention est simplement d’attirer l’attention des collègues sur l’ouvrage, Septime Gorceix reconnait son importance considérable : Témoins est « sans précédent dans toute la littérature historique ». Il en décrit la méthode rigoureuse ; il invite les professeurs à bannir les légendes militaires de leur enseignement ; il remarque que, parmi les témoins les mieux classés par JNC, figurent plusieurs universitaires et ajoute : « Plutôt qu’à une simple coïncidence, c’est à une certaine formation de l’esprit critique qu’il faut rapporter cette place de distinction. Il est juste d’ajouter que certains professionnels de l’Histoire sont relégués dans des classements inférieurs. » La même année 1930, Septime Gorceix a publié son propre témoignage sous le titre Évadé et a obtenu le prix Marcel Guérin de l’Académie française.

Septime Gorceix est mort à Paris le 15 mai 1964.

Le témoignage

Évadé (Des Hauts de Meuse en Moldavie), a été publié (233 pages, 7 croquis intéressants) en 1930 par les éditions Payot  dans la collection de mémoires, études et documents pour servir à l’histoire de la Première Guerre mondiale.

L’avant-propos signale que le livre aurait pu être publié dès la fin de la guerre, mais que l’auteur avait préféré passer à autre chose. Cependant il a fini par considérer que l’expérience des générations de la Grande Guerre ne devait pas être perdue. Pour la faire connaitre, sa rédaction définitive pouvait s’appuyer sur des carnets remplis quotidiennement.
Le premier chapitre (Sur les Hauts de Meuse) raconte les combats du 67e RI dans ce secteur du front où, dit-il : « durant la semaine de Pâques 1915, nous ne sommes plus des soldats, mais de vivants blocs de boue ». Les combats ne sont plus une bataille, « mais une boucherie hideuse ». Septime Gorceix devient sergent. Il est capturé avec plusieurs de ses hommes lors d’une attaque allemande, le 24 avril. Deux Allemands menacent de le tuer mais un sous-officier le protège (situation semblable dans le témoignage de Fernand Tailhades, voir ce nom). Plus tard et plus loin, un général s’adresse aux prisonniers en français : « Bon ! Bon ! La guerre est finie pour vous. Elle sera bientôt finie pour tous ! »

2e chapitre : Au camp de Wurzburg-Galgenberg, les prisonniers sont débarrassés de la vermine, mais mal nourris (jusqu’à l’arrivée des premiers colis venant de France). La plupart expriment ouvertement leur satisfaction « d’être tirés de la mêlée », mais Septime nous dit qu’il prend la résolution de s’évader pour retourner au combat. Il y a des gardiens gentils et d’autres brutaux. L’un d’entre eux, qui doit partir au front, se fait signer des attestations de bons traitements à l’égard des Français car « son rêve serait d’être prisonnier en France ».

En juillet, les PG partent en kommando pour faire les moissons ; ils sont très bien accueillis ; c’est l’Angleterre qui est détestée. Retour au camp pour parler de l’information : quelques coupures de presse arrivent dans les colis de nourriture, mais on trouve aussi des journaux français à Wurzburg. On joue à la manille ou au football, on lit, on apprend l’allemand, on chante, on représente des pièces de théâtre, on rédige un journal hebdomadaire. Plusieurs pages du livre évoquent cette feuille, tolérée parce qu’elle peut servir la propagande allemande en pays neutre en montrant cette preuve de tolérance.

3e chapitre : Septime Gorceix a soigneusement préparé son évasion. Il s’est fait envoyer une boussole, une carte, un couteau à cran d’arrêt ; il a acheté en ville un sac tyrolien et une lampe électrique… En août 1916, il choisit de partir en kommando « dans les houblonnières bavaroises » (titre du chapitre) pour avoir moins de distance à parcourir. Mais c’est un échec, décrit sur plusieurs pages. Repris, il est convoyé par un seul gardien qu’il pourrait tuer car il est sans aucune méfiance tandis que Septime a toujours son couteau. Mais il ne peut s’y résoudre. Dans le train qui le ramène au camp, on lui dit que si les Allemands et les Français étaient alliés ils seraient les maitres du monde. Sa punition est légère.

Une deuxième tentative d’évasion conduit Septime Gorceix « à travers la Bavière du Sud » mais se termine « dans les prisons autrichiennes » puis « au camp de Deutsch-Gabel » en Bohême (titres de chapitres). Là, le professeur d’histoire et de géographie organise des conférences, tandis que des Tchèques introduisent « des gazettes allemandes d’extrême gauche ». Des conflits se produisent avec des prisonniers russes particulièrement mal traités.

La troisième évasion se fait lorsqu’il est en kommando en Autriche, en avril 1918. Avec un camarade, le voici à Vienne où ils achètent un plan de la ville. Le prof d’histoire se met en tête « une folie » : « Je veux visiter le Versailles autrichien, me promener dans Schönbrunn et contempler le paysage du haut de la Gloriette. » Il le fait. Passage à Budapest, ville qui semble ne pas connaitre les pénuries alimentaires. Puis « à travers les Carpathes » (titre de chapitre) et en Valachie où les évadés se procurent de faux papiers auprès de Roumains francophiles. « À Bucarest, sous le règne de Von Mackensen », les évadés croisent de beaux embusqués allemands, puis ils se dirigent « vers la Moldavie libre ». Le 7 juin, ils entrent en gare de Iassy et se présentent à la Légation de France.

Rémy Cazals, avril 2021

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Rozière, Adrien

Dans le cadre des activités de la bibliothèque patrimoniale du Grand Cahors, ont été recueillis des témoignages lotois sur la période de la Grande Guerre, regroupés en chapitres thématiques : Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 Les Poilus, préface du général André Bach, Les Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p.
Adrien Rozière était dans la vie civile ouvrier pâtissier à Lherm. Sa photo est dans le livre, p. 63. Il est parti avec le 120e RI et a rédigé des carnets dans un style spontané.
Fait prisonnier en septembre 1916, il a su décrire avec justesse le terrible moment de la capture, lorsque lui et ses camarades sont entourés de soldats allemands « baïonnette au canon et y en avait qui faisaient mine de nous embrocher et ils poussaient des cris comme des sauvages, on était blancs comme du papier ». Ils sont conduits vers l’arrière : « Un soldat qui parlait très bien le français nous a parlé un grand moment et il nous a dit que l’on pouvait être contents car l’on était presque sauvés et lui ne l’était pas. [Situation équivalente vécue par Fernand Tailhades, voir ce nom.] Il nous a dit qu’il avait travaillé 3 ans à Paris et il nous a quittés en sifflant Sous les ponts de Paris. » Au camp de Würzburg, décrit p. 188-189, Adrien et ses camarades découvrent quelque chose qu’ils ne connaissaient pas, la faim. Il parle du premier colis reçu : « Ce cher premier colis que avec je vais pouvoir contenter mon pauvre estomac qui souffre tant depuis mon arrivée, car il faut croire que depuis ce jour-là on a plus mangé à sa faim, chose qui m’était inconnue. Et tout le monde au camp était comme moi. » Les gardiens du camp sont souvent brutaux, mais la vie en kommando de travail est plus agréable et, le 25 décembre 1916, les prisonniers français sont invités aux fêtes de Noël, ils reçoivent un petit cadeau et le souhait qu’ils retrouvent au plus tôt leur famille.
En décembre 1917, il a bénéficié d’une libération sanitaire par la Suisse.
Rémy Cazals, avril 2016

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Pelloutier, Raymond (1897-1956)

1. Le témoin

Raymond Paul Ulrich Pelloutier est né le 25 juillet 1897 à Paris (2e arr.). Son grand-père est fonctionnaire des Postes, son père est employé (sans autre précision), son oncle Fernand, poète, journaliste, est un des pionniers du syndicalisme révolutionnaire. Sa mère est signalée sans profession à l’état-civil. Raymond ne semble avoir fait aucune carrière militaire puisqu’il apparaît au grade de 1ère classe dans une liste de prisonniers de guerre en 1940, c’est le grade qu’il a à son entrée en guerre en 1916. La suite de sa vie n’est pas connue. Il est mort à Nantes le 28 novembre 1956.

2. Le témoignage

Pelloutier, Raymond, La voix d’un jeune. (Souvenirs et impressions d’un « bleuet » de la classe 1917). Paris, Eugène Figuière, 1930, 185 pages.

L’auteur s’engage en juillet 1916, semble-t-il au 131e RI d’Orléans, et rejoint le front en Argonne à la fin de l’année, sans y être engagé toutefois. Son régiment est en effet déplacé à l’ouest de Reims, secteur de Berry-au-Bac. C’est là qu’il va prend sa première garde de nuit au créneau, qui l’impressionne du fait de son « inaccoutumance au danger » (page 26). « Bleuet » donc bleu, il multiplie les corvées et c’est au cours de l’une d’elles qu’il subit son premier bombardement. Il s’est ainsi aguerri au feu quand arrive le 16 avril 1917. Il est sur le front de l’Aisne, devant le Bois des Buttes, Craonne et la Cote 108. Après l’enfer, une période de repos à Ventelay puis une permission à Paris, qui lui laisse une « singulière sensation », générant d’abord des « regards compatissants, mais souvent ironiques » (page 110), bientôt remplacés par « une légitime indignation » devant le « scandaleux étalage d’un luxe indécent et de cette ruée vers les plaisirs malsains » et subissant « une indifférence qui frise le dédain » (page 113) des Parisiens, il revient dans l’Aisne, en face de Juvincourt. Une demande de changement d’arme pour passer dans l’aviation reste sans suite à l’hiver 1917-1918. Transporté à Noyon, reconquise, il est au village de Guivry en mars 1918, date à laquelle les Allemands déclenchent une offensive qu’il prend de plein fouet. Dépassé par la vague, il est fait prisonnier et envoyé au camp de Giessen (Hesse) en Allemagne, où son internement met fin à sa narration mais le détermine, dès son retour, à « faire le récit le plus fidèlement possible » de « l’horreur de cette effroyable calamité qu’est la GUERRE » (page 179).

3. Analyse

Raymond Pelloutier livre dans ses souvenirs et impressions d’un « bleuet » un témoignage certainement basé sur son expérience de guerre mais difficile à suivre. Imprécis sur les dates (qui couvrent de l’hiver 1916-1917 jusqu’à l’opération Michael de mars 1918), il ne nomme pas son régiment et les personnages cités ne correspondent pas à la  réalité. Ces désagréments mis de côté, il reste un témoignage honnête, contenant de nombreuses descriptions et informations d’ambiance liées au statut de jeune classe du témoin [1]. Ainsi, les pages liées à son aguerrissement au front, aux bombardements et aux attaques sont représentatives. Il éprouve un profond respect envers les anciens qui ont « fait Verdun » (page 14) et évoque l’attraction du spectacle de la bataille du Chemin des Dames (page 56). Car le front attire, indéniablement : au repos, après les combats du 16 avril, il dit : « Parfois, les vents d’est nous apportent, assourdie, la rumeur du front que, le croirait-on ? il ne me déplaît pas d’entendre » (page 97). Cette attraction est récurrente pour nombre de soldats pour qui le champ de bataille génère autant de crainte que de fascination : « En arrivant à la  hauteur de Roucy, une vision grandiose s’offre à nos regards. Le bombardement que vient de déclencher notre artillerie illumine le ciel, tandis que dans le lointain des fusées blanches, vertes et rouges, s’élèvent de toutes parts, donnant l’impression de quelque gigantesque feu d’artifice. Ce spectacle est si beau que nous en oublions la triste cause » (pages 118-119). Sa description du 16 avril et des sentiments que la grande mêlée lui occasionne est intéressante. Il y disserte sur une certaine superstition, ayant de nombreux sentiments prémonitoires au fil de son expérience : nommé à la caserne soldat de 1ère classe, au début de sa campagne, il dit : « J’ai l’idée que nous mourrons avant d’accéder à un grade supérieur » (page 11), est sauvé par un camarade qui le pousse à changer de place en disant « C’est drôle, quelque chose de plus fort que moi m’a obligé à lever la tête… Ne restons pas ici » avant qu’un obus explose à l’endroit qu’ils occupaient (page 66), et s’interroge sur ce ressenti, entre « devoir impérieux », « choses vraiment incompréhensibles et quasi-miraculeuses » (page 78) et « puissance mystérieuse, (…) entité supérieure maîtresse de nos destinées » (pages 98-99). Il n’évoque pas les mutineries, mais comprend à cette époque le ressentiment de « pauvres bougres, qui n’ont en poche que les cinq sous que leur alloue quotidiennement l’Etat, et, moyennant quoi, il leur est demandé de risquer leur peau à tout instant. Ils font sans
doute de tristes réflexions en comparant leur sort avec celui de leur camarade de l’arrière qui, occupés à la fabrication des obus et soustraits aux risques des combats, se voient, en outre, attribuer un important pécule
» (pages 101-102). D’autres descriptions d’intérêt ponctuent encore l’ouvrage sur la misère sexuelle (page 148), la vision des combattants allemands de 1918 (page 168) ou le traitement de leurs prisonniers (page 169).

Yann Prouillet – Rémy Cazals, janvier 2013


[1] Outre Pelloutier, 6 autres témoins se réclament du statut de « Bleuet » dans le titre de leur ouvrage publié.

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Houard, Etienne (1888-1950)

Fils de tailleur de limes, né le 19 juin 1888 à Varennes-lès-Narcy (Nièvre), Étienne Houard a repris à son tour le même métier. Durant son service militaire effectué de 1909 à 1911, il a été nommé caporal. Marié, ayant un fils de six mois en août 1914, il habitait alors à Sourdes et travaillait à Saint-Hilaire, près de La Charité-sur-Loire. Pendant la guerre, il a tenu un calepin dont il a recopié au propre le contenu sur trois cahiers que son arrière-petite-fille a montrés à son professeur d’histoire de 3e. Celui-ci, J.-C. Gilquin, les a publiés en 1982. Une brève mention (p. 127) indique que l’ouvrier Houard était un homme « de gauche », sans plus de précision. Le contenu des carnets de guerre du fantassin du 4e RI d’Auxerre (104 pages pour une année) et de captivité (70 pages pour trois ans et demi) n’est pas particulièrement original, mais il rend compte des principaux aspects de l’expérience vécue.
Après avoir appris à faire la carapace avec les sacs pour se protéger des bombardements, exercice considéré à juste titre comme absurde, le 4e RI monte vers la Belgique, se heurte au feu des mitrailleuses qui provoque de lourdes pertes, et commence la retraite de Charleroi. Étienne Houard décrit des spectacles macabres, et n’approuve pas l’assassinat d’un Allemand prêt à se rendre par une sorte de « bandit » portant en permanence un long coutelas. Le 4e RI, qui n’est pourtant pas un de ces régiments du Midi, alors stigmatisés, a connu deux phases de « Sauve qui peut ! ». Début septembre, Condé-en-Barrois est le point extrême de la retraite ; désormais ce sont les Allemands qui reculent et qui laissent sur le terrain toutes sortes de trophées. Mais Étienne Houard ne conserve pas le casque qu’il a ramassé car « il est troué d’une balle, la cervelle est encore à l’intérieur ».
Il refuse le grade de sergent qui lui a été proposé comme récompense de sa débrouillardise, dont il nous donne des exemples, que ce soit pour se procurer de la nourriture (p. 54), pour placer et surveiller les sentinelles (p. 74), pour approuver la fabrication d’un fourneau à l’aide de baïonnettes et de calottes d’acier (p. 95). À Vauquois, notamment au ravin des Meurissons, le 4e RI combat avec la brigade Garibaldi. Les attaques françaises sont clouées au sol par les mitrailleuses allemandes ; les contre-attaques allemandes subissent le même sort. Au repos, les fantassins ne sont « pas copains avec ces artilleurs bien nourris, bien cirés, bien rasés » et souhaitent qu’on les envoie aux tranchées. Une période de calme, jusqu’à Pâques 1915, est suivie des préparatifs d’attaque. Alors, la voix du lieutenant tremble, le capitaine se dit malade, un frisson parcourt le corps des soldats. « Les sections parties à l’attaque sont arrêtées net par les fils de fer barbelés et couchées par les mitrailleuses ennemies » ; les survivants se cachent dans des trous qu’ils approfondissent ; on creuse un boyau, de nuit, pour les rejoindre. Le caporal Louis Barthas a décrit des scènes identiques. À Vauquois, la guerre de taupes se développe alors : « mines, grenades, crapouillots, fusées ne cesseront pas, ce sera l’enfer continuel ». Lorsqu’une mine saute, on croirait voir l’éruption d’un volcan.
Arrive l’été de 1915 ; Étienne a l’espoir de partir en permission pour revoir son fils qu’il connaît à peine, mais une attaque allemande, le 13 juillet, déborde toutes les défenses. De nombreux Français sont capturés ; d’autres leur tirent dessus ; Étienne est capturé à son tour : « Un Boche me met en joue. On me fait signe de me rendre. Comme mes camarades, je suis fait prisonnier. » Le mot « Kamarades » est également employé par les Allemands pour envoyer leurs prisonniers vers l’arrière ; il faut alors échapper au tir des 75, mais cela n’empêche pas Houard de constater la supériorité du système de tranchées de l’ennemi. Plus loin, le Kronprinz lui-même vient dire en français que les prisonniers seront bien traités. Plus loin encore, un gamin allemand qui veut jeter une pierre contre les prisonniers français en est empêché par sa mère.
Voici les prisonniers au camp de Schneidemühl, encore en construction. Les premières semaines sont terribles à cause d’une nourriture « claire et infecte ». Mais bientôt arrivent lettres et colis et les choses s’améliorent. Il faut alors aller travailler hors du camp. Cela commence par un séjour dans la grande propriété d’un junker où notre Nivernais récolte les pommes de terre et les betteraves, et apprend à faire la choucroute. Les relations sont plutôt bonnes avec les gardiens, de « bons amis » qui se demandent pourquoi il faut aller « s’entretuer sans savoir pourquoi ». C’est ensuite dans une sucrerie où Étienne est fasciné par les différentes opérations qu’il décrit ; puis dans l’exploitation forestière où les plaintes des prisonniers sont immédiatement examinées par la hiérarchie qui leur donne raison. Houard note ensuite que les échanges de prisonniers via la Suisse favorisent systématiquement les nobles et les classes dirigeantes. À la fin, il travaille seul dans une petite ferme où il partage les fruits de son braconnage avec ses patrons qui lui annoncent, le 11 novembre 1918 que la guerre est finie et que l’Allemagne est kaput. Atteint d’une maladie pulmonaire qui lui vaudra ensuite 10 % d’invalidité, Étienne est rapatrié par bateau de Stettin à Cherbourg.
Rémy Cazals
*Étienne Houard, Ma campagne de guerre 14-18, Paris, La Pensée universelle, 1982, 183 p.
*Merci à M. Thomas Roche, directeur des Archives départementales de la Nièvre pour m’avoir communiqué, avec une grande efficacité, les documents d’état-civil et de matricule militaire concernant l’auteur de ce témoignage.

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Grelet, Louis (1885-1965)

Ce théologien, philosophe et égyptologue autodidacte, fut également marqué dans sa vie par la guerre de 1914-1918. Il était né le 14 mai 1885 au Louverot (Jura), avait été réformé en 1905, mais reconnu apte en 1914. Après une instruction rapide à Besançon, il se retrouve sur le front en mai 1915 en Artois, au 158e RI, se demandant : « Pourquoi cette guerre, Grand Dieu ! Pourquoi ce massacre d’hommes qui ne demandent qu’à vivre, qui ont des projets d’avenir, et qui brutalement, contre-nature, disparaissent de la surface de la terre ? » Il est surpris de voir que la population continue à vaquer à ses occupations près de la ligne de feu, dans les mines et les champs. Quant aux soldats : « Il me semble tels étaient ces hommes dans la vie civile, tels ils demeurent dans la vie militaire. Ils ne s’intéressent que très peu à la guerre elle-même ; ils songent surtout aux occupations qu’ils avaient dans le civil, et leurs conversations roulent principalement sur ces deux seuls sujets : l’amour et le vin. » Il découvre la boue, le dédale des boyaux, les cadavres, l’odeur et les grosses mouches bleues : « Ce qu’est la guerre actuelle, personne ne peut se l’imaginer s’il n’en a pas été le témoin. Les mots sont impuissants à faire voir ce qu’elle est ; les photographies elles-mêmes sont des choses mortes ; il faudrait le cinématographe, et encore il y manquerait un élément essentiel : le son. […] Ce n’est pas de l’héroïsme qu’on nous demande à nous autres soldats, c’est du surhumain ; et on peut en dire autant des soldats allemands. » On vit sous les obus, on ne tire presque pas de coups de fusil et, au 8 juillet, Louis Grelet écrit qu’il n’a pas encore vu le moindre Allemand. Les soldats critiquent les chefs et les communiqués officiels : « En les lisant, on ne se rend pas compte du travail énorme qui se fait dans toutes les parties du front. Dans les boyaux qui conduisent aux tranchées de première ligne, c’est, pendant toutes les nuits, un va et vient perpétuel. Là on ne peut employer ni voiture, ni automobile, ni chemin de fer. On ne peut employer que l’homme. Et il faut porter à dos des sacs de grenades, des sacs de cartouches, du fil de fer, des piquets, de l’eau, des vivres, descendre les blessés et les morts. C’est un travail fantastique. »
Septembre 1915, l’offensive se prépare. Pour Louis Grelet, le mot « offensive » signifie « grand massacre ». Et il aura raison. Le 12 octobre, il note : « Nous apercevons à trente mètres devant nous un bras qui se lève tenant un béret cerclé de rouge. C’est un blessé allemand qui s’est traîné jusque là. Le sergent Lavier va le chercher et le ramène sur son dos, puis des brancardiers viennent et l’emportent. » En décembre, comme l’ont montré Louis Barthas et tant d’autres, l’ennemi est la pluie avec sa conséquence, la boue dans laquelle on s’enlise. Les tranchées sont inondées, le travail ressemble à celui des Danaïdes. Une entente tacite s’instaure, on se montre à découvert, on échange des cigares et de la nourriture, et des paroles de sympathie. En même temps, on se méfie, mais un geste prouve la sincérité des Allemands : pour marquer la fin de la trêve, une mitrailleuse allemande tire en l’air au lieu de faucher une compagnie effectuant une relève à découvert. Le général de division fait lire une note qui signale le passage à l’ennemi de deux sergents, deux caporaux et douze hommes. Le déserteur connu de Barthas n’était donc pas le seul.
En février 1916, c’est Verdun où Louis Grelet assiste à un premier bombardement aérien, et où « les 305 tombent comme ailleurs les 77 ». La marche sur le verglas provoque de nombreuses chutes, « heureusement ou malheureusement sans me faire de mal », remarque notre soldat. Et il faut continuer sous les obus et parmi les cadavres. Les hommes sont épuisés, mais ne sentent plus leur fatigue lorsqu’ils sont relevés, tant ils sont contents de s’éloigner « de ces lieux maudits ». Mais il faut y retourner. Sergent le 22 mars, Louis est blessé le 31 par une balle qui lui traverse le sein droit, et capturé par les Allemands qui le soignent bien : « Dans l’après-midi, une ambulance attelée de deux chevaux vient prendre les blessés qui attendent au poste de secours. On installe à l’intérieur sur des brancards les plus gravement atteints ; puis un infirmier me fait monter sur le siège du conducteur et, entre le conducteur et moi, il fait asseoir un de ses compatriotes qui a les deux yeux crevés, du moins meurtris et clos. Ce dernier demande qui est à côté de lui. Son camarade lui répond : « Franzose. » L’aveugle a un mouvement de recul, mais sur quelques mots de son camarade, il se tient tranquille. Je passe même mon bras sous le sien pour nous soutenir mutuellement et, nous agrippant à l’étroite banquette, nous partons à travers champs. Car, de ce côté-ci comme du nôtre, les routes sont constamment balayées par l’artillerie. » Si le récit de la capture est détaillé (comme celui de Fernand Tailhades, par exemple), les notes sur la vie en Allemagne sont très brèves et limitées à quelques jours de novembre 1918 avec des allusions à la révolution. On aurait aimé là-dessus de longs développements, mais le prisonnier pensait vraiment à autre chose, à son retour en France, et on est bien obligé de dire qu’on le comprend.
Rémy Cazals
*Texte transcrit par Denis Chatelain et publié à Paris, éditions La Bruyère, sous le titre Dix mois de front (juin 1915-mars 1916), 2008, 104 p.

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Darchy, Romain (1895-1944)

Sans conteste, les volumineux « Récits de guerre » du soldat  Romain Darchy partiellement publiés relèvent de la catégorie du témoignage alliant la rigueur des faits à la valeur littéraire du récit construit dans une prose maîtrisée. Composés à partir de carnets tenus au jour le jour, ils nous immergent dans l’expérience de guerre de l’auteur, d’abord simple soldat puis aspirant-officier commandant d’une section d’infanterie à partir de juillet 1917.

L’auteur est mobilisé avec la classe 15 en décembre 1914 et est incorporé au 408e RI avec lequel il découvre le front en avril 1915. Blessé devant le fort de Vaux, il est évacué en mars 1916 après avoir survécu à plusieurs journées de durs combats et de bombardements qui ont manqué de l’enterrer vivant à plusieurs reprises, lui et une compagnie entière, incapable de pouvoir tenir à l’extérieur face au déluge de feu. Il revient au front avec son régiment dans le secteur d’Avocourt et de la cote 304 à l’été 1917. Très sensible à valoriser le courage et l’abnégation des hommes dans la souffrance, il ne manque pas de s’attacher à décrire avec minutie le calvaire des relèves ou des corvées de soupe, à témoigner des conditions de survie des hommes rouspétant mais tenant bon dans le froid de la tranchée. Romain Darchy est un patriote, croyant, qui voit dans la guerre une forme d’héroïsation des combattants français, alors même que le « boche » ou « les sales Teutons » ne peut se concevoir que comme l’ennemi. Ainsi, il donne aux scènes de combat un réalisme certain, ajoutant aux descriptions morbides des blessés et des morts, des images renvoyant à une conception toute religieuse du sacrifice : « Tous les trois se touchent, ils sont morts ensemble. Et le soleil qui se reflète dans un liquide immonde éclaire ces cadavres comme une auréole de gloire » (p. 269). Nous sommes là face à des évocations qui renvoient au témoignage, certes ici moins littéraire, d’Ernst Jünger et aux tableaux d’Otto Dix.

Encerclé le 15 juillet 1918 au bois d’ Eclisse sur le front enfoncé de la Marne, Romain Darchy est fait prisonnier avec une partie de son unité. C’est pour lui le début d’un effondrement psychologique qui se lit à travers son témoignage de captivité. Conduit derrière les lignes allemandes, il ne peut se résigner à aider les blessés ennemis et enrage contre les troupes italiennes qui auraient causé sa capture. Il se considère comme un naufragé condamné à l’exil, tourmenté par le fait de ne pouvoir continuer à se battre alors même que les Allemands pouvaient, encore, l’emporter. L’idée d’avoir été « sacrifié », de pouvoir être de ceux à qui « l’on jettera la pierre », hante les pensées du jeune aspirant qui refuse de parler aux Allemands qui l’interrogent. La douleur ressentie sur le long chemin vers l’Allemagne et la forteresse de Rastatt n’est atténuée qu’avec la satisfaction de savoir les Allemands en retraite et que par le renforcement d’une camaraderie désormais de captivité.

D’un point de vue formel, le récit de Romain Darchy gagne en maîtrise et en densité au fur et à mesure que s’étire le récit, véritable monument dressé à ceux qui sont tombés à ses côtés.

Terminons en soulignant combien le destin singulier Romain Darchy, depuis la mobilisation dans l’armée de la Grande Guerre et jusqu’à la mort tragique sous les coups de la Gestapo en 1944 pour faits de résistance, renvoie à l’engagement de Marc Bloch, figure emblématique d’un tragique premier XXe siècle. Engagements identiques de deux hommes motivés pourtant par des valeurs très opposées.

Alexandre Lafon – décembre 2012

Source : DARCHY Romain, Récits de guerre 1914-1918, Paris, Bernard Giovanangeli Éditeur – Ville de l’Aigle, 479 p. Edition accompagnée de précieuses annexes (biographie, correspondances) qui viennent compléter le texte principal.

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Charpin, André (1880-1960)

1. Les témoins
André Charpin est né en 1880 à Yèvre-la-Ville (Loiret). Ses parents, Flavien Charpin et Léocadie Poirier, sont de petits cultivateurs. Sa formation intellectuelle s’arrête à l’école du village mais est entretenue par les groupes de réflexion animés par le curé. Il épouse Céleste Chassinat (voir ce nom) en 1905 et leur exploitation s’accroît peu à peu. Lors de la mobilisation, André Charpin a trois enfants, bientôt quatre. Il est incorporé au 369e Régiment d’Infanterie, en garnison à Montargis. Nommé caporal contre son gré en septembre 1914, il rentre dans le rang, à sa demande, en novembre suivant. En janvier 1915, il est envoyé sur le front de l’Argonne avec le 4e Régiment d’Infanterie. Il est capturé lors de la grande offensive allemande du 13 juillet 1915, dans les bois de la Haute Chevauchée, au lieudit « Le Réduit ». Acheminé jusqu’au « camp mixte » de Königsbrück, en Saxe, qui restera son camp de rattachement, il travaille quelques mois dans différentes usines avant d’être envoyé en avril 1916 dans une exploitation agricole entre Leipzig et Dresde. Il y restera jusqu’au 31 décembre 1918.
De retour à Yèvre-la-Ville en janvier 1919, il reprend sa place dans l’exploitation que sa femme a maintenue à flot pendant le conflit. Sa famille s’agrandit mais Céleste meurt en octobre 1922. Il se remarie, est veuf à nouveau. Il est resté toute sa vie cultivateur à Yèvre-la-Ville où il meurt en 1960.
2. Le témoignage
Dès le premier jour de sa captivité, conscient de vivre des événements exceptionnels, André Charpin rédige au jour le jour, sur cinq petits carnets, les « Faits et impressions de [s]a captivité en Allemagne ». L’ensemble est très dense, d’une écriture fine, tantôt au crayon, tantôt à l’encre, dans un style aisé et une bonne orthographe, avec quelques rares expressions de parler local.
Pendant les loisirs forcés du camp, il a aussi rédigé un Carnet de prières dans lequel il a recopié les prières qu’il disait le plus souvent, notamment un « acte d’acceptation volontaire de la mort que je disais chaque jour dans les tranchées », précise-t-il. Il y a ajouté le croquis du monument aux prisonniers français morts au camp de Königsbrück, ainsi que le discours d’inauguration de ce monument en 1915.
Avec les Carnets ont été conservés une autorisation allemande de se rendre à la messe, deux lettres reçues de la famille allemande en 1920 et 1921 et un courrier du Ministère de la Guerre, daté de 1920 et relatif au remboursement de l’argent rapporté d’Allemagne.
André Charpin a aussi envoyé plus de 400 lettres à sa famille. Ces missives, presque quotidiennes pendant la garnison à Montargis et autant que possible sur le front, sont très contingentées dès qu’il est prisonnier mais elles couvrent tout le conflit d’août 1914 à janvier 1919.
Une partie des lettres de Céleste Chassinat, sa femme, a été conservée, d’août 1914 à janvier 1915.
Ces témoignages ont été intégralement transcrits par sa petite-fille, Françoise Moyen, en trois volumes. Dans chacun (lettres de l’un et de l’autre, Carnets), le texte intégral, éclairé par des notes, est suivi d’une lecture thématique qui à partir des mots mêmes de Céleste et d’André, classe et concentre tous les aspects de la guerre vécue par cette famille de paysans.
3. Analyse
Les Carnets de captivité consacrent beaucoup de place aux échanges avec le « pays », lettres reçues et envoyées, colis pleins des saveurs du village. Mais ils racontent aussi tout ce qui est différent, la nourriture, les mœurs, tous les petits tracas du prisonnier, la sentinelle, les mesquineries de l’administration, la réglementation tatillonne du courrier, la révolte à l’usine où il a passé quelques mois avant d’être envoyé en « kommando » dans une exploitation agricole. On le voit prendre sa place dans la famille allemande, ayant sa chambre à lui, « nourri comme les patrons », recevant un sapin décoré à Noël, fraternel avec la servante, la « petite Agnès » qui porte le même prénom que l’enfant née en son absence et qui lui manque tant. Catholique fervent mais déraciné André Charpin lutte pour ne rien céder dans ce milieu protestant, pour trouver quelques offices, pour chômer les jours de fêtes catholiques en bravant le règlement. Paysan parmi des paysans, il pourrait oublier qu’il est en position d’infériorité grâce à la petite société française reconstituée : il n’y a pas moins de vingt-quatre prisonniers français dans les exploitations environnantes, on se rencontre dans la journée, on lit les journaux français et allemands, on suit avec angoisse, puis avec scepticisme, le projet toujours renouvelé de l’échange de prisonniers entre les belligérants. On fête le 14 juillet par un festin bien français … mais tout de même tenu à l’écart, en plein champ. À l’automne 1918 il voit la société allemande se déliter autour de lui, la grippe espagnole faire des ravages alors qu’il la surmonte aisément grâce aux trop nombreux colis que Céleste lui envoie presque malgré lui.
André Charpin avoue « qu’il n’est pas à plaindre », au moins sur le plan matériel. C’est sans doute ce que pensaient les milliers de prisonniers-paysans dont les témoignages ne nous sont pas parvenus. C’est la séparation qui lui est insupportable, penser à sa femme qui travaille comme un forçat sur leurs terres, aux enfants qui grandissent sans lui, à celle qu’il ne connaîtra qu’à l’âge de quatre ans, à son « cher pays de Yèvre-la-Ville ». S’il tient bon, c’est qu’il est convaincu d’être à la place que la Providence lui a assignée et que la soumission à son sort aura sa récompense.
Les Lettres d’André Charpin reflètent trois périodes différentes :
• D’août 1914 à janvier 1915, André Charpin est en garnison à Montargis. Toutes ses lettres sont traversées par l’espérance que son âge et la naissance prochaine de son quatrième enfant lui éviteront d’être envoyé sur le front. De jour en jour il voit la garnison se restreindre, les médecins militaires devenir de plus en plus sévères. Il est mal à l’aise, à la fois loin du village où les travaux agricoles pressent tant mais loin du front où les morts s’accumulent. Les visites de sa femme et les rares permissions sont attendues impatiemment.
• C’est presque avec soulagement qu’il part vers l’Argonne en janvier 1915. Les lettres du front racontent la vie harassante des tranchées, corvées de barbelés, corvée de mines, déplacements nocturnes, manque de sommeil, manque de nourriture, manque d’hygiène. Les gradés, même sous-officiers, sont totalement absents de ces récits, la politique, la stratégie aussi : c’est une vie vécue au ras du sol. Une fois de plus la religion est son refuge et la pensée de la famille son soutien. André Charpin a subi quatre grandes attaques mais semble n’avoir jamais fait partie d’une vague d’assaut. Il passe un mois à l’hôpital de Chaumont pour une dysenterie : là, il revit, s’intéresse à nouveau aux travaux agricoles qui se font sans lui. Peu après son retour au front il est capturé le 13 juillet 1915, dès la première heure de la violente attaque sur la Haute Chevauchée. Sur le coup, c’est un soulagement : « Après la guerre, vous me reverrez ».
• Durant la captivité, les lettres, plus rares de sa part, mal acheminées dans les deux sens, vont devenir l’essentiel de la vie du prisonnier. Par comparaison avec les Carnets tenus durant la même période, on voit qu’il raconte peu l’Allemagne mais questionne beaucoup sur la famille et le village, cherche à gommer l’absence.
Les Lettres de Céleste Chassinat. Celle qui raconte bien sa vie, c’est son épouse. Seules 72 lettres ont été conservées, d’août 1914 à janvier 1915, plus quelques-unes à l’automne 1918. Dans un style vif et intimiste, elle dit les travaux harassants des champs, les difficultés d’assurer la relève au plus fort de la moisson alors que toutes les solidarités villageoises sont désorganisées par le départ des hommes. Comment trouver assez de monde pour la batterie, assez de main d’œuvre pour arracher les betteraves et les pommes de terre ? On partage son découragement à l’annonce de la réquisition des chevaux par l’armée, sa joie lorsque le sien lui est rendu. On voit les Anciens, les femmes, les enfants, se mettre à la tâche, chacun faisant « plus qu’il n’en peut ». Elle dit l’angoisse quotidienne pour les soldats, le désespoir de sa maman dont le fils n’écrit plus. Joseph Chassinat, le petit frère bien-aimé, a disparu définitivement en septembre 1914, Céleste décrit toutes les démarches entreprises pour le retrouver, officielles ou non, tout en soutenant le moral de sa maman au-delà du raisonnable. Dans les lettres sauvegardées de 1918, on voit la grippe espagnole frapper une population épuisée. Pourtant elle est fière d’avoir mené la tâche à bon terme : lorsqu’il rentrera, André « ne trouvera pas la cave et le grenier vides. »

Françoise Moyen

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