1. Le témoin
Suzanne Beck est l’épouse du percepteur de Crécy-sur-Serre, dans l’Aisne. Il ne semble pas que la famille Beck y soit installée depuis longtemps ; Suzanne se considère comme étrangère au village. Elle fait par ailleurs référence aux colonies indochinoises où elle a vécu plusieurs années. Si elle ne fait jamais référence à la religion, elle est cependant attachée à une certaine morale républicaine et patriotique.
Suzanne Beck a été séparée de son mari et de sa fille aînée au moment de l’invasion et vit avec ses deux fils, Jean et Raymond, respectivement 17 et 12 ans au début de la guerre. Elle décide de faire partir son fils benjamin, Raymond, en décembre 1916 pour la « France libre » pour lui éviter les souffrances liées à l’occupation. Elle fait alors le choix de rester à Crécy-sur-Serre pour garder les archives de la perception et s’occuper de son fils aîné, le personnage principal de son récit. Le bourg est évacué le 10 octobre 1918, Suzanne Beck et son fils trouvent alors refuge à 15 km au nord-est, à Marle où ils subissent une nuit de bombardement particulièrement traumatisante.
2. Le témoignage
Les « Carnets de l’invasion, Crécy-sur-Serre 14-18 » par Suzanne Beck, 15 carnets manuscrits, sont conservés à l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, inv. 26176-26189. Le premier carnet a été perdu, le témoignage débute le 22 octobre 1914. Il manque également la période allant du 17 avril au 6 juin 1917. Suzanne Beck prenait généralement ses notes au crayon. Les carnets ont été numérotés et datés au stylo par sa petite-fille qui a assuré la retranscription puis confié les carnets à l’Historial.
Suzanne Beck écrit dans un style direct assez vivant des notes quotidiennes. Elle relaie les informations et les rumeurs qui circulent en ville, raconte ses journées, ses angoisses et ses rencontres. Elle utilise son carnet comme un confident à qui elle s’adresse directement. La précision de ce qui est raconté varie selon son moral, les notes sont parfois prises de manière elliptique.
Suzanne Beck a relu ses carnets en 1940 et a rajouté occasionnellement certaines indications.
Les couvertures ou les dernières pages des carnets sont parfois utilisées par Suzanne pour noter ses menus ou les crédits qu’elle a contractés.
3. Analyse
Crécy-sur-Serre est un chef-lieu de canton de 1666 habitants en 1911, situé à 15 km au nord de Laon, dans le département de l’Aisne. Il est occupé par les Allemands de fin août 1914 à début octobre 1918. Une kommandantur y est installée en avril 1915 après que le bourg eût été sous l’autorité du commandant de Sains-Richaumont. Le bourg est alors éloigné du front. Avec le retrait des Allemands sur la ligne Hindenburg en février-mars 1917, Crécy-sur-Serre devient une ville de garnison beaucoup plus importante et les habitants doivent partager leur logement avec des troupes toujours plus nombreuses. Le bourg est finalement évacué le 10 octobre 1918.
Comme la plupart des civils ayant tenu un journal durant l’occupation allemande, Suzanne Beck est d’abord attentive aux attitudes et aux ordres promulgués par les Allemands : réquisitions en tout genre, logements, obligation de travailler, contributions et amendes… Son témoignage donne également à voir comment un village réagit à cette situation d’occupation. Elle rend en particulier compte de ses interrogations quant à l’attitude à adopter face aux ordres. Cela l’angoisse et l’empêche même de dormir. Après avoir tenté d’esquiver les ordres concernant le travail et avoir dissimulé les biens réquisitionnés, la famille Beck opte pour une attitude plus prudente, dans l’intention de ne pas se faire remarquer. Jean Beck a refusé un certain temps de se rendre aux appels pour aller travailler, puis il finit par obtempérer. Les travaux agricoles sont alors pour lui l’occasion de rencontres et d’amitiés avec des jeunes gens de l’agglomération lilloise qui ont été réquisitionnés pour le travail en 1916. Jean Beck est ensuite employé dans une colonne de travail à quelques kilomètres de Crécy-sur-Serre en 1917. Il parvient ensuite à travailler pour des Allemands ce qui lui évite de repartir en colonne de travail.
Si les ordres allemands continuent d’être une source d’angoisse durant les quatre ans d’occupation, les principales préoccupations de Suzanne Beck témoignent des difficultés de la vie en région occupée : trouver de l’argent, de quoi manger et de quoi se chauffer. La famille Beck semble subir une sorte de déclassement social, du moins au début de la guerre. La municipalité refusant d’avancer les traitements de fonctionnaires, la famille se retrouve sans sources de revenus et vit à crédit en se contentant du strict minimum. Finalement, c’est avec le travail demandé par l’autorité allemande aux habitants que la famille Beck trouvera une nouvelle source de revenus. Le froid est une autre souffrance que doivent subir les Beck en particulier durant le premier hiver, alors qu’ils n’ont pas de quoi s’acheter du charbon, et durant les deux derniers hivers particulièrement rigoureux. Suzanne Beck raconte que son haleine se transforme en gel sur l’oreiller en février 1917. Du fait des pénuries alimentaires et de la promiscuité, les maladies sont fréquentes telles la dysenterie dont sont victimes les Beck en 1915. Une autre maladie est qualifiée de « mal de guerre » par Suzanne Beck, il s’agit d’une faiblesse généralisée dont les symptômes sont des troubles de mémoire et une forme de repli sur soi. Suzanne Beck se plaint continuellement de ce mal à partir de 1917.
A partir de 1916, la famille Beck reçoit fréquemment à loger des Allemands, travailleurs civils, soldats ou officiers. Suzanne Beck se montre dans son journal volontiers germanophobe. Elle utilise régulièrement les termes de « sales boches », « d’animaux », de « cochons », de « barbares » pour qualifier les Allemands dans leur ensemble. En fait, cette haine est davantage tournée vers l’autorité allemande jugée comme arbitraire et vers les officiers accusés de tous les excès. En revanche, des liens se créent, des discussions naissent avec les Allemands logés. C’est particulièrement Jean Beck, bien que farouchement patriote, qui recherche la compagnie des Allemands pour exercer son allemand et échanger avec des jeunes gens ayant le même âge que lui.
La vie à Crécy-sur-Serre est marquée par l’isolement et le manque d’informations fiables. Le premier courrier que reçoit Suzanne Beck provenant de sa fille et de sa mère à Paris date de juillet 1916. Elles utilisent pour communiquer les cartes postales de la Croix Rouge dans lesquelles la correspondance est limitée à 20 mots. Suzanne Beck craint qu’avec le temps le lien se distende avec sa fille. Du fait de cet isolement, les informations sont essentiellement d’origine allemande et inspirent la méfiance. Cela fait naître des rumeurs très nombreuses sur l’évolution du front. Mais la guerre apparaît aussi dans le quotidien par le son du canon qui fait d’abord naître l’espoir jusqu’à ce que la population s’habitue à un son auquel on ne donne plus beaucoup de signification. L’imminence d’une offensive est toutefois visible à Crécy-sur-Serre lorsque les troupes sont concentrées et que des hôpitaux de guerre sont installés comme en avril 1917 ou en mai 1918.
Les carnets de Suzanne se font également l’écho des tensions qui peuvent traverser le village. Assez vite, la rancœur des habitants est tournée contre les populations évacuées des villages du front accusées de toutes les compromissions et de tous les vices. Les habitants semblent s’inscrire dans deux clans, partisans ou adversaires du maire. Ces derniers accusent l’équipe municipale de clientélisme et de compromission. Une autre source de tension concerne la guerre, de nombreux habitants estimant, selon Suzanne Beck, que le gouvernement français les avait abandonnés.
Le récit de Suzanne Beck s’achève sur l’évacuation de Crécy-sur-Serre, la population est alors conduite sur Marle. La fin de la guerre est particulièrement pénible pour Suzanne qui doit vivre dans la promiscuité avec d’autres familles, passer une nuit particulièrement traumatisante sous les bombes, puis voir partir son fils emmené par l’armée allemande avec tous les hommes mobilisables à Vervins, dans le nord du département. Le carnet s’achève le 11 novembre alors qu’elle n’a pas encore retrouvé ses enfants.
4. Autres informations
Philippe Salson, Faire face à l’occupation : horizon d’attente et arrangements au sein de la population de l’Aisne occupée (1914-1918), mémoire de Master 2 Recherche, sous la direction de Frédéric Rousseau, Université Paul Valéry – Montpellier III, juin 2009, 230 p.
Philippe Salson, juillet 2009