Brittain, Vera (1893-1971)

1. Le témoin

Vera Brittain naît le 29 décembre 1893 à Newcastle-under-Lyme dans une famille d’industriels où la foi dans le progrès, alliée au conservatisme victorien, entraîne un style de vie austère, que la future auteure ne manquera pas de dénoncer dans son récit autobiographique, Testament of Youth, paru en 1933. Arthur Brittain, le père de Vera, est allergique à la littérature et à la culture en général, ne se préoccupe que de politique locale et proclame avec fierté qu’aucun de ses ouvriers n’est syndicaliste. Vera est bonne élève et peut envisager des études supérieures. L’université d’Oxford ayant ouvert ses portes aux étudiantes en 1875, elle espère pouvoir s’y inscrire, mais pour cela il lui faut combattre les conventions de son époque. Son père considère que les études ne sont d’aucune utilité pour les filles. C’est Edward, le jeune frère, qui ira à Oxford. Vera est scandalisée par cette inégalité de traitement et devient féministe. Cette revendication de l’égalité entre hommes et femmes n’est pas seulement une réponse à une situation personnelle. Elle deviendra le combat de toute une vie. Dotée d’un fort tempérament, Vera ne baisse pas les bras et finit par obtenir de son père l’autorisation d’étudier à Oxford.
Vera entre à l’université à l’automne 1914 et se consacre aux études sans se soucier de ce qui se passe de l’autre côté de la Manche. Mais quand son frère Edward et son ami Roland Leighton décident de s’engager, elle commence à ressentir un décalage entre l’univers académique d’Oxford et le monde sanglant où les êtres proches risquent leur vie à tout instant. La correspondance avec celui qu’elle refuse d’appeler son fiancé, par principe féministe, l’amène à s’intéresser de plus en plus à la guerre et à regretter que les femmes en soient écartées. Au printemps 1915, elle décide d’arrêter ses études pour devenir infirmière bénévole.
Vera Brittain commence son parcours hospitalier dans un établissement du Devonshire avant de le poursuivre à Londres. Elle trouve une certaine sérénité dans cette vie de soins hospitaliers, qui lui permet de s’impliquer dans la réalité de la guerre et de se sentir ainsi plus proche de Roland. Les deux permissions de ce dernier affermissent leur lien. Vera et Roland sont deux jeunes intellectuels pétris d’ambition qui échangent leurs vues sur la littérature, la religion et la politique. Mais les lettres, si précieuses, produisent aussi de l’insatisfaction. Vera s’aperçoit que la guerre a changé Roland. Il est devenu distant et énigmatique. Elle attend avec impatience sa prochaine permission pour Noël. Mais Roland est tué le 23 décembre 1915 à Hébuterne.
Après la mort de Roland, Vera Brittain veut partir soigner les blessés à l’étranger. Affectée à Malte, où stationne la base arrière des troupes britanniques du front d’Orient, elle peut pendant quelques mois retrouver une certaine stabilité émotionnelle. De retour en Angleterre, elle reprend du service dans un hôpital londonien puis est affectée à Etaples. La mort de son frère Edward, en 1918, est suivie d’une nouvelle période de deuil, qui la déstabilise encore plus qu’en 1916. Après l’Armistice, elle reprend ses études à Oxford mais n’arrive pas à réintégrer le cours normal de la vie. Vera ne comprend pas cette faculté qu’a la société à oublier. Si les morts de la guerre sont officiellement commémorés et ont droit à leurs cérémonies standardisées, dans la vie quotidienne il n’est pas de bon ton de vivre le deuil de façon trop marquée.
Après Oxford, Vera s’attelle à l’écriture. Elle publie deux romans dans les années 20 et travaille pour la section britannique de la S.D.N., née du traité de Versailles. Convaincue que l’amitié et la coopération entre les peuples peuvent empêcher une nouvelle guerre, elle veut agir politiquement et se rapproche du parti travailliste. Ces activités l’aident à reprendre petit à petit confiance en elle. Mais c’est surtout l’amitié de Winifred Holtby, étudiante rencontrée à Oxford, qui la sauve. Les deux femmes deviennent inséparables. Toutes deux sont militantes féministes et ont l’intention de mener de front une carrière de journaliste et d’écrivain.
A trente ans, Vera épouse George Catlin, un professeur spécialiste de science politique. Deux enfants, John et Shirley, naissent en 1927 et 1930. George enseigne dans une université américaine mais Vera ne souhaite pas vivre aux États-Unis. Le couple vit une sorte de mariage à mi-temps. A Londres, Vera et Winifred font vie commune. Et quand George revient s’installer en Angleterre, Winifred habite sous le même toit que le couple. Cette situation génère des commentaires ironiques dans le milieu littéraire. Aujourd’hui, les milieux lesbiens font de Vera et Winifred des icônes de leur cause, mais les deux femmes de lettres ont toujours démenti une relation homosexuelle.
A la fin des années 20, Vera entreprend d’écrire son autobiographie centrée sur la Grande Guerre. Souhaitant profiter du regain d’intérêt qu’a le public pour la littérature de guerre, elle rédige Testament of Youth, qui se veut à la fois un récit personnel et une étude de la société britannique des années 1910-1925 vue sous l’angle de la femme. Le succès dépasse toutes ses espérances. Elle devient du jour au lendemain un nom qui compte sur la scène littéraire britannique. Les ventes du livre aux États-Unis lui permettent de franchir régulièrement l’Atlantique pour donner des conférences dans les grandes villes américaines. Mais au milieu des années 30, le malheur la frappe à nouveau. Winifred Holtby meurt à l’âge de 37 ans. En qualité d’exécutrice littéraire, Vera fait publier le dernier roman de son amie : South Riding, qui connaîtra le succès en librairie et sera adapté au cinéma.
A partir de 1936, le contexte international pousse Vera Brittain à épouser la cause du pacifisme. Comme un certain nombre de combattants de la Grande Guerre, elle veut agir pour empêcher une nouvelle guerre mondiale. Elle milite au sein de mouvements pacifistes, notamment quakers, et écrit plusieurs essais sur le sujet. Ses romans des années 30 et 40 traitent également des conséquences de la Première Guerre mondiale et sont autant de portraits d’une génération meurtrie qui refuse que l’on commette les mêmes erreurs que par le passé. Quand la guerre éclate, elle ne renonce pas au pacifisme, et intensifie même son action. Celle-ci prend d’autres formes : la lutte contre le blocus allié qui affame les populations européennes et la dénonciation des bombardements de masse sur l’Allemagne. Avec courage, elle s’oppose à la stratégie alliée et se retrouve mise à l’index.
Après la guerre, la notoriété de Vera Brittain décline, surtout aux États-Unis, où ses prises de position contre les bombardements dits stratégiques ont laissé des traces. Sa carrière littéraire suit également une pente descendante. Elle continue malgré tout de publier régulièrement des essais, des romans et des ouvrages autobiographiques mais sans jamais renouer avec le succès. A sa demande, ses cendres seront dispersées dans le cimetière italien où repose Edward.

2. Le témoignage

En 1933, Vera Brittain publie Testament of Youth, témoignage de guerre qui rencontrera un large public et établira durablement la renommée littéraire de son auteure. Une adaptation pour la télévision est diffusée sur la BBC en 1979 et un film sort en salles en 2015 sous le titre Mémoires de Jeunesse. Dans les années 80 et 90, le journal de guerre de Vera Brittain, Chronicle of Youth, est publié, ainsi que sa correspondance. Ces trois ouvrages constituent une documentation précise et ample sur la façon dont les jeunes Britanniques des classes moyennes ont vécu la guerre, et dresse un tableau particulièrement émouvant de la génération perdue.

3. Analyse

Testament of Youth, récit autobiographie centré sur la Grande Guerre, a séduit le public au début des années trente parce qu’il comblait un vide dans la littérature de témoignage. Le point de vue féminin avait déjà donné lieu à des mémoires intéressants, émanant essentiellement d’infirmières ayant soigné les blessés dans les hôpitaux du front, mais aucune œuvre majeure n’avait émergé sur ce thème. De par son ampleur et son parti pris de mêler une histoire personnelle à une étude sur le rôle de la femme pendant la guerre, cet ouvrage apporte un éclairage nouveau sur les années sombres qu’a connues la société britannique entre 1914 et 1918. Vera Brittain y dresse le tableau d’une nation confrontée à la mort de masse. Sa relation avec son fiancé Roland Leighton a duré à peine plus d’un an et n’a donné lieu qu’à un nombre restreint de rencontres mais la guerre lui donne une intensité singulière. Les lettres que les deux jeunes gens s’échangent, très analytiques, les autorisent à s’exprimer avec une liberté que n’auraient pas permise des circonstances ordinaires. Vera demande à Roland de ne faire aucune rétention d’informations. Elle veut connaître la réalité combattante dans ses moindres détails.
« Ta lettre écrite les 7, 8 et 9 avril est arrivée ce matin. Tu ne peux pas savoir à quel point elle m’a touchée. Je tremble à l’idée qu’au moment où je te lis tu es peut-être exposé au terrible danger de ces canons que tu as entendu tonner au loin, et malgré cela toutes mes peurs s’effacent devant l’espoir que je place dans ton avenir. Si seulement je pouvais les partager avec toi ! Je donnerais tout pour être un homme le temps que dure la guerre, et redevenir une femme, naturellement, au moment où elle se terminera. Si je pouvais voir avec toi le feu de l’artillerie et les fusées lumineuses qui s’élèvent des tranchées allemandes au lieu de me contenter de savoir que tu vois et entends ces choses, je crois que mon exultation bannirait toute peur. Il peut paraître facile de parler ainsi, mais je souhaiterais tant éprouver les contraintes physiques, les longues marches et même les nuits de corvées après des journées déjà beaucoup trop chargées. »
Chaque lettre reçue ou envoyée devient ce qui compte le plus au monde. Rarement, l’importance du courrier n’aura été aussi évidente à la lecture de Testament of Youth et de la correspondance publiée dans les années 80.
« Rien dans les journaux, pas même les descriptions les plus réalistes, ne m’a donné une idée de la guerre comme le font tes lettres.
Les tireurs embusqués, les balles, les tranchées allemandes à 80 mètres, l’imminence d’une attaque, avec tous ces dangers il semble presque impossible que quiconque puisse en réchapper. Si jamais tu es tenté d’accorder peu de prix à ta vie, n’oublie pas que tu as laissé derrière toi deux personnes qui lui accordent, elles, le prix le plus élevé. Comment peux-tu dire : « Ne vous inquiétez pas pour moi » ?
L’idée de Kingsley selon laquelle « les hommes doivent travailler et les femmes pleurer », même si elle est fausse, me semble valable pour le temps présent. Je m’acquitte autant que possible de la première action et ne me sens que très rarement encline à la seconde, mais j’avoue que celle-ci devient possible quand tu me dis que tu embrasses ma photo. »

Vera ne supporte pas d’être mise à l’écart. Son féminisme exige la vérité. A la fin des années 20, quand elle écrit son récit autobiographique, c’est le même souci de vérité qui l’anime. Elle cherche notamment à comprendre les raisons qui ont poussé Roland à s’engager et explore la notion d’héroïsme qu’il a toujours mis en avant. Les jeunes Britanniques issus des public schools sont imprégnés de cet « héroïsme abstrait » qu’ils ne parviennent pas toujours à définir mais qui n’en reste pas moins une des motivations premières à leur engagement.

Les étapes du deuil sont nommées et analysées, notamment le processus d’idéalisation du soldat tué au combat. Affectée dans un hôpital à Malte, Vera entreprend une correspondance assidue avec son frère et deux amis de celui-ci, Victor et Geoffrey, lesquels étaient également des amis de Roland. Pendant quelques mois, elle ne vit plus que par les liens qui se sont forgés au sein de cette petite communauté d’amitié. Quand elle apprend que Victor a été blessé et qu’il est devenu aveugle, elle décide de démissionner de son poste d’infirmière bénévole et de revenir en Angleterre pour l’épouser, estimant que c’est la seule façon pour elle d’être fidèle à ses amis et à la mémoire de Roland. Mais Victor meurt quelques semaines plus tard, tout comme Geoffrey, dont le corps ne sera jamais retrouvé. Vera réintègre le circuit du bénévolat hospitalier et se retrouve à Étaples, dans un des nombreux hôpitaux de la Côte d’Opale. Les conditions y sont particulièrement difficiles, surtout à l’approche de la grande offensive allemande du printemps 1918. C’est à ce moment-là que son père lui écrit pour lui demander de revenir soigner sa mère, tombée malade. Malgré l’indépendance qu’elle a acquise au cours des trois dernières années, le poids de son éducation la contraint à revenir au pays. Le télégramme annonçant la mort de son frère Edward sur le front italien arrive en juin.
Vera connaît à nouveau le deuil et sombre dans la dépression. Comme elle l’avait fait pour Roland, elle cherche à connaître les circonstances exactes de la mort d’Edward. Cette quête quasi obsessionnelle n’aboutit qu’à de maigres résultats, le colonel commandant l’unité d’Edward se contentant du discours stéréotypé qu’on tient en pareil cas à la famille. L’état de prostration dans lequel est plongée Vera continuera bien après l’Armistice. Cette réalité de la perte, dont des centaines de milliers de famille ont fait l’expérience, n’a que rarement eu le droit de cité dans la littérature de témoignage. Vera Brittain choisit de briser le silence et de dire précisément la douleur. Le succès de Testament of Youth s’explique en grande partie par cette parole dévoilée, qui a rarement pu être exprimée.

Le témoignage de guerre de Vera Brittain n’est pas seulement axé sur le deuil. Son expérience d’infirmière bénévole (V.A.D., Voluntary Aid Detachment) est largement documentée. Ayant travaillé dans plusieurs hôpitaux sur le sol britannique, à Malte et à Étaples, elle a une pratique diversifiée des soins hospitaliers militaires et peut dresser un tableau assez complet des conditions dans lesquelles les jeunes filles britanniques ont exercé leur mission pendant la Grande Guerre.

La lecture de Testament of Youth, du journal écrit pendant la guerre (Chronicle of Youth) et de la correspondance avec Roland, Edward, Victor et Geoffrey, permet de comparer différents niveaux d’écriture testimoniale et de dégager les problématiques associées à chacun d’entre eux. En 1939, elle comparait Testament of Youth « à une forêt dont on ne distingue pas les arbres, tandis que le journal permettait au contraire de voir les arbres un par un, sans perspective certes, mais avec davantage d’immédiateté. »

Francis Grembert, octobre 2015

4. Extrait traduit (Testament of Youth) : Les prisonniers allemands de l’hôpital 24 d’Etaples

« L’hôpital était d’un cosmopolitisme assez inhabituel, abritant entre autres des prisonniers allemands et des officiers portugais. De ces derniers, je ne me souviens de rien sauf de leur habitude de sauter en marche du tram qui rejoignait le Touquet pour aller se soulager la vessie à la vue de tous. La plupart des prisonniers étaient logés – si l’on peut utiliser ce mot – dans de grandes tentes, mais un marabout était réservé aux grands blessés. En août 1917, ses occupants – que l’on devait à Messines et à l’Yser – virent arriver de nouveaux venus, blessés pendant les récentes batailles du Saillant d’Ypres, au cours desquelles la Route de Menin et la Crête de Passchendaele avaient tristement gagné le droit à la postérité.
Bien qu’aujourd’hui encore nous nous targuions, il me semble, d’avoir traité les prisonniers en toute impartialité, il faut tout de même admettre que les tentes de ces derniers étaient souvent humides et que le personnel devenait rare dans le pavillon à chaque fois qu’il y avait une offensive, ce qui était presque toujours le cas. Une des choses de la guerre dont je me souviens avec le plus de plaisir est la disponibilité des infirmières et des bénévoles du pavillon des Allemands, qui préféraient subir une surcharge de travail plutôt que de négliger les prisonniers. A l’époque de mon arrivée, l’équipe du pavillon avait passé une consigne visant à supprimer les demi-journées libres, le personnel ne s’octroyant plus qu’une heure ou deux de repos quand se présentait une accalmie dans les soins à dispenser.
Avant la guerre, je n’étais jamais allée en Allemagne, et je n’avais quasiment jamais rencontré d’Allemands, à part deux-trois enseignantes à Sainte-Monica, que la petite provinciale que j’étais détestait sans réserve pour la simple raison qu’elles étaient étrangères. Il était donc un peu déconcertant de se retrouver lâchée, seule – les bénévoles commençaient une heure avant les infirmières – au milieu d’une trentaine de représentants de la nation qui, comme je l’avais entendu si souvent, avait crucifié des Canadiens, coupé des mains aux bébés et fait subir des « atrocités » innommables à de pauvres femmes vertueuses. Quand j’avais entendu ces récits, je n’y avais pas cru, du moins me semblait-il, mais finalement je n’en étais plus tout à fait sûre. En fait, je n’étais pas loin de m’attendre à ce qu’un ou deux patients sautent de leur lit pour essayer de me violer, mais je me suis vite aperçu qu’aucun d’entre eux n’était en mesure de violer qui que ce soit, l’effort démesuré qu’ils faisaient pour s’accrocher à une vie où la balance penchait déjà fortement du mauvais côté suffisait amplement à les occuper.
Au moins un tiers des hommes étaient en train de mourir ; les soins quotidiens ne consistaient pas à changer des bandes de gaze souillées mais à stopper des hémorragies, replacer des sondes intestinales et vider puis réinsérer d’innombrables tubes de caoutchouc. Attenant au pavillon, il y avait un petit bloc où tout au long de la journée un major opérait les cas difficiles. Basané de peau, il possédait des yeux bruns houleux et savait parler allemand. D’après ce qu’on m’a dit, il avait dirigé avant la guerre un hôpital allemand dans une quelconque région tropicale d’Amérique du Sud. Les deux premières semaines, j’ai travaillé sous ses ordres en compagnie d’une infirmière-en-chef au caractère accommodant. Notre entente était parfaite. Je me demande encore souvent comment nous pouvions boire du thé et manger des gâteaux dans la salle d’opération, ce que nous faisions régulièrement. La puanteur y était extrême, la température avoisinait les 35° et nous étions entourés de tas de pansements souillés et de restes humains. Après les « cas légers » que j’avais soignés à Malte, le pavillon des Allemands fut pour moi un véritable baptême de sang et de pus. »

Sources :
Testament of Youth, 1933
Chronicle of Youth (War diary 1913-1917),1981
Letters from a Lost Generation, Vera Brittain and four friends, 1998
Vera Brittain, a life, Paul Berry et Mark Bostridge, 1995

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Puech-Milhau, Marie-Louise (1876-1966)

L’âme du réseau de Borieblanque, de 1940 à 1945, était Marie-Louise Milhau, épouse de Jules Puech (voir notice précédente), désignée souvent comme « la bonne fée » aussi bien par des correspondants de la Deuxième Guerre mondiale que de la Première. Elle est née à Castres (Tarn), dans une famille bourgeoise protestante qui a eu des revers de fortune ; c’est pourquoi, titulaire d’une licence, elle accepte en 1900 un poste d’enseignement à l’université McGill à Montréal (Canada), ce qui la met en contact avec le mouvement féministe américain. Revenue en France pour se marier en 1908 avec Jules Puech, un ami d’enfance, son travail intellectuel devient inséparable de celui de son mari dans les organisations en faveur de la paix. Sa connaissance de l’anglais et de l’allemand lui permet d’assurer, dans La Paix par le Droit, les comptes rendus de livres et la « revue des revues » en langue étrangère. De 1915 à 1918, son mari étant dans l’armée, elle le remplace dans ses diverses tâches et abat un travail de secrétariat considérable. Ses archives contiennent la copie de centaines de lettres adressées à diverses personnalités, à quoi il faut ajouter la correspondance quotidienne avec Jules.
D’un autre côté, elle a reçu et conservé dans trois boîtes marquées « Soldats 14-18 » environ 700 lettres à elle adressées par 75 correspondants : des membres de sa famille mobilisés ; des anciens élèves canadiens de McGill, eux aussi sur le front (l’un d’eux lui écrit : « You belonged to the days before things have got so topsy-turvy and unreal ») ; des prisonniers en Allemagne ; des poilus ayant toute leur famille en pays envahi ; et jusqu’à un Alsacien, passé en France à la fin de juillet 1914, engagé dans l’armée française, mais qui ne sait écrire qu’en allemand (voir la notice Auguste Bernard). Tous décrivent leurs conditions de vie et la remercient de toute sorte de bienfaits. Elle leur envoie des colis de nourriture et de vêtements, des livres, des mandats, avec toujours une lettre personnelle, appréciée de ses correspondants. « J’ai vu des camarades tout déçus de recevoir des colis sans la moindre pensée, ni un mot de sympathie, tandis que vous n’oubliez ni le corps ni l’âme », lui écrit Maurice Lévêque, PG à Giessen (30 avril 1918). Elle sait s’adresser aux œuvres pour venir en aide aux soldats, et elle participe aussi directement à la Sauvegarde des Enfants. Le mélange de bonté et d’efficacité quelle que soit la situation qu’on lui expose, qui caractérisera son action sous l’Occupation de 1940-44, est déjà sensible en 1914-18. Ainsi, elle réussit à réunir les membres de familles déplacées. Cherchant des nouvelles sur le sort d’un camarade, le maréchal des logis Charles Kuentz lui écrit (19 mai 1917) : « J’avais pensé à m’adresser au général Hébert, mais j’ai préféré m’en remettre à vous qui approchez tant de personnalités influentes et qui incarnez cet esprit de charité attentive grâce à quoi les déshérités de cette guerre ne se sentent pas absolument abandonnés. » Un autre la prie d’écrire à son officier une lettre de recommandation et s’en trouve bien (26 mai 1918) : « Vous pouvez penser avec quelle joie je constate être remonté dans l’estime du lieutenant. Je vous remercie donc de la lettre que vous lui avez adressée… » Elle réussit à faire affecter dans une usine en mai 1917 un ouvrier métallurgiste de 37 ans, Émile Baudens, père de quatre enfants, sur le front depuis le début : « Sa me semble au Paradis cher Madame, au si longtemps que je vivrée je penserait à vous », lui écrit-il. Le même a besoin de son soutien moral après la guerre. Le 4 mai 1919, il avoue : « Ma petite fille n’est plus la même, elle me dit de retourner [d’]ou je vient, ici ce n’est pas ta maison, elle a 8 ans. » Il conclut : « Il nous faudra 10 ans pour revoir la vie comme en temps de paix. »
Après la guerre, Marie-Louise Puech-Milhau est secrétaire de l’Union pour le Suffrage des Femmes et préside l’Union féminine pour la SDN ; elle est membre du Conseil international des Femmes et une personnalité marquante de l’AFDU (Association des Femmes Diplômées des Universités) section française de l’International Federation of University Women. Dans le cadre de ces diverses associations, elle voyage beaucoup à travers le monde et elle pourra faire jouer tous ses réseaux de relations en faveur des intellectuelles polonaises, tchèques, juives d’Allemagne et d’Autriche réfugiées en France en 1940 et menacées par la victoire des nazis. Son action est très bien documentée grâce à la conservation de milliers de pièces d’archives personnelles. Une école de l’agglomération albigeoise porte son nom.
Rémy Cazals, juin 2015

*Les archives de Marie-Louise sont déposées aux Archives départementales du Tarn. Voir Magalie Amiel, Paroles de poilus, Lettres reçues par Marie-Louise Puech-Milhau pendant la Grande Guerre, mémoire de maîtrise, Université de Toulouse-Le Mirail, 2001, 182 p. Et Rémy Cazals, Lettres de réfugiées, Le réseau de Borieblanque, Des étrangères dans la France de Vichy, Paris, Tallandier, 2003, 471 p. [réédition limitée pour l’association Les Audois en 2016, disponible à cette adresse : Les Audois, BP 24, 11020 Carcassonne Cedex]. Voir aussi Marie-Louise et Jules Puech, Saleté de guerre ! Correspondance 1915-1916 présentée par Rémy Cazals, éditions Ampelos, 2015, 572 p. Voir l’article » Paris 1916″ sur le site de la Mission du Centenaire de la Grande Guerre. Il a été question de Marie-Louise Puech dans des colloques tenus à Paris en 2014 et à Gênes en 2015 dont les actes sont en cours de publication.

* Voir dans Cahiers d’études germaniques n° 71 (2016) les articles de Rémy Cazals, « Comment tromper la censure. Correspondance 1915-1916 de Jules et Marie-Louise Puech », p. 151-157, et de Françoise Knopper, « Un épistolier alsacien dans la Grande Guerre », p. 159-169.

* Il est également question de Marie-Louise dans les conclusions de Rémy Cazals au colloque franco-canadien de 2014 à Ottawa et 2015 à Paris : Le Canada et la France dans la Grande Guerre 1914-1918, sous la direction de Serge Joyal et de Serge Bernier, Montréal, Art Global, 2016, 650 p. [p. 633-644].

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Puech, Jules (1879-1957)

Ce n’est pas sa participation à la Première Guerre mondiale qui est en général mise en valeur dans la biographie de ce militant fidèle de la Paix par le Droit depuis le début du XXe siècle jusqu’à la disparition de la fameuse « revue verte » en 1949, docteur en droit avec un beau volume sur Le proudhonisme dans l’Association Internationale des Travailleurs (Paris, Félix Alcan, 1907, 285 p.), docteur ès lettres avec La vie et l’œuvre de Flora Tristan (Paris, Marcel Rivière, 1925, 514 p.), éditeur de Proudhon, vice-président de la Société d’Histoire de la Révolution de 1848… Pourtant, et bien que réformé pour raisons médicales, il a passé quatre ans sous les drapeaux, dont une bonne partie le fusil à la main.
Né à Labastide-Rouairoux (Tarn) le 20 juin 1879 dans une famille de la bourgeoisie industrielle protestante typique de la région. Études au collège de Castres, illustré vingt ans auparavant par Jean Jaurès, puis à la faculté de Droit de Toulouse où il soutient le combat du professeur dreyfusard Célestin Bouglé qu’il suit à Paris. Membre de la Ligue des Droits de l’Homme, admirateur d’Anatole France, il occupe un poste rémunéré par la Dotation Carnegie pour la Paix internationale, qui lui permet de participer à la gestion de la Bibliothèque Frédéric Passy, de la revue La Paix par le Droit et de la Société française pour l’Arbitrage entre Nations où il côtoie le prix Nobel de la Paix, le sénateur d’Estournelles de Constant. Marié en 1908, pas d’enfants.
N’ayant pas fait de service militaire, il s’engage dans l’infanterie, début 1915 (affecté au 258e RI d’Avignon) pour la raison simple que, si l’on veut établir la Paix par le Droit, il faut détruire le militarisme allemand. Il est alors assez proche de Gustave Hervé. Il poursuit avec sa femme, mais par écrit, les conversations sur les sujets qui les intéressent, et il décrit avec minutie ses tâches militaires, ses lectures et ses sentiments. Le corpus de sa correspondance du temps de guerre compte des centaines de lettres. De mars à juin 1915, avec d’autres « vieux » récupérés, il fait ses classes en Provence et découvre qu’il est bon tireur. En juillet, le voici sur le front, secteur de Verdun, en face du « gibet » (code pour que sa femme comprenne Montfaucon). Jusqu’au 24 septembre, il ne tire pas un seul coup de fusil ; le temps passe en heures de veille en première ligne et en corvées de terrassement. Là, autre découverte, il s’aperçoit qu’il n’est pas du tout doué pour manier la pelle (il préfère la pioche). Et aussi que son bon moral est en contradiction avec celui des autres soldats ; il comprend que cela tient à ce qu’ils ont vécu, eux, le premier hiver de guerre dans les tranchées (voir la notice Robert Hertz). Toutefois, il n’est pas mal vu de ses camarades : « Je crois pouvoir dire que j’ai une bonne presse dans la section ; les camarades me pardonnent assez bien de n’être pas bâti tout à fait sur leur patron. Certains me considèrent comme une sorte de savant occupé à des besognes supérieures ; d’autres comme une sorte d’original que les affaires militaires laissent absolument indifférent, d’autres enfin, comme animé de bonne volonté et ne me faisant pas tirer l’oreille ! Je ne dis pas qu’il n’y en ait point qui détestent ma classe et moi avec par généralisation, et qui ne soient bien aises de voir un bourgeois peiner avec eux ; mais ceux-ci doivent en être pour leurs frais en me voyant d’excellente humeur. » En novembre, ses chefs décident qu’un docteur en droit qui manie très mal la pelle sera plus utile comme secrétaire au bureau du cantonnement, à Montzéville. Ses conditions de vie s’améliorent et il a quelque mauvaise conscience d’être à demi embusqué. Lors de l’offensive allemande sur Verdun en février 1916, les bombardements se font de plus en plus violents ; les derniers civils doivent évacuer les villages, peu à peu détruits. Le 258e disparaît dans les attaques de la fin de mars. Jules Puech passe au 365e RI, d’abord en secteur calme à la frontière suisse. Puis c’est le départ vers la Somme. Aux civils qui saluent les soldats passant dans le train, ceux-ci répondent par des cris « À bas la guerre » (16-6-16). Désormais, les personnages qu’ils détestent le plus sont, dans l’ordre, en premier le Kronprinz, et en second à égalité Guillaume II et Poincaré. Jules Puech lui-même, s’il espère toujours la victoire, n’approuve plus le jusqu’au-boutisme de Gustave Hervé. Il demande ce qu’attend Barrès pour aller au feu. De plus en plus souvent, dans ses lettres, figurent l’expression « saleté de guerre » et le souhait de reprendre au plus vite une existence utile, de se remettre à « travailler ». C’est dans la bataille de la Somme, près de Flaucourt, en juillet 1916, qu’il est pris dans la fournaise, avec son fusil, sous le déluge de feu de l’artillerie et des mitrailleuses. Sur une carte hâtivement rédigée, il annonce qu’il est sain et sauf ; puis, sur une lettre plus longue, il raconte tous les détails du combat de la Maisonnette, non loin de Péronne. Il montre que les soldats (dont lui-même) sont terrorisés à l’idée d’une troisième campagne d’hiver qui s’annonce. « J’accepterais sans scrupules d’être évacué », écrit-il le 29 juillet. Son mauvais état de santé est reconnu. Il est envoyé vers l’arrière, déclaré inapte à l’infanterie et affecté en COA à Limoges en avril 17. Il ne reviendra pas sur le front.
Dès lors, il reprend ses activités dans les organisations pour la Paix et en faveur de la SDN, occupant désormais un poste au ministère des Affaires étrangères jusqu’à sa retraite en 1940. Il peut alors se retirer sur son domaine agricole de Borieblanque, près de Castres (Tarn), d’où il envoie à Pétain des lettres de critique (anonymes évidemment), où il participe à une résistance intellectuelle avec son ami de jeunesse Albert Vidal (voir ce nom) et surtout où il aide sa femme à faire vivre un réseau de soutien à des intellectuelles étrangères réfugiées en France et sans ressources (voir notice suivante).
Rémy Cazals, juin 2015
* Voir Rémy Cazals, « Faire la guerre pour établir la Paix par le Droit : Jules Puech (1915-1916) », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, janvier-mars 2014, « Les protestants français et la Première Guerre mondiale », p. 399-416. Les lettres de guerre de Jules Puech sont déposées aux Archives départementales du Tarn depuis leur publication en octobre 2015 : Marie-Louise et Jules Puech, Saleté de guerre !, correspondance 1915-1916, présentée par Rémy Cazals, Paris, Ampelos, 2015, 572 pages.

* Les lettres de féroce critique envoyées de manière anonyme au maréchal Pétain en 1941 et 1943 devaient être publiées par les éditions La Découverte en janvier 2016. En affirmant des sentiments pétainistes et en se présentant comme admirateur du général SS Reinhard Heydrich, un petit-neveu de Jules Puech (pas un fils, pas un neveu) a surgi et a interdit cette publication. La loi dit qu’il en a le droit ! Affaire à suivre.

* Voir dans Cahiers d’études germaniques n° 71 (2016) l’article de Rémy Cazals, « Comment tromper la censure. Correspondance 1915-1916 de Jules et Marie-Louise Puech », p. 151-157.

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Patard, Charles (1884-1966)

Il est le cinquième enfant et le premier garçon d’une famille de cultivateurs catholiques pratiquants de l’Orne (une des filles deviendra religieuse). Sa naissance, le 4 février 1884 à Montsecret, est suivie de celle de trois autres garçons. Élève brillant, il obtient le certificat d’études à 12 ans, poursuit au-delà pendant deux ans, mais doit abandonner, faute de ressources familiales. Il commence à travailler à 14 ans comme garçon d’épicerie à Flers, puis devient commis épicier à Paris, Salon-de-Provence et Neuilly-sur-Seine, avant de prendre à son compte une épicerie à Sées dans son département natal, aidé par son plus jeune frère, Joseph, né en 1896. Marqué par le catholicisme social du Sillon et par le socialisme de Jaurès, Charles reste solidement chrétien (sans pratiquer) et développe des idées pacifistes. Marié en 1911, il a un garçon qui meurt en nourrice. En août 14, sa femme est enceinte, mais il doit partir vers le front au 304e RI (il passe au 203e en juin 1916). Il connaît la guerre de mouvement dans la Meuse, puis les tranchées en quelques secteurs agités en particulier au Mort-Homme dans la deuxième partie de 1916. Son « témoignage », rassemblé par sa petite-fille Isabelle Jeger, est constitué de quelques photos, de quelques pages d’un carnet datées 17-18 septembre 1914 et 27-28 janvier 1915, et surtout de 20 lettres, quelques-unes très longues, à son frère Joseph entre le 19 avril 1915 et le 25 février 1917.
Le 17 septembre 1914, dans le secteur de Chaumont-sur-Aire, le 304e contemple le spectacle macabre des morts du 161e, restés sur le terrain depuis une semaine, et procède à leur enterrement. Charles Patard est particulièrement ému par deux lettres trouvées sur des cadavres, une adressée aux parents du soldat Jean Goussiez, de Reims, l’autre adressée à sa fiancée par le caporal Louis Coulombel, du Pas-de-Calais. La page datée du 27 janvier 1915 porte déjà la phrase : « Ah, quand finira ce cauchemar ? » Mais c’est surtout dans les lettres à son frère qu’il expose de manière plus complète ses sentiments. Il souhaite recevoir toute information intéressante car : « Ici comme pâture on nous sert L’Écho de Paris !…, les beaux articles de Barrès, la revanche, etc. » Et Joseph lui envoie plusieurs numéros de la feuille non-conformiste, Les Hommes du Jour. Le 19 avril 1915, sa fille étant née en mars, il écrit : « Tu as vu ma petite Jeanne, tu ne sais peut-être pas pourquoi je l’appelle Jeanne. J’avais dit à ma femme ma préférence, si cela avait été un petit garçon, je l’aurais appelé Jean en souvenir de Jean Jaurès, car si nous avions eu beaucoup d’hommes comme lui, je ne serais pas où je suis ; comme c’était une petite fille, elle s’appelle Jeanne ! » Il critique les riches embusqués, les hommes politiques chauvins, le parti clérical qui escompte « que le malheur et les larmes » referont de la France « la grande nation catholique ». Le 23 octobre, il donne le nom des coupables, Poincaré, Deschanel, Barrès, Lavedan, Richepin, Bazin, sans oublier « Monseigneur Amette et consorts ». Et il ajoute (10-11-15) Gustave Hervé et la plupart des socialistes qui ne se souviennent pas que la guerre « est le résultat de la politique revancharde, haineuse, qu’avait si bien dénoncée le grand Jaurès, qu’en voulant exterminer les autres, nous-mêmes nous nous exterminons, que la plus belle jeunesse ouvrière et laborieuse tombe chaque jour ». Lorsqu’il a un moment, Charles lit Sénèque et Tolstoï et se forge une philosophie stoïcienne et d’amour de l’humanité. Il condamne absolument toute volonté de se venger, évoquant même le soldat allemand qui pourrait le tuer : « Non, mon sang du moins ne criera pas vengeance, cela je ne le veux pas et je ne voudrais pour rien au monde que plus tard ma chère petite Jeanne que je connais à peine, nourrisse dans son âme des pensées de haine contre le malheureux qui m’aura frappé. » Il estime qu’il faut construire sa vie sur l’Idéal et la Raison.
Malade, Charles est évacué en octobre 1917 et ne reviendra pas sur le front. Ses deux frères, Victor et Alphonse, qui ont combattu dans l’artillerie de campagne, survivent également à la guerre. Quant à Joseph, au 85e d’artillerie lourde, il était celui qui courait le moins de risques et pourtant il fut tué le 14 juin 1917 près de Cormicy (Marne). Après sa démobilisation, Charles retrouva sa femme et sa fille de 4 ans, et reprit son épicerie jusqu’à sa retraite en 1934. Il fut un actif militant pour la Paix et un des organisateurs, en février 1939, de l’accueil des réfugiés républicains espagnols dans l’Orne (voir aussi Albert Vidal). Avant sa mort le 1er août 1966, il continuait à lire du Jaurès.
Rémy Cazals
*Voir Isabelle Jeger, « Si on avait écouté Jaurès », Lettres d’un pacifiste depuis les tranchées, Charles Patard, Notes de guerre et correspondance 1914-1917, Toulouse, Privat, 2014. Photos dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 364.

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Alain (Emile-Auguste Chartier) (1868-1951)

1. Le témoin

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Emile-Auguste Chartier dit Alain est né à Mortagne-au-Perche le 3 mars 1868. Philosophe, journaliste et professeur de français, il publie dès 1903 plusieurs milliers de chroniques sous le nom d’Alain et est connu comme pacifiste avant guerre. A la déclaration des hostilités, bien que non mobilisable, il s’engage dans l’artillerie et est affecté au 3e régiment d’artillerie lourde. Gravement blessé au pied à Verdun le 23 mai 1916, il fait un court séjour aux services météorologiques de l’armée, sera démobilisé en 1917, restera estropié et reprendra sa carrière de professeur. Son nom reste attaché au pacifisme et à l’antifascisme. Il décède au Vésinet le 2 juin 1951 et est enterré au cimetière du Père Lachaise.

2. Le témoignage

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Emile-Auguste Chartier dit Alain, Souvenirs de guerre. Paris, Hartmann, 1937, 246 pages, non illustré, portrait en frontispice.

Alain écrit ses souvenirs en 1931 et précise en faire « quelques ajustements, mais sans rien changer à cette couleur des opinions » (page 243) en mai 1933. Ces souvenirs présentés d’une manière vaguement chronologique comportent peu de dates et quelques lieux seulement pourront aider à suivre le narrateur dans ses trois années de périple. On trouve néanmoins dans l’ouvrage quelques tableaux assez bien descriptifs de ces lieux occupés par Alain et de nombreux détails techniques, restant superficiels toutefois. La période couverte s’étale d’octobre 1914 à octobre 1917.

3. Analyse

Alain a 46 ans lorsqu’il s’engage comme volontaire au 3e RAL en octobre 1914 et rejoint avec sa batterie le village de Beaumont, entre Toul et Saint-Mihiel. Dès lors, l’écrivain-philosophe-soldat relate les épisodes marquants qui lui reviennent à l’esprit et qui vont lui donner le prétexte à une réflexion profonde et débridée sur la guerre et les impressions qu’elle lui inspire. Employé dans plusieurs postes, rarement très loin des combats, Alain, simple brigadier malgré ses lettres et son cursus, va parcourir la guerre jusqu’en octobre 1917 et observer, parfois commander mais surtout réfléchir à sa condition et à celle des hommes qu’il côtoie. Il donne libre court à son esprit critique et juge tant le détail que la nature humaine avec un soupçon de révolutionnarisme. Il parle aussi objectivement de la technique, de ses métiers et des lieux qu’il parcourt, ceci sans soucis de continuité ou de lien, laissant courir sa plume au gré de ses souvenirs. On sent toutefois présente dans la fin du récit une certaine lassitude de la guerre et c’est sans regret que l’auteur quitte le front en octobre 1917.

L’attrait de ces souvenirs réside tant par la richesse des impressions qu’ils contiennent que par l’origine de leur auteur. Alain, philosophe-soldat nous fait plonger dans le minuscule univers de son champ de vision et fait surgir quelques réflexions sur le monde qu’il nous présente de manière débridée. Ainsi, par delà le simple récit d’un combattant de l’immédiat arrière front se trouvent illustrés un état d’esprit et une vision fort justes de personnages divers, décrits au gré des rencontres. Philosophe soldat, la guerre semble un laboratoire de l’âme humaine qu’Alain analyse en temps réel. Un ouvrage donc riche de sentiments (lire ses impressions en montant à Verdun, page 198 ou ses sentiments de permissionnaire après 17 mois de front, page 154), de réflexions logiques ou philosophiques d’une portée très abordable  – parfois même naïve (Alain se demande (à Souain) si la viande d’un cheval blanc est comestible, comme le dit la rumeur, page 115) – avec également de nombreux détails techniques utiles sur l’artillerie ou des tableaux simplement décrits (tels les jeunes conscrits qu’il dépeint comme : « Cette jeunesse avait quelque chose de vieux » page 168). Quelques thèmes récurrents sont abordés tels l’espionnite (pages 62 et 64). Il évoque également Norton Cru (page 21), parle de la gnôle, « l’eau des braves » (page 147) (voir aussi sur l’alcool, remède de troupe pour le vaccin contre la typhoïde : « boire à mort et dormir 24 heures » page 179), et l’on retient sa citation « Le front commence au dernier gendarme » (page 43).

4. Autres informations

Rapprochements bibliographiques – bibliographie de et sur l’auteur

Alain (Chartier Emile) Souvenirs de guerre. Paris, Hartmann, 1937, 246 pages.

Alain (Chartier Emile) Mars ou la guerre jugée. Paris, Gallimard, 1921, 258 pages.

Alain (Chartier Emile) Correspondance avec Elie et Florence Halevy. Paris, Gallimard, 1958.

Alain (Chartier Emile) Suite à Mars. Convulsions de la force. Paris, Gallimard.

Alain (Chartier Emile) Propos d’un Normand. Tome V : 1906-1914. Paris, N.R.F., 1960, 312 pages.

Alain (Chartier Emile) Méditation pour les non-combattants. 21 propos d’Alain (1907-1914). Paris, 1914, 32 pages.

Alain (Chartier Emile) Le Citoyen contre les Pouvoirs. Paris, Simon Kra, 1926.

Alain (Chartier Emile) De quelques-unes des causes réelles de la guerre entre nations civilisées. Paris, Foulatier et Bourgne, 1988.

Gontier Georges Alain à la guerre. Paris, Mercure de France, 1963, 179 pages

Vollerin Alain Alain et Tresch. 1914-1918. Un philosophe, un peintre dans les tranchées. Une rencontre improbable. Paris, Mémoire des Arts, 2005, 95 pages.

Yann Prouillet, juillet 2008

Complément : Alain, Lettres aux deux amies, Paris, Les Belles Lettres, 2014, 681 p. Les deux amies sont Marie-Monique Morre-Lambelin et Marie Salomon, largement citées par ailleurs dans Marie-Louise et Jules Puech, Saleté de guerre ! correspondance 1915-1916 présentée par Rémy Cazals, Ampelos, 2015.

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