Muzart, Georges (1869-1961)

1. Le témoin

Né le 11 mars 1869 à Fismes (Marne). Géomètre-expert de formation (fonction qu’il remplira jusqu’en 1927). Service militaire au 3e Génie d’Arras. S’installe à Soissons en 1898. Elu conseiller municipal de cette ville en avril 1912. Mobilisé du 2 au 31 août 1914 comme G.V.C. puis de décembre 1916 à février 1917 (rappel de la classe 1889). Maire de Soissons en 1915 par délégation préfectorale jusque fin 1916. Conseiller d’arrondissement à partir de 1919 (radical-socialiste). Reçoit la Légion d’Honneur pour son comportement durant la Grande Guerre (décret publié au J.O. du 10 janvier 1921). Premier adjoint au maire en 1925. Occupe différentes fonctions durant l’entre deux guerres : président de la chambre des géomètres experts de l’Aisne, président du syndicat agricole de petite et moyenne culture, président de la société coopérative de reconstruction. Suite au décès du maire de Soissons, Fernand Marquigny, prend la succession de celui-ci en 1942. Se retire de la vie publique après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Décédé le 1er août 1961.

2. Le témoignage

La première version publiée de ce témoignage l’a été dans le journal La Dépêche de l’Aisne.

La première version éditée de ce témoignage s’intitule Soissons pendant la guerre, Editions Soissonnais 14-18, 1998, 261 p., ISBN 2-9508870-2-3 (préface de Denis Rolland et Jean-Luc Pamart, illustrations photographiques). Cette édition comprend deux annexes qui ne font pas partie du témoignage de Muzart : « Visite de Georges Clemenceau en 1919 » (p 241-249) et « Visite de Raymond Poincaré, le 12 février 1920 et remise de la Croix de la Légion d’Honneur à la ville » (pp 249-260). L’édition de 1998 ne respecte pas la version présentée dans la presse : elle ne traite que de la période allant de 1914 à 1925 alors que le manuscrit (conservé par la famille) couvre la période allant jusqu’en 1944 ; un redécoupage en chapitres a été établi, découpage que nous reprenons dans l’analyse de ce témoignage. Les préfaciers indiquent la suppression de « rares passages » tout en précisant que « la forme, malgré certaines lourdeurs, n’a pas été modifiée. » (voir préface p 5)

Notons enfin que ce témoignage cite régulièrement le contenu de certains documents officiels (affiches, délibérations, comptes-rendus de conseil municipaux, etc…) et rapporte le contenu d’autres témoignages de civils et militaires (oraux ou écrits) qui ont été confiés sans doute tardivement à l’auteur (pp 55-56, 78-80, 109-118 par exemple). Il se veut également un témoignage visant « à rétablir la vérité historique » (p 122), notamment lorsque les propos du témoin ou des témoins cités contredisent les versions officielles défendues par les militaires (affaire de Crouy).

3. Analyse

L’intérêt de ce témoignage de semi-civil (quittant assez rapidement son affectation de G.V.C) repose sur deux aspects qui nous paraissent essentiels : la durée sur laquelle porte ce témoignage (des prémices de la guerre jusqu’en 1919) et la place qu’occupe ce témoin dans une ville de province où la quasi totalité des édiles abandonnent la ville face à la menace ennemie ou aux conditions de vie extrêmement délicates puisque Soissons, jusqu’en 1917, est une ville qui se trouve en première ligne.

Prémices et occupation allemande (p 6-57)

La relation de la période qui précède l’occupation de la ville par les Allemands est particulièrement riche. On y voit l’entrée en guerre d’une petite ville de province qui se trouve sur la route de Paris. La description de cette période abonde en notations relatant la mobilisation et le départ de la garnison locale (67e R.I.), les premières mesures prises par les autorités municipales face à la menace de guerre (comité de secours), l’attitude des Soissonnais en cette période de tension (brèves manifestations patriotiques et ambiance d’union sacrée, montée de l’angoisse face à l’absence de nouvelles et à l’afflux de réfugiés colportant les premières rumeurs d’atrocités allemandes, rapide apparition de l’espionnite) et la première prise de contact avec les réalités de la guerre (trains de blessés, mise en place d’ambulances, mobilisation des services hospitaliers, premières inhumations).

Avec l’arrivée des Allemands, le témoignage se précise encore : abandon de la ville par les troupes franco-anglaises, disparition des édiles locales à de rares exceptions près, peur et violence des troupes allemandes envers les civils (boucliers humains, pillages, viols, menaces de brûler la ville, exécutions sommaires, prise d’otages). Muzart fait alors partie des rares élus qui sont demeurés en ville et qui décident, par la force des choses, de devenir les interlocuteurs de l’armée d’occupation. Les Allemands se servent (vins, vivres) ou ont recours aux réquisitions que l’auteur doit essayer de satisfaire au mieux sans toutefois aller trop loin et devenir ainsi complice de l’ennemi. La position est délicate et ce, d’autant plus, qu’il faut remettre en état de fonctionnement les commerces ou les industries de première nécessité (boulangeries, moulins) pour nourrir la population civile qui est restée dans la ville ainsi que les réfugiés (populations venant de Belgique et du Nord, Verdunois). Bénéficiant d’un laisser-passer lui permettant d’aller réquisitionner la campagne, Muzart décrit également les violences que subissent les fermes aux alentours de Soissons.

L’apparition de convois allemands se dirigeant vers le nord, bientôt suivis de soldats, laisse entendre aux habitant de la ville que la situation évolue. Le reflux des troupes allemandes s’accompagne d’un renforcement des pillages. Les nouvelles réquisitions ne pouvant être satisfaites, l’autorité allemande se raidit et menace d’emmener le témoin pour en faire un prisonnier. Ce dernier est alors contraint à la fuite.

Après la Marne (pp 59-108)

Les Français entrent dans la ville le 13 septembre. Les Allemands font sauter l’ensemble des ponts qui permettent le franchissement de l’Aisne. Un groupe de sapeurs allemands, victime d’une panne de camion, est fusillé sommairement. Ces destructions bloquent l’avance des poursuivants et les contraignent à construire des ponts provisoires au moment où les Allemands s’installent sur les hauteurs septentrionales qui dominent la ville. Soissons connaît alors une première vague de bombardements intenses, obligeant les populations civiles à s’installer durablement dans les caves des habitations. La position des troupes françaises demeure inconfortable. Dominées par un ennemi qui a décidé de s’installer durablement en creusant les premières tranchées, éprouvées par les récents combats de la Marne, elles ne parviennent pas à déloger les Allemands des hauteurs de Pasly et Cuffies. L’état-major de la 45e D.I. (général Arrivez) s’installe à l’hôtel de ville qui est copieusement arrosé d’obus. C’est à cette époque que se répandent les premières et tenaces rumeurs d’espionnite comportées tant par les civils que par les militaires. L’une d’entre elles prétend que le maire de Soissons, Becker, aurait été fusillé pour avoir, avant la guerre, préparé l’installation de l’artillerie ennemie dans les carrières de Pasly. En fait, depuis l’arrivée des Allemands, le maire de Soissons a quitté la ville et c’est sans doute cet « abandon » qui est à l’origine de la « légende infâme ».

Avec l’installation des états-majors apparaissent rapidement des tensions entre le pouvoir civil et militaire. Les militaires, qui ont tendance à voir des espions partout, se méfient des civils. Muzart intervient auprès de Maunoury (commandant la VIe armée) pour sauver du peloton d’exécution deux de ses concitoyens accusés à tort d’espionnage.

Il prend à nouveau en charge la délicate question du ravitaillement des civils et des militaires dans la ville en réorganisant le « Fourreau économique ». Cette question est d’autant plus sensible que la ville ne possède plus les fonds qui ont été emmenés par le receveur municipal au moment de l’avance des Allemands. Ne sont restés à Soissons que « les habitants qui n’avaient pas les ressources suffisantes pour entreprendre un voyage vers un but incertain. » Ces habitants pauvres – femmes, vieillards et enfants – ne peuvent subvenir à leurs besoins que par leur travail. Or toutes les activités économiques ont été arrêtées. Un ravitaillement public est organisé. Le prix des denrées de première nécessité est contrôlé afin d’éviter toute spéculation. Les services municipaux sont en cours de réorganisation. Ils assurent l’évacuation des cadavres de chevaux ainsi que le déblaiement des maisons incendiées ou bombardées. Le manque de ravitaillement et d’argent oblige les plus nécessiteux à s’engager dans ces travaux de première urgence. Du travail contre des denrées, tel est le système adopté, faute d’argent…

La ville de Soissons reçoit la première visite du préfet de l’Aisne. A cette occasion Muzart est nommé maire de la ville et le préfet lui demande de révoquer les fonctionnaires municipaux qui ont déserté leur poste, ce que refuse l’intéressé. Muzart apprend qu’un comité de solidarité en faveur de la ville – il s’agit du Comité central des Réfugiés de l’Aisne – est en train de se constituer à Paris. Quelques jours plus tard, Muzart reçoit la visite du président de ce comité, Gabriel Hanotaux. Peu de temps après cette visite arrivent les premiers colis de vêtements et de vivres de ce comité dont la distribution est réservée aux plus nécessiteux. Un comité de secours est constitué dans la ville pour assurer équitablement la distribution de ces dons. L’évêque de Soissons, Mgr Péchenard, en prend la direction.

Le sous-préfet Andrieux qui avait évacué ses services sur Oulchy-le-Château, se réinstalle à Soissons. Les services postaux sont également réorganisés. En cette période de réaménagement des services de l’Etat, le nouveau maire est amené à prendre une série d’arrêtés visant à organiser la vie des Soissonnais dans une ville à proximité immédiate du front. L’installation d’un nouveau général à l’Hôtel de Ville, détend les relations entre les autorités militaires et civiles. L’arrivée dans l’état-major du général Legay du député du Nord Cochin permet de mettre à l’abri les objets de valeur du musée ou de la cathédrale ainsi que l’évacuation des manuscrits de la bibliothèque vers la B.N. Une passerelle et un pont de bateaux sont jetés sur l’Aisne par les Anglais, permettant ainsi de relier le quartier Saint-Waast au reste de la ville.

De nouvelles rumeurs s’installent dans la ville. L’une d’elles prétend que les carrières qui dominent la ville auraient été repérées par l’armée allemande bien avant la guerre pour leur servir de base de repli. Muzart dément clairement ces allégations pourtant reprises dans les mémoires de Mgr Péchenard qui se contente alors de paraphraser les allégations de Léon Daudet.

Les civils constatent l’inefficacité des attaques partielles pour reconquérir les crêtes ou des tentatives de destruction des réseaux allemands par le Génie à l’aide de cisailles. L’inexpérience et l’entêtement du commandement sont criants…

Le retour du secrétaire général de la mairie à la fin septembre provoque un mini scandale parmi le personnel municipal resté en poste. Muzart l’écarte définitivement. L’autorité militaire évacue sans ménagement la population civile du quartier de Vauxrot qui se trouve en première ligne et qui doit servir à l’installation d’une tête de pont au nord de l’Aisne (préparation de « l’affaire de Crouy »). Des renforts coloniaux arrivent pour cette opération. Les enfants de moins de 14 ans et les vieillards doivent évacuer la ville.

L’ « affaire de Crouy » (pp 109-123)

Muzart relate les événements de la bataille de Crouy en s’appuyant sur le témoignage du commandant Schneider du 231e R.I. « qui séjourna avec son régiment à Soissons du 13 septembre au 1er mai 1915. » Cette relation souligne combien le manque de préparation pour cette attaque était criant : cartographie du secteur d’attaque plus qu’approximative, encombrement extrême des boyaux avant même que l’attaque n’ait démarré, mauvais positionnement des troupes d’assaut par rapport aux plans établis, impréparation des postes de commandement, dotation en matériels de guerre nettement insuffisante, liaisons entre les unités d’assaut quasi inexistante… Comme pour la plupart des offensives françaises de la Grande Guerre, l’effet de surprise est nul : avant même le déclenchement de l’offensive, les Allemands bombardent copieusement les pentes et amènent immédiatement des renforts. Chez les assaillants, dans l’obscurité de la nuit du 8 au 9 janvier, souffle un vent de panique qui augure mal pour la suite car les pertes sont déjà sévères. Ne pouvant avancer, les Français peuvent tout au plus conserver les tranchées qui ont été conquises au début de l’offensive par les troupes marocaines. La situation empire encore lorsque les Allemands contre-attaquent et atteignent la saillant de Saint-Paul aux abords de la ville. Seule l’intervention très tardive de la 14e D.I. parvient à contrecarrer l’attaque allemande et empêche que la situation ne tourne à une véritable débâcle française. Le témoignage du commandant Schneider souligne enfin que l’échec de cette offensive est dû plus à la mésentente entre deux divisionnaires qu’aux conséquences de la crue de l’Aisne qui furent présentées à l’époque comme la raison principale de ce revers.

Le 14 janvier, Muzart rencontre Maunoury et lui demande un ordre écrit lui intimant de faire évacuer Soissons. La réponse orale du commandant de la VIe armée va dans ce sens. Toutefois Maunoury fait parvenir à Muzart un courrier contredisant ses propos et lui conseillant uniquement « de faire pression » sur les Soissonnais pour évacuer définitivement la ville. Comme le souligne à juste titre l’auteur, « en insérant au communiqué que la ville de Soissons avait été évacuée, n’allait-on pas affoler l’opinion publique ? » L’autorité militaire – en pleine bataille – ne peut (et ne veut…) accorder son concours à l’évacuation massive des civils et ne sont finalement évacués que les vieillards et les infirmes. Il faut attendre l’arrivée de la 63e D.I. pour que l’organisation d’un réel système défensif aux abords de la ville soit mis en place.

La guerre au quotidien (pp 125-156)

Les efforts de l’artillerie allemande se concentrent sur l’usine élévatoire de Villeneuve-Saint- Germain afin de priver la ville en eau courante. L’usine, placée sur une éminence, est protégée par une enceinte bétonnée. Une seconde captation d’eau est organisée. L’hôtel de ville, repéré par les Allemands, est en partie abandonné. Les archives municipales sont déplacées à Hartennes. Seule une permanence est maintenue dans les locaux de la mairie. Malgré la remise en état du moulin de Chevreux, l’approvisionnement en blé et farine demeure problématique. Il en est de même pour la viande. Les épiceries sont rares mais parviennent à satisfaire le ravitaillement. Les Soissonnaises sont mises à contribution pour la fabrication de masques à gaz voués aux civils. Des abris contre bombardement sont réalisés, notamment dans les caves d’une banque et celles de l’hôtel de ville. Les services hospitaliers sont réorganisés. C’est un médecin militaire qui assure l’essentiel des consultations.

La qualité des relations entre autorités militaires et civiles dépend fortement des interlocuteurs sollicités. Muzart dénonce les agissements d’un commandant major de la garnison qui, ayant senti que des tensions existaient entre le préfet et le sous-préfet, cherche à « donner libre cours à ses instincts d’autoritarisme » que lui autorise l’état de siège. Ce représentant de l’autorité militaire affirme son pouvoir en jouant avec la délivrance des laisser-passer qui ne sont accordés qu’à ceux qu’il peut soudoyer.

Le charbon fait défaut. Des stocks appartenant à la Compagnie du Nord sont rachetés par la ville et distribués aux habitants sur présentation d’un bon signé du maire. La situation empire lorsque le préfet décide de réquisitionner ces stocks, décision contre laquelle Muzart ne peut agir. Du fait de cette décision autoritaire, les relations entre la ville et l’autorité préfectorale se dégradent également. Muzart intervient cependant avec succès auprès de Franchet d’Esperey pour se débarrasser définitivement du major de garnison.

Certains habitants de Soissons opèrent des déménagements de leurs biens meubles. Muzart encourage cette démarche et parvient même à organiser un service régulier autorisant l’amélioration de la qualité de ces transports. L’autorité militaire consent, de son côté, à évacuer certains stocks précieux laissés à l’abandon, notamment des cuirs. Les convois sont organisés nuitamment pour ne pas éveiller l’attention des artilleurs allemands. Des collections archéologiques du musée et des ouvrages de la bibliothèque sont à nouveau mis à l’abri.

A l’image de Reims, Soissons devient une ville-martyre. Elle est fréquentée par « des visiteurs de marque. » Hommes politiques (Sarraut, Damimier, Klotz), hommes de lettres (Loti, Kipling, Ginisty) et journalistes (Babin de l’Illustration) la parcourent et narrent dans de nombreuses publications le quotidien d’une ville du front. C’est aussi l’époque où Muzart est sollicité pour témoigner en faveur de tel ou tel civil susceptible de recevoir – à tort ou à raison – la croix de guerre qui est accordée à une certains nombres de femmes pour leur réel dévouement (épouse du sous-préfet, directrices d’hôpitaux, etc).

Les tiraillements au sein de l’autorité civile, entre le préfet et le sous-préfet, se poursuivent et entraîne la constitution de « clans » qui s’entredéchirent, tout en favorisant leur clientèle respective… L’autorité du maire est même quelque peu écornée par ces querelles de palais où l’attribution de décorations ou de prix aux civils paraît prépondérante (affaire Macherez pour l’attribution du prix Audiffred décerné par l’Académie des Sciences morales et politiques).

Conseil municipal de guerre (pp 157-184)

La difficulté de réunir dans la ville en état de siège un conseil municipal oblige Muzart à convoquer cette réunion, le 4 novembre 1916, à Paris dans les locaux de la mairie du 10e arrondissement qui accueillait déjà le Comité de l’Aisne. Les mémoires de Muzart reproduisent ici in extenso le procès-verbal de ce conseil municipal transplanté.

L’année 1917 (pp 185-206)

Les querelles au sein de l’autorité civile ne se sont pas éteintes. Loin s’en faut. En novembre 1916, Muzart, qui est entré en conflit ouvert avec le préfet au moment de l’attribution du prix Audiffred à Mme Macherez en lui refusant son soutien, se voit menacé par ce dernier de mettre fin à son sursis d’appel qui lui a été octroyé afin d’exercer les fonctions de maire. Muzart (qui appartient à la classe 89 !) acquiesce à la décision préfectorale et se rend au dépôt du 9e Territorial à Dreux dans lequel il demeure affecté jusqu’en février 1917. Un nouveau maire est nommé par le préfet. Muzart est finalement mis en sursis d’appel comme agriculteur et revient dans le Soissonnais à Arcy-Sainte-Restitue où il dirige une exploitation agricole. Conservant sa qualité de conseiller municipal, il reste en contact avec sa ville (dans laquelle il semble résider assez fréquemment) et se tient parfaitement au courant des événements du quotidien qu’il continue à relater pour la période où il n’occupe plus les fonctions de maire, tout en participant aux différents conseils en tant que conseiller municipal « mobilisé ».

L’anéantissement (pp 207-213)

Suite à l’enfoncement du front sur le Chemin des Dames le 27 mai 1918, Muzart est contraint d’abandonner avec sa famille la ferme d’Arcy-Sainte-Restitue. Les réfugiés si dirigent vers Oulchy-Le-Château puis Fossoy (environs de Château-Thierry). Contraints d’évacuer du fait de la violence des combats, ils quittent l’Aisne pour la région d’Auxerre. Là, Muzart intervient auprès du préfet afin d’améliorer le sort des axonais nouvellement arrivés. Apprenant le recul des armées allemandes sur l’Aisne, il décide de repartir pour Arcy-Sainte-Restitue. La ferme n’a subi que des dégâts mineurs mais les cultures ont souffert des combats. Les champs « sont débarrassés de tout ce qui pouvait gêner le passage de la moissonneuse. » De retour à Soissons, Muzart ne peut que constater les nouveaux et importants dégâts qu’ont provoqués les bombardements aériens.

La vie repend (pp 215-240)

La ville n’est plus qu’un champ de ruines où ne demeurent que certains bâtiments épargnés. Le retour des Soissonnais est pénible : « Leur consternation était navrante à voir, la plupart revenaient du centre ou des côtes, ne pouvaient malgré quelques nouvelles reçues, se faire à la vision qu’ils avaient de nos ruines. »

Le retour de la municipalité permet d’organiser les premiers secours. « Chacun se loge comme il peut dans ce qui reste de maisons, se confectionne un abri avec les débris utiles qu’il peut trouver. » Un hôtel épargné rouvre ses portes. Muzart, dont le domicile a été détruit, réacquière un nouveau domicile à Soissons. En février 1919, Fernand Marquigny, premier adjoint démobilisé, prend les fonctions de maire et préside le premier conseil municipal d’après guerre. Les priorités sont naturellement d’organiser la reconstruction de la ville : intervention des S.T.P.U, construction de baraquements provisoires pour l’accueil des ouvriers de la reconstruction, réouverture des commerces, remise en état des infrastructures essentielles. C’est la période où chaque propriétaire qui a subi des dommages de guerre doit constituer un dossier d’indemnisation qui devra être adressé aux commissions de réparations que l’Etat vient d’instituer.

Fin 1919 sont organisées les élections municipales. Le vote des Soissonnais se porte majoritairement sur les anciens membres de la municipalité et tout particulièrement sur ceux qui eurent des responsabilités durant la guerre. Muzart est facilement réélu (y compris aux élections du conseil d’arrondissement). Sur proposition de Fernand Marquigny, il refuse cependant la charge de maire qu’il estime ne pouvoir remplir convenablement et soutient la candidature de ce dernier.

La reconstruction permet de modifier la ville « en lui donnant de belles et grandes places, de larges avenues, des grandes rues permettant le roulage nouveau en assurant la sécurité et la commodité aux piétons ». Manquant d’argent, l’Etat français incite les villes détruites à contracter des emprunts de démarrage auprès de banques étrangères. En 1921, le Canada est sollicité. Le 14 février de la même année, la ville reçoit la Croix de Guerre, « conséquence directe de la distinction de la Légion d’Honneur qui lui avait été accordée le 12 février 1920. » Soissons s’enrichit « d’un stade de toute beauté permettant aux habitants de se délasser, de se distraire ». Le nouveau maire devient député, la ville est ainsi « représentée à la Chambre des Députés ».

4. Autres informations

Anonyme, Soissons avant et pendant la guerre, Guide illustré Michelin des champs de bataille, 1919, 63 p.

Babin Gustave, « Soissons sous le canon », L’Illustration du 6 mars 1915.

Barbusse Henri, Lettres de Henri Barbusse à sa femme 1914-1917, Flammarion, 1937, 261 p.

Baudelocque, Une œuvre de guerre – 1914-1920 – Le Comité Central des Réfugiés de l’Aisne. Son organisation – Ses ressources – Son action, Imprimerie Risch, s.d., 202 p.

Péchenard P.L. (Mgr), Le Martyr de Soissons. Août 1914-juillet 1918, Gabriel Beauchesnes, 1918, 432 p.

J.F. Jagielski, juin 2008

Share

Carossa, Hans (1878-1956)

1. Le témoin

Né le 15 décembre 1878 à Bad Tölz, en Haute Bavière. Fils d’un médecin réputé d’origine italienne. Après des études de médecine, s’installe à Nuremberg puis à Munich.

Parallèlement à ses activités médicales, il écrit des poèmes ; un premier roman : La Fin du docteur Bürger (1913) ; ce « journal intime d’un médecin qui, confronté aux limites de la science, choisit de se suicider, sera remanié en 1930 » sous le titre : le Docteur Ghion (1931) ; puis en 1955 : la Journée du jeune médecin.

2. Le témoignage

L’édition originale de cet ouvrage a été publiée en 1924 par Inzel Verlag, à Leipzig sous le titre : Rumänisches Tagesbuch. Traduit en français en 1938 par Jacques Leguèbe, et publié une première fois aux éditions Grasset et Fasquelle. Publié en 1999, sous le titre Journal de guerre, aux éditions Bernard Grasset, coll° Les Cahiers Rouges, 196 pages. Avant-propos de Jacques Leguèbe.

« Ce Journal de guerre consigne d’octobre à décembre 1916, parfois heure par heure, l’expérience de l’auteur, alors médecin dans l’armée allemande, parti de la baie de somme pour rejoindre le front roumain avec son régiment » (Cf. Présentation, p. III)

3. Analyse

Relations cordiales avec des civils occupés : Libermont (France du Nord) : « Le 4 octobre 1916, je brisai le petit miroir de ma table de toilette. Je voulus m’en excuser auprès de la vieille Mme Varnier et lui proposer une indemnité. Bien qu’elle en fut certainement contrariée, elle n’en voulut rien laisser paraître et me répondit en souriant que ce n’était qu’une bagatelle ; […] Par bonheur je venais de recevoir de Münich un colis de macarons au chocolat que je lui offris. Elle le prit sans façons et l’emporta dans ses mains tremblantes.

Plus tard, en retour elle plaça sur ma fenêtre un arbuste, une sorte d’araucaria qui faisait songer à un pin… »

Départ le 9 octobre 16 : « […] Les vieux Varnier étaient déjà levés et habillés lorsque je vins à la cuisine les remercier et leur faire mes adieux. Ils se défendirent, « on remplit son devoir » me dit avec courtoisie Mme Varnier. Cependant, nous nous sommes cordialement serré les mains. »

Le repos : « 5 oct. 16 : Tous nous maudissons déjà ce prétendu repos avec sa nourriture chiche, ses inspections incessantes, ses exercices, ses appels, ses alertes, et les marques de respect que nous devons donner à des uniformes trop neufs. Beaucoup appellent déjà de tous leurs voeux la vie du front, plus rude et plus dangereuse mais plus digne et plus libre.. »

Censure du courrier par le lieutenant : « (8/10/16) il ne fallait laisser partir aucune lettre qui puisse laisser supposer l’imminente relève… »

Prisonniers français : « (9/10/16) Des Français en long manteau sombre, les épaules frileusement serrées, s’en vont en captivité. Quelques-uns de nos jeunes lourdaux s’approchent d’eux, rassemblent les rares mots français qu’ils connaissent et voudraient bien savoir ce qu’on mange là-bas en face, quelle est la solde, si la paix sera bientôt signée et d’autres choses semblables. Les étrangers ne paraissent pas comprendre, leurs pâles visages se durcissent, impénétrables sous la lune. Je ne m’étonne vraiment pas qu’ils ne répondent guère à la naïve affabilité de nos Allemands du sud, tels que je les vois, au milieu de leur pays dévasté… » (p. 14)

Mauvais esprit : 12/10/16 : après la découverte de fromages pourris et immangeables : « […] le fantassin Kristl décharge encore cette fois la mauvaise humeur qui le ronge sans cesse : il propose d’envoyer les fromages à Spa, pour la table de la cour Impériale. Il a parlé assez haut pour être entendu par le commandant mais le commandant sait depuis longtemps combien Kristl aimerait à être engagé dans l’imbroglio d’une poursuite judiciaire et regagner la patrie par le détour de la prison. Il fait mine de ne pas avoir entendu la remarque insolente. » (p. 17)

Pendant une marche, un homme crie « Halte » ; cela crée un incident, le chef exigeant de connaître le nom du coupable : « Si l’on cherche à voir clairement ce que signifie cet incident on sent que ce n’est que l’accès aigu d’un mal qui nous travaille depuis longtemps déjà. La guerre entre dans sa troisième année. Le soldat, souvent sans vocation, nourri maigrement, mal vêtu, mal chaussé, perd sa résistance nerveuse et sa discipline. Les officiers le savent et laissent, surtout les jeunes, beaucoup de choses aller à l’abandon, font mine de ne pas entendre des réflexions punissables, se disant qu’elles n’ont pas été pensées méchamment et que près de l’ennemi elles se tairont d’elles-mêmes… » (p. 52)

4/11/16 : « Nous sommes restés à observer par une petite éclaircie la hauteur de Lespedii que le bataillon doit attaquer pendant les prochaines journées. […] et le lieutenant K. exprima mon propre sentiment lorsqu’il demanda s’il y avait une utilité tactique quelconque à sacrifier le sang allemand pour ces misérables masses de pierre. Au nom de Dieu qu’on les laisse donc aux Roumains ! L’officier d’ordonnance regarda le jeune camarade d’un air scandalisé… » (p. 78-79)

La colonne s’égare dans la nuit : « Par place nous pataugions dans l’eau qui entrait avec des gargouillis dans nos bottes éculées. La 6e compagnie se détacha de la colonne et s’égara dans une vallée affluente : au bout d’une demi-heure, la liaison était reprise par les cris des coureurs et des signaux lumineux. Une fatigue infinie pourrissait les âmes. Plus d’un se mit à rugir sa rage et son désespoir : « Donnez-nous au moins des bottes entières si vous voulez faire une guerre ! » murmura une voix. « Ceux qui continuent sont des clowns ! Je reste ! » brailla une autre. Les officiers ne s’inquiétaient pas de ces appels au désordre. Ils étaient eux-mêmes trop occupés de leurs souffrances. Ils savaient bien aussi que les crieurs suivraient quand même car il y a moins de fatigues et de dangers en effet pour pour celui qui quitte la colonne sans raison valable, mais de nouvelles souffrances plus déshonorantes commencent pour lui.

Dans le lointain obscur deux flammes bleuâtres. On entend des détonations, un bruit strident et, coup sur coup, deux obus éclatent sur le gravier. Un homme s’affaisse. Le lieutenant S. est blessé. Nous le pansons aussi bien que nous le pouvons dans l’obscurité Ce sont nos signaux qui ont dû attirer les coups. La défense absolue de faire de la lumière est donnée. C’en est fini des cris séditieux. Ramenés à la discipline par l’ennemi lui-même, les hommes parlent entre eux à voix basse. Une sorte d’accord résolu, cohérent, s’est établi… » (p. 138-139)

Hongrie (Roumanie après la guerre): secteur de Parajd (Transylvanie), 19 octobre 1916 ; Szentlelek, 21 octobre ; Ottelve, 24 octobre 1916 : « Autour de la ville a poussé une couronne de tombes nouvelles. Beaucoup de maisons ont été détruites et pillées, en bien des endroits on a fait sauter avec des grenades à main les rideaux de fer des boutiques. Les Roumains en fuite ont détruit les ponts de l’Aluta. Maintenant les pionniers prussiens jettent en quelques heures un pont de fortune en bois, hardi, presque élégant… »

Koczmas, 25/10/16 ; Esztelnek, 30/10/16 ; escalade du Bako Tetö le 1er novembre 16 ; manque d’équipement hivernal ; soldats aux orteils gelés (p. 70) ; montagne de Kishava, 2 nov. 16

Tuer ou ne pas tuer : 2 novembre 1916 « […] Je vois dans la lunette une petite colline rocheuse couverte de beaucoup de broussailles et de quelques arbustes. Tout à coup je découvre un groupe entier de Roumains en train de construire un obstacle derrière un buisson de genévriers. Je vais avertir l’observateur lorsque je ressens une contrainte et je me tais. Je me trouvais pour la première fois devant le devoir de tuer, car l’ennemi qu’on épargne risque l’instant d’après de menacer les nôtres. Et pourtant, ces hommes, j’avais l’impression de les tenir dans ma main. J’en voyais un bourrer sa pipe, un autre boire son bidon. Ils étaient sûrs de n’avoir rien à craindre et tant qu’en effet je me tairais il ne leur arriverait rien. Situation étrange pour un homme qui n’est pas soldat et qui vit à peu près en paix avec lui-même… » (p. 72-73)

Nouvelles de Vienne : 2 novembre 1916 : « Il paraît que la Hofburg à Vienne est assiégée jour et nuit par des foules affamées qui supplient l’Empereur de faire le premier pas pour la paix… » (p. 73)

Bosniaques (p. 75); (p. 90) ; Russes (p. 145)

Indices du moral et de l’ambiance au sein d’une armée multinationale : 12/11/16 : […] Des troupes autrichiennes traversent la montagne, faisant halte parfois. J’ai vu, un peu à l’écart de la forêt, un jeune officier polonais, le visage pâle, frapper avec son poing fermé aux épaules et à la tête un Bosniaque plus âgé qui ne paraissait pas comprendre ses ordres. De telles scènes ont dû se produire par-ci par-là depuis peu de temps dans les armées alliées. Cette armée est tellement disparate et tous se haïssent les uns les autres. Le chef ne sait pas parler et ne comprend pas la langue de sa troupe et il se juge trop distingué pour l’apprendre… » (p. 91-92)

29/11/16 : Chefs autrichiens et allemands se sont disputés pour une question de logement : « A midi, pendant que nous, allemands, isolés et hostiles, nous mangions cette viande de conserve dont nous étions saturés, du pain dur et buvions un café amer, dans la même salle, à la table de nos alliés le vin coulait et les ordonnances autrichiens, les yeux fixés sur nous avec une indifférence et une fixité commandées, faisaient passer devant nous de beaux rôtis et des crêpes… » (p. 135)

4/11/16 : « […] Soudain nous nous trouvons devant un mort et comme s’il nous avait ouvert les yeux, nous voyons maintenant que la forêt est pleine de cadavres. La plupart sont des Roumains, les Autrichiens ayant été ensevelis. Ils ont été abattus en rangs, autour des hauteurs de Lespedii. Ils portent une casquette à deux pointes. […] Ils ont tous des uniformes entièrement neufs, des demi-bottes taillées dans un seul morceau de cuir et tenues en haut par de forts lacets verts qui font dans des oeillets le tour de la jambe… »

Ramassage de trophées : « […] Nous voyons des blessés légers allemands descendre au milieu de la zone mortelle, les uns pâles et battus, d’autres pleins de jactance, attifés comme à Carnaval de ceintures, de vestes et de décorations prises sur les morts ennemis. L’un d’eux rapporte de la position roumaine un gramophone qu’il lui vient maintenant l’idée d’ouvrir et de poser sur un rocher. Figaro entonne un grand air et la chanson de Mozart retentit comme la voix d’un fou dans ce monde bouleversé… »

Au poste de secours :

Odeurs : « […] dans l’abri, la vapeur de sang devient de plus en plus épaisse. Cette puanteur animale et gluante exaspère et attriste les nerfs, on court sans cesse respirer un peu d’air pur… » (p. 108)

Blessé revenu à lui : « […] Le fantassin Pirkl, après être resté pendant deux jours sans connaissance dans le poste de secours a repris aujourd’hui un pouls vigoureux, à sa dixième piqûre camphrée. Il a recommencé à respirer profondément. Complètement revenu à lui, il a bu un dernier bidon de thé et mangé de la viande de conserve. Couché dans ses propres excréments, il se sentit gêné à la fin et, sortant aussitôt pour se nettoyer, il aperçut brusquement la croix que son frère lui avait taillée. Il y lut attentivement son nom, regarda ensuite dans la fosse ouverte et se frotta longuement les yeux. Puis il se mit à rire… » (p. 117)

Un soldat commotionné (p. 146-147)

« […] sans cesse des imprudents s’offrent aux tireurs ennemis intrépides qui sont cachés dans les arbres et restent des demi-journées entières à l’affût, avec une patience animale, attendant que quelqu’un des nôtres s’oublie et quitte son abri. C’est une tactique féline pour laquelle aucun soldat au monde n’est si mal fait que l’Allemand » (p. 118)

22 novembre 1916 : relève par la Landwehr prussienne. Repos à Kezdi-Almas ; « […] La journée s’est passée tranquillement bien que plusieurs hommes fussent venus me trouver, se plaignant d’avoir la poitrine oppressée. A l’auscultation, je découvris de nombreuses stases du coeur. Aucun ne veut aller à l’hôpital car chacun compte sur des semaines de repos et se contente de gouttes de valériane » (p. 120)

Femmes : « […] Elle désirait avant tout savoir si les maisons de Hosszuhavas avaient été détruites. Elle parut joyeuse lorsque je lui dis que non. Elle me demanda ensuite qui nous avions comme adversaires. Lorsque je lui dis que c’étaient des Russes, elle sourit. Elle me raconta que, dans ce cas, c’est à peine s’ils auraient eu à fuir car les Russes ne faisaient aucun mal aux petits paysans et ils avaient plus de respect pour les femmes que les Roumains… » (p. 158)

La pression du groupe :

« […] En haut, pendant une courte halte sur un large champ de neige, un fantassin se fit porter malade, – une des recrues qui nous ont rejoints à Palanka. Pendant qu’il s’approche il doit essuyer les mots cruels des gens de sa section ; l’un d’eux fait mine de lui barrer la route et ne recule que sur mon ordre.

« J’ai attendu vingt-huit mois une permission », s’écrie le vieux Lutz. – Je suis devenu gris et tordu à la guerre et toi tu veux te sauver dès le deuxième jour, poule mouillée !  » Un autre raille : « Tiens bon, camarade, tiens bon. »

Le jeune homme, une petite figure d’enfant gâté sous un casque d’acier bien trop grand, explique, en pleurant presque, qu’il est engagé volontaire pour le front et qu’il reviendra aussitôt qu’il sera guéri mais qu’il n’en peut vraiment plus. On se moque de lui. Son souffle précipité lance une vapeur blanche dans le froid et ses yeux luisent de fièvre ; mais à cela les autres ne prennent plus garde. Exaspérés par la fatigue et leur destinée incertaine, ils haïssent comme un damné celui qui cherche à fuir l’enfer commun… » (p. 168)

Frédéric Rousseau, avril 2008.

Share

Denisse, Albert (1868-1946)

1. Le témoin

Fils de Pierre François Denisse, négociant en textile, et de Marie Josèphe Julie Adèle Cappe, il est né le 18 septembre 1868 au Cateau-Cambrésis (Nord). Etudes à l’Ecole supérieure de Commerce de Paris. Service militaire au 120e RI en 1886-87. Voyages au Mexique et aux Etats-Unis. Parle l’anglais, l’espagnol et l’allemand. Marié le 23 août 1899 avec Obéline Mahieux, fille d’un riche propriétaire. Installé à Etreux (Aisne). Son fils Pierre naît en 1900, sa fille Thérèse en 1905. En 1904, il achète et modernise une brasserie à Etreux. Son fils lui succèdera en 1926.

Albert Denisse, dit Pabert, est catholique, conservateur. Il a siégé au conseil municipal d’Etreux. En 1914, il a 46 ans.

2. Le témoignage

Lors de l’avance des Allemands en août 1914, Pabert envoie sa femme et ses deux enfants vers Paris et reste à Etreux pour sauvegarder ses biens. Il commence à tenir un journal à partir du 26 août, jour du départ de sa femme, les Allemands arrivant dans le village dans la nuit du 27 au 28. Sans savoir combien de temps la séparation allait durer, il résume chaque jour ce qui s’est passé, comme s’il conversait avec sa famille. Ceci jusqu’au 3 novembre 1918. Il écrit sur la partie inutilisée de cahiers scolaires de ses enfants ou de livres de comptes de l’entreprise. Nombreuses abréviations. Des passages mettant en cause des proches sont en sténo (par exemple la transcription du délire d’un malade accusant une femme de l’avoir empoisonné). Un passage manque entre le 14 novembre et le 10 décembre 1917. Les originaux sont la propriété des descendants d’Albert Denisse. Une transcription intégrale accompagne le mémoire de maîtrise de Franck Le Cars cité plus bas.

3. Analyse

La bourgade d’Etreux, en Thiérache, sur le canal de la Sambre à l’Oise, avait 1450 habitants en 1914. L’activité principale était l’agriculture ; il y avait aussi une usine textile, une minoterie et deux brasseries, dont celle d’Albert Denisse. Entre fin août 1914 et fin octobre 1918, Etreux fut occupée par les Allemands, et donc, entre les deux dates, resta en dehors de la zone de combat. Seuls quelques bombardements aériens des Alliés sur un champ d’aviation situé à proximité sont à noter.

Etreux fut le siège d’une kommandantur qui dirigeait 22 communes, les maires n’ayant qu’à obéir et à appliquer les décisions allemandes. Les occupants imposèrent l’heure allemande et un couvre-feu précoce, l’obligation pour les civils de saluer les officiers en se découvrant. La circulation était limitée et soumise à des permis. Les habitants devaient loger les Allemands, ce qui avait beaucoup d’inconvénients, mais aussi quelques avantages. « Mon officier », comme le désigne Albert Denisse, rend des services. Par contre, le comportement du « Gros Capitaine Pilleur Pels Leusden » fait l’unanimité contre lui.

Les réquisitions sont quasi-permanentes (et détaillées dans le témoignage) : produits alimentaires, en particulier œufs, lait, vin ; matériel de couchage ; métaux (par exemple tout l’équipement des brasseries). Entre réquisitions officielles et pillages des soldats, il n’y a pas une grande différence, mais certaines plaintes déposées par les notables peuvent être suivies d’effet. Les perquisitions dans les caves des particuliers font apparaître des réserves considérables de plusieurs centaines de bouteilles, 1200 bouteilles dans une cave murée chez une dame ; seulement 200 bouteilles chez le curé, dont le contenu était qualifié de vin de messe. Catholique pratiquant, Albert Denisse ne peut s’empêcher de ponctuer sa phrase de plusieurs points d’exclamation. L’occupant réquisitionne aussi les jeunes hommes pour travailler. Des otages sont pris. Albert Denisse passe ainsi une semaine à Maubeuge en décembre 1917, en représailles de quelque chose qu’il ignore. Il devient « chef de popote » d’un groupe de notables de la région parmi lesquels le docteur Charles Lecompt, de Vendegies-sur-Ecaillon, le père d’une jeune fille qui a également tenu son journal de l’occupation (voir la notice Lecompt, Andrée). D’autres otages sont envoyés en Allemagne.

La principale difficulté est le ravitaillement. Les prix montent, la qualité des produits diminue. On épuise rapidement les réserves que les Allemands ont laissées ; on développe la culture des jardins ; le « ravitaillement américain » apporte de temps en temps une embellie. Albert Denisse doit adapter la qualité de bière au goût des occupants, puis cesser de produire lorsque l’équipement de la brasserie est démonté. Il utilise alors ses capitaux pour devenir marchand de vivres en allant chercher du ravitaillement en Belgique ; il prête à des particuliers et à des communes.

Les comportements de la population sont divers. L’auteur note des gestes d’entraide. Mais les rivalités politiques et économiques du temps de paix sont exacerbées par la situation difficile. C’est le cas par exemple pour les deux brasseurs, mais leur guerre se terminera par la disparition des deux brasseries. Il y a des lettres anonymes de dénonciation : Albert Denisse note que les Allemands en sont écœurés. Des jeunes filles fréquentent des soldats. Des femmes qui en insultent une autre rencontrée en compagnie d’Allemands sont condamnées à trois jours de prison. Depuis août 14, certains habitants ont caché des soldats alliés, des Anglais principalement, croyant peut-être que la guerre serait courte. Le temps passant, leur situation devient intenable. On en capture, sur dénonciation, jusqu’en février et avril 1915, et encore deux en février 1916.

Un grand problème est celui de l’information. Et d’abord, comment avoir des nouvelles de sa femme et de ses enfants ? Il pense à utiliser les bons offices d’un sergent allemand pour envoyer une lettre par la Suisse. Le sergent conseille de passer par les services de la Croix Rouge. C’est le 7 septembre 1915, après plus d’un an de séparation, que Pabert apprend, indirectement et de manière laconique, que sa femme se trouve à Versailles et en bonne santé. Les nouvelles sont parties de France à destination d’un prisonnier de guerre en Allemagne, lequel les a communiquées à son épouse habitant un village proche d’Etreux. Autre moyen : donner un message aux personnes âgées et malades rapatriées vers la France par la Suisse. Tout ceci est lent et incertain, mais c’est un bon exemple des capacités d’adaptation à une situation apparemment inextricable. En mai 1916, Pabert apprend, par l’entremise d’un prisonnier de guerre, un succès scolaire de son fils et il glisse dans sa tirelire « une belle pièce d’or de cent francs » pour qu’il la trouve à son retour, « et nous espérons que ce sera bientôt ». Par la Croix Rouge, le 3 février 1918, il reçoit une lettre de sa famille partie le 25 octobre 1917 ; puis, le 18 mars 1918, une lettre du 14 janvier. Retards et contradictions, quand il s’agit d’intermédiaires, font que Pabert n’arrive pas à savoir vraiment si son fils est entré à l’Ecole de Commerce, au lycée Henri IV ou s’il a abandonné ses études…

L’information sur la guerre en cours est beaucoup plus abondante. Les journaux allemands donnent les communiqués officiels des principaux pays belligérants. Albert Denisse les compare, en exerçant un esprit critique certain. Il apprend rapidement les faits bruts : changements ministériels en France, offensive allemande sur Verdun, rupture des Etats-Unis avec l’Allemagne, renversement du tsar, etc. La révolution russe le préoccupe dès le 16 mars 1917. Certes le nouveau gouvernement entend poursuivre la guerre, mais « je m’attends à des divisions terribles qui affaibliront certainement l’armée russe ». Il signale dès le 10 novembre la deuxième révolution, celle des « maximalistes » (il écrira plus tard : « bolcheviki »). Sa critique porte sur la « lâcheté » des Russes qui abandonnent leurs alliés, mais il se préoccupe aussi des fameux emprunts russes : « Le gouvernement révolutionnaire russe renie, paraît-il, tous les emprunts antérieurs de la Russie !! Est-ce le commencement de la banqueroute russe ? Ce serait encore bien triste pour la France » (19 janvier 1918).

Si les rumeurs sont nombreuses au sein des armées (voir en particulier Les carnets de guerre d’Arnaud Pomiro, Des Dardanelles au Chemin des Dames, présentés par Fabrice Pappola, Toulouse, Privat, 2006), le phénomène n’épargne pas les population civiles en territoire occupé. Albert Denisse les signale, mais « on en dit tant qu’il ne faut plus croire que ce que l’on voit », écrit-il dès le 18 octobre 1914. Par contre, il est bien placé, au milieu de soldats allemands, pour se faire l’écho de leurs paroles et les interpréter. Certes, ils fêtent leurs victoires. Mais, dès le 22 novembre 1914, Albert les entend dire qu’ils ont déjà un million d’hommes hors de combat , et en décembre que l’artillerie française fauche des régiments entiers. Le 22 mars 1915, il constate qu’il y a « beaucoup de soldats à qui cela ne plaît pas du tout de se rapprocher ainsi de la ligne de feu ». Le 5 avril 1915, il voit arriver une division revenant du front : « L’artillerie et la cavalerie sont en bon état, mais l’infanterie laisse beaucoup à désirer car on y voit beaucoup d’éclopés, de tristes mines fatiguées, et beaucoup de tout jeunes gens encadrés par des vieux. En général, il ne semble plus guère y avoir beaucoup d’enthousiasme dans ces troupes. » En mai 1915, en août 1916, il note que les hommes n’ont aucune envie de retourner en ligne. En mars 1917, il voit un lieutenant pleurer à l’idée de repartir, puis faire la fête avec ses hommes lorsque le contrordre arrive. Le 19 avril : « J’ai vu aujourd’hui un soldat allemand qui revenait de permission, et il a pleuré à chaudes larmes pendant quelques minutes en me racontant toute la misère qui existe en Allemagne où tout le monde a faim. » Les femmes allemandes voudraient rendre l’Alsace-Lorraine en échange de leurs maris (juillet 1917). Même lors de la nouvelle avancée profonde du printemps 1918, les soldats allemands disent qu’il s’agit d’une « victoire désastreuse », « que c’est une boucherie épouvantable sur le front de bataille, et cela diminue beaucoup leur enthousiasme ; il y a même beaucoup de traînards partout, et beaucoup de soldats qui sont équipés à neuf ici vendent une partie de leurs vêtements pour très peu de chose et bien souvent pour avoir à manger » (avril 1918).

Le 1er janvier 1918, pour la quatrième fois, Pabert note son souhait d’une fin prochaine du cauchemar. Les cours du change à Zurich sont favorables à la France, mais les nouvelles offensives allemandes du printemps remportent des succès spectaculaires confirmés par l’incessant passage de colonnes de prisonniers français, mais nuancés par les propos des soldats allemands rapportés plus haut. Plus tard, le retournement est également visible et audible. Les gendarmes allemands traquent les déserteurs de plus en plus nombreux. Les avions alliés lancent des bulletins d’information. Même les journaux allemands ne peuvent masquer l’avance des Alliés sur tous les fronts : prise du saillant de Saint-Mihiel par les Américains ; succès en Palestine, en Bulgarie. Le 17 septembre, Albert Denisse note : « Cette nuit, le canon s’est très rapproché de nous et nous ne l’avions jamais entendu aussi près depuis 4 ans. » Le 2 octobre, « la Gazette de Cologne publie un article presque pessimiste et comme nous n’en avions encore jamais vu ». Ce ne sont plus des prisonniers qui passent par Etreux, mais des populations civiles évacuées à cause du rapprochement de la ligne de feu. Le 5 octobre, « la kommandatur commence à emballer pour partir bientôt ». Le 6, le changement de chancelier et les perspectives de paix prochaine font que « les soldats allemands chantent dans les rues, les officiers ont l’air tristes ». La population d’Etreux est évacuée à son tour les 13 et 14 octobre. C’est dans une grange, à Fontenelle, à la limite du département du Nord, qu’Albert Denisse termine son journal, au crayon, le 3 novembre 1918.

Du début à la fin, malgré quelques moments de découragement, il a écrit qu’il voulait la victoire alliée, comprenant toutefois que, si l’Allemagne termine complètement épuisée, « nous ne le serons guère moins » (17 janvier 1918). La phrase suivante résume assez bien le mélange des sentiments au moment où la fin approche : « Si nous vivons dans l’angoisse, nos cœurs sont gonflés d’espérance et notre tristesse disparaît devant notre joie » (9 octobre 1918).

4. Autres informations

– Franck Le Cars, La vie quotidienne du village d’Etreux sous l’occupation de la Grande Guerre d’après un document inédit : le journal de Pabert, mémoire de maîtrise, Université de Toulouse Le Mirail, octobre 1996, 121 p., illustrations.

Le journal de Pabert, 25 août 1914 – 3 novembre 1918, transcription intégrale par Franck Le Cars, annexe au mémoire de maîtrise, 264 p.

Rémy Cazals, mars 2008, d’après les travaux de Franck Le Cars

Complément au 3 novembre 2020 : La ténacité de Franck Le Cars vient d’être récompensée. Il a réussi à publier l’intégrale du témoignage de son arrière-arrière-grand-père, sous le titre PABERT, Journal d’un officier-brasseur dans la France occupée de la Grande Guerre, 484 pages, 22 euros. Pour toute l’actualité de Pabert et la commande d’ouvrages : www.pabert.fr

 

Share