Carossa, Hans (1878-1956)

1. Le témoin

Né le 15 décembre 1878 à Bad Tölz, en Haute Bavière. Fils d’un médecin réputé d’origine italienne. Après des études de médecine, s’installe à Nuremberg puis à Munich.

Parallèlement à ses activités médicales, il écrit des poèmes ; un premier roman : La Fin du docteur Bürger (1913) ; ce « journal intime d’un médecin qui, confronté aux limites de la science, choisit de se suicider, sera remanié en 1930 » sous le titre : le Docteur Ghion (1931) ; puis en 1955 : la Journée du jeune médecin.

2. Le témoignage

L’édition originale de cet ouvrage a été publiée en 1924 par Inzel Verlag, à Leipzig sous le titre : Rumänisches Tagesbuch. Traduit en français en 1938 par Jacques Leguèbe, et publié une première fois aux éditions Grasset et Fasquelle. Publié en 1999, sous le titre Journal de guerre, aux éditions Bernard Grasset, coll° Les Cahiers Rouges, 196 pages. Avant-propos de Jacques Leguèbe.

« Ce Journal de guerre consigne d’octobre à décembre 1916, parfois heure par heure, l’expérience de l’auteur, alors médecin dans l’armée allemande, parti de la baie de somme pour rejoindre le front roumain avec son régiment » (Cf. Présentation, p. III)

3. Analyse

Relations cordiales avec des civils occupés : Libermont (France du Nord) : « Le 4 octobre 1916, je brisai le petit miroir de ma table de toilette. Je voulus m’en excuser auprès de la vieille Mme Varnier et lui proposer une indemnité. Bien qu’elle en fut certainement contrariée, elle n’en voulut rien laisser paraître et me répondit en souriant que ce n’était qu’une bagatelle ; […] Par bonheur je venais de recevoir de Münich un colis de macarons au chocolat que je lui offris. Elle le prit sans façons et l’emporta dans ses mains tremblantes.

Plus tard, en retour elle plaça sur ma fenêtre un arbuste, une sorte d’araucaria qui faisait songer à un pin… »

Départ le 9 octobre 16 : « […] Les vieux Varnier étaient déjà levés et habillés lorsque je vins à la cuisine les remercier et leur faire mes adieux. Ils se défendirent, « on remplit son devoir » me dit avec courtoisie Mme Varnier. Cependant, nous nous sommes cordialement serré les mains. »

Le repos : « 5 oct. 16 : Tous nous maudissons déjà ce prétendu repos avec sa nourriture chiche, ses inspections incessantes, ses exercices, ses appels, ses alertes, et les marques de respect que nous devons donner à des uniformes trop neufs. Beaucoup appellent déjà de tous leurs voeux la vie du front, plus rude et plus dangereuse mais plus digne et plus libre.. »

Censure du courrier par le lieutenant : « (8/10/16) il ne fallait laisser partir aucune lettre qui puisse laisser supposer l’imminente relève… »

Prisonniers français : « (9/10/16) Des Français en long manteau sombre, les épaules frileusement serrées, s’en vont en captivité. Quelques-uns de nos jeunes lourdaux s’approchent d’eux, rassemblent les rares mots français qu’ils connaissent et voudraient bien savoir ce qu’on mange là-bas en face, quelle est la solde, si la paix sera bientôt signée et d’autres choses semblables. Les étrangers ne paraissent pas comprendre, leurs pâles visages se durcissent, impénétrables sous la lune. Je ne m’étonne vraiment pas qu’ils ne répondent guère à la naïve affabilité de nos Allemands du sud, tels que je les vois, au milieu de leur pays dévasté… » (p. 14)

Mauvais esprit : 12/10/16 : après la découverte de fromages pourris et immangeables : « […] le fantassin Kristl décharge encore cette fois la mauvaise humeur qui le ronge sans cesse : il propose d’envoyer les fromages à Spa, pour la table de la cour Impériale. Il a parlé assez haut pour être entendu par le commandant mais le commandant sait depuis longtemps combien Kristl aimerait à être engagé dans l’imbroglio d’une poursuite judiciaire et regagner la patrie par le détour de la prison. Il fait mine de ne pas avoir entendu la remarque insolente. » (p. 17)

Pendant une marche, un homme crie « Halte » ; cela crée un incident, le chef exigeant de connaître le nom du coupable : « Si l’on cherche à voir clairement ce que signifie cet incident on sent que ce n’est que l’accès aigu d’un mal qui nous travaille depuis longtemps déjà. La guerre entre dans sa troisième année. Le soldat, souvent sans vocation, nourri maigrement, mal vêtu, mal chaussé, perd sa résistance nerveuse et sa discipline. Les officiers le savent et laissent, surtout les jeunes, beaucoup de choses aller à l’abandon, font mine de ne pas entendre des réflexions punissables, se disant qu’elles n’ont pas été pensées méchamment et que près de l’ennemi elles se tairont d’elles-mêmes… » (p. 52)

4/11/16 : « Nous sommes restés à observer par une petite éclaircie la hauteur de Lespedii que le bataillon doit attaquer pendant les prochaines journées. […] et le lieutenant K. exprima mon propre sentiment lorsqu’il demanda s’il y avait une utilité tactique quelconque à sacrifier le sang allemand pour ces misérables masses de pierre. Au nom de Dieu qu’on les laisse donc aux Roumains ! L’officier d’ordonnance regarda le jeune camarade d’un air scandalisé… » (p. 78-79)

La colonne s’égare dans la nuit : « Par place nous pataugions dans l’eau qui entrait avec des gargouillis dans nos bottes éculées. La 6e compagnie se détacha de la colonne et s’égara dans une vallée affluente : au bout d’une demi-heure, la liaison était reprise par les cris des coureurs et des signaux lumineux. Une fatigue infinie pourrissait les âmes. Plus d’un se mit à rugir sa rage et son désespoir : « Donnez-nous au moins des bottes entières si vous voulez faire une guerre ! » murmura une voix. « Ceux qui continuent sont des clowns ! Je reste ! » brailla une autre. Les officiers ne s’inquiétaient pas de ces appels au désordre. Ils étaient eux-mêmes trop occupés de leurs souffrances. Ils savaient bien aussi que les crieurs suivraient quand même car il y a moins de fatigues et de dangers en effet pour pour celui qui quitte la colonne sans raison valable, mais de nouvelles souffrances plus déshonorantes commencent pour lui.

Dans le lointain obscur deux flammes bleuâtres. On entend des détonations, un bruit strident et, coup sur coup, deux obus éclatent sur le gravier. Un homme s’affaisse. Le lieutenant S. est blessé. Nous le pansons aussi bien que nous le pouvons dans l’obscurité Ce sont nos signaux qui ont dû attirer les coups. La défense absolue de faire de la lumière est donnée. C’en est fini des cris séditieux. Ramenés à la discipline par l’ennemi lui-même, les hommes parlent entre eux à voix basse. Une sorte d’accord résolu, cohérent, s’est établi… » (p. 138-139)

Hongrie (Roumanie après la guerre): secteur de Parajd (Transylvanie), 19 octobre 1916 ; Szentlelek, 21 octobre ; Ottelve, 24 octobre 1916 : « Autour de la ville a poussé une couronne de tombes nouvelles. Beaucoup de maisons ont été détruites et pillées, en bien des endroits on a fait sauter avec des grenades à main les rideaux de fer des boutiques. Les Roumains en fuite ont détruit les ponts de l’Aluta. Maintenant les pionniers prussiens jettent en quelques heures un pont de fortune en bois, hardi, presque élégant… »

Koczmas, 25/10/16 ; Esztelnek, 30/10/16 ; escalade du Bako Tetö le 1er novembre 16 ; manque d’équipement hivernal ; soldats aux orteils gelés (p. 70) ; montagne de Kishava, 2 nov. 16

Tuer ou ne pas tuer : 2 novembre 1916 « […] Je vois dans la lunette une petite colline rocheuse couverte de beaucoup de broussailles et de quelques arbustes. Tout à coup je découvre un groupe entier de Roumains en train de construire un obstacle derrière un buisson de genévriers. Je vais avertir l’observateur lorsque je ressens une contrainte et je me tais. Je me trouvais pour la première fois devant le devoir de tuer, car l’ennemi qu’on épargne risque l’instant d’après de menacer les nôtres. Et pourtant, ces hommes, j’avais l’impression de les tenir dans ma main. J’en voyais un bourrer sa pipe, un autre boire son bidon. Ils étaient sûrs de n’avoir rien à craindre et tant qu’en effet je me tairais il ne leur arriverait rien. Situation étrange pour un homme qui n’est pas soldat et qui vit à peu près en paix avec lui-même… » (p. 72-73)

Nouvelles de Vienne : 2 novembre 1916 : « Il paraît que la Hofburg à Vienne est assiégée jour et nuit par des foules affamées qui supplient l’Empereur de faire le premier pas pour la paix… » (p. 73)

Bosniaques (p. 75); (p. 90) ; Russes (p. 145)

Indices du moral et de l’ambiance au sein d’une armée multinationale : 12/11/16 : […] Des troupes autrichiennes traversent la montagne, faisant halte parfois. J’ai vu, un peu à l’écart de la forêt, un jeune officier polonais, le visage pâle, frapper avec son poing fermé aux épaules et à la tête un Bosniaque plus âgé qui ne paraissait pas comprendre ses ordres. De telles scènes ont dû se produire par-ci par-là depuis peu de temps dans les armées alliées. Cette armée est tellement disparate et tous se haïssent les uns les autres. Le chef ne sait pas parler et ne comprend pas la langue de sa troupe et il se juge trop distingué pour l’apprendre… » (p. 91-92)

29/11/16 : Chefs autrichiens et allemands se sont disputés pour une question de logement : « A midi, pendant que nous, allemands, isolés et hostiles, nous mangions cette viande de conserve dont nous étions saturés, du pain dur et buvions un café amer, dans la même salle, à la table de nos alliés le vin coulait et les ordonnances autrichiens, les yeux fixés sur nous avec une indifférence et une fixité commandées, faisaient passer devant nous de beaux rôtis et des crêpes… » (p. 135)

4/11/16 : « […] Soudain nous nous trouvons devant un mort et comme s’il nous avait ouvert les yeux, nous voyons maintenant que la forêt est pleine de cadavres. La plupart sont des Roumains, les Autrichiens ayant été ensevelis. Ils ont été abattus en rangs, autour des hauteurs de Lespedii. Ils portent une casquette à deux pointes. […] Ils ont tous des uniformes entièrement neufs, des demi-bottes taillées dans un seul morceau de cuir et tenues en haut par de forts lacets verts qui font dans des oeillets le tour de la jambe… »

Ramassage de trophées : « […] Nous voyons des blessés légers allemands descendre au milieu de la zone mortelle, les uns pâles et battus, d’autres pleins de jactance, attifés comme à Carnaval de ceintures, de vestes et de décorations prises sur les morts ennemis. L’un d’eux rapporte de la position roumaine un gramophone qu’il lui vient maintenant l’idée d’ouvrir et de poser sur un rocher. Figaro entonne un grand air et la chanson de Mozart retentit comme la voix d’un fou dans ce monde bouleversé… »

Au poste de secours :

Odeurs : « […] dans l’abri, la vapeur de sang devient de plus en plus épaisse. Cette puanteur animale et gluante exaspère et attriste les nerfs, on court sans cesse respirer un peu d’air pur… » (p. 108)

Blessé revenu à lui : « […] Le fantassin Pirkl, après être resté pendant deux jours sans connaissance dans le poste de secours a repris aujourd’hui un pouls vigoureux, à sa dixième piqûre camphrée. Il a recommencé à respirer profondément. Complètement revenu à lui, il a bu un dernier bidon de thé et mangé de la viande de conserve. Couché dans ses propres excréments, il se sentit gêné à la fin et, sortant aussitôt pour se nettoyer, il aperçut brusquement la croix que son frère lui avait taillée. Il y lut attentivement son nom, regarda ensuite dans la fosse ouverte et se frotta longuement les yeux. Puis il se mit à rire… » (p. 117)

Un soldat commotionné (p. 146-147)

« […] sans cesse des imprudents s’offrent aux tireurs ennemis intrépides qui sont cachés dans les arbres et restent des demi-journées entières à l’affût, avec une patience animale, attendant que quelqu’un des nôtres s’oublie et quitte son abri. C’est une tactique féline pour laquelle aucun soldat au monde n’est si mal fait que l’Allemand » (p. 118)

22 novembre 1916 : relève par la Landwehr prussienne. Repos à Kezdi-Almas ; « […] La journée s’est passée tranquillement bien que plusieurs hommes fussent venus me trouver, se plaignant d’avoir la poitrine oppressée. A l’auscultation, je découvris de nombreuses stases du coeur. Aucun ne veut aller à l’hôpital car chacun compte sur des semaines de repos et se contente de gouttes de valériane » (p. 120)

Femmes : « […] Elle désirait avant tout savoir si les maisons de Hosszuhavas avaient été détruites. Elle parut joyeuse lorsque je lui dis que non. Elle me demanda ensuite qui nous avions comme adversaires. Lorsque je lui dis que c’étaient des Russes, elle sourit. Elle me raconta que, dans ce cas, c’est à peine s’ils auraient eu à fuir car les Russes ne faisaient aucun mal aux petits paysans et ils avaient plus de respect pour les femmes que les Roumains… » (p. 158)

La pression du groupe :

« […] En haut, pendant une courte halte sur un large champ de neige, un fantassin se fit porter malade, – une des recrues qui nous ont rejoints à Palanka. Pendant qu’il s’approche il doit essuyer les mots cruels des gens de sa section ; l’un d’eux fait mine de lui barrer la route et ne recule que sur mon ordre.

« J’ai attendu vingt-huit mois une permission », s’écrie le vieux Lutz. – Je suis devenu gris et tordu à la guerre et toi tu veux te sauver dès le deuxième jour, poule mouillée !  » Un autre raille : « Tiens bon, camarade, tiens bon. »

Le jeune homme, une petite figure d’enfant gâté sous un casque d’acier bien trop grand, explique, en pleurant presque, qu’il est engagé volontaire pour le front et qu’il reviendra aussitôt qu’il sera guéri mais qu’il n’en peut vraiment plus. On se moque de lui. Son souffle précipité lance une vapeur blanche dans le froid et ses yeux luisent de fièvre ; mais à cela les autres ne prennent plus garde. Exaspérés par la fatigue et leur destinée incertaine, ils haïssent comme un damné celui qui cherche à fuir l’enfer commun… » (p. 168)

Frédéric Rousseau, avril 2008.

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Denisse, Albert (1868-1946)

1. Le témoin

Fils de Pierre François Denisse, négociant en textile, et de Marie Josèphe Julie Adèle Cappe, il est né le 18 septembre 1868 au Cateau-Cambrésis (Nord). Etudes à l’Ecole supérieure de Commerce de Paris. Service militaire au 120e RI en 1886-87. Voyages au Mexique et aux Etats-Unis. Parle l’anglais, l’espagnol et l’allemand. Marié le 23 août 1899 avec Obéline Mahieux, fille d’un riche propriétaire. Installé à Etreux (Aisne). Son fils Pierre naît en 1900, sa fille Thérèse en 1905. En 1904, il achète et modernise une brasserie à Etreux. Son fils lui succèdera en 1926.

Albert Denisse, dit Pabert, est catholique, conservateur. Il a siégé au conseil municipal d’Etreux. En 1914, il a 46 ans.

2. Le témoignage

Lors de l’avance des Allemands en août 1914, Pabert envoie sa femme et ses deux enfants vers Paris et reste à Etreux pour sauvegarder ses biens. Il commence à tenir un journal à partir du 26 août, jour du départ de sa femme, les Allemands arrivant dans le village dans la nuit du 27 au 28. Sans savoir combien de temps la séparation allait durer, il résume chaque jour ce qui s’est passé, comme s’il conversait avec sa famille. Ceci jusqu’au 3 novembre 1918. Il écrit sur la partie inutilisée de cahiers scolaires de ses enfants ou de livres de comptes de l’entreprise. Nombreuses abréviations. Des passages mettant en cause des proches sont en sténo (par exemple la transcription du délire d’un malade accusant une femme de l’avoir empoisonné). Un passage manque entre le 14 novembre et le 10 décembre 1917. Les originaux sont la propriété des descendants d’Albert Denisse. Une transcription intégrale accompagne le mémoire de maîtrise de Franck Le Cars cité plus bas.

3. Analyse

La bourgade d’Etreux, en Thiérache, sur le canal de la Sambre à l’Oise, avait 1450 habitants en 1914. L’activité principale était l’agriculture ; il y avait aussi une usine textile, une minoterie et deux brasseries, dont celle d’Albert Denisse. Entre fin août 1914 et fin octobre 1918, Etreux fut occupée par les Allemands, et donc, entre les deux dates, resta en dehors de la zone de combat. Seuls quelques bombardements aériens des Alliés sur un champ d’aviation situé à proximité sont à noter.

Etreux fut le siège d’une kommandantur qui dirigeait 22 communes, les maires n’ayant qu’à obéir et à appliquer les décisions allemandes. Les occupants imposèrent l’heure allemande et un couvre-feu précoce, l’obligation pour les civils de saluer les officiers en se découvrant. La circulation était limitée et soumise à des permis. Les habitants devaient loger les Allemands, ce qui avait beaucoup d’inconvénients, mais aussi quelques avantages. « Mon officier », comme le désigne Albert Denisse, rend des services. Par contre, le comportement du « Gros Capitaine Pilleur Pels Leusden » fait l’unanimité contre lui.

Les réquisitions sont quasi-permanentes (et détaillées dans le témoignage) : produits alimentaires, en particulier œufs, lait, vin ; matériel de couchage ; métaux (par exemple tout l’équipement des brasseries). Entre réquisitions officielles et pillages des soldats, il n’y a pas une grande différence, mais certaines plaintes déposées par les notables peuvent être suivies d’effet. Les perquisitions dans les caves des particuliers font apparaître des réserves considérables de plusieurs centaines de bouteilles, 1200 bouteilles dans une cave murée chez une dame ; seulement 200 bouteilles chez le curé, dont le contenu était qualifié de vin de messe. Catholique pratiquant, Albert Denisse ne peut s’empêcher de ponctuer sa phrase de plusieurs points d’exclamation. L’occupant réquisitionne aussi les jeunes hommes pour travailler. Des otages sont pris. Albert Denisse passe ainsi une semaine à Maubeuge en décembre 1917, en représailles de quelque chose qu’il ignore. Il devient « chef de popote » d’un groupe de notables de la région parmi lesquels le docteur Charles Lecompt, de Vendegies-sur-Ecaillon, le père d’une jeune fille qui a également tenu son journal de l’occupation (voir la notice Lecompt, Andrée). D’autres otages sont envoyés en Allemagne.

La principale difficulté est le ravitaillement. Les prix montent, la qualité des produits diminue. On épuise rapidement les réserves que les Allemands ont laissées ; on développe la culture des jardins ; le « ravitaillement américain » apporte de temps en temps une embellie. Albert Denisse doit adapter la qualité de bière au goût des occupants, puis cesser de produire lorsque l’équipement de la brasserie est démonté. Il utilise alors ses capitaux pour devenir marchand de vivres en allant chercher du ravitaillement en Belgique ; il prête à des particuliers et à des communes.

Les comportements de la population sont divers. L’auteur note des gestes d’entraide. Mais les rivalités politiques et économiques du temps de paix sont exacerbées par la situation difficile. C’est le cas par exemple pour les deux brasseurs, mais leur guerre se terminera par la disparition des deux brasseries. Il y a des lettres anonymes de dénonciation : Albert Denisse note que les Allemands en sont écœurés. Des jeunes filles fréquentent des soldats. Des femmes qui en insultent une autre rencontrée en compagnie d’Allemands sont condamnées à trois jours de prison. Depuis août 14, certains habitants ont caché des soldats alliés, des Anglais principalement, croyant peut-être que la guerre serait courte. Le temps passant, leur situation devient intenable. On en capture, sur dénonciation, jusqu’en février et avril 1915, et encore deux en février 1916.

Un grand problème est celui de l’information. Et d’abord, comment avoir des nouvelles de sa femme et de ses enfants ? Il pense à utiliser les bons offices d’un sergent allemand pour envoyer une lettre par la Suisse. Le sergent conseille de passer par les services de la Croix Rouge. C’est le 7 septembre 1915, après plus d’un an de séparation, que Pabert apprend, indirectement et de manière laconique, que sa femme se trouve à Versailles et en bonne santé. Les nouvelles sont parties de France à destination d’un prisonnier de guerre en Allemagne, lequel les a communiquées à son épouse habitant un village proche d’Etreux. Autre moyen : donner un message aux personnes âgées et malades rapatriées vers la France par la Suisse. Tout ceci est lent et incertain, mais c’est un bon exemple des capacités d’adaptation à une situation apparemment inextricable. En mai 1916, Pabert apprend, par l’entremise d’un prisonnier de guerre, un succès scolaire de son fils et il glisse dans sa tirelire « une belle pièce d’or de cent francs » pour qu’il la trouve à son retour, « et nous espérons que ce sera bientôt ». Par la Croix Rouge, le 3 février 1918, il reçoit une lettre de sa famille partie le 25 octobre 1917 ; puis, le 18 mars 1918, une lettre du 14 janvier. Retards et contradictions, quand il s’agit d’intermédiaires, font que Pabert n’arrive pas à savoir vraiment si son fils est entré à l’Ecole de Commerce, au lycée Henri IV ou s’il a abandonné ses études…

L’information sur la guerre en cours est beaucoup plus abondante. Les journaux allemands donnent les communiqués officiels des principaux pays belligérants. Albert Denisse les compare, en exerçant un esprit critique certain. Il apprend rapidement les faits bruts : changements ministériels en France, offensive allemande sur Verdun, rupture des Etats-Unis avec l’Allemagne, renversement du tsar, etc. La révolution russe le préoccupe dès le 16 mars 1917. Certes le nouveau gouvernement entend poursuivre la guerre, mais « je m’attends à des divisions terribles qui affaibliront certainement l’armée russe ». Il signale dès le 10 novembre la deuxième révolution, celle des « maximalistes » (il écrira plus tard : « bolcheviki »). Sa critique porte sur la « lâcheté » des Russes qui abandonnent leurs alliés, mais il se préoccupe aussi des fameux emprunts russes : « Le gouvernement révolutionnaire russe renie, paraît-il, tous les emprunts antérieurs de la Russie !! Est-ce le commencement de la banqueroute russe ? Ce serait encore bien triste pour la France » (19 janvier 1918).

Si les rumeurs sont nombreuses au sein des armées (voir en particulier Les carnets de guerre d’Arnaud Pomiro, Des Dardanelles au Chemin des Dames, présentés par Fabrice Pappola, Toulouse, Privat, 2006), le phénomène n’épargne pas les population civiles en territoire occupé. Albert Denisse les signale, mais « on en dit tant qu’il ne faut plus croire que ce que l’on voit », écrit-il dès le 18 octobre 1914. Par contre, il est bien placé, au milieu de soldats allemands, pour se faire l’écho de leurs paroles et les interpréter. Certes, ils fêtent leurs victoires. Mais, dès le 22 novembre 1914, Albert les entend dire qu’ils ont déjà un million d’hommes hors de combat , et en décembre que l’artillerie française fauche des régiments entiers. Le 22 mars 1915, il constate qu’il y a « beaucoup de soldats à qui cela ne plaît pas du tout de se rapprocher ainsi de la ligne de feu ». Le 5 avril 1915, il voit arriver une division revenant du front : « L’artillerie et la cavalerie sont en bon état, mais l’infanterie laisse beaucoup à désirer car on y voit beaucoup d’éclopés, de tristes mines fatiguées, et beaucoup de tout jeunes gens encadrés par des vieux. En général, il ne semble plus guère y avoir beaucoup d’enthousiasme dans ces troupes. » En mai 1915, en août 1916, il note que les hommes n’ont aucune envie de retourner en ligne. En mars 1917, il voit un lieutenant pleurer à l’idée de repartir, puis faire la fête avec ses hommes lorsque le contrordre arrive. Le 19 avril : « J’ai vu aujourd’hui un soldat allemand qui revenait de permission, et il a pleuré à chaudes larmes pendant quelques minutes en me racontant toute la misère qui existe en Allemagne où tout le monde a faim. » Les femmes allemandes voudraient rendre l’Alsace-Lorraine en échange de leurs maris (juillet 1917). Même lors de la nouvelle avancée profonde du printemps 1918, les soldats allemands disent qu’il s’agit d’une « victoire désastreuse », « que c’est une boucherie épouvantable sur le front de bataille, et cela diminue beaucoup leur enthousiasme ; il y a même beaucoup de traînards partout, et beaucoup de soldats qui sont équipés à neuf ici vendent une partie de leurs vêtements pour très peu de chose et bien souvent pour avoir à manger » (avril 1918).

Le 1er janvier 1918, pour la quatrième fois, Pabert note son souhait d’une fin prochaine du cauchemar. Les cours du change à Zurich sont favorables à la France, mais les nouvelles offensives allemandes du printemps remportent des succès spectaculaires confirmés par l’incessant passage de colonnes de prisonniers français, mais nuancés par les propos des soldats allemands rapportés plus haut. Plus tard, le retournement est également visible et audible. Les gendarmes allemands traquent les déserteurs de plus en plus nombreux. Les avions alliés lancent des bulletins d’information. Même les journaux allemands ne peuvent masquer l’avance des Alliés sur tous les fronts : prise du saillant de Saint-Mihiel par les Américains ; succès en Palestine, en Bulgarie. Le 17 septembre, Albert Denisse note : « Cette nuit, le canon s’est très rapproché de nous et nous ne l’avions jamais entendu aussi près depuis 4 ans. » Le 2 octobre, « la Gazette de Cologne publie un article presque pessimiste et comme nous n’en avions encore jamais vu ». Ce ne sont plus des prisonniers qui passent par Etreux, mais des populations civiles évacuées à cause du rapprochement de la ligne de feu. Le 5 octobre, « la kommandatur commence à emballer pour partir bientôt ». Le 6, le changement de chancelier et les perspectives de paix prochaine font que « les soldats allemands chantent dans les rues, les officiers ont l’air tristes ». La population d’Etreux est évacuée à son tour les 13 et 14 octobre. C’est dans une grange, à Fontenelle, à la limite du département du Nord, qu’Albert Denisse termine son journal, au crayon, le 3 novembre 1918.

Du début à la fin, malgré quelques moments de découragement, il a écrit qu’il voulait la victoire alliée, comprenant toutefois que, si l’Allemagne termine complètement épuisée, « nous ne le serons guère moins » (17 janvier 1918). La phrase suivante résume assez bien le mélange des sentiments au moment où la fin approche : « Si nous vivons dans l’angoisse, nos cœurs sont gonflés d’espérance et notre tristesse disparaît devant notre joie » (9 octobre 1918).

4. Autres informations

– Franck Le Cars, La vie quotidienne du village d’Etreux sous l’occupation de la Grande Guerre d’après un document inédit : le journal de Pabert, mémoire de maîtrise, Université de Toulouse Le Mirail, octobre 1996, 121 p., illustrations.

Le journal de Pabert, 25 août 1914 – 3 novembre 1918, transcription intégrale par Franck Le Cars, annexe au mémoire de maîtrise, 264 p.

Rémy Cazals, mars 2008, d’après les travaux de Franck Le Cars

Complément au 3 novembre 2020 : La ténacité de Franck Le Cars vient d’être récompensée. Il a réussi à publier l’intégrale du témoignage de son arrière-arrière-grand-père, sous le titre PABERT, Journal d’un officier-brasseur dans la France occupée de la Grande Guerre, 484 pages, 22 euros. Pour toute l’actualité de Pabert et la commande d’ouvrages : www.pabert.fr

 

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