Mineur, Jean (1902-1985)

Balzac 00.01

1. Le témoin

Jean Mineur est né à Valenciennes en 1902, son père étant menuisier et négociant en bois. Il a de 12 à 16 ans pendant le conflit, qu’il vit sous le régime de l’occupation allemande. Dans les années vingt, il invente localement la publicité au cinéma, en vendant des espaces peints à des commerçants locaux : ces réclames sont déroulées sur un grand rideau qui s’abaisse dans la salle pendant les entractes. Il fait ensuite carrière dans le film publicitaire au cinéma à travers la société Jean Mineur Publicité, dont le logo au petit mineur est resté célèbre.

2. Le témoignage

Jean Mineur a publié ses souvenirs dans « Balzac 00.01 » en 1981 (Plon, 275 pages). La partie de l’ouvrage qui concerne la Grande Guerre va des pages 30 à 58. L’évocation de son vécu de l’occupation est rédigée avec plus de soixante ans de distance.

3. Analyse

La vie dans Valenciennes occupée est assez sommairement décrite par Jean Mineur, mais on peut tirer du récit quelques éléments intéressants. Lors de l’arrivée des Allemands, ses parents n’ont pas fui car sa mère est gravement malade, et ils sont terrorisés « les réfugiés racontaient des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête ». C’est dissimulés dans une sombre remise qu’ils entendent le pas bruyant sur le pavé de ce qu’il imagine être des « uhlans géants et moustachus ». Après plusieurs jours de dissimulation, ils finissent par sortir, mais le père reste caché à cause des rafles de civils. L’activité paternelle est arrêtée, et la famille vit pendant plusieurs mois de la vente ambulante de copeaux et de sciure que l’auteur (13 ans) met en place avec succès jusqu’à l’épuisement du stock.

L’auteur se décrit à la fois comme un adolescent affamé, qui a déjà la responsabilité de sa mère malade, ainsi que celle de son père, assez dépassé semble-t-il, et en même temps comme un enfant dont le terrain d’aventure est la ville déserte la nuit : malgré le couvre-feu sévère, c’est un espace dangereux mais tentant. Les remises et ateliers de la maison finissent par abriter des troupes allemandes, et il en devient familier, disant (il a étudié un an l’allemand scolaire…) au bout d’un temps finir par les comprendre. À la fin de 1915, il est adopté par ces hommes au repos, et constate que ce sont de « braves types ». Cette fréquentation lui attire des ennuis car ses rapides progrès en allemand lui font raconter à l’école ou dans son quartier les derniers bruits obtenus des soldats. Dénoncé et menacé par l’autorité d’occupation (accusation de diffusion de fausses nouvelles), il doit éviter un temps ces soldats et c’est suite à cet incident qu’il dit devoir comme suspect porter le brassart rouge à 14 ans (1916).

Son drame personnel réside dans le décès de sa mère en décembre 1917, son père le délaissant rapidement (p. 46) : « Je suis resté seul, trop souvent. Les Allemands dans la cour s’émurent de me voir si désespéré. Petit à petit, ils me prirent sous leur aile. L’un me racontait des histoires, l’autre m’apportait une assiette de nourriture aux heures des repas. Mais je n’avais le cœur à rien. » Son père se remarie à l’été 1918 et sans surprise les relations de Jean Mineur avec sa belle-mère sont mauvaises.

En septembre 1918, l’auteur est évacué avec les habitants de Valenciennes, ils échouent à Mons, où lui manque de trépasser de la Grippe espagnole. Évacué dans un train sanitaire à Bruxelles, il s’y trouve le 11 novembre, mais se brouille avec son père, qui est installé à Ixelles. Il fuit alors la Belgique et rentre à Valenciennes sans autorisation de circulation, retrouvant la maison et les ateliers relativement épargnés mais occupés par des soldats anglais et canadiens : des cris, des rires (p. 54)  et « un grand diable tape sur le piano de ma mère en chantant à tue-tête. » Les soldats finissent par comprendre sa détresse, le nourrissent et l’adoptent, et lui est heureux de retrouver « un peu de tendresse dans cet univers chaotique. » En 1919, il passe son permis automobile dès ses 17 ans, est d’abord chauffeur livreur, avant d’entrer au journal Le Progrès du Nord où il se formera le domaine des annonces particulières et publicitaires.

Même si Jean Mineur, professionnel de la publicité, est assez beau-parleur, et enjolive peut-être un peu son lointain passé, nous avons ici un petit témoignage qui mêle souffrance de guerre et souffrance intime, avec l’expérience rare d’un adolescent adopté à son propre domicile, d’abord par la troupe allemande, puis par la troupe anglaise.

Vincent Suard, septembre 2024

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Masquelier, Marie (1895-1975) et Masquelier, Sophie (1896-1989)

Professeur à l’université de Picardie-Jules-Verne, Philippe Nivet dirige la collection « Vécus ». Le 18e titre, en 2022, est un nouveau témoignage de jeune fille de famille bourgeoise du Nord sous l’occupation allemande lors de la Première Guerre mondiale : Une famille roubaisienne sous l’occupation de 1914 à 1918, Journal de Marie Masquelier, édité par Philippe Nivet, Amiens, Encrage édition, 2022, 622 pages, 39 euros.

La famille Masquelier composée d’une mère, veuve, et de cinq enfants dont quatre filles, vivait à Lys-les-Lannoy, commune limitrophe de Roubaix. Ces notables avaient une belle maison et géraient une pépinière. Le témoignage de deux des filles révèle une famille catholique très pratiquante. Un oncle des diaristes, monseigneur Henri Masquelier, dirigeait le journal La Croix du Nord ; un autre était jésuite. Dans cette famille, on pensait que la guerre était une punition de Dieu infligée aux dirigeants anticléricaux de la France : « la France a beaucoup péché ; mais Dieu, qui aime les Francs, pardonnera » (28 mars 1915). On priait pour la victoire, avec la certitude d’être entendu : « Je suis bien sûre que le bon Dieu écoute de meilleure oreille nos prières que les leurs. La cause allemande est injuste et le bon Dieu ne manquera sûrement pas de donner une sévère leçon au vieux Guillaume » (13 janvier 1915). Autre pratique typique, lors d’une grande réquisition : « Ils font plus peur que le diable ; tout le monde les attend anxieusement et nous avons promis [de faire dire] plusieurs messes si tout se passait bien chez nous » (29 septembre 1918).

La principale diariste est Marie Masquelier, 19 ans en 1914, élevée dans une école catholique en Belgique. Son témoignage est complété, pour une partie perdue, par celui de sa sœur Sophie, d’un an plus jeune. Il est vraisemblable que les deux jeunes filles aient écrit de concert. Leur objectif était de fournir à leur frère mobilisé dans l’armée française un témoignage sur la vie locale en son absence, objectif élargi pour informer les Français « de l’autre côté » ignorants des réalités de l’occupation allemande : « De l’autre côté, on ne songe pas que chez nous nous souffrons de l’invasion, de l’oppression, de la ruine, du pillage et surtout d’inquiétude cruelle pour les chers nôtres toujours au danger et dont nous ne pouvons recevoir de nouvelles » (24 octobre 1915). D’après Philippe Nivet, des indices laissent penser que les textes ont été réécrits après un premier jet. Les huit cahiers de Marie et les sept de Sophie ont été conservés dans de mauvaises conditions, ce qui explique quelques lacunes. La transcription (sur 555 pages aux lignes très serrées) a représenté un énorme travail, complété par des centaines de notes de bas de page.

De nombreux témoignages de femmes en territoire occupé, déjà publiés, y compris par Philippe Nivet, sont présentés dans le livre collectif du CRID 1914-1918, 500 témoins de la Grande Guerre, et sur notre site. Les récits des sœurs Masquelier reprennent les thèmes bien connus : l’omniprésence des soldats et officiers allemands qu’il faut loger (avec des appréciations nuancées sur leurs comportements) et dont il faut supporter les pillages et les réquisitions qui ne sont que pillages déguisés ; la mise des ressources du pays au service des occupants et le démantèlement de l’industrie roubaisienne ; le travail forcé et la prise d’otages ; les pénuries alimentaires et l’augmentation de la mortalité qui en est la conséquence ; les attitudes diverses des occupés, depuis l’acceptation et la collaboration jusqu’aux actes timides de résistance.

Ne négligeant aucune source d’information, Marie livre de nombreux détails concrets sur la situation et sur ses propres sentiments. Ainsi, le 13 août 1916 : « Hofmann, être de la pire espèce, vient de faire afficher que tous les cuivres doivent être déclarés et portés à la Commandature. En voilà un ordre ! Est-ce permis, voyons, de commander à de pauvres occupés de porter à leurs occupants ce qui doit servir à fabriquer des obus contre leurs alliés, contre les chers leurs ? C’est abominable de nous forcer ainsi à mettre dans les mains de nos maudits exécrables ennemis des armes, des munitions qui tueront nos braves héros de France ! » Elle a su remarquer l’opposition entre Bavarois et Prussiens, les premiers beaucoup plus sympathiques, et elle a même su déceler le mépris des vrais combattants allemands pour ceux de l’arrière, portant un uniforme mais n’allant pas aux tranchées. Marie et Sophie expriment vivement leur réprobation pour les « femmes à boches » et signalent, lors de la libération, leur punition méritée : « la plupart ont eu les cheveux coupés » (28 avril 1918).

On trouve encore, dans ce témoignage, une étonnante critique des bombardements alliés qui font trop de dégâts chez les civils (16 juin 1918). Et, lors du terrible hiver de 1917, ce détail qui renvoie aux remarques sur les pratiques religieuses de la famille : « Dans nos chambres, l’eau est gelée dans les lavabos et les bénitiers » (4 février 1917).

Pour terminer, je me permets un désaccord sur la méthode d’édition de ce livre. Une introduction de 45 pages aux lignes très serrées, agrémentée de larges citations, dit dès le départ tout ce qu’on pourrait trouver dans le témoignage. Il me semble que le lecteur préfèrerait découvrir, au fur et à mesure, dans le texte de Marie et de Sophie, les détails concrets les plus personnels. D’un autre côté, on peut répondre que la très longue et très complète introduction dispense de la lecture directe du témoignage. Mais c’est regrettable.

Rémy Cazals, avril 2024.

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Maquet, Marie-Thérèse (1879 – 1919)

Journal de guerre 1914 – 1918

1. La témoin

Marie Thérèse Maquet née Caulliez appartient à une famille de gros négociants en lin, elle est alliée par son mariage et son milieu à la bourgeoisie industrielle du textile de la région lilloise. En août 1914, elle a 5 enfants et habite dans le quartier Vauban à Lille. Lors de l’occupation, elle est séparée de son mari Émile Maquet mobilisé à Dunkerque; évacuée via la Suisse avec ses enfants en décembre 1915, elle habite ensuite Versailles, puis diagnostiquée tuberculeuse à la fin de 1916, elle doit résider sur la côte d’Azur jusqu’à son décès au Cannet en 1919 à l’âge de 40 ans.

2. Le témoignage

Ce journal de guerre de Marie-Thérèse Maquet, qui court du 2 août 1914 au 11 novembre 1918, a été restitué dans une transcription soignée, fruit d’un travail familial qui a associé notamment Pierre-Yves Tesse d’abord, puis Xavier et Philippe Maquet. Des photographies et des explications généalogiques apportent des outils de compréhension. Un exemplaire est disponible à la Bibliothèque Municipale de Lille, et ce témoignage a été présenté au public en octobre 2018 par Paul-Nicolas Maquet, en collaboration avec le service des Archives municipales de Lille.

3. Analyse

La diariste partage son temps entre l’éducation de ses enfants, une sociabilité faite de visites essentiellement familiales, proches ou éloignées, et la piété : culte, prières et œuvres charitables occupent une grande importance dans sa vie. Le journal, tenu très régulièrement au début du conflit, voit ses mentions s’espacer à partir de 1916. À la fois journal intime et aide-mémoire, ces notes ont aussi pour but d’être montrées à son mari pour témoigner de ce qu’elle a vécu.

L’occupation

M. T. Maquet raconte le bombardement de Lille, avec la journée du 12 octobre 1914, passée dans les caves de la grande maison de ses parents rue Desmazières, ils sont « 60 ou 70 », enfants, domestiques et voisins ayant été regroupés ; elle note que l’observation, la nuit, de tous ces petits enfants couchés, lui faisait penser aux catacombes. L’occupation est rapidement éprouvée comme insupportable, d’abord à cause des occupants, qu’il faut loger, ceux-ci exigent «bains, feu, bon repas parfois. », et [avec autorisation de citation] en décembre (p. 51) : « Chacun arrive avec des histoires sur la muflerie des Allemands. On en ferait des bibliothèques». L’absence de son mari, le manque de nouvelles des proches en 1914, et le manque de perspectives éprouvent l’autrice, malgré son patriotisme. Elle souffre des mesures de couvre-feu, habituelle sanction de l’occupant, tout en étant bien consciente, avec son grand jardin, d’être une privilégiée (p. 79) «chez nous, cela n’a pas de conséquences comme pour les pauvres, les employés, les instituteurs, enfants des écoles, etc…. ». Si la correspondance est très difficile, le réseau professionnel de la famille permet d’avoir plus de nouvelles au début 1915, via « la Suisse, le bureau de Leipzig, la Banque Meyer, Schönberg… ». Ces « réseaux » constituent un grand luxe par rapport à d’autres nordistes qui restent sans nouvelles, mais elle n’en a pas conscience (3 mai 1915 p. 88) « un mot au crayon me dit que tu allais bien le 15 avril. Que c’est loin. » : le délai moyen – lorsque quelque chose passe – est plutôt de trois ou quatre mois.

Si les désagréments de l’occupation sont réels, ils sont somme toute supportables pour cette famille fortunée, mais les vexations, la durée de la guerre, et surtout l’inquiétude pour tous les hommes au front ou prisonniers la minent : ces soucis se transforment progressivement en une dépression personnelle marquée. Cet état est tu aux proches, mais confié au journal qui devient un confident. Très découragée en juillet 1915, elle note : « Je suis certainement au premier degré de la folie ou de la neurasthénie et tous mes efforts tendent à le cacher. Il y a des moments où je me fous de tout et désire la Paix, ce qui est stupide. » Auparavant, ébranlée par l’annonce régulière de tués au front, elle a admis aller très mal, et devoir par exemple se forcer à prier (p. 94) «je voudrais la paix à tout prix ou un pays universel, une seule patrie pour tous les hommes. J’aimerais mieux devenir Turque tout de suite et que cela finisse. Que vas-tu penser de moi en lisant ces mots ? »

Un habitus catholique

M. T. Maquet est très pieuse, et son journal offre un témoignage intéressant de ce que peut-être l’intimité d’un catholicisme féminin au sein de cette bourgeoisie textile, avec ses pratiques et ses préoccupations. Au début, l’occupation est attribuée à la culpabilité de la France décadente, et la Vierge de Lourdes, Notre Dame de la Treille ou Jeanne d’Arc sont régulièrement invoquées. Pour avoir des nouvelles de son mari, des frères et cousins, la prière aux âmes du Purgatoire et des neuvaines à Saint Joseph semblent efficaces, et pour les maladies des enfants, c’est plutôt Sainte Philomène. Cet univers lui apporte un cadre rigoureux dont la régularité la tranquillise, elle se réjouit des messes matinales et des saluts en fin de d’après-midi. Dans ses œuvres de charité, la fréquentation de l’Asile des Cinq Plaies, établissement catholique pour jeunes filles faibles d’esprit et nécessiteuses lui apporte beaucoup, même si ce lieu n’a rien de gai (avril 1915, p. 85), « nous nous rendons aux Cinq Plaies pour voir la petite Louise [gravement malade] : que c’est consolant en ces tristes jours de pouvoir aider les pauvres. C’est ma seule joie. ». Elle se désole profondément de ce que son mari ne verra pas la première communion de sa fille Marie-Lucie. Sa religion l’aide lors de ses épreuves ultérieures, mais en même temps, sur la durée du conflit, les marques d’une piété traditionnelle se sont un peu érodées, on a l’impression que le fatalisme s’est imposé : Dieu est toujours central pour elle, mais tout l’arsenal sulpicien (Saints, Purgatoires, Neuvaines…) est beaucoup moins évoqué. C’est un témoignage qui corrobore les travaux de Guillaume Cuchet sur la marginalisation du Purgatoire dans le culte catholique pendant et surtout après la Grande Guerre.

Le rapatriement

Classiquement, les propos qualifient d’abord les rapatriements par la Suisse de monstruosité : les Allemands chassent cruellement les indigents ; elle y est sensible, puisqu’elle s’occupe d’une famille concernée et un extrait (p. 85) nous éclaire sur cette perception des évacuations au début de l’occupation (avril 1915) : «Ce soir dans mon bureau si tranquille, je pense à ces pauvres femmes comme moi qui pleurent en attendant demain, où elles devront laisser leur pauvre chambre, leurs pauvre mobilier, et le souci du lendemain ? On va probablement en France les parquer dans des camps de concentration, sans compter que leurs chambres seront pillées dès leur départ. Comme le Sauveur qui est né dans une étable par la suite de l’orgueil d’un Empereur, que de pauvres petits vont naître là-bas loin du logis familial (…) et les mères qui vont mourir en laissant leurs chers petits sans personne à qui les confier, la raison de cette iniquité nous échappe, on se sent devenir fou. » Elle dit plusieurs fois vouloir rester pour ne pas abandonner ses parents, mais on voit bien ensuite que cette possibilité d’évacuation, comprise alors comme une libération, devient une tentation. Elle finit par s’y résoudre, mais dès qu’en France non occupée elle reprend son journal (fin décembre 1915), c’est pour y mentionner sa torture morale d’avoir laissé ses parents, ses amis et ses pauvres : elle l’a fait pour ses cinq enfants. La description du voyage est précise et intéressante, et à son arrivée à Annemasse, elle se précipite sur l’Écho de Paris, mais «Hélas, il était idiot. »

À Versailles

Après son rapatriement, M.T. Maquet retrouve son mari en permission pour Noël 1915 et elle s’installe à Versailles. L’autrice est déçue par l’indifférence des gens qu’elle fréquente pour le sort des habitants des régions occupées ; elle dit en tomber de haut, et son moral reste morose  (p. 140, janvier 1916) : « Versailles avec ses grands boulevards et ses rues désertes donnerait le spleen à un comique. » Le drame intervient dans le courant du mois de février 1916, sa fille Marie-Lucie (8 ans) tombe malade et la médecine est impuissante (infection du foie ? méningite ?). Son enfant meurt dans ses bras, c’est son deuxième deuil de mère car un petit Pierre est mort à un an en 1902. La mort de Marie-Lucie est détaillée dans un récit très douloureux (24 février 1916) « Comment raconter ce qui s’est passé depuis 10 jours ? », et sa mère ne se remettra pas de cette épreuve qui aggrave sa neurasthénie, même si elle prend sur elle à cause de ses autres enfants.

Souffrance morale et maladie

M.T. Maquet souffre comme mère endeuillée, comme épouse séparée de son mari, et comme fille qui pense au triste sort de ses parents : il est probable que la tonalité très noire des écrits, si elle traduit l’état réel de son moral, est aussi une soupape qui lui permet de se soulager, pour pouvoir faire face devant les autres, et notamment ses quatre enfants, dans la vie quotidienne : août 1916 (p. 176) « Le soir, cache-cache monstrueux que je ne sais arrêter tant la joie des enfants fait du bien… Ils auront le temps de souffrir plus tard. » Elle évoque les 14 ans de la disparition du petit Pierre et constate : « après si longtemps (…) cet anniversaire m’a toujours été si douloureux et maintenant en voilà 2 par an. » Puis une nouvelle épreuve s’annonce : elle apprend en octobre 1916 qu’elle est tuberculeuse. L’angoisse est redoublée par le souvenir de sa sœur Cécilia, morte de cette maladie à 16 ans en 1908, et par le fait qu’elle se sait enceinte au moment où elle apprend sa maladie. Son état et une mutation de son mari Émile, affecté dans la police, les font déménager au Cannet dans le Var, et les notations s’espacent. Les événements extérieurs de la guerre restent présents dans le journal, mais ce sont des extraits de la presse, des reprises de dépêches ; cette guerre qui est cause de tous ces bouleversements, se voit un peu marginalisée dans les mentions. Au Cannet, M.T. doit prendre des précautions avec ses enfants que l’on éloigne d’elle, et elle n’a plus la liberté des exercices spirituels qui faisaient sa vie d’avant (Toussaint 1916) « et combien je regrette mes messes matinales et mes visites de pauvres. Les Cinq plaies m’apparaissent comme un des seuls endroits où j’étais heureuse pendant l’occupation. Cette « immortification » de ma vie me pèse, ce repos me dégoute. » À la fin de l’année, ses père et mère sont à leur tour évacués par la Suisse. Son enfant Paul nait le 24 mai 1917, mais lui aussi est tenu éloigné d’elle. Le journal s’arrête à la date du 11 novembre 1918.

On ajoutera que sa fille Isabelle (14 ans) meurt au Cannet en décembre 1918 (Grippe espagnole?), que son père meurt en février 1919, et Marie-Thérèse décède, elle, le 13 mai 1919.

Il s’agit donc ici d’un document intéressant pour appréhender la guerre vue par cette femme du milieu patronal lillois, avec un conflit qui la déséquilibre, révélant peut-être une fragilité latente avant-guerre. Ce texte montre ce que sont les représentations sociales d’une femme de la classe dominante, avec sa mentalité structurée par un catholicisme actif, et sa vision paternaliste (maternaliste?) de « ses pauvres » et des jeunes filles débiles dont elle s’occupe, cette action de charité représentant pour elle une de ses raisons de vivre. C’est enfin un éclairage sur la maladie après la révolution pasteurienne, mais avant l’arrivée des sulfamides : cette riche famille, qui a les moyens de consulter les meilleurs médecins, n’est en rien épargnée par des maux alors sans remède, et qui font au total dans cette famille plus de victimes que le front des combats.

Vincent Suard, mai 2023

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Chapelle, Marcel (1907-?) et 151 autres écoliers et écolières

Raconter la guerre. Souvenirs des élèves du département du Nord (1920), édité par Philippe Marchand

1. Les témoins

Marcel Chapelle, né en 1907, écolier à Anor (Nord), ainsi que 151 autres élèves, ont évoqué leurs souvenirs de la guerre, avec une rédaction composée en classe en 1920. « Raconter la guerre » restitue ces 152 copies-témoignages ; ce sont 78 garçons et 74 filles, représentant 44 établissements. Ils sont originaires de différentes localités du département du Nord, et ont tous fait l’expérience de l’occupation, à l’exception des jeunes témoins de Cassel ou de Dunkerque.

2. Le témoignage

Raconter la guerre, Souvenirs des élèves du département du Nord (1920) a été rédigé par Philippe Marchand, spécialiste de l’histoire de l’éducation (Septentrion, Lille, 2020, 272 pages). Une préface de Jean-François Condette présente la source, un corpus de copies détenues à La Contemporaine (ex. B.D.I.C.), et procède à une rapide analyse des témoignages. P. Marchand caractérise ensuite le fond FD1126, en apportant une série de précisions méthodologiques et statistiques. Les élèves sont présentés, avec leur origine géographique, leur niveau scolaire, leur âge au moment de la rédaction, celui-ci étant mis en relation avec l’âge qu’ils avaient au moment des événements. Les 152 travaux sont retranscrits avec leur orthographe d’origine, et la fin de l’ouvrage en présente quelques fac-similés.

3. Analyse

Le sujet que le recteur Georges Lyon propose en 1920 aux classes primaires, mais aussi parfois en Primaire supérieur, se présente avec l’intitulé suivant (p. 20) : « Souvenirs de l’invasion. Dites, avec simplicité et sincérité ce que vous vous rappelez de la guerre et faites le récit de l’épisode le plus dramatique dont vous avez été, soit l’acteur, soit le témoin.» Eugène Costeur, de Tourcoing, choisit par exemple (p. 186, « corrigé et un peu retouché » mention du correcteur) le thème des déportations du travail de Pâques 1916 [avec autorisation de citation] : « Mes 2 tantes et mon oncle furent enlevés malgré nos pleurs et conduits d’abord dans une usine où ils passèrent la nuit. Le lendemain, ils furent expédiés dans les Ardennes. On les sépara en les envoyant dans 3 communes différentes. Mes tantes sont restées parties près d’un an et mon oncle fut 2 ans. Le récit de leurs aventures est vraiment touchant et fait pour inspirer à jamais l’horreur du Boche. »

Cette source particulière pose de nombreux problèmes méthodologiques spécifiques : que penser, par exemple, de l’exactitude de l’évocation des jours d’août 1914, vécus à 6 ans et racontés en 1920 à 12 ans ? Dans les propos, comment séparer ce qui a été réellement observé, de ce qui s’est ajouté au fil du temps, avec le récit familial, de l’environnement et de l’instituteur ? Comment repérer ce que l’élève pense qu’il lui faut écrire pour satisfaire le maître et ce qui vient spécifiquement de lui? Outre cette complexité, il y a un biais de dramatisation imposé dans l’intitulé (« et faites le récit de l’épisode le plus dramatique») qui impose un prisme d’ambiance pour la rédaction. On trouve parfois la mention sur la copie « certifié sans préparation, ni retouche ou ni correction », ou au contraire des travaux préparés en groupe ; ainsi à l’école de filles de la rue du Temple à Cambrai, on retrouve le thème récurrent de l’élève qui tient ouvert un livre de géographie, et à cette occasion, des remarques déplaisantes lui sont faites par un soldat allemand qui montre la carte. (p. 93-106). On note aussi chez certains élèves des thèmes liés à l’époque de la rédaction du devoir (« culpabilité allemande », « ils doivent payer »), mais il y a aussi, chez beaucoup d’autres, une photographie intacte de la peur des uhlans en août 14. L’âge, le diplôme atteint dans les années 20 jouent aussi, les meilleurs récits étant sans surprise le fait d’élèves titulaires du certificat d’étude, préparant parfois le brevet professionnel d’instituteur.

Avec cette optique de « témoignage sur l’épisode le plus dramatique vécu », on peut repérer comme thèmes principaux la brutalité et la méchanceté des Allemands, les réquisitions, le travail forcé ou les bombardements. Ces Allemands, souvent nommés Boches, sont souvent désignés comme cruels, barbares, et l’établissement de ce caractère primaire tient souvent lieu de conclusion aux devoirs, ainsi Léon Lussiez (p. 225) : « Non, je n’oublierai jamais la cruauté allemande les horreurs et les terreurs de l’invasion brutale. Ils n’ont pas fait une guerre honnête ; ce sont des barbares dignes des Huns d’Attila. », ou Jules Payen (p. 226) : « Les garçons de 14 à 20 ans qui ne pouvaient pas aller travailler pour les Allemands étaient envoyés au front pour faire des travaux contre leurs frères, les autres Français. Oh ! les mauvais boches ! » Les apports les plus spontanés semblent être ceux qui concernent le monde spécifique de l’enfance, avec par exemple chez les jeunes ruraux, la corvée des enfants, c’est-à-dire l’obligation de glaner pour les Allemands, et d’aller chercher « du foin de paille », des orties, des fraises des bois, des mûres ou des noisettes. Les enfants évoquent aussi les claques reçues, des violences ponctuelles, qui si elles n’étaient pas rares par ailleurs pour les garçons, au domicile ou aux champs  (« l’enfance, de mon temps, c’était des baffes », L. F. Céline), sont ici particulièrement révoltantes, car toujours injustes. Ainsi Désiré Bienfait de Liessies, 8 ans au moment des faits, raconte que le chef de culture allemand les brutalise pour manquement au salut obligatoire (p. 76) « Il commença a nous insulter a nous dire de vilains mots ! et nous fit saluer en ôtant complètement notre casquette. Mon camarade Edemond Perrat tenu par le bras reçut une bonne correction de coups de fouet pour ma part j’en fus quitte pour un coup. – mais bien appliqué et j’en ai conservé la trace pendant plusieurs jours. Le pauvre Edemont avait les jambes toute bleues. Je plains les petits garçons en Allemagne. » Dans la même commune, (p. 75) Albert Mezière « se souviendra toujours de leurs menaces et de leurs méchants yeux. ». Les enfants sont aussi très marqués par les événements touchant le foyer familial : fuite en 1914, habitants de l’Aisne chassés vers l’intérieur, familles nordistes obligées de partir en Belgique en 1918… Les réquisitions et les visites domiciliaires traumatisantes sont souvent rapportées. Les rafles du travail sont fréquentes dans les copies, les petits ont partagé l’angoisse, lorsque des frères ou sœurs de plus de seize ans, ou de jeunes oncles et tantes, ont été arrachés au domicile familial. En cherchant dans ces témoignages ce qui pourrait correspondre à des crimes de guerre (« atrocités »), on trouve par exemple des civils fusillés dans le Valenciennois en 1914, ou la mention d’une grand-mère frappée par une baïonnette à Lille le 13 octobre 1914, (Félix Verbèke, 6 ans au moment des faits, avec mention de l’instituteur « épisode certifié rigoureusement exact ») : « Ce fut mon premier grand chagrin. Ma grand’mère était si bonne pour moi et je l’aimais tant ! Aussi je ne vous étonnerai pas en vous disant que j’ai pour les boches barbares une haine farouche. »

La rédaction des témoins est marquée le plus souvent par le style héroïque, avec par exemple des francs-tireurs fusillés à Rouges-Barres (p. 159, [pas de mention de ce drame dans l’histoire locale]) « au moment de la mise en joue, ils mirent leur main droite sur leur cœur et disant à leurs fusillers : « Allemands ! c’est ici qu’il faut viser… » . » Une explosion frappe des soldats anglais à Cassel (p. 143), et on décrit la mort d’un tommy qui demande : « Est-ce qu’il n’y a pas de civils tués ? » – On lui affirme que non –  « je meurs tranquille répondit-il, car nous, soldats, c’est notre sort à tous. ». Lucie Godart, d’Houplines, semble influencée par ses lectures (Illustrés ? Aventures exotiques ?) avec la description du supplice « oriental » que les Allemands font subir – sous ses yeux – à un habitant de Frelinghien, qui vient d’assassiner un officier allemand dans la rue (p. 191) : « ils s’élancèrent vers le jeune homme et avec des raffinements de cruauté procédèrent à son exécution. (…) Rapidement, les soldats firent un trou en terre, ils y mirent la tête du jeune homme puis piquant le sol, derrière la tête du supplicié, une lance allemande à l’extrémité de laquelle flottait un drapeau ennemi (…) puis ils recouvrirent la tête d’un peu de terre qu’ils prirent soin de ne pas tasser. (…) vingt minutes après je repassais par là et le corps était toujours secoué par des mouvements nerveux (…) L’exécution terminée, les Allemands ordonnèrent un quart d’heure de pillage dans le pays. »

Curieusement, le deuil « classique » de guerre, un père ou un frère tué, est quasi absent du corpus (2 occurrences), il est peut-être considéré par les jeunes nordistes comme hors-sujet, car extérieur au pays occupé. Il n’y a d’autre part presque jamais d’Allemand calme, neutre ou amène, aucune mention d’accommodement, la source ne le tolère pas : on ne trouve ainsi que deux rapides mentions sur 152 copies (p. 116) « nous avons logés des soldats allemands ils ont été raisonnables à part un qui nous a volé. » et « pendant les quatre années d’occupation, nous en avons logé souvent. Ils étaient exigeants mais ils ne nous ont fait aucun mal. »

Si P. Marchand signale que des devoirs n’ont pas été conservés, J.-F. Condette souligne que le nombre de réponses des écoles à la sollicitation du recteur Lyon a été très faible, pas plus de 3 % du total des établissements du département, la grande majorité des établissements semble ne pas avoir envoyé de devoirs. Sont aussi mentionnées des réticences d’instituteurs, expliquant que le niveau était trop faible (Haveluy ou Etroeungt), alors que la directrice de l’école de filles de Quarouble invoque (p. 22) « le manque d’épisodes dramatiques survenus dans sa commune et le jeune âge de ses élèves (…) leur travail est peu intéressant ». P. Marchand s’interroge aussi sur le rôle du maître dans la rédaction des devoirs, il cite un propos de l’instituteur de Flers-Breucq (p. 33) : « heureux sont les enfants ! Je crois que pour beaucoup de nos élèves, ces terribles années de guerre seraient déjà passées à l’état de rêve plus ou moins confus, si leurs maîtres n’entretenaient pas en leur âme le pieux souvenir des tortures infligées à la mère patrie. ». Alors, ces élèves sont-ils de bons témoins ? Si on ne peut demander à la source ce qu’elle ne peut donner – une relation positiviste des faits -, l’exercice restitue bien l’ambiance de 1920 qui règne dans le département sinistré, et on peut deviner, dans une forme naïve et heurtée, l’angoisse réelle éprouvée par les petits et la réalité du traumatisme subi. On suivra aussi P. Marchand qui insiste sur le double intérêt de ces rédactions (p. 35) : « elles mettent en valeur l’expérience de la guerre de jeunes enfants et le rôle de l’école dans la construction de la mémoire de la Grande Guerre. » Terminons par un extrait de la copie d’une élève dont nous n’avons pas le prénom (S. Dubus, Berlaimont, p. 41), qui évoque, après les épisodes douloureux de l’évacuation forcée de Tergnier (mars 1917), le répit enfin trouvé malgré un relogement précaire : « Une toute petite masure aux murs de terre battue, dans un village bâti au bord d’une grande forêt, nous servait d’abri ; pauvre petite chaumière minée par le temps, aux portes vermoulues, aux fenêtres antiques. (…) Cependant en été notre petite maison prenait un caractère champêtre. Le soleil, entré par les interstices, procurait de longues traînées lumineuses sur les murs délabrés et sur le plafond noirci et les abeilles bourdonnaient gaiement. « Courage » semblaient-elles dire. Et l’espoir renaissait plus vivant par ces belles journées. »

Vincent Suard décembre 2021

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Paruit, Germaine (1900-1990)

14 ans en 1914, journal d’une adolescente

1. Le témoin

Germaine Paruit (1900 – 1990) grandit avec sa sœur Suzanne dans une famille de petite bourgeoisie commerçante, ses parents tiennent à Sedan (Ardennes) un magasin de vaisselle – porcelaine – cadeaux. Ceux-ci maintiennent leur activité commerciale pendant l’occupation allemande, et en décembre 1917 les deux jeunes filles sont évacuées par la Suisse vers la France non-occupée. Les deux sœurs terminent la guerre chez une tante à Dompaire (Vosges) en Lorraine.

2. Le témoignage

Germaine Paruit a tenu un journal durant toute la guerre et sa famille n’en a pris connaissance qu’à son décès ; sa fille, Colette Lubin-Pasquier, en a retranscrit les quatre cahiers qui formaient le manuscrit d’origine. Jean-Michel Pasquier, un des petits-enfants de Germaine, et possesseur actuel du manuscrit, ainsi que sa sœur et leurs enfants, ont décidé de le porter à la connaissance du public. Il a fait partie d’une exposition à Sedan, et d’une publication intégrale et permanente sur internet (14ansen1914.wordpress.com). Le texte, assez conséquent, présente quelques lacunes, des pages ayant été arrachées : il s’agit probablement d’autocensure [entretien téléphonique avec J.-M. Pasquier, avril 2021]. Quelques photographies d’époque en possession de la famille ont été intercalées dans la publication.

3. Analyse

Le journal de Germaine Paruit est un document riche, minutieux, il restitue bien l’ambiance de l’occupation, avec les pénuries, les réquisitions, les différentes brimades subies par la population civile, l’évolution du conflit tel qu’il peut être perçu par les occupés, et globalement les inquiétudes et les espoirs d’une jeune sedanaise. Celle-ci possède un beau niveau d’expression écrite, et sa chronique de l’occupation est animée par un patriotisme constant (« ces sales boches », quand dans son récit elle s’emporte). L’auteure décrit précisément les événements journaliers, elle utilise le communiqué, la presse (elle n’hésite pas à recopier de très longs articles) et les conversations familiales. Le magasin de ses parents est aussi un lieu privilégié pour le recueil de toute sorte d’informations.

À la fin du mois d’août 1914, le père reste pour garder le magasin tandis que Germaine, sa sœur aînée Suzanne, et d’autres femmes de la famille fuient devant l’avance allemande. Elles sont rattrapées à Reims et retournent rapidement dans Sedan occupé. Le magasin intact peut rouvrir, mais le père est à plusieurs reprises désigné comme otage. C’est d’octobre à décembre 1914, comme souvent chez les diaristes nordistes occupés, que les canards sont les plus nombreux et les plus « relayés »; et comme dans beaucoup de ces autres témoignages, Germaine montre assez vite qu’elle n’est pas dupe(23 septembre 1914) : « «On dit que Guillaume, en raison de la mort de ses trois fils (deux à la guerre, un de maladie), a demandé la paix à la France (…). Il est probable qu’il n’y a rien de vrai. » Le monde des informations extérieures n’est pas totalement clos, car la jeune fille cite parfois le Matin, ou décrit longuement en janvier 1915 les Horreurs de Dinant (août 1914), avec des sources évidemment proscrites en zone occupée.

L’année 1915 est assez lacunaire dans le récit, mais on peut trouver quelques mentions intéressantes. Ainsi le terme boche, en janvier 1915, est un « gros mot » et doit être à ce titre interdit aux jeunes filles : « le curé (…) est en colère quand il entend qu’on les appelle « Boches », « Prussiens » ». Il a dit à M. Devin qu’il y a quelque temps, [que] nous l’avions dit quand il a passé dans le jardin à côté de nous. ». Dans l’affaire de la crise des prisonniers allemands envoyés au Maroc, en février 1915, Germaine retranscrit le discours du commandant de la Place, qui justifie aux otages les mesures de rétorsion. La scène lui a probablement été racontée par son père : (16 février 1915) « Messieurs, voilà ce qui se passe au Maroc. Nos officiers prisonniers sont envoyés au Maroc et là, sous l’ordre des noirs, des noirs, ils travaillent tout nu, tout nu. C’est une injure faite à l’armée allemande et nous avons droit aux représailles. [« Quelle bêtise. Et puis ils ne méritent que ça ! »]. Mais comme la population s’est toujours montrée bonne pour nos soldats [« parlons-en ! »], nous n’userons pas de nos droits. »

Le magasin-maison familiale est, semble-t-il, d’assez grande taille, et de nombreux soldats allemands y sont souvent logés en 1916 et 1917. Germaine se plaint du bruit qu’ils font, des serrures du grenier qu’ils crochètent : «ils vont encore aller partout (…) de vrais cambrioleurs ». Un incident, en janvier 1916, se produit pour la troisième fois : des soldats, sans ordre, disent acheter de la porcelaine de prix en promettant de payer, le répétant plusieurs fois, puis, une fois la marchandise emballée, sortent un bon de réquisition. « Maman s’habille vivement pour aller avec eux à la commandanture, papa est obligé de se mettre en travers de la porte pour les obliger à attendre. (…) les soldats se sauvent, les parents réussissent à les faire arrêter par deux officiers qui passaient par là (…) Puis chez le commandant : « Là, ils sont vivement sermonnés par Alexander (Maman le devine à son ton et à l’attitude penaude des deux hommes). » Il reste que ce chef veut baisser les prix de la facture, la faire payer en bon de ville… Cet incident peut illustrer ce qu’est ce régime d’occupation léonin, qui repose en général sur un semblant de légalité, mais révocable à tout moment, selon les circonstances. Une autre mention peut compléter ce tableau d’ambiance, avec les réquisitions « abusives » : (avril 1916) « deux chauffeurs d’automobile sont venus aujourd’hui réquisitionner, et ont été très impolis. Comme nous n’avions pas ce qu’ils voulaient, ils ont regardé partout, ouvert toutes les armoires, maman avait beau se fâcher, leur demander s’ils étaient chargés de perquisitionner, ils continuaient toujours en riant. (…) J’ai regardé bien pendant ¼ d’heure dans la rue pour appeler un officier, aucun ne passait par malheur. Peut-être ne leur aurait-il rien dit, ils paraissent plus polis, mais au fond, ils ne le sont pas plus que ces deux sales types, quand on n’est pas de leur avis.»

Germaine évoque la pitié que lui inspire le spectacle des prisonniers, à cause de leur aspect famélique : ce sont des Russes, qui « ne cessent de nous regarder, espérant que nous leur apportons quelque chose. (…) ils ont l’air bien malheureux. », ou des civils français, déportés dans les Ardennes pour le travail forcé. Elle mentionne des fleurs portées au cimetière : (septembre 1916) « Il y a 55 Russes enterrés et beaucoup de prisonniers civils du nord (Wattrelos, Roubaix…). » Son témoignage direct est précis pour la description du passage à Sedan des prisonniers roumains en janvier 1917. Lorsque passent ces captifs sous-alimentés, les habitants essaient de leur lancer du pain ou du biscuit, «Ils se précipitent tous en rompant les rangs, les Allemands crient, maman a les mains égratignées par tous ceux qui se sont ainsi lancés comme des bêtes qui n’ont pas mangé depuis quelques jours, sur une proie. (…) c’est un désordre épouvantable, ils se précipitent sur tout ce qu’on leur donne. (…) Les Allemands tapent à coup de crosse er de bâtons sur les pauvres Roumains qui hurlent de douleur. Les soldats qui passent s’en mêlent également. Les officier prennent ces malheureux au collet, et les envoient rouler par terre en riant d’un air sarcastique. On ne se possède plus d’indignation d’un pareil traitement. (…) heureusement que les Allemands ne nous ont pas trop bousculés, sans cela nous n’aurions certainement pas pu nous contenir, on bouillonnait. Les gens étaient pâles, les yeux hagards, les traits contractés, beaucoup de femmes pleuraient. On pensait aux nôtres. Ceux qui ont un mari, leur fils ou leur parent prisonnier se demandaient avec terreur s’ils n’étaient pas ainsi traités. Si c’est cela, de la civilisation, qu’est-ce donc que la barbarie ? » L’alimentation est insuffisante, toute la famille maigrit, mais le « ravitaillement américain » et la proximité relative de la campagne permettent d’endurer ces temps difficiles : (9 juin 1916) « Il devient de plus en plus difficile de manger. Nous ne mangeons plus que du riz. Nous qui ne l’aimions pas ! Le pain est mauvais, indigeste. ». La jeune fille vit dans un foyer familial où les relations semblent harmonieuses, et son journal est aussi celui de la vie quotidienne d’une jeune fille sans histoires. Des « trains d’émigrés » sont régulièrement formés pour transférer des civils vers la France non-occupée. Le père n’a pas le droit de partir, la mère veut rester pour l’aider à éviter le pillage, et Germaine et Suzanne hésitent, mais le travail forcé aux champs commence à les menacer sérieusement, et leur mère les inscrit en juin 1917. La description minutieuse des conditions et règlements de transfert (copie intégrale des documents), ainsi que de son déroulement, de la composition des malles à l’accueil en Suisse, forme un document utile pour l’histoire de ce type de transfert.

Après le passage par la Suisse, les deux jeunes femmes passent un mois à Montbrison, où elles doivent attendre la décision des autorités militaires, car elles veulent habiter chez une tante à Dompaire (Vosges), dans la zone des armées. Germaine mentionne la rigueur spartiate de l’hébergement à l’institution « La protection de la jeune fille », mais elle relativise aussi (décembre 1917) : « Dans les autres cantonnements, (…) ils sont mélangés avec des gens de toute sorte qui insultent ceux qui ont des chapeaux. Tandis qu’ici, nous ne sommes pas mal sous ce rapport, c’est déjà cela. » Le discriminant « chapeau » est ici notable, et elle décrit une distribution de vêtements gratuits (21 décembre) : « De tous les gens qui sont là, il n’y a que nous qui avons des chapeaux. Les gens nous regardent comme des bêtes curieuses.». Aussi le 4 janvier 1918, lorsqu’elles retournent à la distribution – à laquelle elles ont droit – « nous y allons toutes les deux en cheveux pour avoir l’air plus misérable. » Le reste de la guerre se passe sans histoires à Dompaire, chez leur tante, et en mars 1918, Germaine mentionne qu’elle a repris 11 kilos. La description de la journée du 11 novembre, minutieuse et colorée, est de grande qualité, et le journal s’interrompt en décembre, sans que les sœurs aient encore pu regagner Sedan. On conclura l’évocation de ce riche témoignage avec un passage qui illustre la précision de sa narration ; elle décrit, le 12 août 1918 à Dompaire, l’arrêt de camions transportant des soldats américains de couleur, il est probable qu’elle n’a jamais vu auparavant de troupes de tirailleurs africains : « J’étais à la salle à manger quand j’entends passer beaucoup de camions. Je regarde par la fenêtre et je vois des gros camions pleins de noirs américains. Ils nous font signe bonjour, nous leur répondons, ils rient et envoient des baisers. Il y a une longue file d’autos qui avancent, quand tout-à coup elles s’arrêtent. L’une d’elle stationne juste devant la maison, les autres un peu plus loin. Il y en a de tout à fait noirs, comme du charbon, d’autres couleur chocolat, des bronzés. Mais ils sont vraiment drôles avec leurs yeux blancs et leurs grosses dents si blanches dans leurs figures noires. Beaucoup descendent de leur camion, il y a des officiers avec des bottes et bien habillés, noirs aussi. (…) Toute la population est en branle, tout le monde dévalise les jardins pour leur donner des fleurs, ils sont si contents ! Et piquent les roses et autres fleurs à leur boutonnière, beaucoup chargent des gamins de remplir leurs bidons avec de l’eau. Ils restent là quelque temps, puis démarrent, nous leur faisons au revoir, ils répondent avec de grands gestes, l’un d’eux dit : « au revoir », nous leur crions : « good bye », et ils répondent ravis : « good bye ! ». »

Vincent Suard juin 2021

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Herse H. Pendant la guerre. Récits d’un Grand-Père à ses Petits-Enfants.

1) Le témoin.

Comme l’indique le titre du témoignage, il s’agit d’un écrit qui semble avoir été rédigé à partir des souvenirs d’un témoin, H. Herse, publié au début des années 1930, ou par lui ou par sa famille. Il est adressé à ses petits-enfants qui sont à l’évidence de jeunes enfants. L’homme semble âgé puisqu’il n’est pas mobilisé. Il est agriculteur et cultive de la vigne et du blé, sans que nous puissions connaître l’étendue de ses terres ni son degré de richesse. Il possède à l’évidence une sensibilité de gauche et défend tout au long de son récit des thèses pacifistes.

Géographiquement, il habite un village du Soissonnais non localisé précisément : il n’est jamais question dans le témoignage que d’un « village » ou d’un « patelin » pour mentionner cette localité. Son écrit mentionne qu’avant son évacuation, il se rend régulièrement à Soissons en utilisant dans un premier temps le C.B.R. (chemin de fer de la banlieue de Reims) avant que ce dernier ne s’arrête pour cause de guerre. Il s’agit donc très probablement d’un village situé à l’est de Soissons, dans cette partie de la vallée de l’Aisne desservie par ce moyen de transport local. Cette localisation est également confirmée par le premier point de ralliement mentionné lors de l’évacuation de la famille du témoin, à savoir Nanteuil-La-Fosse, un village de l’Aisne proche du Chemin des Dames. Le second volume du témoignage d’H. Herse (voir sa fiche sur ce site) donne à la page 5 un passage avec suffisamment d’indices pour penser qu’il s’agit de la commune de Condé-sur-Aisne.

2) Le témoignage

Herse H., Pendant la guerre. Récits d’un Grand-Père à ses Petits-Enfants, Soissons, Imprimerie A. Laguerre, 1932, 111 p.

Il semble que la narration du grand-père ait été retranscrite, dans une première partie intitulée « Pendant la guerre » par le témoin même. Toutefois, elle n’est pas signée comme les autres. Elle est en tout cas adressée aux petits-enfants du témoin.

La seconde partie du témoignage, curieusement intitulée « Après la guerre » alors qu’elle ne mentionne que des faits se déroulant durant le conflit (pp. 55-90), est signée des initiales H. H. On peut donc raisonnablement penser que cette partie a pu être rédigée tout ou partie par le témoin lui-même.

Une troisième partie intitulée « Encore quelques feuillets » (pp. 91-105) se termine par les initiales H. H.

Enfin, à la fin de l’ouvrage (pp. 107-111), H. Herse écrit et signe une postface intitulée « Treize ans après » datée précisément du 20 avril 1932.

Toutes ces parties respectent chacune un même déroulement chronologique, ajoutant des récits ou des détails qui se complètent les uns les autres, avec, de ce fait, des effets de redondance d’une partie à l’autre. Toutes les parties s’adressent à « mes chers petits », c’est-à-dire aux petits-enfants du témoin dont l’âge semble peu avancé au moment de la rédaction.

Ce volume, probablement tiré à compte d’auteur, est suivi d’un second portant, quant à lui, sur l‘après-guerre et localisé dans ce même « patelin ». Il fera également l’objet d’une analyse ultérieure dans dictionnaire des témoignages de ce site.

« Pendant la guerre » (pp. 3-54)

Le récit des événements démarre au 14 juillet 1914, avec une brève description de la fête nationale à Soissons. Le 1er août, alors qu’il cultive son jardin, l’homme entend « battre la générale et sonner le tocsin ». Effervescence dans le village et venue du député pour « nous entretenir de la guerre ». Chacun sait que ce village va être affecté par le conflit. « On entendait le canon qui grondait à la frontière du Nord. Bientôt après, le bruit se répandit que l’ennemi entrait dans le département de l’Aisne et bombardait Hirson. C’est à partir de ces jours-là que l’on vit l’émigration des riches ». Se rendant à Soissons, notre témoin constate une « panique » : début de l’exode pour les plus aisés et dissimulation des biens pour ceux qui restent sur place. La panique s’amplifie : « On n’était plus tranquille. On commençait à aller et venir sans savoir au juste ce que l’on faisait ». L’espionnite s’installe : un soldat anglais en fait les frais. Les rumeurs se répandent et les ponts de l’Aisne sautent à l’approche de l’ennemi. Le 2 septembre, la ville est occupée par les Allemands qui y causent des dégâts et des exactions dont le village du témoin est également victime. Ils ne font cependant que passer pour se rendre sur le champ de bataille de la Marne puis c’est le reflux, provoquant des exactions et réquisitions encore plus importantes. « Il n’y a plus aucune autorité dans le pays ». Le curé est désigné par les Allemands pour mener les réquisitions. Les vivres commencent à manquer : « C’est la famine en perspective ». Des civils sont blessés voire tués par les combats. Les Allemands menacent des otages.

A partir du 13 octobre, la population du village, proche des combats, est évacuée de force : « A la nuit tombante, une quinzaine d’Allemands entrent partout pour avertir qu’on ait à déménager immédiatement. Ce fut un instant de stupeur ». Les évacués sont dirigés vers Nanteuil-la-Fosse où ils sont provisoirement logés puis dirigés vers la gare de Pinon. Etape à Chauny avec logement dans l’église. Dernière étape à La Fère puis dispersion des réfugiés dans les villages environnants où ils sont pris en charge de bonne grâce par la population locale. Après janvier 1915, ils sont amenés au Luxembourg et dirigés vers l’Allemagne. De là, ils transitent par la Suisse où la population les accueille favorablement. Ils repassent la frontière française pour la Saône-et-Loire. Nombreuses familles se sont dispersées et se sont perdues dans ce long périple. La famille du témoin se recompose en Normandie en mai. C’est en y croisant des blessés en convalescence qu’elle découvre les horreurs de la guerre, d’autres réfugiés soissonnais mais aussi les premières difficultés pour s’alimenter.

« Après la guerre » (pp. 55-105)

Pour éviter les redondances inhérentes au récit, nous ne ferons figurer dans la suite de cette analyse que les citations mentionnant des détails intéressants, complétant et précisant la narration faite ci-dessus. Ces citations sont datées par années.

« Oui, ils ont l’air résolu, nos soldats, mais la gravité des événements n’échappe à personne. Le peuple n’aime pas la guerre qui fait tant de veuves et de petits orphelins.
C’est pourquoi, à vrai dire, il y avait beaucoup de résignation. » (1914, p. 57)

« Malgré l’ordre qui veut y présider, c’est un trouble que le déplacement de tant d’hommes et de tant de choses.
Ici, chez nous, on avait pu y parer, et c’était réconfortant de voir les bourgeois du pays donnant leur personnel aux cultivateurs pour les aider aux travaux de moisson. Mieux, deux artistes peintres habitant le pays se firent manœuvres, sans crainte d’ampoules. » (1914, pp. 57-58)

« Le lendemain, j’allais chez ma fille aînée. Aussitôt arrivé et sans perdre un instant, nous cachions.
Cacher, toujours cacher.
C’est vrai que ça me connaissait ; n’ai-je pas fait ce métier en 1870 ? » (1914, p. 61)

« D’Allemands, il n’y en avait pas encore ; mais à cet instant, beaucoup de soldats français de toutes armes descendaient de la montagne. Quelques-uns passèrent devant ma porte. J’interrogeais un sergent du 67e de ligne qui avait caserné ici : Où allez-vous ? – Ah ! Nous n’en savons rien, m’a-t-il répondu, c’est une débandade complète.
Je demeurais stupéfait de cette réponse, d’autant plus qu’un officier entendit cet aveu de désarroi sans sourciller.
– Oui, ajouta le sergent, tel que vous me voyez, de deux cents que nous étions, je suis le seul survivant, et c’est sous les cadavres de camarades que je me suis retrouvé. » (1914, p. 62)
« Les Allemands vont nous conduire dans les pays exclusivement occupés par eux. C’est ce qu’on appelle l’évacuation.
Pour nous, cet acte était un forfait et nous maudissons cette façon avec laquelle l’ennemi se débarrassait des populations. Mais, à quelque temps de là, nous avons vu combien c’était plus humain que ce qui s’était passé dans notre chef-lieu de canton. Là, pas d’évacuation ; la population terrorisée sous le bombardement de la ville. Des tués, des blessés dans l’horreur d’une nuit. » (1914, pp. 72-73)

« Encore quelques feuillets » (pp. 91-105)

« L’arrachement de milliers de familles de leurs foyers, c’est ce qu’on n‘avait pas encore vu depuis l’Antiquité ; et pour vous dépeindre tous les épisodes, il faudrait des volumes.
Ne vous étonnez donc pas, mes chers petits, si j’ajoute toujours quelques pages à ce récit.
Vous verrez, il en restera à raconter après moi.
Toutefois, il y a une chose qu’on peut dire en peu de mots. C’est que la guerre, cette rage des rages, paraît être une maladie incurable. Voilà pourquoi on n’en dira jamais assez de mal et qu’on ne mettra jamais assez de barres dans les roues. » (p. 91)

« 16 avril 1917, Berry-au-Bac, Craonne.
On ne verra donc jamais la fin de ces combats, des carnages, des mille maux inventés par les hommes. Rien ne s’améliorera donc ?
Peut-être ! Pourquoi pas !
L’Homme n’est pas si méchant.
Mais alors pourquoi ces massacres qui nous submergent comme un océan ?
Est-ce un secret ?
Non.
Savoir à qui profite, tout est là.
Ce n’est pas vous, mes enfants, qui trouverez, vous êtes trop jeunes. D’autres savent… mais n’accusons pas l’Homme, il est innocent ; bien plus, il est l’inconsciente victime… celle qu’on sacrifie tous les jours…
N’oublions pas, n’oublions rien. » (1917, p. 92)

« Oui, qui jamais pourra dépeindre aussi pathétiquement qu’il convient et aussi splendidement qu’elles ont été grandes, les tortures inouïes de ces millions de combattants aux cents origines diverses ensevelis dans leur inutile et sanglant sacrifice. Un Barbusse ? C’est possible.
Retenez ce nom, mes petits. » (1917, pp. 93-94)

« 1914, 1915, 1916 sont écoulés et 1917 est sur son déclin.
Oh ! Comme c’est long, comme c’est long !
Aussi notre situation de réfugiés, jointe quelque fois à notre oisiveté forcée, sont des éléments qui aggravent l’immanquable nostalgie.
Comme palliatif, je vais travailler chez des voisins. Je taille des arbustes, je bêche, j’ensemence. Tout cela ne remplit pas les heures comme quand je travaillais à ma vigne. » (1917, p. 94)

« Aussi le rétablissement de la paix devient le vœu de beaucoup de monde.
Les gouvernements semblent en être un peu désemparés. Auraient-ils peur que le mouvement ne les emporte. A leurs yeux, être pour la paix, c’est être défaitiste.
Croyez-vous ?
Défense de parler, défense d’écrire. Cependant, est-ce si criminel ?
Sans cesse dans mes récits, j’essaie de faire haïr les haines qui sont l’aliment des guerres, et je crois travailler au bonheur de tous ? » (1917, p. 96)

« Mai-Juin 1917, comme l’ennemi vient de reculer au-delà du Chemin des Dames, beaucoup de nos compatriotes sont au « pays ». Non pour l’habiter, il est devenu inhabitable, mais pour se rendre compte du désastre […] » (1917, pp. 97-98)

« Les socialistes, les communistes, enfin tous ceux qui veulent vaincre le mal, n’ont pas d’autre réputation [que d’être des utopistes]. C’est les bêtes noires.
[…] D’ailleurs, la situation mondiale actuelle en a besoin de ces intrépides pionniers, titans de la pensée.
Et voyez-vous quel essai fait, paraît-il, Lénine en ce moment, si ce n’est qu’il va changer cent millions de va-nu-pieds en hommes dignes de ce nom. » (1918, pp. 102-103)

« Treize ans après » (pp. 107-111)

« On avait fait de si beaux rêves !
Le Monde allait se régénérer, et des guerres, c’était la dernière.
Hélas ! que voyons-nous. Partout le désaccord, le désordre, les crimes… on fait fausse route. » (1932, p. 107)

« Rajuster les siècles aux besoins nouveaux, tout est là.
La Russie le fait en ce moment.
C’est dans cette voie que nous travaillons à renouveler les consciences, de concert avec la Libre-Pensée.
Cette philosophie aidera à mettre un frein aux injustices sociales, aux suggestions malsaines de batailles et de victoires qui font tant de misères et créent tant de maux sans cesse accrus. » (1932, pp. 108-109)

« La mentalité neuve qu’exigeait l’après-guerre, on ne l’a pas voulu. Rien n’a été fait de ce qui aurait dû être fait. Et, maintenant, comme résultat, une Europe troublée, un Monde ruiné et toujours bataillant. » (1932, p. 109)

« A Versailles, on a découpé en petits morceaux : empires et royaumes, n’aurait-il pas été plus sage, plus pratique de les unir et de tous, grands et petits, n’en faire qu’un seul ? » (1932, p. 109)

3) Analyse

Ce témoignage a-t-il été écrit après la guerre ? Il nous est impossible de répondre objectivement à cette question. S’appuie-t-il sur des notes prises durant le conflit ? Là encore impossible de répondre à cette interrogation. Du fait de sa date de publication tardive, le début des années 1930, on ne peut que demeurer dans le doute sur ces points précis.

Rien n’indique objectivement non plus dans le récit que ces souvenirs aient été écrits à partir d’un document original, genre journal ou carnet de route. Sa valeur est donc potentiellement atténuée par le prisme du souvenir et de la mémoire. Il est émaillé de réflexions, de jugements moraux d’un grand-père pacifiste, de sensibilité de gauche, parfois anticlérical, qui entend transmettre à sa descendance tous les leçons apprises et vécues sur les méfaits de la guerre. Propos sur lesquels nous ne nous sommes pas étendus ici, hormis dans le choix de certains passages cités dans les trois dernières parties dont nous avons rendu compte.

Ce témoignage nous renseigne cependant sur le vécu et le ressenti de la guerre par des civils évacués de la région soissonnaise dès les premiers combats de septembre 1914. Le deuxième volume de ce diptyque abordera la question du retour de ces agriculteurs réfugiés dans les régions dévastées du Soissonnais (voir sa notice à venir).

JFJ, septembre 2020

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Mathieu, Valentin

Guy Durieux (gdurieux07@orange.fr) déjà éditeur du témoignage de Marius Perroud (voir notice) a transcrit et tiré à un petit nombre d’exemplaires les vingt pages manuscrites que Valentin Mathieu a rédigées sur un cahier d’écolier appartenant à sa fille Marie-Louise née en 1902. L’original appartient à Jean-Claude Chanel, Il s’agit du récit du séjour de l’armée allemande à La Neuveville-lès-Raon, au nord de Saint-Dié-des-Vosges, du 23 août au 11 septembre 1914.
On sait peu de choses sur le témoin en dehors du fait qu’il était lecteur lecteur de L’Humanité.
Le 172e Bavarois entre dans le village. La population panique, femme, enfants, voisins ; une des filles de Valentin est atteinte par une balle à la jambe ; de nombreuses maisons sont incendiées. Les Allemands arborent le drapeau de la Croix Rouge sur la maison de Valentin dont le sous-sol abrite leurs blessés. Ils ont eu de fortes pertes ; ils enterrent leurs morts ; les blessés reviennent de la bataille du col de la Chipotte. Valentin s’occupe des blessés ce qui lui permet de sauver sa maison de l’incendie.
Dans un bataillon, se trouvent beaucoup d’Alsaciens qui pensent que la France a déclaré la guerre ; Valentin les détrompe.
Les habitants apportent du vin et des œufs à des prisonniers français « qu’ils partagèrent avec leurs geôliers qui avaient aussi faim qu’eux ».
Valentin doit « faire le garde champêtre » pour empêcher les pillages, mais en partant les Allemands emportent tout ce qui leur convient (en particulier les bouteilles de champagne).
Valentin remarque qu’il y a des « embusqués » chez les Allemands, des profiteurs parmi les commerçants français.
Sa conclusion : « L’armée allemande, en portant plus particulièrement la guerre et la dévastation à notre industrie et à notre commerce, s’est révélée l’instrument des capitalistes d’Allemagne qui voulaient nous rendre tributaires de leurs produits industriels. »
Rémy Cazals, juillet 2020

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Renaux, Clémence (1902-1983)

1. Le témoin
Clémence Renaux, dont les parents sont tisserands, a douze ans au début du conflit et habite au centre-bourg à Leers, petite ville située entre Roubaix et la frontière belge. Après la guerre, elle travaille comme visiteuse de pièce dans l’industrie textile. Mariée en 1930, elle a un fils (Robert Anselmet), qui deviendra conseiller municipal de Leers, et qui a transmis ces notes d’occupation à la société d’histoire locale.
2. Le témoignage
Le texte est situé dans le tome III des carnets de Flore Bourgois (Association Leersoise d’Études Historiques et Folkloriques, 1998, voir notice CRID), et occupe les pages 122 à 167. Des deux ou trois cahiers originaux, il n’en subsiste qu’un, du type petit cahier d’écolier, et il contient le témoignage d’une enfant de douze à quatorze ans (août 1914 – janvier 1917), sur les événements survenus à Leers. Son fils a expliqué au transcripteur Benoît Delvinquier (1998) que l’auteure avait rédigé sa chronique selon l’idée de sa mère, qui l’a encouragée au jour le jour. Dans la préface, le transcripteur indique avoir retravaillé le texte initial très défaillant (style télégraphique, orthographe et syntaxe souvent faibles, dyslexie légère…) et pris des initiatives (organisation chronologique, p. 122) : « Garder les constructions grammaticales telles qu’elles ont été écrites, eût été, certes, plus authentique, mais d’une lecture très vite lassante, sinon agaçante, ce qui aurait retiré tout l’intérêt de la retranscription. »
3. Analyse
Les mentions sont en général factuelles et courtes (deux à cinq lignes), et elles semblent suscitées par la presse, le communiqué ou les bruits qui circulent. La mention qui porte sur l’évacuation tardive des hommes mobilisables, le 9 octobre 1914, amène à s’interroger sur l’identité de l’auteure de la rédaction (p. 125) : « Ordre d’évacuation de tous les hommes de 18 à 50 ans. Ordre arrivé à 2 heures. Départ à 6 heures du soir pour Gravelines. Passage interdit à Lille. Bataille d’Haubourdin. Retour d’un grand nombre, mais quelques voisins ne sont pas revenus. La nuit, passage de cavaliers allemands qui ont demandé la route à plusieurs maisons. » Une très jeune fille de douze ans peut-elle produire cette qualité de synthèse ? On a souvent l’impression d’un texte écrit sous la dictée, probablement de la mère. Il serait intéressant à cet égard de voir ce qu’était la totalité de la version originale avant retranscription (un exemple à la page 157). La crédibilité du témoignage est toutefois largement établie en croisant les informations avec celles des récits de Flore Bourgois et de l’abbé Monteuuis (également notice CRID).
On trouve dans ce journal les canards habituels du début du conflit, et il est difficile d’en déterminer l’origine, avec par exemple (octobre 1914, p. 127) « De retour d’Estaimpuis, j’ai vu les Alboches qui gardaient les ponts et barrières de la ligne de chemin de fer. Il passa deux trains allemands blindés, avec ravitaillement et munitions, et un chargé de morts. » Dans ces mentions, tout n’est pas faux, mais il faut retrouver ce qui est exact, ainsi le 23 octobre 1914, on annonce « la reprise de Metz par les Français. Quelques aéroplanes ont lancé des dépêches à Néchin et à Roubaix. (…). Voilà aujourd’hui 15 jours que les réfugiés sont partis. Beaucoup sont faits prisonniers de guerre à Douai. Ils sont au nombre d’environ 20 000. Hier jeudi, un Allemand s’est suicidé à Roubaix, et un, à Tournai. » Typique de ce mélange est aussi (29 octobre 1914, p. 129) : « On annonce la reprise de Douai et Valenciennes par les Français. Ce soir, deux Allemands sont allés au salut [vêpres] et ont bien ôté leur képi.» Le carnet est rythmé par la mention des réquisitions de bétail, de blé et d’outillages, ainsi celle des saisies dans les usines. Les problèmes de pénurie alimentaire ou de charbon occupent une grande place dans les notations. On trouve aussi des descriptions des affiches de l’occupant, des mentions des difficultés liées aux systèmes de laissez-passer, des cartes d’identité… La description du « fonçage» (contrebande à la frontière) est aussi présente.
Pour ce témoignage assez concis, on citera encore deux notations ; pour la première, fréquente dans les journaux civils d’occupation, il s’agit de soldats finissant une période de repos et devant rejoindre le front (30 janvier 1915, p. 145) : « Les Allemands sont partis au feu ce matin. Certains pleuraient et refusaient de marcher. » Surtout devant des civils français, la mention de ces larmes allemandes est significative. Un autre extrait plus long se situe au moment de la variante leersoise de « l’affaire des sacs », c’est-à-dire du refus des fabriques et des ouvriers de travailler pour l’effort de guerre allemand. À titre de sanction, les habitants sont consignés chez eux au début de l’été 1915, et la diariste décrit la condamnation au couvre-feu à 7 h du soir (22 juin) « alors qu’il fait jour encore 2 heures. La circulation est interdite et on ne peut même pas être à sa porte ! Les Allemand font la patrouille et prennent ceux qu’ils rencontrent et leur font un procès. Rien de si triste le soir : on dirait qu’il y a des morts partout. Il n’y a plus que les chiens et les oiseaux qui sont dehors. (p. 155) ». Elle évoque ensuite la défaite finale des ouvriers français (23 juillet, p. 156) « Ils sont tous au Casino-Palace, au pain et à l’eau et couchent sur un tas de chiffons. Au bout de 3 jours de ce régime-là, ils les ont fait signer de reprendre le travail ou ils allaient bombarder le village et mettraient le feu aux quatre coins. Quand ils eurent signé, ils les ramenèrent, toujours escortés par la troupe, jusque l’usine, qui recommence à tourner à partir d’aujourd’hui. »
Donc un témoignage moins riche que celui des deux témoins leersois cités plus haut, mais un complément qui, par le croisement des informations qu’il rend possible, peut parfois avoir son utilité.

Vincent Suard juin 2020

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Monteuuis, Gustave (1857-1920)

1. Le témoin
Pendant l’occupation, Gustave Monteuuis est le curé de la petite ville de Leers (Lèrss). C’est un bourg textile proche de Roubaix, frontalier avec la Belgique et qui garde un fort caractère rural. Licencié es Lettres en 1879, G. Monteuuis est l’auteur de quelques ouvrages pieux ou historiques, et a été primé par l’Académie Française en 1894. Originaire de Bourbourg (Pas-de-Calais), il fait partie d’une famille nombreuse avec laquelle il entretient des relations épistolaires suivies, et après-guerre il devient en 1919, pour peu de temps (décès en 1920), chanoine titulaire à Lille.
2. Le témoignage
Sous le joug allemand, les Allemands à Leers du 22 août 1914 au 11 novembre 1918, a paru chez l’imprimeur Desclée et De Brouwer (Nihil obstat et Imprimatur, Insulis, octobre 1919), 360 p., avec mention sur la couverture «Écrit en entier pendant l’occupation». Dans une préface qui reprend une lettre du chanoine Lecomte, vicaire général de Lille, adressée à l’auteur, on apprend que : « vous avez écrit, à leur intention [vos paroissiens], comme le testament d’un père, le récit tragique de la longue et dure occupation allemande en votre paisible cité frontière. » Cette introduction extrêmement flatteuse (« votre livre qui mêle si bien l’utile à l’agréable et atteint la perfection rêvée par le vieil Horace ») explique que le curé de Leers, en quittant sa paroisse, a souhaité regrouper des notes journalières pour l’histoire et l’édification de ses anciennes ouailles.
3. Analyse
Pour l’abbé Monteuuis, il s’agit d’abord de laisser un témoignage historique, une monographie paroissiale destinée à « ceux qui voudront écrire l’histoire des régions occupées » (p. 15) ; il veut aussi montrer à la France entière ce que le Nord a souffert, et enfin il souhaite livrer un testament spirituel, un bilan personnel de son action comme prêtre catholique. L’intérêt du témoignage est donc double, puisqu’il permet de construire une histoire du bourg occupé vue par un témoin bien informé, mais aussi de nous donner un témoignage subjectif, le plaidoyer pro domo d’un curé rapportant son attitude pendant l’occupation allemande. Dans sa forme, le récit est déjà une synthèse, puisqu’il procède d’un regroupement de notes, avec une organisation thématique (relations avec les Allemands, réquisitions, pastorale…), ce qui en rend la lecture aisée. L’auteur insiste plusieurs fois sur le fait que l’ouvrage a été rédigé pendant l’occupation, ce qui, eu égard à ses critiques contre l’occupant, constitue un danger, mais garantit aussi une valeur d’authenticité et de probité patriotique.
Les Allemands
Sans surprise, l’auteur marque la froideur de ses relations avec les occupants, décrivant certains officiers qu’il est tenu d’héberger, son église qu’il doit souvent laisser à l’ennemi pour le culte catholique (Bavarois) ou protestant. Il souligne ne pas être privilégié pour les questions de laissez-passer ou d’alimentation, et évoque ses homélies, dans lesquelles il essaie d’encourager les patriotes jusqu’en 1915, cessant ensuite de le faire à cause des délateurs présents à l’office. Il décrit la dureté des douaniers allemands qui brutalisent les « fonceurs » [fraudeurs] de la frontière, de ces « policemen » que les habitants appellent les « diables verts » ou les « diables gris » : il souligne que leur action a été beaucoup plus durement ressentie que celle des soldats. L’auteur montre qu’il était parfois possible de corrompre les sentinelles, contentes d’être là à surveiller les chemins plutôt qu’être au front, et que certaines en profitaient pour nourrir leur famille en Allemagne (1917). Il signale aussi toutes les réquisitions auxquelles il n’a pu s’opposer, à l’église ou au presbytère, arrivant parfois quand-même à sauver un bien (avril 1918, p. 105) : « J’ai eu aussi de la peine à sauver une cloche de maison. Les soldats il est vrai se montrèrent plutôt faciles. Ils déclaraient n’avoir pas à servir les intérêts des capitalistes qui les envoyaient, faire Boum-Boum au risque d’être « capout ». »
Réquisition de main d’œuvre
Plus que la description des réquisitions de biens, bien connue par les autres journaux d’occupation, c’est sur l’obligation de travail des habitants de la commune que la synthèse de l’abbé est utile. Il décrit en détail les péripéties de la lutte entre les Allemands, qui veulent faire reprendre le travail à la filature Motte, et les ouvriers qui refusent de travailler pour vêtir ou équiper (« affaire des sacs ») des soldats qui combattent les Français. Les patrons français refusent aussi de faire travailler leurs usines pour les Allemands, qui croient trouver la solution, en indiquant qu’il s’agit de travail « forcé » ordonné par les militaires (affiche du 18 juin 1915, p. 129) : « Les patrons, les directeurs, les employés, les ouvriers et les ouvrières ne travaillent pas volontairement, mais sur l’ordre de l’administration militaire allemande. » C’est un échec, les ouvriers maintiennent leur refus patriotique et leurs patrons refusent de communiquer les listes de leurs employés. Les occupants, qui avaient du mal à identifier les ouvriers pour les rafler, finirent par interner et menacer de déportation des patrons et des directeurs du personnel; des ouvriers furent aussi enfermés, mis au secret, sous-alimentés, brutalisés… Le travail finit par reprendre à la fin de juillet 1915, après trois mois de pressions et de mauvais traitements. « La préfecture a déclaré que le travail de la fabrique Motte-Bossut rentrait dans les conventions de la Haye ». En fait les ouvriers étaient pris dans le dilemme consistant soit à travailler pour les ennemis, soit à être responsables, par leur refus de travailler, des déportations et mauvais traitements subis par les otages. Le récit de l’auteur, évidemment un plaidoyer à destination de la France non-occupée, montre bien les aspects moraux de la question (p. 137) : « Voilà les faits. À chacun de porter sa part de responsabilité. Ce n’est pas le moment de récriminer. Il est facile d’imposer l’héroïsme aux autres. » Il évoque aussi les réquisitions de jeunes gens, garçons et filles, lors de la Pâque 1916, en vue de les déporter dans les Ardennes pour le travail forcé. Il se réjouit du fait que finalement, au contraire des Roubaisiennes, toutes les Leersoises furent exemptées (p. 139) : « Par une chance que nous ne nous sommes jamais expliquée, et dont nous bénissons Dieu, on rendit la carte à toutes les jeunes filles. Aucune d’elles ne dut partir, et je n’en connais pas qui ait été enlevées par les Allemands. » L’auteur décrit aussi la triste situation des requis « brassards rouges » en 1917, à l’occasion d’obits, c’est-à-dire de services funèbres célébrés lors de l’annonce du décès de certains d’entre eux. Il évoque dans son homélie le triste sort de ces jeunes gens astreints au travail agricole obligatoire dans les Ardennes, mal accueillis, car signalés aux locaux comme volontaires, mal logés et mal nourris, souvent en mauvaise santé, et ne survivant que grâce aux colis de leur famille déjà démunie ( p. 142) : « Que voulez-vous ! Les Allemands veulent déprimer ceux qu’ils n’osent tuer. C’est une haine de race.». Lors de l’offensive allemande des Flandres en avril 1918, ces brassards rouges travaillent aussi directement sur le front, pour aménager des routes, et l’abbé évoque (p. 145) « des malheureux Français, des prisonniers portugais, et [curieusement] des milliers d’Allemands qui refusent d’aller au feu et à qui on a enlevé les casques et coupé les boutons d’uniforme. »
La pastorale
Gustave Monteuuis évoque surtout le peuple des fidèles, et ce n’est que par allusions que l’on devine des oppositions, comme avec «ce stupide anticléricalisme qui ne désarme jamais (p. 55). » Pourtant, on sent aussi une forme de trêve dans la querelle religieuse: «Des gens qui m’auraient fui la veille, et que leur situation séparait de moi, venaient spontanément me parler, m’interroger et me renseigner. (p. 202)» Dans son récit, l’abbé mêle toujours les événements de l’occupation et sa fonction de chargé d’âmes, il essaie en chaire de transmettre des nouvelles, des encouragements, de lutter contre la désespérance, ainsi (p. 240) « Une mère de famille me racontait que, lorsque les mauvaises nouvelles, les perquisitions, la durée de la guerre rendaient son monde plus chagrin, elle leur disait simplement : « Attendez dimanche, Monsieur le Curé nous remontera.» Il évoque sa lutte contre le vice, dont le premier pour lui réside dans la jalousie. Les dénonciations ne sont pas rares, et parfois les Allemands, qui viennent saisir des biens soustraits à leurs réquisitions, révèlent le nom du délateur (p. 274) « de là des haines inexorables, avec des menaces de vengeance qui auront, je le crains, leur retentissement après la guerre.» Certains, dit-il, frayent avec les Allemands par calcul, pour être exemptés lors des réquisitions. Il condamne ces actes lors de ses prêches mais doit être prudent, car (p. 285) « un arrêté frappait d’une forte amende et même de la prison toute personne qui aurait reproché à une autre « d’être trop aimable pour les Allemands ».» On ne trouve aucune allusion à la collaboration « horizontale » [n’oublions pas la nature du document et sa date de publication], sinon un satisfecit non exempt d’ambiguïté : « J’eus la satisfaction de n’avoir jamais à inscrire de fautes sur mes registres de baptême. (p. 286)» Il explique ailleurs que les déportés du travail pouvaient signer un engagement volontaire, et étaient dès lors beaucoup mieux nourris, mais qu’évidement c’était considéré comme une trahison patriotique ; devant les souffrances des jeunes requis, des parents venaient le supplier de les absoudre moralement, lors de la tentation de la signature d’un engagement (p. 144) : «Je gémissais avec eux, mais je ne me croyais pas le droit de supprimer leur peine au prix d’une apostasie.» Au chapitre des fautes morales, le curé pose de manière intéressante, dans cette zone frontière, le problème paradoxal du moratoire sur les loyers et de l’interdiction faite aux propriétaires de donner congé (p. 279) « Combien de modestes propriétaires (…) se sont trouvés dans la gêne, alors que leurs locataires faisaient fortune en usant d’une propriété bien située, pour faire du trafic.»
Après la libération par les Anglais le 19 octobre 1918, il note, lors d’une fête organisée par ceux-ci, une remarque intéressante sur la Marseillaise : «Nous n’avions entendu notre hymne national depuis le 1er août 1914. Aussi le peuple le chanta-t-il d’une seule voix. En 1870, je l’avais entendu hurler par des braillards comme un écho des pires révolutions ; aujourd’hui, c’est la voix de la patrie, de la douce France, que nous écoutions avec bonheur. Le pays, aujourd’hui, s’est rallié à la Marseillaise. ». Le contraste est fort au début de novembre, entre les festivités joyeuses de la libération décrites par la presse à Roubaix, et le danger que courent toujours les Leersois, encore à la portée des canons allemands, déployés sur le Mont Saint-Aubert. Le bourg subit un bombardement au gaz le 6 novembre, et le curé va administrer le 7 des mourantes à l’hôpital Barbieux. À cette occasion, il se remémore la terreur de la veille, et perd le ton mesuré qui domine généralement dans son propos (p. 332) : « En les voyant se tordre sur leur chaise d’ambulance et ruisseler de sueur dans l’excès de leurs souffrances, je songeais : « Et dire que ces Boches, dans leur dernière affiche, prétendaient rappeler les Français à l’humanité, et que jadis ils nous recommandaient d’étourdir les lapins avant de les tuer pour ne pas les faire souffrir ! Pharisiens et homicides jusqu’au bout ! »
En définitive un témoignage de qualité, bien écrit, mais qu’il faut prendre pour ce qu’il est, c’est-à-dire d’abord une vision cléricale des relations sociales dans la paroisse. Il est vrai que l’empreinte catholique est beaucoup plus forte à Leers, paroisse encore largement rurale, que dans les courées roubaisiennes. Si les Allemands ne sont pas épargnés, en ce qui concerne les habitants de Leers, le ton est mesuré, largement marqué par l’autocensure : dans un propos public de 1919, c’est inévitable, à nous d’essayer de lire entre les lignes.

Vincent Suard juin 2020

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Bourgois, Flore (1883-1949)

1. le témoin
Flore Bourgois, célibataire, tient avant la guerre un commerce d’épicerie, tout en s’occupant de son plus jeune frère, après le décès de ses parents tisserands. Elle habite la petite ville de Leers (se prononce Lèrss), un bourg de 4000 habitants qui présente la triple caractéristique d’être une banlieue textile de Roubaix, une ville frontière avec la Belgique et un espace encore largement agricole. Elle habite une rue située à trois cents mètres de la frontière et reste seule pendant l’occupation, ayant un frère mobilisé, un autre prisonnier et le troisième étant mort de maladie sous l’uniforme en 1915. Elle a 31 ans lorsqu’elle commence à tenir ses cahiers. Elle se marie après la guerre et poursuit son activité de petit commerce de détail.
2. le témoignage
Après un long séjour au grenier, les cahiers d’écolier sur lesquels Flore Bourgois a tenu au jour le jour la chronique de l’occupation, ont été confiés par sa fille à Benoît Delvinquier et Edmond Derreumaux, de l’association Leersoise d’Études historiques et folkloriques. L’ensemble manuscrit comprend 800 pages en quatre cahiers, et les auteurs les ont retranscrits en trois volumes (185 p., 178 p. et 202 p., 1998, tirés à 100 exemplaires). Le volume 3 intègre aussi la retranscription des cahiers de Clémence Renaux (p. 122 à 167, voir cette notice). Une première publication partielle avait déjà eu lieu en 1984. Les transcripteurs indiquent avoir travaillé le plus fidèlement possible, laissant les tournures patoisantes et une syntaxe parfois hasardeuse, touchant le moins possible au texte, mais en corrigeant quelques fautes d’orthographe ou de grammaire « qui auraient gêné la lecture » ; dans la même logique, les phrases se suivant initialement sans coupures, ils ont ajouté une ponctuation.
3. Analyse
Les cahiers sont tenus quotidiennement, avec des mentions de dix à vingt lignes en général, mais parfois beaucoup plus. Les indications se rapportent à des faits saillants de la journée, à des commentaires de nouvelles ou de bruits, à des plaintes liées aux agissements de l’occupant ou à la dureté de la solitude et du deuil. Il est évidemment beaucoup question de réquisitions, du prix des denrées et des pénuries. L’auteure ne fait jamais mention de son travail ou de ses revenus, mais elle évoque souvent l’activité économique des fabriques, des fermes et surtout la contrebande avec la Belgique.
La frontière
Flore Bourgois décrit pendant toute la durée du conflit les tentatives des « fonceurs », nom donné aux particuliers, parmi lesquels de nombreuses femmes, qui passent frauduleusement des produits interdits. Le trafic avant-guerre était surtout lié au tabac, et à partir de 1914, il s’agit, à une échelle plus importante, de produits fermiers belges (lait, beurre, œufs, viande), qui sont revendus au marché noir au prix fort dans les grandes villes textiles affamées. La répression est organisée par des policiers allemands faisant fonction de douaniers, et qui sont connus pour leur sévérité: on craint surtout un diable vert, dit « la Terreur », et un gris dit « Petrus » ; ces « policemen », souvent violents, condamnent ceux qu’ils attrapent à la confiscation et à l’amende, plus six à douze jours de prison dans des conditions très dures aux « Bains roubaisiens ». L’auteure est très souvent perquisitionnée, car les « fonceurs », apercevant les « policemen », abandonnent leurs marchandises dans les jardins ou essaient de les poser dans les maisons proches de la frontière. Les policiers sont aidés par des soldats en nombre variable : ce sont des sentinelles qui, déployées dans les champs, tirent souvent en l’air, sans viser, mais il arrive qu’un passeur soit tué. Parfois rien ne passe, mais à d’autres périodes, le trafic augmente (novembre 1915, p. 21.1) : « les Allemands les plus difficiles sont partis. D’autres sont venus les remplacer. On voit déjà qu’ils sont plus tolérants car malgré la pluie, on voit pas mal de monde circuler avec de la marchandise. » Les possibilités de passage augmentent lorsque des sentinelles, elles-aussi affamées, se font conciliantes (mai 1916, p. 65.2) : « Ils achètent une sentinelle, et pendant les deux heures qu’elle fait son service, ils portent des marchandises. » Curieusement, il arrive que la surveillance se relâche complètement, ce sont en général des périodes de relève d’unités logées au bourg, et la disette est telle que les flux deviennent spectaculaires, comme en mars 1916 (p. 53.2) « Ce n’est qu’une procession de gens se dirigeant vers la frontière pour foncer comme on dit. On n’a jamais vu chose pareille : tout le long de la frontière, des gens courent dans tous les sens. », ou en avril (p. 57.2) : « On dirait qu’il y a là-bas une fête, car tout le monde se dirige de ce côté. » F. Bourgois signale aussi au début de 1917 que les sentinelles saisissent des denrées pour les envoyer à leur famille en Allemagne, tout en essayant de racheter du « riz américain » réservé aux habitants occupés.
Les combats
Les combats du début du conflit alimentent un nombre importants de fausses nouvelles, de bruits liés à l’absence d’informations fiables, comme par exemple (22 novembre 1914, p. 69) : « un homme pris à Mouvaux pour faire des tranchées fut occupé à enterrer les morts. En voyant qu’on enterrait les blessés respirant encore, et entendant la supplication de l’un deux, non pas encore dans le trou, il s’est enfui de ces lieux terribles. Il est revenu chez lui. On craint même qu’il ne perde la raison. » On peut citer un autre canard (22 mars 1915, p. 119) « On dit qu’on se bat à Valenciennes. On se demande toujours ce qu’il adviendra de ces villes de Roubaix, Tourcoing et Lille ? Le général Joffre donne sa démission, dit-il, si les Anglais veulent abattre ces villes. » F. Bourgois évoque quasi-quotidiennement le bruit des combats, leur intensité, en mélangeant parfois les informations entre un front lointain et des bombardements aériens, surtout à partir de 1916. Il semble que ce sont les obus de D.C.A. non éclatés qui, en retombant, causent le plus de dégâts pour les habitants. Ypres est le secteur le plus cité pour le bruit récurrent de la bataille, mais au vu de la distance, il doit plus souvent s’agir du secteur de Messine. Sa description du bruit de la bataille de Passendael (30 km) est spectaculaire (18 septembre 1917, p. 26.3) : «À mesure que la soirée avance, la canonnade augmente d’intensité. Vers huit heures, c’est terrifiant ! Jamais on ne vit pareille spectacle : c’est un feu roulant terrible. Le ciel est illuminé comme par un grand incendie, des éclairs s’allument sur tout le front, le bruit est assourdissant, on ne s’entend presque plus, tout bouge dans les maisons. (…) on songe avec terreur à ceux qui sont là, prêts, attendant la mort. On ne sait pas s’en rendre un compte exact. On croit que ces soldats sont hors du monde. Ils ne doivent plus être eux-mêmes. »
Les requis
Flore Bourgois tient aussi la chronique des rafles visant au travail forcé, d’abord au moment de « l’affaire des sacs » (été 1915, p. 135) « Ainsi, une partie des ouvriers de la fabrique a recommencé le travail, mais un grand nombre résiste encore. Ils ne céderont, disent-ils, qu’à la force. » Elle expose le dilemme patriotique au centre du conflit (juillet 1915, p 160) : « Qu’il sera regrettable de voir les ouvriers de Leers fléchir devant les Allemands ! Que diront les Alliés ? Nos frères ? ». Elle évoque aussi Pâques 1916 et la réquisition des jeunes gens des deux sexes. Comme dans la plupart des témoignages, on retrouve la remarque sur les effets désastreux possibles de la promiscuité sociale (p. 61.2) «on voit ces gens qui le lendemain doivent partir pour l’inconnu, en contact avec toute sorte de gens plus ou moins biens. Les mères sont au désespoir. » Elle insiste encore lors du départ pour les Ardennes des Roubaisiennes (p 62.2) « 400 femmes sont parties ; ce qui est triste. Des filles bien élevées sont mises en contact avec toutes sortes de gens mal élevés, sans pudeur, sans éducation. C’est à faire pleurer en songeant à ce qui leur est réservé. Que de mères souffrent en ce moment ! » Le journal évoque aussi les brassards rouges, requis en 1917 et 1918, dont le triste sort est évoqué à l’occasion de services funèbres (obit), lorsque la nouvelle du décès de l’un d’entre eux – cinq durant le conflit – arrive à Leers (sous-alimentation, dysenterie et maladies pulmonaires en général). En 1918, les jeunes gens sont également très nombreux à devoir travailler à proximité du front et de ses dangers (avril 1918, p. 73.3) « Quelques brassards rouges tels que Jean Parent, Alfred Prez, sont revenus en congés [permission] et sont décidés à ne plus y retourner, tellement le danger est grand là-bas. (…) Ils vont risquer malgré tout de rester par ici. C’est toujours dangereux, mais ils trouvent que le sort qui les attendra, ne sera pas pire que celui qu’ils viennent de quitter. »
Les Allemands
Flore Bourgois déteste les Allemands, qui sont coupables de la guerre, des brutalités de l’occupation et de ses souffrances personnelles (absence de nouvelles des siens, solitude et mort de Denis, son frère préféré), son témoignage maintient toute la guerre une ligne « patriotique ». En cela, sa rédaction lui fait courir un risque réel. En 1915, elle est jalouse des soldats qui reçoivent du courrier tous les jours, et elle souligne la violence et l’injustice des « policemen » omniprésents sur la frontière; à la fin du conflit, elle résume son attitude lorsqu’elle doit loger des ennemis (mai 1918, p. 81) : « Il faut garder envers eux une certaine déférence, et cependant, y mettre des limites. C’est une lutte perpétuelle. On ne peut être malhonnête et on ne veut pas leur porter trop d’égards : toujours, il faut se souvenir que c’est l’ennemi ! ». La diariste évoque aussi une dispute entre un soldat et une femme (août 1916, p. 89.2): « discussions qui ne valent pas la peine d’être écoutées car elles proviennent d’alliances entre ces deux, comme on en voit, hélas, trop depuis quelque temps : des femmes s’alliant avec l’ennemi. Elle avait reçu de ce soldat une bague qu’elle portait. Il voulait la reprendre, mais réussit quand même à l’arracher. » C’est la seule mention de ce type sur les 500 pages. Elle évoque aussi la rencontre avec un déserteur allemand en octobre 1917 (p. 33.3) « Il a 24 ans. Depuis 6 jours, dit-il, il marche. Il a quitté Arras. « Beaucoup kapout là-bas. Beaucoup partir comme lui ». (…) Guerre finie pour moi, dit-il. Capitalistes, nix. Front, moi égal ». Il reste un moment, puis part pour Tournai. ». En 1918, les remarques sur la mauvaise alimentation des troupes allemandes sont récurrentes, «ils n’ont que de la soupe».
La teneur globale du témoignage est sombre, la souffrance morale est omniprésente; la religion, seule consolation dans cette situation désespérante, vient souvent clore des plaintes récurrentes, qui jouent visiblement un rôle d’exutoire. Une mention, retrouvée régulièrement sous des formes variables (souffrance + patriotisme +religion), peut illustrer pour finir ce style personnel, caractéristique de cet intéressant témoignage (mai 1918, p. 79.3) : « Les soldats ne se gênent pas pour jouer aux cartes ensemble dans nos maisons. Que de sombres pensées nous assaillent en voyant ce spectacle, l’ennemi installé à notre foyer ; être obligée de les supporter sans murmurer. Si c’étaient des nôtres ! (…) on aurait tant voulu les recevoir de temps en temps, les soulager, leur faire oublier leurs souffrances ! (…) Il faut se résigner et offrir à Dieu ces souffrances pour le salut de cette chère France. Ceux qui, là-bas, de l’autre côté, n’auront pas connu les tristesses de l’invasion, ne pourront jamais comprendre combien elles sont amères et de quel effet, elles nous percent à tout instant le cœur ! ».

Vincent Suard juin 2020

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