Granger, Ladislas (1885-1972)

1. Le témoin

Né le 28 janvier 1885 au village de Lancôme près de Blois, dans une famille de petits cultivateurs. Après des études primaires, obtint le certificat d’études. Devient horticulteur, travaille chez des maraîchers et chez des châtelains à l’entretien de parcs.

Service militaire du 1er octobre 1906 au 30 septembre 1908 au 113e R.I. à la caserne Maurice Saxe de Blois ; nommé caporal au bout d’un an.

À la sortie de son service militaire, s’installe dans l’Eure, comme jardinier. Il y épouse Lucie Rochard, cuisinière de château ; le 18 avril 1914 naît leur premier et seul enfant, Bernard.

Ladislas Granger est mobilisé à Blois au 313e R.I. le 4 août 1914. Il a 29 ans.

Il sert à la 18e compagnie du 5e bataillon du 313e R.I. d’août 1914 à décembre 1917. Il est alors versé au 4e Mixte de zouaves et de tirailleurs ; blessé, gazé en juin 1918 ; hôpital du Puy, puis convalescence jusqu’à fin octobre.

Au retour, après sa démobilisation le 20 mars 1919, il devient métayer, jardinier et régisseur du château de Fonthaute, à Cazoulès en Dordogne. Il meurt en 1972.

Note extraite de l’introduction : « Malgré le service de trois ans instauré en 1913 les régiments d’active n’étaient pas à effectif plein mais à la mobilisation les deux ou trois plus jeunes classes de réservistes suffisaient à les mettre sur pied de guerre et ils partaient aussitôt vers la frontière. Ensuite on « dérivait » de chaque régiment d’active un régiment « bis » dont le numéro était égal au sien augmenté de 200, d’où le 313e. Ces régiments incorporaient les réservistes plus anciens, jusqu’à la classe 1900 (et même 1899 en octobre 1914). […] on constate jusqu’à la fin que la majorité des soldats du 313e approchent de la trentaine ou souvent de la quarantaine, qu’ils sont pour la plupart mariés et pères de famille. Il faudra s’en souvenir pour comprendre l’ambiance du régiment. (p. 20-21)»

Les 2 245 soldats du 313e R.I. embarquent à la gare de Blois dans la nuit du 8 au 9 août 1914. Granger arrive à Saint-Mihiel dans la Meuse le 10 août. Concentration à Génicourt sur les bords de la Meuse entre Saint-Mihiel et Verdun. 21 août, Longuyon ; baptême du feu le 22, à Saint-Pancré près du Luxembourg belge.

Dès le 29 août, la retraite a conduit le 313e à Montfaucon ; le 2 septembre à Varennes. Après l’évacuation de l’Argonne, le régiment est à Villotte-devant-Louppy, au sud du massif. Une semaine plus tard, c’est au tour des Allemands d’évacuer l’Argonne ; le 313e reprend Clermont-en-Argonne, Vauquois et Varennes ; puis s’installe pour deux longues années dans cette région forestière (jusqu’en septembre 1916). L’Argonne fut, avec celui des Eparges, l’un des secteurs du front le plus touché par la guerre des mines et celle des gaz.

Sergent le 8 mars 1915, au retour de la bataille de Vauquois.

Secteur de Verdun : d’octobre à décembre 1916.

Chemin des Dames janvier-novembre 1917.

En novembre, les camarades de Granger sont envoyés en Italie pendant que celui-ci est en permission. Croix de guerre le 23 novembre 1917 (p. 194). Le 10 décembre 1917, le 313e R.I. est dissous ; Granger est versé au 4e Mixte de zouaves et de tirailleurs.

2. Le témoignage

Ces carnets ont été confiés par l’arrière petit-fils de Ladislas Granger à un enseignant en écho à une leçon consacrée à la Grande Guerre. Il s’agit de trois agendas 1915, 1916, 1917, remplis au jour le jour ; sont malheureusement portés manquants les agendas 1914 et 1918 ; à noter que ces carnets n’ont jamais été retouchés et probablement rarement, voire jamais, relus, ni par Granger, ni par ses proches.

Ces carnets ont fait l’objet d’une publication intégrale sous le titre : Carnets de guerre du sergent Granger 1915-1917, La Grande Guerre vécue et racontée au jour le jour par un paysan de France, présentés par Roger Girard, préface de Jules Maurin, Montpellier, E.S.I.D., U.M.R. 5609 du C.N.R.S., Université Paul Valéry, 1997.

Les lacunes peuvent être en partie comblées par les journaux de marche et d’opérations du 313e R.I. et du 4e Régiment mixte de zouaves et de tirailleurs.

En convalescence de juillet à octobre 1918. N’a pas participé aux offensives de la victoire.

3. Analyse

Combats :

À partir du 2 mars 1915, près de Vauquois (Argonne) : « 3 mars. Toute la nuit debout à veiller aux créneaux, nous sommes attaqués, mais soutenus par notre artillerie nous repoussons l’attaque, toute la journée, fusillade intense, pétard à main, grenade et crapouillots, c’est un vacarme épouvantable qui vous rend nerveux. Nous sommes bien approvisionnés, mais rien de chaud. Gniole en quantité. 4 mars. Toute la nuit en éveil et dans la journée nous attaquons après un terrible bombardement de notre artillerie ; un corps est projeté à 30 mètres de hauteur par un obus. Nous nous engageons dans un terrible corps à corps, mais nous revenons à nos positions, le terrain est couvert de cadavres. Quel terrifiant spectacle (page 35)» ; il s’agit du jour le plus meurtrier avec le 16 avril 1917.

Secteur de Verdun, octobre-décembre 1916. Janvier 1917, Champagne ; Hermonville près de Reims (3 janvier 1917) : ce séjour se distingue par sa tranquillité ; une note précise que le 313e bien qu’en ligne, n’a aucun tué du 1er janvier au 7 avril 1917 (p. 143). Voir le paragraphe sur l’offensive Nivelle.

À aucun moment, Granger n’exprime de haine pour l’ennemi ; bien que lisant régulièrement les journaux, ce paysan ne cède pas à l’hystérie vengeresse ; au contraire il plaint souvent ses vis-à-vis : « 5 avril 1915 : […] Nouvelle canonnade aussi intense qu’hier et les Boches ne doivent pas rire des 75 qui leur sifflent près des oreilles… (p. 41) » ; « 5 mai 1915. En première ligne, nous sommes assez tranquilles toute la journée, car les crapouillots ne voyagent pas, il est arrivé sans doute un accident chez les Boches, car il se produit une explosion et on entend des cris… (p. 45) » ; id. le 21 novembre 1915 (p. 75), le 22 décembre 1915 (p. 134) et le 9 février 1916 (p. 87) ; « 26 octobre 1916. […] Quel triste défilé de blessés que les brancardiers ont tant de mal à transporter à travers ce bourbier et ce terrain bouleversé par nos obus, les brancardiers boches volontaires aident les nôtres et se serrent la main après l’échauffourée passée ; quelle contradiction, c’est ainsi que la guerre dure puisque les prisonniers font la guerre encore (p. 130) » ; 29 octobre 1916 ;

Pas de grands mots non plus dans les notes quotidiennes : la patrie, la nation, la France, sont absents des carnets ; mais pas la famille pour laquelle l’attachement est si fort (p. 61, 85).

Homme de la terre, Granger est particulièrement sensible à la vie de la nature, aux ravages de la guerre portés aux arbres, aux paysages (p. 43) ; « 11 mai 1915. […] ces arbres si beaux ont péri silencieusement, le cœur traversé par la mitraille, sont restés insensibles au réveil du printemps (p. 48) ».

Comme beaucoup d’autres poilus, il vit la guerre comme un métier ; mais cela ne l’empêche pas d’être profondément traumatisé par les spectacles d’horreur auxquels il est exposé : « 2 mai 1915 : […] j’ai vu des travaux de terrassement formidables qui dépassent l’imagination, puis un Boche accroché dans un chêne, projeté et déchiqueté par l’explosion d’une mine, quel spectacle effrayant. (p. 44) » ; « 16 octobre 1916. [secteur de Verdun] […] Quel travail nous avons aujourd’hui ; il faut creuser un boyau au milieu des cadavres, c’est une infection. Quel charnier épouvantable, ce sont des morts couvert la terre, enterrés et déterrés successivement par les obus, l’air en est empoisonné. (p.129) »

Moral :

Une première notation négative à l’égard des chefs apparaît début 1916, indice d’une baisse du moral : « 3 janvier 1916. Aujourd’hui nous allons dans le ravin de 263 pour faire un réseau de fil de fer le long du ruisseau ; nous sommes près des Boches et ils nous envoient quelques coups de fusils ; il serait plus prudent d’y venir le matin ; mais nos chefs ne se rendent pas compte du danger car ils n’y viennent pas (p. 81-82) ». Plus largement, les notes quotidiennes permettent de suivre les ondulations du moral. Ainsi, avec les offensives de Champagne, grand est l’espoir d’en finir : « 22 septembre 1915. […] Nous sommes constamment en tenue d’alerte prêt à partir car la Grande Offensive est déclenchée et nous espérons être de la poursuite d’ici peu et nous irons de bon coeur ; quel soulagement de quitter l’Argonne. (p. 66-67) » ; mais très vite, le moral retombe : « 17 décembre 1915. […] toujours les mêmes occupations, les canonnades de jour et de nuit, et je me demande si ça finira un jour (p. 133) ; « 3 mars 1916. […] Journée sale et triste comme les conséquences de cette affreuse guerre… (p. 91) » ; « 29 avril 1916. […] le temps est beau et chaud et de nombreux aéros circulent en tous sens. Quel malheur de faire la guerre et de se tuer de ce beau temps, il ferait pourtant si bon vivre au pays près de ceux à qui nous pensons si souvent (p. 102) » ; « 11 juin 1916. […] Les musiques de tous les régiments viennent jouer près des lignes pour fêter la Victoire russe [en Galicie, Pologne autrichienne], quelle scène réconfortante, quel hourah dans la forêt (p. 109) » ; « 26 juin 1916. Le calme est revenu du côté de Verdun, mais hier toute la journée et surtout cette nuit, quelle canonnade, je ne me souviens pas avoir entendu pareil roulement ; quel acharnement, quelle boucherie se continue dans un acharnement sans nom… (p. 111) » ; « 7 décembre 1916. […] Les prisonniers boches de Douaumont travaillent avec nous à la réfection des routes, et nous songeons aux nôtres qui sont dans les mêmes conditions sous nos obus. Quelle cruelle et abominable guerre ; que d’atrocités (p. 136) » ; « 8 décembre 1916. […] Un obus tombe sur les Boches cantonnés dans les environs ; tués par leurs frères ; quelle guerre pleine d’horreurs (p. 137) » ; « 11 décembre 1916. […] Nous travaillons parmi les Boches à la réfection des routes, ils sont plus heureux que nous, mais c’est malheureux quand même d’être obligé de faire la guerre même étant prisonnier, il en est de même de l’autre côté (p 137) » ; « 14 décembre 1916. Nous sommes toujours terrés dans notre tranchée, les obus tombent et nous sommes enterrés plusieurs fois. C’est effrayant, et nous aspirons plus que jamais à la fin de cette guerre, de cette calamité sans nom. (p. 137) » ; « 18 décembre 1916. C’est toujours la même vie, nous faisons comme chaque nuit la corvée de ravitaillement des 1ères lignes et nous sommes bombardés chaque fois, des victimes à chaque instant. Quand finira cette terrible guerre qui dure depuis si longtemps, les 1ères atteintes de l’hiver nous font frémir en songeant à celles qui suivront. (p. 138) » ; « 13 mai 1917. Après avoir attendu avec une grande impatience une partie de la nuit, nous sommes enfin relevés et venons jusqu’à Roucy où nous passons 24 heures, nous sommes exténués de fatigues et nous dormons une partie du temps après avoir contemplé l’oeuvre de la nature, du printemps qui nous réjouit, nous égaye de sa verdure et de ses fleurs printanières ; quel dommage de faire la guerre, nous serions si heureux près des nôtres ; (p. 163-164) ». OBÉIR N’EST PAS CONSENTIR.

La mauvaise humeur à l’égard des artilleurs s’exprime à plusieurs reprises : « 28 mars 1916. […] les artilleurs ont trouvé un nouveau tir par rafales qu’ils appellent « tir de surprise » lesquels de ces tirs qui sont les meilleurs, en tous cas ils commencent à nous énerver avec leurs tirs, on est à moitié abruti, on va le devenir tout à fait.. (p. 97-98) » ; « 18 juillet 1916. […] Le soir un nouveau bombardement démolit nos tranchées à nouveau ; nous travaillons toute la nuit, nos artilleurs emm… les Boches sans relâches aussi ils se mettent en colère et nous envoient des gros calibres (p. 114.) »

Alcool : pour tenir dans les tranchées ; pour les oublier quand on est au repos ; « 4 avril 1916. […] Bonne santé, bon appétit ; nous avons du pinard acheté dans un pays à côté à 1.20 ; il y a quelques loustics ayant bu un quart de vin qui font le chahut (p 99) » ; 13 janvier 1917 : la gniole est supprimée aux armées ; approvisionnement par les permissionnaires. Cela n’empêche pas les soûleries ; voir ci-dessous le paragraphe consacré aux mutineries au lendemain de l’offensive Nivelle.

L’offensive Nivelle :

Un secret bien gardé ( !): plus de dix jours avant le 16, l’offensive fait l’objet de toutes les conversations ; « 12 avril 1916. Alerte à 4 heures, la Cie prend position dans les parallèles pour entreprendre en même temps que les autres compagnies une reconnaissance dans les lignes ennemies ; le régiment fait 40 prisonniers, mais les Boches nous en ramassent plus de 100. L’avantage est bien petit car ces prisonniers vont donner des renseignements sur nos projets d’attaque (p. 155) » ;

Le moral avant la bataille n’est pas aussi bon qu’on le lit souvent : « 7 avril 1917. […] quelques-uns ont des idées noires, d’autres se résignent à leur sort (p. 154) » ; « 11 avril 1917. Nous restons là jusqu’au soir puis à la nuit nous changeons d’emplacement et appuyons sur la droite ; la section est en réserve dans des sapes au fond desquels il y a 30 cm d’eau, il y fait un froid terrible ; c’est bien malheureux de vivre ainsi sous terre pendant qu’il fait un beau soleil dehors ; que d’idées noires nous passent dans la tête ; et nous maudissons la guerre de tout notre coeur, quelle affreuse et cruelle chose (p. 155) » ;

L’attaque du 16 avril se déroule entre Craonne et Berry-au-Bac ; 17 avril, reprise de l’attaque au Bois des boches, forêt de Ville-aux-Bois ; attitude typique des prisonniers qui ont le sentiment d’avoir terminé leur guerre : « 17 avril 1917. […] les prisonniers étaient heureux de se débiner ; ils disaient : guerre finie pour nous et ils nous donnaient des poignées de main en disant « Kamarad » Françauss bon soldat ; ils donnaient ce qu’ils avaient sur eux, tabac, couteaux, etc. (p. 159) » ;

Lendemains d’offensive : relève le 19 avril ; repos ( ?) au camp de Bourgogne : nourriture insuffisante ; exercices ridicules ; dégradation rapide du moral (p. 159-160) ; et expression de propos défaitistes : « 28 avril 1917. Pour une fois nous avons un jour de vrai repos ; seulement une revue en armes et rapport quotidien à 13 :30. Toilette ; correspondance ; lecture du journal qui n’est guère intéressant ; cette grande offensive est ratée, pourtant que d’espoirs elle avait fait naître. Aussi la confiance s’en va avec cette crainte qu’il en sera toujours ainsi et que nous ne les aurons pas par les armes (p. 160-161) » ;

1er mai, retour en ligne, dans la plaine en face de Juvincourt ; relève le 13 mai ; repos à Roucy puis à Brouillet ; citation du 313e à l’ordre de la Division (25 mai 1917, p. 165). Mutinerie : quelques lignes seulement sur ces événements dans lesquels le 313e a été fortement impliqué : « 26 mai 1917. A la suite de la revue repos pour le Régt et toutes les punitions sont levées. C’est toujours la vie de cantonnement de repos, bonne table, forts coups de pinard, c’est la liberté illusoire et bienfaisante ; […] 27 mai. Grasse matinée, déjeuner, toilette, messe. C’est la bonne vie ici, qui à notre regret touche à sa fin bonne santé ; chaleur tropicale. 28 mai. Le matin exercice de cadre pour le Régt ; puis brusquement on nous apprend notre départ pour demain matin ; tout le reste de la journée, préparatifs de départ, distributions de vivres et de cartouches, revues ; il faut se coucher de bonne heure car demain matin réveil à 3 heures. Manifestations par quelques poilus agissant sous l’influence du pinard ; nuit mouvementée, tout se calme avec un maigre résultat pour les auteurs de ce désordre ; ils s’en repentiront à bref délai. 29 mai. Départ de Brouillet à 4 heures, arrivés à la ferme de l’Orme près de Montigny à 11 heures, nous avons eu la chance d’avoir un temps couvert et favorable pour la marche, nous sommes pourtant contents d’être arrivés et de rattraper le sommeil perdu la nuit dernière ; nous sommes dans des baraquements. Des mesures sont prises pour que le désordre d’hier ne se reproduise pas, et les auteurs sont traduits immédiatement devant le conseil de guerre ; tout est calme, service de quart la nuit (p. 168)» [Le soldat Henri Valembras est condamné à mort et exécuté le 13 juin, à Roucy ; de la classe 8, cultivateur, célibataire, il a frappé un capitaine à coups de pieds et de poings] ; retour en ligne au Bois-des-Boches. Voir Denis Rolland, La Grève des tranchées. Les mutineries de 1917, postface de Nicolas Offenstadt, Paris, Imago, 2005, p. 100-101.

Surveillance des trains de permissionnaires (p. 173)

Filons :

Quitter la tranchée le temps d’un stage d’instruction est ressenti comme une aubaine : « 25 novembre 1915. Je suis désigné pour une quinzaine comme instructeur aux bombardiers de Lochères ce qui me fait bien plaisir. […] c’est un filon et quinze jours à être tranquille et à l’abri…. (p. 75) ».

Cours de signalisation à Nogent-l’Hartault du 17 septembre au 10 octobre 1917 : « 17 septembre 1917. […] après avoir rempli les formalités, je reconnais le logement et me couche content d’une 1ère journée de filon (p. 185) » ; « 19 septembre 1917. Toute la durée du cours nous faisons de la signalisation et des signaux à tour de bras. […] C’est l’école des Spécialités de la Xe Armée. La guerre ici n’est pas dure, il y a tout ce qu’il faut pour la continuer et pour tenir. (p. 185)» ; « 22 septembre 1917. […] Comme il fait bon la guerre dans ces conditions… (p. 187) » ; retour en ligne le 12 octobre dans les sapes occupées à la veille du 16 avril : « 13 octobre 1917. […] Quel dur métier ; quelle abominable chose que la guerre ; et je me couche en maudissant ceux qui l’ont déchaînée (p. 189)»

Autres notations utiles :

Première mention des gaz et des moyens rudimentaires pour s’en protéger, le 14 mai 1915 (p. 48) ; évasion d’un homme conduit au Conseil de guerre de Damery (mars 1917, p. 150-151). Bordel militaire : 28 décembre 1917 à Mourmelon (p. 199)

Pour l’Argonne, ce témoignage est à croiser avec celui d’André Pézard, Nous autres à Vauquois, Paris, La Renaissance du livre, 1918 ; réédition, Nancy, P.U.N. ; Pézard arrive dans le secteur de Granger en janvier 1915.

Frédéric Rousseau, mars 2008.

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Rouvière, Camille (1880-1969)

1. Le témoin

Camille Arthur Augustin Rouvière est né à Montpellier le 21 janvier 1880. Son père était maître d’hôtel, sa mère femme de chambre. Ses parents montent à Paris alors qu’il a à peine 3 ans, mais son enfance sera bercée d’évocations de la belle ville méridionale. A Paris, la famille, toujours dans les mêmes professions, vit dans le 11e arrondissement. Camille va à l’école primaire et décroche le certificat d’études. Il trouve un emploi de maraîcher à Montlhéry, mais, après les trois ans de service militaire, il entre comme employé de bureau dans une compagnie d’assurances de la capitale.

Il est mobilisé au 31e RI et reste tout le temps de la guerre dans l’infanterie, principalement comme mitrailleur. Caporal en décembre 1916, sergent en juin 1918. Démobilisé le 27 février 1919.

Il reprend alors son métier, et épouse une veuve de guerre dont il a un fils. Musicien, ayant acquis une culture d’autodidacte, il constitue une riche bibliothèque. Il prend sa retraite en 1937, et le couple s’installe à Romans (Drôme) où Camille meurt le 29 juin 1969.

2. Le témoignage

– ROUVIÈRE (Camille Arthur Augustin), Journal de guerre d’un combattant pacifiste, préface de Michel Garcin, Biarritz, Atlantica, 2007, 333 p., illustrations.

A la différence de Louis Barthas, il ne semble pas que ses camarades aient encouragé Camille Rouvière à écrire. Ils le voyaient cependant prendre ses notes quasi-quotidiennes et l’écoutaient expliquer qu’il écrivait « par représailles », « par indignation » contre ce qu’on pouvait lire dans les journaux. Si les vrais combattants ne témoignaient pas, d’autres viendraient piétiner la vérité et gagner de l’argent en édifiant « la légende du Poilu magnifique » (p. 147-148). Une même idée est mise en valeur dans Témoins de Jean Norton Cru. A une date indéterminée, Camille Rouvière a repris son texte pour le mettre au propre sur trois épais carnets. Le préfacier du livre estime qu’il a pu peaufiner l’écriture. C’est vraisemblable en ce qui concerne le style, mais les dates, les descriptions et les sentiments paraissent bien être ceux du temps de guerre.

Ayant appartenu au même régiment que Barbusse, le 231e RI, Rouvière aurait pu s’appuyer sur lui dès le début de son texte recopié. Il n’en a rien fait. Barbusse n’apparaît que lors de la publication du Feu, et Rouvière note qu’il se souvient de l’avoir vu : « Un bonhomme sec et sombre, vieux, ou vieilli, un engagé » (p. 183). Confirmant la communication d’Olaf Müller au colloque de 2004 à Craonne (« Le Feu de Barbusse : la ‘vraie bible’ des poilus. Histoire de sa réception avant et après 1918 », dans La Grande Guerre. Pratiques et expériences, sous la direction de Rémy Cazals, Emmanuelle Picard et Denis Rolland, Toulouse, Privat, 2005, p. 131-140), Rouvière estime que Le Feu est le livre des soldats, « soufflet de nous tous aux patriotes d’hier et de demain » : « Vive Le Feu qui incinère l’officiel mensonge ! » Aux officiers qui se plaignent que le livre les ignore, Rouvière répond : « A vous, messieurs les officiers : tous les académiciens, tous les évêques du bon Dieu, et tous les historiens ! »

3. Analyse

– Août 14, au 31e RI, Rouvière est pris dans la grande retraite, sur « le gril de la route » (description p. 30). Il est blessé à la jambe le 6 septembre. L’évacuation dure 65 heures en chemin de fer, en compagnie de camarades dont les blessures s’infectent. Dans les gares, il note le regard sur les blessés des « pauvres bougres qui s’acheminent là-haut ». Soins à Nice. En route pour le dépôt du 31e, transféré de Melun à Albi, il passe quelques heures à Montpellier, sa ville natale dont ses parents lui avaient beaucoup parlé : c’est un éblouissement (p. 51). A Albi, sa description des pratiques pour ne pas « remonter » rejoint celle de Galtier-Boissière (Loin de la rifflette) ; dans les deux témoignages figure la mention de départs forcés marqués par le chant protestataire de l’Internationale (Rouvière, p. 58 ; Galtier-Boissière, p. 32).

– En mai 15, le voici au 231e dont le colonel est un maniaque de l’ordonnancement de la cravate : « Telle cravate, tel moral » (autres cas chez Louis Barthas, Léopold Noé, etc.). L’Artois, c’est le pays de la boue : « Un monstre gluant happe nos pieds, aspire nos forces, inhume les volontés. » Ecrasés par le poids de l’arme et des caisses de munitions, les mitrailleurs y sont particulièrement sensibles. Le contraste est insupportable avec le bourrage de crâne dont se rendent coupables les « journalistes héroïques ». Qu’ils doivent souffrir, ces Barrès, Cherfils, Hervé, d’être si loin du front et de ne pouvoir venir y connaître « le sort le plus digne d’envie ». Victime de plusieurs abcès, il est à nouveau évacué. A l’hôpital, la rencontre de nombreux « dérangés » lui fait évoquer la « guerre régénératrice » chère à Paul Bourget. Conclusion : « L’arrière, notre ennemi mortel, l’arrière, qui monnaye notre misère. N’est-ce pas Fritz ? »

– Il rejoint en novembre 15 le régiment toujours en Artois, mais jusqu’au 24 seulement. Les inondations de tranchées, suivies de fraternisations, que Louis Barthas et d’autres témoins décrivent surtout en décembre, ont commencé dès le mois précédent. Rouvière note que les Allemands déambulent à découvert, que personne ne tire, que les Français sortent à leur tour, qu’ont lieu des échanges de cigares, jus et gnôle. Il écrit : « Ça va mal, pour la revanche ! Ça va mal pour la guerre ! Les ‘ennemis’, tellement semblables ! se flairent, se frôlent, se scrutent, se révèlent les uns aux autres. Des fantassins, des clochards, des bonshommes, des pauvres types : voilà ce que nous sommes, eux et nous, sous le même uniforme : la boue ; contre un même ennemi : le cambouis glacé ; dans un même tourment : les poux ; un même crucifiement : par le canon. Ah ! le canon qui tape partout ! Le canon ! ce fouet génial des maîtres pour parquer ou pousser les troupeaux ! » Le régiment part pour le secteur de Pontavert. En mai 16, on y fera provision de muguet : « Du muguet, partout. Pas un bonhomme qui n’envoie aux siens le muguet de Beaumarais ; pas une guitoune qui n’en soit pavoisée, parfumée, éclairée. » Les cagnas sont mieux aménagées, mais c’est le paradis des rats « énormes, dont le ventre blanc, gonflé à bloc, pèse sur vos pieds, vos mains, et, de là, rebondit sur votre face ensommeillée ». Des soldats les chassent et gagnent un sou par queue de rat (p. 131).

– En mai 16, le 231e disparaît. Rouvière se retrouve au 276e, et à Verdun, entre Avocourt et la cote 304, en juillet, pour une nouvelle dure période. Les critiques de la guerre, des chefs et des jusqu’au-boutistes se font de plus en plus fréquentes. En écrivant que la guerre purifiera la France, Mgr Baudrillart a livré une « ordure » (p. 163) : « Mon Dieu, punissez-les ! car ils savent ce qu’ils font. C’est ça, mon Dieu, vos vicaires ? » Barrès est qualifié de « salaud ». Rouvière approuve la réunion de Zimmerwald et les interventions de Brizon à la Chambre (mais il ne semble pas avoir appartenu au parti socialiste). En décembre 16 à Avocourt, Français et Allemands des premières lignes communiquent et se préviennent quand il y a « séance de torpilles » (p. 189).

– Le régiment n’est pas partie prenante de l’offensive Nivelle sur le Chemin des Dames, qui n’est donc connue qu’indirectement. Le 18 avril 1917, les nouvelles reçues paraissent très favorables, mais le 23, en lisant les journaux, qui pourtant ne l’avouent pas, Rouvière comprend que l’offensive a échoué. En mai, on entend parler des grèves de femmes à Paris et des troubles causés dans les gares par les permissionnaires. Les confidences sur les mutineries dans les régiments sont échangées en marchant sur la route plutôt que dans les trains où peuvent se trouver des mouchards (p. 238). On punit les meneurs, mais Nivelle et Mangin sont, d’après Camille Rouvière, les « meneurs à la boucherie ».

– En septembre 17, passage au 411e RI. Séjour en Lorraine : « Nous sommes dans un coin vraiment pépère… les Fritz et nous » (p. 252). Mais il faut y subir un quatrième hiver, et attaquer en février 18 (p. 264-270). Début juin, les Allemands menacent une nouvelle fois Paris qui « se vide. Les trains pour le sud aspirent par milliers les andouilles corrompues, les jusqu’au-boutistes, les clemencistes, les poincaristes » (p. 274). On croit revivre 1914 avec la pagaïe, les réfugiés, l’ambiance de déroute. Les Boches sont équipés de mitrailleuses légères, les mitraillettes (p. 284). Ils finissent par reculer. Un épisode rarement raconté : la capture d’un groupe d’Allemands après des pourparlers et un simulacre d’attaque « pour sauver l’honneur » (p. 283). Le régiment est à Saint-Quentin le 8 octobre, à Etreux (pays d’Albert Denisse) le 26. On tire encore et on meurt le 11 novembre. Dans les régions libérées, les mercantis changent de clients ; les occupants ont laissé d’assez nombreux « chiards franco-boches » (p. 318) ; on chante la Madelon, « chère aux embusqués » (p. 323 : intéressante notation) ; on défile avec clairons et tambours, sans rien retrancher « de l’épaisse couillonnade militaire » (p. 319).

Une conclusion collective : « Pas de traité de Paix au recto avec Revanche au verso » (14 octobre 1918) ; et une conclusion individuelle : « Revenir chez soi, plus ridé, plus rouillé, plus stupide, mais complet pourtant ! » (11 nov. 1918). Les sentiments de Camille Rouvière sont sans équivoque, bien qu’il ait « fait son devoir », avec les camarades, comme tant d’autres.

Dans ce témoignage très riche, figurent encore bien des informations. Sans prétendre à l’exhaustivité, il faut cependant ajouter la place de Gustave Hervé parmi les bourreurs de crâne (p. 233) ; plusieurs mentions d’exécutions (p. 86, 149, 235) ; le « nettoyage » des abris à la grenade et au lance-flammes, mais après avoir fait de nombreux prisonniers (p. 267-268). Et à côté de cela un profond sentiment de la nature, de la vie, des comportements du temps de paix : le muguet de Beaumarais (p. 145), les coquelicots d’Avocourt (p. 242). « Des morts ont maintenant leurs bouquets… »

Rémy Cazals, avril 2008

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