Dans le cadre des activités de la bibliothèque patrimoniale du Grand Cahors, ont été recueillis des témoignages lotois sur la période de la Grande Guerre, regroupés en chapitres thématiques : Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 Les Poilus, préface du général André Bach, Les Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p. La photo de Cyrille Bibinet illustre la couverture du livre.
Ce cultivateur de Saint-Martin-Labouval (Lot), marié et père d’une fillette de deux ans, est parti au 11e RI de Montauban. Il a successivement rempli huit carnets qu’il venait soigneusement déposer chez lui lors des permissions, car il accordait une grande importance à la conservation de ces souvenirs. Le texte montre sa curiosité intellectuelle.
Le départ est noté par une phrase laconique (p. 29) : « Par ordre de mobilisation générale du 2 août 1914, fallut se séparer de ma famille, abandonner tous mes travaux agricoles pour endosser l’habit militaire et aller lutter contre un peuple envahisseur jaloux de notre bien-être. » Il est blessé le 15 septembre 1914 et apporte un témoignage intéressant (p. 112-113) sur l’épisode : « J’étais tombé la tête en bas, les jambes paralysées sans pouvoir me remuer. » Lorsque passe un homme de son escouade, il l’appelle. « Enlève-moi mon sac, lui dis-je ; ton sac, me dit-il, tu n’en a pas, l’obus te l’a emporté. »
De retour sur le front, il apprécie la rencontre des « pays » pour boire une chopine ou tenir conversation (p. 165) : « Il me semblait être en famille. » Le comportement vis-à-vis des prisonniers varie. Ainsi, en juin 1915 (les éditeurs du livre n’ont pas indiqué le lieu) : « Toutes les tranchées étaient démolies et englouties pleines de Boches. Les zouaves faisaient des prisonniers, mais les tirailleurs [algériens] point. Ils se régalaient de jeter des grenades ou des bombes à travers les tranchées englouties où les Boches criaient « Kamarade » et les tirailleurs répondaient « Pas Kamarade », boum, une grenade et tous étaient tués ou blessés. »
Au cours d’une permission, « profitant de la saison qui fut très favorable, je fis une bonne partie des semailles en blé » (octobre 1917, p. 159). Mais on a beau être un agriculteur dur à la peine, à la guerre, c’est autre chose : « Nov. 1917, secteur de Verdun. Je rejoins le PC de ma nouvelle compagnie d’affectation. Il faisait une nuit si obscure que le guide se perdit en cours de route et, de trous d’obus en trous d’obus, dans la boue, dans l’eau sans pouvoir allumer la moindre lumière, nous étions à la merci des balles de mitrailleuses et des obus. On passa ainsi trois heures dans des angoisses terribles sans pouvoir s’orienter et le ventre vide. Enfin, un homme de liaison d’un autre régiment venant à passer nous mit dans la bonne direction et à 9 h et demie on arrivait au poste du commandant exténués de fatigue et de faim, pleins de boue et mouillés jusqu’à la ceinture… Je ne puis vous exprimer dans quel état nous étions, les trois qui faisions route ensemble. C’était lamentable, jamais dans la vie civile je n’aurais voulu faire ainsi, m’aurait-on payé avec des billets de mille francs. »
Ses vœux du 1er janvier 1918 peuvent servir de conclusion (p. 79) : « Combien y en avait-il pas qu’il y a un an croyaient que cette guerre serait finie. Et pourtant nous y voilà encore et plus fort embarrassés que jamais. On nous a tenus par des dires, par des discours, par des bourrages de crâne et aucune promesse n’a abouti. Faut espérer quand même, comme on a la routine de le dire en France, que l’année 1918 sera meilleure que les trois précédentes, qu’elle sera fructueuse pour nos armes ou pour notre diplomatie, qu’elle nous amènera la paix tant désirée par tout le monde et que chacun reprendra sa vie normale de famille sachant supporter les diverses difficultés qui viendront encore entraver notre vie. »
Une édition intégrale des carnets de Cyrille Bibinet serait une initiative intéressante.
Rémy Cazals, avril 2016
Richert, Dominique (1893-1977)
1) Le témoin
Le 16 octobre 1913, âgé alors de vingt ans et célibataire, Dominique Richert est incorporé dans la première compagnie du 112e régiment d’infanterie, stationné à Mulhouse. Il est agriculteur à Saint-Ulrich dans le Sundgau. En septembre 14, il est envoyé en Belgique, puis en Roumanie en avril 1915. Un mois plus tard, on le retrouve près de Brest-Litovsk. Il reste sur le front de l’Est entre la Pologne et la Russie jusqu’en avril 1918, où il est renvoyé en France, du côté de Laon, avant de déserter. Richert a commencé la guerre comme simple soldat ; il est passé caporal, puis sous-officier.
2) Le témoignage
Bons résultats à l’école, Richert était en mesure de transcrire son expérience. Il entama après la guerre la rédaction de ses souvenirs sur huit cahiers ; il les écrivit d’un seul jet, sans rature ou mot corrigé, puis les rangea dans un tiroir au grenier de la maison. A la demande pressante de ses fils, Ulrich et Marcel, Dominique Richert réécrivit les pages abîmées, tandis qu’ ‘un jeune étudiant, Jean- Claude Faffa, ami de la famille s’employa à les dactylographier. En 1987, ces trois cents pages ont été découvertes aux archives militaires fédérales de Fribourg-en-Brisgau par un jeune historien allemand. Edité Outre-Rhin en 1989, par Knesebeck & Schuller-Munich, le livre est paru sous le titre original de Beste Gelengenheit zum Sterben. En France, Cahiers d’un survivant Un soldat dans l’Europe en guerre, 1914-1918 est édité en 1994 par la Nuée Bleue-Strabourg.
3) Analyse
Le témoignage de Dominique Richert est d’une grande richesse. Cette rapide analyse vise davantage à souligner l’intérêt du témoignage qu’à en donner une lecture exhaustive.
Première précision : Dominique Richert témoigne d’une expérience particulière, celle d’un Alsacien dans l’armée allemande, qui se vit comme un soldat allemand. Les Français sont désignés sans équivoque comme des ennemis et des adversaires (p. 14 et 259 par exemple). D’ailleurs, note R. Cazals, dans sa comparaison avec L. Barthas (voir « autres informations ») « lorsqu’il se décide à déserter, en juillet 1918, on peut dire que cela lui est plus facile parce qu’il est alsacien et qu’il tente le coup avec deux autres Alsaciens qui savent parler français. Mais, s’il déserte, il le dit clairement, c’est pour sauver sa peau, et non parce qu’il a choisi la France. » J’étais triste de quitter ainsi mes hommes et tous mes camarades sans pouvoir leur faire mes adieux « , note-t-il (p. 261). Lorsqu’un général français lui demande des renseignements sur les positions allemandes, il ne les donne pas : » J’avais déserté pour sauver ma vie et pas pour trahir mes anciens camarades » (p. 270) ».
L’attachement au « pays » est manifeste : « J’observai son visage éclairé par la lune et reconnus en effet le Schorr Xavier de Fulleren, village voisin du mien. » T’es pas le Schorr Xavier de Fulleren ? » lui demandai-je en alsacien. Il en tomba pratiquement à la renverse. […] Une fois le repas terminé, on s’allongea sur la paille pour parler du pays. Je venais de recevoir une lettre de chez moi, me disant que les habitants de Fulleren avaient pu rester chez eux, malgré la proximité du front. Schorr fut très heureux de l’apprendre, car il était sans nouvelles depuis belle lurette » (p. 121). Cet attachement explique également ses sentiments lors de l’entrée en guerre : « Je n’avais pour ma part aucune envie de chanter, parce que je pensais qu’une guerre offre toutes les chances de se faire tuer. C’était une perspective extrêmement désagréable. De même, je m’inquiétais en pensant aux miens et à mon village, qui se trouve tout contre la frontière et risquait donc une destruction. » Le 1er août, sa famille vient le voir à la caserne : « ce fut une séparation pénible, puisque nous ne savions pas si l’on se reverrait un jour. Nous pleurions tous les trois. En s’en allant, mon père me recommanda d’être toujours très prudent et de ne jamais me porter volontaire pour quoi que ce soit. Cet avertissement était superflu, car mon amour de la patrie n’était pas considérable, et l’idée de « mourir en héros », comme on dit, me faisait frémir d’horreur. »
Richert témoigne également de la vie au front et des souffrances des combattants. La pluie, la boue, le froid, les poux, la soif et la faim, la fatigue des travaux sont autant d’épreuves dans la vie des soldats. Par exemple, en octobre 1914 : « On resta environ quinze jours dans ces tranchées sans être relevés. Comme il pleuvait souvent, elles furent remplies de boue et de saleté, à tel point que l’on restait souvent collé au sol. Nulle part un petit endroit sec, où l’on aurait pu s’allonger ou s’asseoir ! Quant à nos pieds, on n’arrivait jamais à les réchauffer. Beaucoup de soldats souffraient de rhumes, de toux, d’enrouement. Les nuits étaient interminables. Bref, c’était une vie désespérante. » De même se plaint-il du « faux » repos : « Au lieu de pleinement se reposer, on dut s’exercer à un tas de bêtises : apprendre à se présenter, pas de l’oie, bref, la même rengaine que dans une cour de caserne. »
Les attaques, parfois absurdes (pp. 26, 49, 75), les bombardements sont racontés avec un réalisme saisissant : ainsi, à propos de la bataille de Sarrebourg les 19 et 20 août 1914, alors que les soldats doivent attaquer un village. « Un tir d’infanterie crépitant nous fut opposé ! Plus d’un pauvre soldat tomba dans l’herbe tendre. Il était impossible d’aller plus avant. Nous nous sommes tous jetés par terre, essayant de nous enterrer à l’aide de nos pelles et de nos mains. On était étendus là, blottis contre le sol, tremblants de peur, attendant la mort d’un instant à l’autre. » Richert rend également compte des bombardements : « Soudain, un bruit terrible déchira l’air. Toutes les batteries allemandes de tout calibre se mirent à bombarder la colline. Les explosions, les grondements faisaient trembler la terre… » (p. 99).
Face à de telles souffrances, les tentatives pour se soustraire à la violence de guerre sont nombreuses. Entre autres, il songe à l’automutilation en avril 1915, s’égare volontairement en juin, se porte volontaire pour des stages comme en novembre 1915, contourne un ordre jugé absurde en mai 1918, et finit par déserter en juillet. On comprend mieux son soulagement à l’annonce de l’armistice : « On se dit : « C’est la paix ! » Les larmes nous vinrent aux yeux. […] Nous étions tous heureux que les Français aient gagné la guerre, parce que, si ça avait été les Allemands, l’Alsace serait restée allemande et nous, en tant que déserteurs, n’aurions plus jamais pu rentrer à la maison. » C’est d’ailleurs sur son retour que ce termine ces souvenirs d’un survivant : en janvier 1919, il revient dans son village, quitté cinq ans et demi plus tôt : « Les larmes me montèrent aux yeux. Je me mis alors à courir à toute allure pour arriver à la maison. […] J’étais fou de joie de revoir ma mère. On se serra fort dans les bras l’un de l’autre, au bord des larmes, sans pouvoir dire un mot. »
4) Autres informations
CAZALS Rémy, « Deux fantassins de la Grande Guerre : Louis Barthas et Dominik Richert », dans Jules Maurin et Jean-Charles Jauffret (éd.), La Grande Guerre 1914-1918, 80 ans d’historiographie et de représentations, Montpellier, ESID, 2002, p. 339-364. L’article est disponible à l’adresse suivante : http://dominique.richert.free.fr/cahiers1/remy%20cazals/index.htm
Un site internet réalisé par le gendre d’Ulrich Richert, fils de Dominique. On y trouve des extraits du manuscrit original, des photographies de Dominique Richert, avant, pendant et après la guerre, une carte retraçant son parcours et d’autres informations qui complètent la lecture de ce beau témoignage : http://dominique.richert.free.fr/index.htm
Marty Cédric, 20 mars 2010.
Nouvelle édition du livre de Dominique Richert par La Nuée bleue, 2016.