Les éditions Perrin viennent de publier la traduction française (par Michel Bessières) du livre de Thomas Weber, La Première Guerre d’Hitler (518 p., illust.), qui revisite le « témoignage » d’Adolf Hitler sur sa participation à la Première Guerre mondiale et le rôle fondateur qu’elle aurait eu dans l’élaboration du nazisme. Le texte de Mein Kampf a été construit en fonction des idées d’Hitler en 1923-24 et de l’utilité politique de se présenter comme combattant des tranchées, forgé par son expérience de guerre et la camaraderie du front au sein de son régiment. Cette version a été ensuite relayée par la propagande nazie, par les « témoins » choisis pour défendre la version Hitler dans des procès contre ceux qui tentaient d’apporter des informations divergentes. Après la prise du pouvoir, les nazis firent disparaître des témoignages et des témoins gênants et exagérèrent encore la légende des états de service exceptionnels et des risques affrontés par le futur Führer. Un article du Völkischer Beobachter du 14 août 1934, par exemple, consacré au « soldat de première ligne Hitler », exalte la camaraderie des tranchées qui a « engendré l’aspiration à un socialisme allemand » et affirme que « le sang et la mort sacrificielle de nos camarades sont apparus comme la preuve de la sainteté de nos convictions ». Sans aller jusqu’à ces outrances, les historiens ont accepté l’idée que l’expérience de guerre dans le régiment List avait engendré Hitler. Thomas Weber, professeur à l’université d’Aberdeen, prouve dans son livre que ce n’est ni la guerre de 14-18, ni la camaraderie au sein du régiment qui ont produit Hitler. L’auteur n’hésite pas à critiquer certains historiens du nazisme bien « établis ». Plus largement, il récuse les théories culturalistes sur la brutalisation, privilégiant toujours les explications par le concret. Ce qui le lui permet, c’est l’énorme travail de recherche documentaire accompli dans de multiples dépôts d’archives, en particulier en Bavière, mais encore aux Etats-Unis et aux Archives départementales du Nord, tandis que de nombreux fonds privés lui ont également été ouverts. Thomas Weber peut conclure (p. 428) : « Une fois assemblées, élément après élément, toutes les données subsistantes, a émergé une image nette : celle d’un homme [Hitler] tenu à distance par la grande majorité des soldats de première ligne et considéré par eux comme un « cochon de l’arrière », celle d’un personnage encore plongé dans la confusion idéologique, en 1918, au moment où la guerre s’achevait. Le régiment List figuré comme un groupe solidaire dont Hitler aurait été le héros est une œuvre de la propagande nazie et n’a aucun fondement. La Première Guerre mondiale n’a pas « fait » Hitler.[…] Le constat vaut aussi pour les hommes de son régiment. Dans leur majorité, ils n’ont pas suivi la pente d’une brutalisation et d’une radicalisation politique. De retour dans leur ville, leur village, leur hameau, ils ont renoué avec les attaches politiques et la vision du monde qui étaient les leurs avant la guerre. »
Certes, Hitler est resté dans un régiment du front d’août 1914 à novembre 1918, en tenant compte, évidemment, des périodes de permissions, de soins, de stage. Mais, lors du baptême du feu du régiment List, lorsque celui-ci connaît de lourdes pertes, Hitler sert dans une compagnie peu éprouvée. Dès le 9 novembre 1914, il devient estafette de régiment, vivant à proximité du QG, en arrière, et chargé de porter des messages aux commandants de bataillons sans avoir à se rendre en première ligne. « La réalité de la vie dans les tranchées comme la camaraderie du front lui étaient étrangères », écrit Thomas Weber. Plus tard, le régiment échappe à Verdun et Hitler lui-même aux journées les plus dures de la Somme puisque, le 5 octobre 1916, il est blessé à la cuisse par l’éclat d’un obus qui est tombé sur l’abri des estafettes : ce n’est ni une blessure au visage, ni dans un abri de première ligne. Au tournant de la guerre en 1918, il se trouve en stage du 21 août au 27 septembre, puis il est atteint par les gaz, le 14 octobre, ce qui justifie son évacuation. Mais, des témoignages et des rapports médicaux, Thomas Weber conclut à une cécité psychosomatique. Hitler avait craqué et fut soigné pour symptômes hystériques.
Le soldat de première classe Hitler (car « Gefreiter » ne peut se traduire par « caporal ») n’exerça pas le moindre commandement. Refusant toute promotion qui aurait pu le rapprocher des tranchées, il « tenait à ne pas quitter la relative sécurité que lui procurait son affectation au quartier général ». Celui-ci constituait également pour lui « une famille de substitution ». L’attribution de la croix de fer de 2e classe reflétait les relations entretenues avec les officiers du QG devant lesquels, d’après les témoins fiables, Hitler se montrait d’une déférence ostensible. Plus rare pour un soldat du rang, la croix de fer de première classe reflétait « moins son courage que sa situation particulière et la longévité de son service au quartier général du régiment ». Il est utile de remarquer que l’intervention décisive pour la lui faire obtenir fut celle d’un officier juif, ce qui laisse entendre qu’Hitler ne se répandait pas alors en propos antisémites, et qui permet de comprendre que l’auteur de Mein Kampf ne se soit pas étendu sur ce fait. La guerre finie, Hitler chercha à rester dans la « famille » du QG, mais elle se dispersa et il en découvrit une nouvelle, le Parti ouvrier allemand, auquel il adhéra le 12 septembre 1919 avant d’en changer le nom en NSDAP.
Mais que fit Hitler entre l’armistice et cette adhésion ? Ses idées étaient encore loin d’être fixées ; « sa réflexion, encore confuse, s’appuyait sur des éléments hétérogènes susceptibles de se combiner de différentes manières ». Dans ce parcours incohérent, il y eut même une proximité avec la république des Conseils de Munich, ce que le chef nazi occulta dans Mein Kampf et dont il essaya de faire disparaître toute trace. Thomas Weber remarque : « Au sein du Parti ouvrier allemand, Hitler trouva un nouveau foyer » et : « A l’évidence, la stratégie de survie la plus payante pour quiconque avait été lié à la république des Conseils consistait à s’afficher aux côtés de ses opposants les plus déterminés. »
Les archives bavaroises et les récits des témoins fiables montrent le vrai régiment de List très différent de sa représentation par Hitler et les nazis. D’abord il ne s’agit pas d’un régiment de volontaires ; ceux-ci ne furent qu’une minorité. Ensuite, le régiment était mal considéré, mal équipé, mal entraîné. Un aumônier remarquait dès décembre 1914 que « tout le monde » souhaitait la paix. Le refuge dans la religion, important au début, évolua : d’une part, on ne comprenait pas que Dieu ait voulu ces horreurs ; d’autre part on ne supportait pas que les aumôniers fassent de la propagande patriotique. En période chaude, les automutilations, les refus d’obéissance et même les désertions se multipliaient, ces dernières ayant la complicité des autres soldats. Vis à vis de l’ennemi, principalement britannique, alternaient les actes de brutalité et de générosité. Le régiment de List participa à la trêve de Noël 1914 ; il pratiqua, lorsque c’était possible, le « vivre et laisser vivre ». Si la trêve de Noël 1915 eut moins d’ampleur, ce n’est pas du fait d’une hypothétique brutalisation des combattants, d’une diabolisation de l’ennemi, c’est que les hiérarchies, des deux côtés, avaient tout fait pour l’empêcher. Avec les populations occupées, les relations étaient complexes [comme l’ont montré de nombreux témoignages, côté français]. Certes, il y eut des viols. Mais il n’est pas nécessaire de théoriser sur la volonté d’humilier les femmes ennemies : « Tel qu’il a existé, le phénomène ne reflète pas une brutalisation des conduites, spécifique à la Grande Guerre. Le viol est, hélas, un crime récurrent dans le cadre d’un conflit. » A l’intérieur du régiment bavarois, même si l’égoïsme l’emportait souvent sur la camaraderie , il n’y avait pas d’hostilité entre communautés religieuses, catholiques, protestants, juifs. Il y avait plutôt des sentiments antiprussiens qu’Hitler ne pouvait pas connaître puisqu’il ne fréquentait guère les premières lignes. Enfin, après 1918, la grande majorité des hommes du régiment d’Hitler n’eurent pas d’engagements extrémistes. Comme l’avait montré Benjamin Ziemann , ils aspiraient à la paix et à vivre tranquillement de leur travail dans leur famille. Peu d’entre eux adhérèrent au parti nazi. Non, le régiment de List n’a pas été le creuset de l’hitlérisme.
Plus largement, le livre de Thomas Weber montre que l’histoire de l’Allemagne ne la prédestinait pas à la victoire du nazisme et que la brutalité spécifique au temps de guerre n’a pas été transférée sur le plan intérieur. On ne rappellera jamais assez que le parti nazi avait moins de 3 % des voix aux élections de 1928, et que la république de Weimar a été emportée par la crise de 1929.
Rémy Cazals