Cozic, Louis (1894-1915)

1 – Le témoin
Louis Cozic est né en novembre 1894, le 28 (p. 5 : Présentation ; p. 137 : Acte de décès) ou le 22 (p. 143 : Photo ; et fiche « Louis, Auguste, Jean, Marie Cozic » sur www.memoiredeshommes.sga.defense.org).
Il grandit à Lannion (Côtes-d’Armor, anciennement Côtes-du-Nord), dans le pays du Trégor en Bretagne, où ses parents tiennent un commerce de quincaillerie. Sa sœur Anna est plus jeune de deux ans. En 1904, leur père décède ; leur mère restera veuve.
Louis est mobilisé en septembre 1914, l’année de ses vingt ans. Il commence sa formation militaire à Brest (Finistère) dans un régiment d’artillerie, mais se voit rapidement affecté au 2e RIC (régiment d’infanterie coloniale), également cantonné à Brest, un régiment décimé dont il faut recomposer les effectifs. Nommé caporal en décembre, il assume diverses fonctions dans une compagnie du 2e RIC cantonnée à Saint-Renan (Finistère) jusqu’en avril 1915, en ayant conscience d’être « embusqué » (lettre du 07.03.1915).
En mai, Louis quitte la Bretagne avec une compagnie du 2e RIC ; les hommes arrivent à Puget-sur-Argens (Var) pour être incorporés au 2e RMC (régiment mixte colonial), un régiment en cours de constitution. Sous la chaleur méridionale, les soldats accomplissent des marches d’entraînement avec des Sénégalais plus performants qu’eux. Seuls les Bretons font preuve de résistance physique.
Début juin, le 2e RMC stationne au camp de Mailly (Aube), puis rejoint le front en Champagne. Le 16 août, le 2e RMC devient le 52e RIC et part occuper le secteur de Souain (Marne), pour y préparer la prochaine offensive. Le 25 septembre, la deuxième bataille de Champagne commence. Louis disparaît. Son corps ne sera pas retrouvé. L’acte de décès indique que le caporal Louis Cozic fut tué le 25 septembre 1915 à Souain.

2 – Le témoignage
Le courrier de Louis a été retrouvé dans la maison de famille à Lannion, par Herve Corbel son petit-cousin. Celui-ci s’est chargé d’éditer les 89 lettres ou cartes envoyées par Louis à trois femmes : sa mère (principale destinataire), sa sœur Anna et sa grand-tante Lucie, lesquelles habitaient ensemble. Le courrier est daté du 11 septembre 1914 au 25 septembre 1915. Bien que datée du 25, la dernière lettre a été écrite le 24 septembre, la veille de l’offensive.
L’édition est enrichie de photos, de la reproduction de quatre lettres écrites par Louis, ainsi que du courrier reçu par Madame Cozic après la disparition de son fils. Ayant entrepris des démarches pour retrouver la trace de Louis, qui pouvait être blessé ou prisonnier, Madame Cozic reçut des réponses échelonnées entre octobre 1915 à octobre 1916 provenant : d’un sergent du 52e RIC, de l’agence des prisonniers Les Nouvelles du Soldat, de l’ambassade d’Espagne (ce pays resté neutre disposait d’une ambassade à Berlin), d’un gestionnaire d’ambulance et d’un ami de Louis.

3 – Analyse
Le courrier de Louis Cozic contient de nombreuses petites informations sur la vie quotidienne, ainsi que des réflexions personnelles.
Ce qui apparaît tout d’abord, c’est la fierté de porter l’uniforme et, de préférence, un bel uniforme comme celui des artilleurs (22.09.1914). Il sera fêté lors du premier retour dans la famille : « J’aurais bien voulu voir Ernest Merer et Pierre-Marie le jour de leur arrivée à Lannion : je pense que la place devait leur paraître étroite, car il fallait faire voir l’uniforme et aussi l’arroser avec le cidre de Lannion. » (09.03.1915). D’où l’importance de la photographie en tenue militaire, que l’on envoie à toute la famille (31.10.1914).
En novembre, Louis est fier d’avoir été reçu caporal, le seul de sa compagnie : « […] aussi j’attendrai maintenant de les avoir reçus [les galons] pour aller à Lannion. » (29.11.1914). En mars, il espère devenir sergent : « […] je dois, moi aussi, être nommé sergent ; j’en remplis déjà les fonctions et il se pourrait que dimanche quand j’irai à Lannion je n’aie plus mes galons rouges […] » (02.03.1915). À quoi s’ajoute l’esprit de compétition : « […] comme Alexandre a eu la médaille militaire, j’espère bien que je l’aurai aussi. » (11.04.1915).

Dans son courrier, Louis s’exprime parfois sur la guerre et l’on peut suivre l’évolution de ses propos. En octobre 1914, croyant bientôt rejoindre le front, il déclare hardiment : « Nous sommes tous contents de partir et je t’assure que, lorsqu’on reviendra, on pourra dire en nous voyant < Voilà ceux qui ont foutu la pile aux Boches > car je t’assure qu’on va leur apprendre à vivre, à ces animaux-là (ou plutôt à mourir) ! » (31.10.1914). Cependant, le mois suivant, il note : « Ceux qui étaient avec moi à l’artillerie et avec qui j’aurais dû partir, sont presque tous tués ou blessés. […] Heureusement que je ne suis pas parti cette fois-là. » (27.11.1914).
Pendant son séjour dans le Var, il écrit : « Nous ne demandons que deux choses l’une, la paix ou le front. » (12.05.1915). Arrivé au camp de Mailly, il exprime de l’indifférence : « Nous devons partir pour le front dans quelques jours. Je ne sais ce que j’ai, mais cela m’est bien égal : je crois que je ne fais qu’un voyage et que, dans quelque temps, je retournerai encore en Bretagne. » (05.06.1915) ; mais il dit également : « Moi aussi, j’étais pressé de commencer [le service militaire] et maintenant je suis pressé de finir. Heureusement que nous allons voir les Boches pour nous distraire. » (11.06.1915).
Après son premier séjour au front, il déclare : « C’est terrible, la guerre : on ne s’imagine pas ce que c’est, que lorsqu’on l’a vu. Hier, en revenant au repos, nous chantions, et les femmes qui nous regarder [sic] passer pleuraient, probablement parce qu’on chantait, mais, en allant au repos, tu comprends si on a le cœur gai ! » (04.07.1915). Il ajoute plus tard : « Je t’assure que je suis pressé de voir la guerre finie. » (06.09.1915).

Lorsque Madame Cozic reçoit les lettres de son fils engagé sur le front, que peut-elle comprendre ? Respectant les consignes, Louis ne mentionne aucun lieu, hormis « Champagne ». En juin, il écrit : « Nous sommes à 6 km de la ligne de feu […] » (14.06.1915), ou : « Nous sommes assez loin des Boches» (17.06.1915). Quant aux tranchées, il dit : « Ici nous ne sommes pas très exposés : les tranchées sont à l’abri […] » (19.06.1915). En juillet, il parle de repos : « […] étant au repos pour longtemps maintenant […] » (14.07.1915). En août, c’est la fabrication des bagues en aluminium qui occupe son courrier. En septembre, c’est la perspective d’une permission.
Cependant, quelques phrases laissent apparaître le danger : « En chargeant à la baïonnette j’ai tout perdu […] (04.07.1915), ou : « Maintenant, du chocolat, on en trouve sur les morts et dans les sacs boches. » (08.07.1915), ou bien : « J’ai failli être blessé l’autre jour, une balle a traversé ma capote, mais elle ne m’a pas touché, heureusement ! » (23.08.1915). En septembre, il confie : « Je viens de passer six jours à quelques mètres des Boches […]. Cette fois-ci, nous avons été marmités en règle, je t’assure qu’ils ne nous ont pas laissé un jour tranquille. » (12.09.1915). Mais, le 24 septembre, la veille de la grande offensive, Louis dit simplement à sa mère : « Ce soir, je dois retourner passer quelques jours dans les tranchées […] ».

Ce témoignage évoque aussi la Bretagne : ce sont les colis de nourriture (joskenn, andouille, boîtes de sardine), le lit dans une armoire bretonne (23.12.1914), les hommes qui sont des pêcheurs de sardines (14.01.1915) ou d’anciens marins (07.04.1915), le désir de boire du cidre avant de quitter la Bretagne (07.05.1915), la nostalgie des fêtes annuelles comme le pardon de Kerauzern (06.06.1915) ou les fêtes de Callac (23.07.1915) ; c’est aussi la solidarité entre soldats lannionnais pour acheter un cercueil à leur compatriote tué (07.08.1915).

Louis Cozic, Je t’embrasse bien fort. À bientôt. Correspondance de guerre d’un Lannionnais 1914-1915, Préface de Roger Laouénan, Présentation d’Herve Corbel, Editions Herve Corbel & an Alarc’h embannadurioù, Lannuon (Breizh), 2016, 151 pages.

Isabelle Jeger, juin 2017

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Rabary, Jean (1892-1966)

Né à Saint-Juéry (Tarn) en 1892. Ouvrier à l’usine métallurgique du Saut-du-Tarn. La guerre éclate pendant qu’il fait son service militaire. Il devient mécanicien à bord du croiseur D’Entrecasteaux.
1. Sa famille a conservé 250 cartes postales dont des extraits sont publiés dans la Revue du Tarn, n° 235, automne 2014, p. 441-450, sans autre précision biographique.
Le navire croise en Méditerranée où sévissent des sous-marins allemands (Oran, Malte, Italie). En Mer Rouge, à Djibouti et jusqu’à Madagascar. Il escorte d’autres bateaux et sert de transport de troupes vers Salonique.
Les extraits choisis apportent peu de renseignements :
– Quand il a mal aux dents, on lui répond à l’infirmerie du bord d’attendre que ça passe.
– Il aime rencontrer des gars du « pays » avec qui parler.
– Fin 1917 et début 1918, plusieurs passages s’en prennent aux embusqués : « Ils n’ont qu’à y venir et nous les verrons à l’œuvre à tous ces embusqués. » Cette phrase (20 novembre 1917) est une réponse à un certain Jean-Marie « qui me bourre le crâne avec ses boniments : Encore un coup de collier et on les aura. » Jean Rabary précise qu’il en a marre. En mars 1918, il est content que l’on envoie au front les employés « soi-disant indispensables » qui se croyaient en sûreté jusqu’à la fin.
– Le jour de l’armistice, c’est la fête, à terre, en Tunisie : « J’étais un peu gai ; mais en revanche, la grande majorité, c’était des cuites mortelles. C’est pardonnable pour un cas pareil : rien que la joie, on est à moitié grisé. »
– Différentes indemnités lui permettent de « mettre quatre sous de côté pour le retour ». La démobilisation, impatiemment attendue, a lieu le 29 juillet 1919.
2. J’ai retrouvé une page de La Dépêche du Midi, édition du Tarn, du 11 novembre 2001, qui donne aussi des passages de la correspondance Rabary. Ils apportent des compléments.
– En octobre 1916, il affirme ne pas pouvoir tout raconter à cause de la censure.
– Sur les gars du pays. Le 15 novembre 1917, il dit avoir parlé à « deux de Castres et un de Valdériès ». Mais cette ville et ce village de son département, le Tarn, ne sont pas exactement du « pays ». Il ajoute : « Moi, je demande tout le temps s’il n’y en a pas d’Albi ou Saint-Juéry. »
– Sur la nourriture. Le 16 novembre 1916, alors que le navire est à la hauteur de La Mecque, il dit son plaisir de pouvoir manger du saucisson envoyé par sa tante : « On donnerait 20 sous pour en avoir une tranche à tous les repas. Tu peux croire, chère maman, que quand je viendrai en permission, tu pourras me gâter pour me rattraper. » Le 1er février 1918, de Tarente : « S’ils ne peuvent pas nous nourrir, ils n’ont qu’à nous envoyer chez nous. »
– « Vivement la fin ! » écrit-il d’Oran, le 1er juin 1916. Le 15 novembre 1917 : « J’attends la paix et la liberté. » Et le 1er février 1918, ce passage qui laisse perplexe : « En ce moment, je crois que les Allemands ont pris l’offensive. Que cela finisse vite. »
3. On aimerait savoir où se trouvent les documents originaux. Le catalogue de l’exposition réalisée aux Archives départementales du Tarn en 2015 à partir des documents rassemblés dans le cadre de la Grande Collecte (A travers les lignes 14-18) ne fait aucune mention d’un dépôt Rabary.
Sur la marine, voir les notices Madrènes et Reverdy.
Rémy Cazals, mai 2017

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Armengaud, Maurice (1886-1960)

Né à Bélesta (Ariège), le 28 août 1886, fils de meunier. Installé à Mirepoix ; titulaire du certificat d’études primaires ; service militaire au 83e RI à Toulouse ; marié en 1911 avec Pauline, fille d’un tailleur de pierre. Il est lui-même menuisier et il fait le garçon de café le dimanche pour arrondir les fins de mois. Mobilisé à Foix en 1914, au 259e RI ; caporal le 5 septembre ; sergent en avril 1916. La Marne, le bois des Chevaliers près de Saint-Mihiel, Verdun en août 1916, où le régiment est décimé, puis dissous. Il passe au 283e RI. Grièvement blessé au Chemin des Dames le 23 octobre 1917, il perd l’usage du bras gauche et ne peut reprendre son métier. Il devient secrétaire de mairie à Mirepoix en octobre 1918 puis, avec sa femme, il vend des journaux, sans disposer de local.
Son petit-fils, Michel Rivière, a retrouvé 935 cartes et lettres de Maurice, principalement adressées à Pauline, dans le grenier de la maison familiale. En 2014, il en a édité une sélection dans une plaquette format A4, sous le titre Lettres d’un Ariégeois 1914-1918, 105 pages, 16 euros, ISBN 978-2-7466-6867-6 à commander à riviere.michel@orange.fr. L’ouvrage contient un index des combattants cités par Maurice Armengaud. En couverture, une carte postale « On les aura ! », transformée en « On les aura les pieds gelés » par Maurice. Sur la guerre vue de Mirepoix, où Pauline attendait Maurice, on peut consulter dans ce dictionnaire la notice Marie Escholier.
Ce témoignage d’un fantassin contient évidemment les références déjà bien connues aux poux, aux rats, à la boue, au froid et aux conditions de vie dans les tranchées, aux dangers, à la nourriture insuffisante ou qui arrive froide, à la hantise du prochain hiver, à l’ennui et au cafard, aux exercices stupides qu’il faut faire quand on est « au repos », aux médecins qui ont reçu des ordres tels qu’il faut être mort pour être reconnu malade, au découragement de tous (15 décembre 1915), aux odeurs qui empêchent de manger (15 septembre 1916), aux camarades tués dont on va voir la tombe (7 septembre 1917), aux stages de formation qui permettent de passer quelques jours loin des tranchées.
Mais chaque témoin s’exprime de façon personnelle. Il remarque particulièrement et expose à sa façon tel ou tel épisode. Ainsi Maurice, âgé de 28 ans en 1914, s’étonne « de falloir commander à des types de 40 ans et plus » (9 janvier 1915), les mêmes qui s’amusent « comme des gosses » (30 novembre 1914). Le 27 mars 1915, il décrit l’arrivée dans la tranchée de première ligne de quatre prisonniers « boches polonais » accompagnés par des officiers français ; ils sont chargés de s’adresser à leurs camarades d’en face pour les convaincre qu’ils sont heureux et très bien nourris, « et puis ils se sont mis à chanter et leurs camarades une fois fini les ont applaudis ». Maurice obtient sa première permission le 28 octobre 1915 ; c’est au retour de chaque permission qu’il subit un coup de cafard « que j’ai bien grand depuis que je t’ai quittée. J’ai fait le fort à cette heure si cruelle pour nous deux, mais une fois le train parti les larmes me sont venues » (4 mai 1916). A l’hôpital, le 24 novembre 1917, une simple phrase en dit long lorsqu’il parle de la nourriture : « étant sergent, j’ai du dessert. »
Pas de trace de « consentement patriotique » dans les lettres de Maurice. Son objectif unique, c’est de rentrer chez lui le plus tôt possible. Le menuisier de Mirepoix n’est pas un poète lyrique, mais toutes ses lettres laissent éclater son amour pour son épouse : « Pour me tarder mon adorée de te voir, il me tarde beaucoup et même je crois que je ferais le chemin qui nous sépare à pied. » Ou encore, le lendemain de Noël en 1914 : « Il faut espérer que celle de 1915 nous la passerons ensemble comme deux tourtereaux et que jamais plus l’on ne se séparera. » Les lettres constituent un lien indispensable : « tu peux croire le bonheur que j’ai lorsque je reçois une de tes lettres » (19 novembre 1914) ; « je n’ai que tes bonnes paroles comme consolation et dans ce milieu d’enfer où tout autour de moi n’est qu’un vaste cimetière où les morts sont sur terre, j’ai besoin je t’assure de cette consolation » (12 septembre 1916). Maurice emploie souvent des tournures en occitan phonétique pour exprimer des paroles d’amour. Et, en élargissant, c’est du « pays » qu’il souhaite recevoir des nouvelles et des colis de nourriture lui permettant, par exemple, de préparer « des haricots comme chez nous avec le hachis et le saucisson que tu m’envoyas ».
« Écris-moi souvent car j’attends tes lettres comme la paix », demande-t-il le 5 mai 1915. Dès le 29 octobre 1914, il aspire à la fin du cauchemar, et il y revient à toute occasion, interprétant tous les signes dans le sens de ce qu’il souhaite : l’épuisement supposé des Allemands, les bruits de négociations de paix dans les journaux. Peu porté sur la religion, il est prêt à prier pour la paix (28 décembre 1916). À plusieurs reprises, il écrit qu’il souhaite la paix, quelle qu’elle soit, et dès le 29 mai 1915 : « Après tout, vainqueurs ou vaincus, qu’on en finisse car il nous tarde à tous de rentrer. »
Il n’aime pas les « sales Boches » parce qu’il les considère comme les responsables de son éloignement du foyer. En juillet 1915, il annonce qu’il pense en avoir tué un d’un coup de fusil et en être très satisfait ; à d’autres reprises, il écrit qu’il ne faut pas faire de quartier. Mais, en novembre 1916, il parle en français à un Allemand et lui demande pourquoi il est venu se rendre : « Il m’a répondu qu’il en avait marre de la guerre. Tu dois être content maintenant. Ah oui ! »
Mais Maurice a de nombreux autres « ennemis » qui reviennent beaucoup plus fréquemment. Ce sont « les gros bouffis », « les bouchers » qui conduisent les soldats à l’abattoir (9 mai 1917), « la cléricaille » et les embusqués (5 mai 1915 et plusieurs autres occurrences). Les « gros » profitent de la guerre tandis que les malheureux soldats défendent leurs capitaux (10 janvier 1916). Maurice n’apprécie pas les officiers, « une bande de peureux, de froussards, qui ne sont bons que pour nous faire des misères à l’arrière et qui dans les tranchées se cachent » (25 septembre 1916) et qui obtiennent deux fois plus de permissions que les hommes. Il s’en prend aux civils des régions de l’Est qui exploitent les soldats et leur disent qu’ils « préféraient le donner aux Boches qu’à nous (question nourriture) » (17 décembre 1914). Enfin, les journalistes sont invités à venir voir les réalités du front au lieu d’écrire des « blagues », la méfiance envers la presse engageant les soldats à gober les « racontars de cuisiniers ». En avril 1916, une lettre de sa femme montre qu’elle a compris la philosophie des communiqués : « Quand nous prenons un point quelconque, c’est merveilleux, et quand nous le perdons ce n’était pas important. » Lui-même, se considérant comme « un vieux rat de tranchée » (7 octobre 1917) ne croit pas qu’une attaque prévue soit « un jeu d’enfant » comme les chefs le laissent entendre, mais il ne veut rien dire pour ne pas décourager les jeunes.
La découverte ou redécouverte de l’amour conjugal va à l’encontre de la théorie de la « brutalisation » au sens de « transformer les gens en brutes ». Mais Maurice annonce que, s’il en revient, on entendra parler de lui contre les gros et les embusqués, et il menace la « bande de grands cons » de la censure, « ces gros cochons engraissés » : « Si j’ai le bonheur, comme je crois, de te revenir et que j’en connaisse quelqu’un, malheur à eux, je saurai prendre ma revanche […] je leur souhaite qu’ils crèvent tous à l’instant même » (17 mai et 16 juillet 1917). En fait, comme pour bien d’autres, il ne s’agissait que d’un défoulement ponctuel ; Maurice Armengaud fut trop content de revenir, sans mettre ses menaces à exécution. De revenir, certes, mais pas en bon état.
Dès le 9 octobre 1917, près du Chemin des Dames, il a le pressentiment qu’il sera blessé, et même il souhaite la blessure (17 octobre). Auparavant, s’il n’a pas décrit les mutineries, il a évoqué « tout ce qui se passe à l’intérieur » (27 mai 1917). Au retour d’une permission, le 29 juin, dans le train, un monsieur vient lui parler patriotisme, « mais je l’ai habillé de première et tous ceux qui étaient dans le compartiment se sont mis sur lui aussi ». Le 25 juillet, au pied du Chemin des Dames, il écrit ce passage : « Je veux te parler de Craonne et du moulin de Laffaux dont entre ces deux objectifs il y a le plateau dont on parle sur les journaux et ces putes de casemates aussi. J’ai le ferme espoir que nous n’y serons pas pour y aller et si le malheur nous y désignait et bien je t’assure que je n’hésiterai pas à faire ce que je t’ai promis. Les pauvres malheureux qui en reviennent sont tout à fait démoralisés, fous. » Envisage-t-il de déserter ou de se rendre malade ? Seule, sa femme pouvait le comprendre.
Dans l’immédiat, il loge dans une creute, « une carrière ou grotte » où « il y fait une humidité terrible » (1er août). Et, le lendemain : « Je suis devenu l’homme des cavernes où je ne risque rien de n’importe quel obus mais en revanche je crois que l’humidité nous crèvera à tous. Si encore le temps était favorable, je m’installerais dehors, mais il n’y a pas moyen, il pleut tout le temps et sommes enfermés là-dedans comme des prisonniers ; heureusement que ça reste tout le temps éclairé et si c’était pas l’électricité je ne sais comment nous regagnerions notre endroit car ma couchette et ma section se trouvent à 1 km de l’entrée. »
Le 12 octobre, Maurice annonce qu’il fera partie de la première vague comme nettoyeur de tranchées avec des hommes qui « tueraient père et mère » ; le 17, après avoir souhaité la blessure, il rassemble son courage pour, lorsqu’il sera « engagé avec les Boches », « leur casser la figure ». Le jour J de l’attaque sur la Malmaison, 23 octobre, deux heures avant l’heure H, Maurice est gravement blessé, l’omoplate gauche brisée. Depuis l’hôpital, il dit sa souffrance et sa satisfaction d’en avoir fini avec la guerre ; en même temps il commente les lourdes pertes du 283e. Après un long séjour loin de chez lui, il arrive enfin à Rodez en avril 1918, où « l’on cause le patois tant médecin qu’infirmiers et infirmières » ; il visite la cathédrale. Puis, à Decazeville, il assiste à la coulée dans l’usine sidérurgique ; c’est « un métier de galérien », mais tous ces ouvriers ont échappé au front ; par contre, la grippe fait des ravages. En juillet, il est encore à l’hôpital à Montpellier où la nourriture est insuffisante ; il faut compléter à la cantine où « nous péloun lé porto monédo » ; cela provoque un tapage et « les plus enragés étaient les amputés ». Il ne rentre chez lui, à Mirepoix qu’à la fin de septembre.
Rémy Cazals,  6 avril 2014

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Abjean, René-Noël (1879-1951)

1. Le témoin
Né le 13 juillet 1879 à Plouguerneau (Finistère), 4e d’une famille de 9 enfants, il est le fils d’un cultivateur-propriétaire, adjoint au maire de sa commune. Dans un Léon bientôt dominé par la démocratie chrétienne, il fait partie de cette frange supérieure de la paysannerie moyenne qui accède aux études secondaires, par le biais du collège catholique de Lesneven, offrant ainsi à certains des possibilités d’ascension sociale.
Après son service militaire effectué au 115e RI (Mamers), il épouse en 1902 Séraphine Loaëc, la fille d’un expert foncier agricole dont il reprend les activités. La notabilité relative que lui procure cette profession lui permet d’être élu conseiller d’arrondissement en 1909. Mobilisé en août 1914, ce père de trois puis quatre enfants – le dernier naît en 1917 –, retrouve Plouguerneau en janvier 1919. La même année, il est élu maire de sa commune, fonctions qu’il occupe jusqu’en 1941 : il doit démissionner en raison d’un conflit avec la Kommandantur locale. Il n’exerce plus le moindre mandat jusqu’à sa mort en 1951.

2. Le témoignage
Mobilisé le 2 août 1914 au sein du 87e RIT (Brest), René-Noël Abjean rédige plusieurs centaines de cartes postales adressées à son épouse – « Ma bien chère Séraphine » – ou ses enfants, notamment son fils aîné, Pierre. 700 ont été conservées, couvrant une période allant du 2 août 1914 au 5 janvier 1919, presque deux tous les trois jours, jusqu’à cinq pour la seule journée du 29 juillet 1916 au cours de laquelle il est très légèrement blessé, constituant ainsi ce qu’Abjean nomme lui-même dès mai 1916 « notre collection de cartes postales ».
Cette correspondance permet de reconstituer le parcours du territorial finistérien pendant les quatre années de guerre. Affecté au 87e RIT, en charge de la défense des côtes finistériennes face à un éventuel débarquement allemand en août 1914, il gagne le camp retranché de Paris puis se rapproche du front dans l’Aisne et l’Oise en octobre-novembre. En décembre 1914, il quitte la zone des armées pour le dépôt du 151e RI, un régiment de Verdun replié à Quimper. Il reste dans le Sud-Finistère jusqu’en mars 1916, passant simplement du dépôt du 151e à celui de son régiment de réserve, le 351e, installé à Douarnenez. C’est avec cette unité qu’il gagne le front des Flandres au printemps 1916, après un détour par la Haute-Saône : la plupart de ses cartes postales sont alors envoyées de Dunkerque, Coxyde, Nieuport et des environs, jusqu’à son affectation au 8e RIT, à Rouen, en avril 1918. Il passe là les derniers mois de la guerre.
Publié par l’un de ses petits-fils aux éditions Emgleo Breizh en 2009, ce riche témoignage, doté d’une introduction fort utile, aurait sans doute mérité un véritable appareil critique et une traduction des quelques passages rédigés en breton par Abjean.

3. Analyse
En raison même des multiples affectations de René-Noël Abjean durant le conflit – régiment territorial à l’arrière-front, dépôt de régiments repliés en Bretagne, régiment d’infanterie engagé en première ligne, régiment territorial à l’arrière –, ses lettres offrent une vision parfois décalée mais en cela très précieuse de la diversité de l’expérience combattante.
On trouvera dans cette correspondance – comme dans la plupart des documents du même genre – mille détails sur la vie quotidienne des soldats de la Grande Guerre. Gouvernement à distance de l’exploitation agricole familiale de Gorrékéar, en Plouguerneau, violence des combats, présence presque banale de la mort, des cadavres que le territorial doit ramasser sur les champs de bataille de la Marne mi-septembre 1914 à ces corps « déchiquetés, les uns sans tête, d’autres sans jambes, d’autres dont tout le corps était criblé d’éclats d’obus » décrits en juin 1916, vie dans la boue et dans le froid, parmi les rats : rien ne manque. Plus originales sont sans doute les mentions faites – à son épouse… – des maladies contractées par certains de ses camarades « en compagnie d’une femme malsaine du quartier où se trouve la compagnie » (16 novembre 1916), au suicide d’un « jeune soldat de la classe 1916 […] en se tirant deux balles, dont une lui perfora le ventre » (13 juin 1916), aux trêves tacites voire fraternisations de Pâques 1916, des soldats « s’amus[a]nt à aller jusqu’aux tranchées ennemies leur envoyer du pain et des cigares » (18 avril 1916).
Trois aspects méritent sans doute plus d’attention. Le premier concerne la vie des dépôts des 151e et 351e RI à Quimper et Douarnenez : instruction des nouvelles classes, répartition des renforts entre ces deux régiments mais aussi de nombreux autres, permissions presque hebdomadaires – le dimanche au moins – pour les soldats du cru qui peuvent rejoindre leur famille constituent les éléments les plus saillants des 16 mois qu’Abjean passe ainsi, loin du front. Cette expérience, au contact de soldats originaires d’autres régions, est l’occasion pour le territorial de dire régulièrement – second aspect – son attachement à sa « petite patrie » : les solidarités essentielles ici ne sont pas celles nées des combats livrés en commun, celles de l’escouade, mais bien celles découlant des origines communes, bretonnes, et plus encore finistériennes voire même léonardes. « Nous préférons être entre Bretons […]. On se connaît mieux, on se fréquente davantage et l’on s’entraiderait de meilleure volonté en cas de besoin qu’avec les gars du Nord que nous fréquentons très peu ou presque pas et qui font bande à part » écrit-il par exemple le 15 février 1915. Le dénigrement des Méridionaux va de pair, notamment ceux du 3e RI, « un régiment du midi des environs de Marseille » avec lequel le 351e entretient des relations parfois tendues. Une troisième dimension mérite d’être notée : l’emploi régulier de la langue bretonne dans cette correspondance. Certes, l’usage du breton y est limité à quelques incises, quelques lignes tout au plus. Alors même que la chose est très banale à l’oral, c’est loin d’être le cas à l’écrit d’après ce que donnent à voir les correspondances de combattants bas-bretons publiées. Comment l’expliquer chez ce petit bourgeois rural dont on a vu qu’il avait fait des études secondaires ? Les passages en breton relèvent en général de la confidence, souvent sur le ton de la plaisanterie, révélant une réelle connivence entre les deux époux. Volonté d’échapper au contrôle postal ? C’est l’argument mis en avant dans une carte à son fils du 31 octobre 1916, carte sur laquelle il a tracé une croix indiquant la maison dans laquelle il est logé, alors qu’il est au repos à l’arrière : pas sûr que la censure y ait trouvé à redire cependant.
Signalons, pour finir, une brève allusion à la présence au 351 d’un fils du roi du Dahomey : « c’est un lieutenant dont la poitrine est constellée d’une douzaine de décorations » (29 mars 1915).
Yann Lagadec
Source :
ABJEAN, René Noël, La guerre finira bientôt. 1914-1918 à Plouguerneau et au front, Brest, Emgléo-Breizh, 2009.

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Bayle, Eugène (1887-1915)

Clément Eugène Bayle est né à Alès (Gard) le 20 mars 1887 dans une famille protestante. Caporal à l’issue du service militaire, il est en 1914 employé à la succursale de la Banque de France dans sa ville natale, et célibataire. Mobilisé au 255e RI à Pont-Saint-Esprit, il décrit la pagaille qui règne, ainsi que les défilés avec chants patriotiques. Il commence à déchanter lors des marches exténuantes à accomplir pour un entraînement accéléré et lors du transport vers le front dans des wagons de marchandises. Il écrit régulièrement chez lui et tient un carnet personnel, tous documents conservés par la famille, qui rendent possible une intéressante lecture croisée. Beaucoup plus que pour informer, la correspondance est là pour rassurer, entretenir le lien, maintenir le moral de tous : l’autocensure élimine les réflexions pouvant susciter l’angoisse. Mais il fallait bien un exutoire : le carnet joue ce rôle.
Sans surprise, on constate que ses lettres se préoccupent des nouvelles du « pays », c’est-à-dire d’Alès. Répondant aux attentes de l’arrière, elles contiennent des références religieuses (qui ne sont pas dans les carnets). Un très beau passage (15 mars 1915) évoque la soirée au cantonnement : « Après la soupe du soir je ferai la lecture du journal dans ce repaire comme au temps des camisards, et mes fidèles soldats aiment beaucoup que je leur lise et explique les nouvelles à haute voix. » La dénonciation des journaux n’est pas absente de la correspondance : « C’est un vrai régal de voir toutes ces caricatures et de lire les articles si beaux que suggère la guerre à nos grands écrivains. À nous qui vivons la réalité des choses, il ne semble pas que l’on puisse en tirer de si nobles sujets. » De même la critique du luxe des officiers (21 mars 1915) : « Sur le morceau de journal que j’ai reçu hier, vous avez pu lire que les officiers allemands étaient logés dans les tranchées dans des abris où ne manquait pas le confortable ; je vous dirai que chez nous, les officiers ne sont pas installés moins luxueusement, parquets en briques, draps tendus en guise de tapisserie et de plafonds, tapis, tables, chaises rembourrées, vases, glaces, poêles en porcelaine, etc., etc., et entre parenthèse les soldats qui, pendant le jour, travaillent à ces somptueux aménagements, couchent le soir dans des gourbis inondés et sur du fumier. Aujourd’hui encore, nos abris ont été un peu améliorés, mais dans bon nombre on ne peut y remuer, entrer ou sortir que sur les genoux ou les mains, autrement dit à quatre pattes. Dans le mien, par exemple, une fois assis sur la paille, mon képi touche le toit. » Mais seul le carnet contient le récit du baptême du feu, la révolte contre les horreurs de la guerre, ces « crimes épouvantables » (8 septembre 1914), l’impuissance de l’infanterie sous le bombardement, les balles qui sifflent tout près. « Est-ce possible de voir de telles atrocités ? Qui donc est le criminel responsable ? », se demande-t-il à lui-même le 24 avril 1915. Il est tué le lendemain dans le secteur de Rouvrois (Meuse). Son carnet est alors envoyé à ses parents.
RC
*Frédéric Rousseau, « Réflexions sur le moral d’un homme mort de la guerre monotone, le caporal Eugène Bayle (août 1914-avril 1915) », dans Supplément d’âme, mars 1998, p. 5-24.

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Vonet, Bertrand (1895-1976)

Ce jeune homme qui arrive sur le front à 20 ans en 1915, au 412e RI, est né à Céré-la-Ronde (Indre-et-Loire) le 5 juillet 1895 dans une famille de vignerons. On a retrouvé les lettres qu’il adressait à sa sœur et à son beau-frère, horticulteurs à Montrichard (Loir-et-Cher). Elles contiennent les aspects qui reviennent habituellement dans les correspondances des fantassins non-gradés : la boue et les marches épuisantes ; les rats et les poux ; les exercices stupides à faire au « repos » ; la nourriture qui laisse parfois à désirer (« je suis bien sûr que les cochons chez nous mangent des meilleures pommes de terre »). Il déteste les embusqués, et les discours patriotiques lui donnent le cafard : « Vous pouvez dire au voisin Masset qui est si patriote qu’il y a de la place pour lui, car depuis deux jours, il a dû en tomber quelques-uns. » Il évoque « la bonne blessure » et la « tranquillité » de ceux qui sont morts : « On s’aperçoit que ceux morts sont bien tranquilles, puisqu’il faut y passer tous les uns après les autres, il vaut mieux de suite que plus tard ; moi je n’ai espoir qu’à une bonne blessure pour pouvoir tirer quelques mois à l’intérieur. » Le rapport au « pays » reste fort : « il faudra que vous me disiez si les vignes sont belles » (6 juillet 1915) ; et cette évocation même fait grincer des dents : « Et au pays, que se passe-t-il ? Les vignes doivent commencer à pousser ; tâchez de nous faire du pinard un peu meilleur que celui qu’ils nous donnent en ce moment, je ne sais pas où ils le fabriquent mais il est presque imbuvable » (28 avril 1917).
On les aura !
Dans ce registre de la révolte, Bertrand Vonet a des expressions originales. Dès octobre 1915, il pense que le manque de pain va peut-être entraîner la fin de la guerre et il s’en réjouit. Le 15 février 1916, il félicite ses correspondants de la naissance d’une nouvelle petite nièce : « Heureusement que c’est une fille, au moins comme ça on ne pourra pas l’envoyer à la Boucherie quand elle aura 20 ans. » En juin 1917, il signale qu’il lit de « petits bouquins néo-malthusiens » que son lieutenant lui conseille de cacher : « comme il vient souvent des officiers supérieurs, c’est pas la peine qu’ils nous jugent mal. » Il emploie systématiquement le pronom « ils » pour désigner ceux qui commandent : « De la façon que ça va, ils veulent faire tuer tout le monde. Car, vous savez, à présent pour gagner 2 à 3 km de terrain c’est la perte de plusieurs milliers d’hommes ; il y a que celui qui le voit tous les jours qui peut s’en rendre compte. » Ce comportement est une véritable trahison : « Depuis le début, il n’a pas été un seul jour où nous avons pas été trahis. On nous a fait massacrer comme des mouches pour l’avancement de nos grands officiers supérieurs, et encore en ce moment [26 novembre 1917] plus un général fait zigouiller de Poilus, plus il a de succès. Si tous les sacrifices que nous avons faits depuis le début avaient été bien exploités, les Boches ne seraient plus chez nous, mais tout au contraire quand l’on voyait qu’ils voulaient fléchir, on s’empressait bien vite de ne pas leur faire trop de mal car on a beau dire, les Boches sont des hommes comme d’autres et il a été un certain moment qu’on aurait bien pu les trouer d’un côté ou de l’autre. » Il joue à plusieurs reprises sur l’expression « On les aura ». Le classique « On les aura… les pieds gelés » (20 février 1916) est suivi de « On les aura… les poux dans la chemise » (25 février), « On les aura… les jambes coupées » (4 juillet), « On les aura ? mais si c’est quand tout le monde aura la gueule cassée, ce n’est pas la peine » (16 juillet), etc. En mars 1917, Bertrand envoie le texte de la « chanson du 412e d’infanterie », qui a pour titre « On en a marre » et qui réclame « vivement la paix » après avoir critiqué « les embusqués de l’arrière » qui « n’ont pas peur de faire la guerre » : « Ils n’ramènent pas leur sale gueule au créneau / Ils n’font pas les corvées dans tous ces sales boyaux. »
Si la révolte est l’aspect dominant de ce témoignage, il est également riche de notations diverses. On peut dire ce que l’on veut de la frugalité et de l’endurance du monde paysan d’avant 1914, mais c’est à la guerre que plusieurs ont découvert la faim : « On est souvent obligé de se mettre une belle ceinture. Je ne croyais jamais venir à 20 ans et être obligé bien souvent d’aller me coucher avec la faim » (13 octobre 1915). L’information sur les divers secteurs circule d’un régiment à l’autre. Au moment de partir pour la cote 304, le 22 mai 1916 [voir aussi Louis Barthas], les poilus du 412 savaient « qu’il n’y avait plus de tranchées, tout était démoli par le bombardement et que l’on était obligé de se fourrer dans les trous d’obus ». Et les survivants allaient pouvoir, à leur tour, transmettre le renseignement : « C’est avec un grand soulagement que je vous fais ces deux mots aujourd’hui [16 juin 1916] car vraiment je viens d’une fournaise où je ne croyais pas en sortir. […] Nous sommes revenus morts de fatigue. Nous avons fait 7 jours de 1ère ligne sous la pluie, et comme tout est retourné par les obus il fallait être du matin au soir allongés dans la boue. » Mais il peut y avoir aussi quelques « filons », ainsi fin 1916, lorsqu’il devient « tampon » d’un lieutenant, et surtout lorsque celui-ci, désigné pour suivre un stage, l’emmène avec lui : « Où je suis, j’y tiendrais jusqu’à la fin de la guerre » (28 avril 1917). Au repos, en août 1917, il rencontre des Américains « qui arrivent avec les poches pleines de pognon [et] sont bien vus partout ».
Il reste que l’expérience de la guerre fut terrible pour Bertrand Vonet, et que sa réflexion le conduisit à s’intéresser au journal L’Humanité et aux réunions syndicales, l’année de sa démobilisation (lettres des 29 juin et 18 juillet 1919). Marié en avril 1920 avec une couturière, fille de cultivateurs, il eut deux filles qui ne participèrent donc pas aux combats de 1940. Il est mort dans son village natal le 3 mai 1976.
RC
*Lettres conservées par Jacques Moriceau.

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Alengrin, Joseph (1882-1946)

1. Le témoin
Né le 3 novembre 1882 à Murat-sur-Vèbre, dans les Monts de Lacaune (Tarn), où son père est notaire, il entre à son tour dans le métier et devient clerc de notaire à Béziers, la grande ville proche de ce coin de la montagne tarnaise. Lors de la mobilisation, il est marié et a une toute petite fille qu’il présente ainsi lors de sa permission de convalescence de décembre 1914 : « Quel bonheur de serrer dans mes bras cet enfant que j’avais laissée au mois d’août marchant à peine et qui, maintenant, a fait de sensibles progrès ! » Au début de la guerre, il est caporal au 7e BCA. Il est blessé au genou par un éclat d’obus le 25 septembre 1914 ; revenu sur le front, il est capturé le 14 janvier 1915, et passe dans plusieurs camps de prisonniers, particulièrement dans la partie polonaise de l’Allemagne où il participe aux travaux agricoles, forestiers et même industriels dans la sucrerie de Pakosch.
2. Le témoignage
Sa famille a conservé trois carnets, dont le dernier est inachevé. Plusieurs indices montrent que le témoignage a été rédigé après la guerre, remarque importante car, à ce moment-là, il n’aurait eu aucune raison de cacher une éventuelle haine des Allemands en les présentant sous un jour favorable. Sans doute avait-il des notes car les dates, et même les heures, sont parfois très précises (trop précises : on saura souvent le jour et l’heure, mais on aura du mal à retrouver le mois). Le texte est publié dans les Cahiers de Rieumontagné, n° 42, août 1999.
3. Analyse
Les premières pages évoquent la mobilisation : mesures à prendre pour l’exploitation des terres ; vœux et supplications à l’église ; fanfare et drapeau au passage en gare de Lacaune ; quatre journées de pagaille à la caserne à Draguignan. C’est dans les Vosges qu’a lieu la découverte progressive de la réalité du front : bruit du canon qui se rapproche ; contact avec des prisonniers ; rencontre de civils qui fuient leurs villages ; premiers obus ; présence et odeur des cadavres. Blessé, il est dirigé vers l’ouest, mais ne peut être soigné ni à Rouen, ni à Dieppe où les hôpitaux sont bondés. Débarqué à Eu, il note les deux remarques de tous les blessés : « Quel bien-être j’éprouve d’échanger le sol troué des tranchées qui nous servait de dortoir contre un lit moelleux » ; et, ayant rencontré un homme originaire de Castres, quelle joie « de parler du pays en passant quelques bons moments ». Ce souci se retrouve fréquemment, qu’il s’agisse du retour au front, fin décembre 1914, ou de la captivité en Allemagne : les « pays » échangent leurs impressions « sur les sujets qui [les] intéressaient le plus, principalement sur les dernières nouvelles reçues de chez [eux] » ; pour les travaux, ils forment une équipe de gars du Tarn et de l’Hérault.
Joseph Alengrin signale son angoisse au moment de sa capture, mais constate bien vite que les prisonniers français ne sont pas maltraités, et il note même : « Je passais devant l’endroit où mon escouade avait son dortoir et, avec l’autorisation d’un soldat allemand, je pus emporter quelques effets contenus dans une musette, ils me furent bien utiles plus tard. » Le premier camp où il est interné est celui de Langensalza où il décrit un véritable « marché aux puces » organisé par les prisonniers russes. Certes, il y a l’absence de liberté, les poux, le typhus, mais Joseph signale de nombreux traits de bonnes relations avec les Allemands : un orchestre composé de prisonniers sous la direction d’un chef de musique allemand ; une agréable soirée avant le travail en kommando ; les adieux au sous-officier qui commande leur escorte ; et encore : « Notre sentinelle qui a l’air plus ennuyée que nous de cette journée de marche, car ses vivres n’ont pas duré longtemps, nous fait entrer dans le Gasthof de Kornfeld et là nous cassons la croûte et buvons quelques bocks et une tasse de café à l’orge. Nous donnons quelques biscuits à notre gardien et, après nous être restaurés, nous reprenons notre chemin vers Rukheim. »
Les Français, en effet, reçoivent de nombreux envois de nourriture, jusqu’à « une avalanche de colis supplémentaires » pour Noël 1916. Ils posent des collets pour attraper des lièvres, et ramassent force champignons. Au camp, sont organisés des loisirs, théâtre, bibliothèque gratuite, sport, messe. Les prisonniers russes, sans ressources, font office de « domestiques ». Il va jusqu’à écrire : « Nous passâmes un hiver agréable dans la mesure du possible. » En kommando, les rapports avec la population sont amicaux ; il s’agit de Polonais dont la condition est considérée comme proche du servage : lorsque leurs maîtres arrivent à la messe en voiture, les paysans les accueillent en leur baisant les mains… La captivité est toujours un contact entre peuples et cultures.
Rémy Cazals

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Granier, Louis (1886-1915)

1. Le témoin
Il est né à Candoubre, commune de Murat-sur-Vèbre (Tarn), le 1er novembre 1886. Famille de cultivateurs catholiques. Mobilisé au 47e BCA, il combat dans les Vosges et il est tué au Reichackerkopf le 18 avril 1915. Son corps n’a pas été retrouvé. Dans une lettre sans date à sa sœur, il avait écrit : « Tu me demandes des nouvelles de Julie, elle est chez ses parents, nous sommes tous les deux contents pour le moment de ne pas être mariés, nous attendons le retour et puis l’on verra les événements si j’ai le bonheur de retourner. »
2. Le témoignage
« Il ne reste de lui que quelques photos et ce paquet de lettres », écrit sa petite nièce en présentant son témoignage dans les Cahiers du Centre de recherches du patrimoine de Rieumontagné (2006), sous le titre « Si j’ai le bonheur de retourner… ». Les 36 lettres et cartes postales, entre le 21 août 1914 et le 15 avril 1915, envoyées à ses parents et à sa sœur, domestique dans un château de l’Hérault, en disent beaucoup en peu de phrases. L’orthographe a été corrigée dans la transcription, mais plusieurs cartes sont reproduites en fac-similé.
3. Analyse
À l’arrivée à Draguignan (21 août), Louis constate : « Chère sœur pour le moment je ne suis pas trop mal mais on nous a donné un sac pesant presque autant que nous. Je ne sais pas comment je ferai pour faire campagne. » Dans les tranchées, écrit-il, « vous pouvez croire qu’il n’y fait pas chaud ». Et il précise (20 décembre) : « Nous avons un bain à pleins souliers. Heureusement nous avons fait une guitoune avec quatre camarades, et il n’y pleut pas, nous sommes là comme des rois. Seulement nous avons une chose bien malheureuse, nous ne pouvons pas y mettre assez de terre dessus pour nous garantir des grosses marmites ; à part ça nous n’avons rien à craindre des balles. Nous y avons fait une espèce de cheminée, donc nous y allumons un petit feu sombre la nuit qui nous remet de la mort à la vie quand on vient de prendre la faction et c’est là sous ce terrier auprès de la cheminée de terre que nous passerons le réveillon de la Noël si Dieu nous donne cette faveur. » Il échappe quatre fois à la mort dans des combats et, au repos, il remarque (26 janvier 1915) : « Je vous dirai que nous sommes à l’arrière depuis le combat du 14 janvier mais le repos n’est pas du repos car je fais de l’exercice comme un bleu mais ça ne me décourage pas malgré nos jours de campagne. Je préfère faire de l’exercice que d’aller entendre siffler les balles et les obus dans les tranchées. »
Comme tout un chacun, il tient à rester en contact étroit avec la famille, le village, le canton, par exemple le 16 octobre : « Lorsque vous me ferez réponse vous me direz des nouvelles du pays si vous en savez de ceux qui sont partis de mes camarades de Condomines. Celui de Cros a été blessé. » Et le 26 janvier, à sa sœur : « Tu me dis sur ta dernière que vous recevez de bien tristes nouvelles, ça je le comprends mais nous qui voyons ce qui se passe c’est encore pire. Je ne peux pas décrire ce qui se passe. Je t’en dirai plus long si le bon Dieu veut que nous nous revoyions un jour. » Dès le 4 novembre 1914, apparaît le désir de paix, désir partagé : « Donc pour moi j’aurai beaucoup de choses à vous raconter sur le champ de bataille mais ce serait trop long et je le garde pour le jour où nous aurons la paix et j’écris principalement de ce que nous parlons nous autres de la paix. » Le 20 décembre 1914 : « Nous mettrons le petit sabot pour que le petit Jésus nous apporte le petit cadeau que nous désirons depuis quelque temps : la paix… la paix pour tous. Elle est à désirer tant pour vous que pour nous. » Le 8 mars : « Rien de plus vous dire que de prier pour la paix. »
La dernière lettre de Louis Granier à ses parents est du 15 avril 1915 : « Je réponds à votre courrier du 8 toujours bien portant et bien fier espérant toujours que Dieu me conservera cette santé et qu’il nous donne bientôt une paix car hélas on commence à penser qu’elle ne finira pas. Malgré ça j’ai toujours l’espoir qu’elle finira le jour qu’on y pensera le moins. Quant à moi je suis pas le plus malheureux vous pouvez le croire je n’ai pas un chagrin et je suis toujours content, je prends ces temps-ci l’horrible comme s’il était bien bon et les jours passent les semaines aussi et nous arriverons au bout de l’année sans y penser. Je vous dirai que nous faisons toujours le même travail, quelques jours de tranchées puis du repos. Le temps est toujours à peu près le même, il neige, il pleut, il fait bien mauvais temps isolé dans les bois comme les bêtes sauvages ; vous pouvez croire que si nous pouvons le quitter ce pays, que la guerre soit finie, je ne le regretterai pas. Vous me parlez des camarades du pays, il y en a parmi qui ont de la chance je vous l’assure tout le monde ne peut pas l’avoir et je ne lui souhaite pas du mal, pour ça nous sommes assez de souffrants. Pour le moment pas d’autres nouvelles, les camarades se portent bien. Tout ce que nous avons à dire quand on se trouve de parler du pays et le bonheur que nous aurions si nous pouvions voir la fin, ça nous paraîtrait pas possible. Rien de plus à vous dire, votre dévoué qui de bien loin vous embrasse bien fort. »
Rémy Cazals

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Blanchard, Jean (1878-1914)

Il est né le 30 septembre 1879 à Ambierle (Loire) dans une famille de cultivateurs. Marié, sans enfant, il est mobilisé en 1914 au 104e RIT à Lyon, puis appelé au 298e RI parmi les renforts après les hécatombes de l’été. Il reçoit son « baptême du feu » le 1er octobre (fusillade, canonnade), mais il écrit encore le 22 novembre qu’il n’a pas eu l’occasion de combattre et qu’il n’a « encore point vu d’Allemands ». L’activité consiste principalement à améliorer les tranchées et les boyaux du côté de Vingré (Aisne) et à les rapprocher de l’ennemi afin de lancer des attaques. Le premier accrochage a lieu le 27 novembre. Accusés « d’abandon de poste en présence de l’ennemi », six hommes, dont Jean Blanchard, sont condamnés à mort par un conseil de guerre expéditif, le 3 décembre, et fusillés le lendemain matin. Le jugement sera cassé le 29 janvier 1921. Un monument commémoratif sera érigé à Vingré le 5 avril 1925. La famille de Jean Blanchard a conservé 24 lettres ou cartes postales adressées à sa femme, un carnet où sont portées des notes laconiques, et la trace des démarches faites pour la réhabilitation. Le livre publié en 2006 par l’association Soissonnais 14-18 reproduit ces documents et les met en perspective avec le JMO du 298e. Cette juxtaposition du texte du JMO, de la page de carnet et des lettres de Jean Blanchard prend une valeur particulière au moment du drame.

Jusque là, la correspondance est clairement présentée comme une conversation : « comme hier, je viens un peu causer avec toi et te dire comment je passe mon temps », ou encore : « quand je t’écris il me semble que je suis plus près de toi ». Il montre son intérêt pour « le pays », demandant si les raisins mûrissent bien, notant que poires et pêches qu’il peut goûter « ne sont pas si bonnes que celles du pays », remerciant pour l’envoi de « cabrions » (fromages de chèvre), s’apitoyant sur les morts du village : « Tous ces pauvres morts, c’est bien malheureux pour les familles et déjà beaucoup pour le pays, si au moins c’était fini, mais il en restera bien d’autres encore. » Au 298e, ils sont quatre bons camarades d’Ambierle, mais l’un d’eux est tué le 12 novembre en travaillant à creuser une tranchée. L’ami le plus proche est Francisque Durantet. Ils font équipe : « lui pioche, et moi je pelle derrière ». Au village, Michelle Blanchard aide Claudine Durantet à rédiger son courrier. Catholique, Jean Blanchard évoque très souvent son rapport à Dieu. Les épreuves de la guerre sont perçues comme des « sacrifices » ; d’une part, il faut s’y soumettre car c’est la volonté de Dieu, et d’autre part, ils vaudront des « mérites ». Cette dimension d’échange est sensible aussi dans la promesse qu’il fait à plusieurs reprises, s’il s’en tire, d’accomplir des pèlerinages à Notre-Dame de Fourvière et à Lourdes.

Le 27 novembre 1914, Jean Blanchard note sur son carnet : « À la nuit, sitôt la soupe mangée, on crie sauvez-vous. Les Allemands étaient rentrés, avaient fait 9 prisonniers à la 1ère section et arrivaient dans notre tranchée. On se sauve par le boyau jusqu’à la ligne de mitrailleuses, puis on remonte à notre tranchée et on les chasse. » Sur le JMO, à la même date, on peut lire : « À 16 heures l’artillerie allemande démolit une partie des tranchées de la Maison détruite, la ½ section qui l’occupait est obligée de se retirer dans les boyaux. Après le bombardement, lorsqu’elle veut retourner dans la tranchée, elle la trouve occupée par la patrouille allemande qu’elle délogea immédiatement et put reprendre ses emplacements. » Entre cette date et le 3 décembre, rien sur cet épisode qui semble insignifiant puisque la position française a été rétablie ; on continue à améliorer le système de défense. Mais le 3 décembre, le JMO fait mention du conseil de guerre et des six condamnations à mort. Le soir, à 11h ½, Jean Blanchard écrit à ses beaux-parents afin de leur demander de transmettre à Michelle une lettre pathétique et désespérée : « Le 1er décembre au matin, on nous a fait déposer sur ce qui s’était passé et quand j’ai vu l’accusation qui était portée contre nous et dont personne ne pouvait se douter, j’ai pleuré une partie de la journée et n’ai pas eu la force de t’écrire le lendemain. […] Ce qui me fait le plus souffrir de tout, c’est le déshonneur pour toi, pour nos parents et nos familles, mais crois-le bien, ma chère bien-aimée, sur notre amour, je ne crois pas avoir mérité ce châtiment, pas plus que mes malheureux camarades qui sont avec moi. »

On prouvera que le lieutenant Paulaud, complètement dépassé, avait donné l’ordre de repli ; qu’il a noirci l’attitude de ses hommes pour se sauver lui-même ou, dira le général Linder, « pour abonder dans les vues de ses chefs qu’il présumait vouloir une répression rigoureuse » (cité dans l’avant-propos de Denis Rolland). De fait, l’épisode du 27 novembre avait été précédé des échecs du génie à faire sauter les barbelés allemands, du refus de sortir de certaines unités, et le commandement estimait qu’il fallait des exemples pour reprendre en main les troupes. Le témoignage d’un autre soldat du 298e sur l’exécution conclut que « l’exemple » a conduit plutôt à « un découragement assez fort » (cité p. 121 du livre qui donne de nombreux éléments sur les suites de l’affaire de Vingré et l’action tenace de Soissonnais 14-18 pour en conserver la mémoire).

Et ajoutons encore ceci : les lettres adressées par Jean Blanchard à son épouse, comme bien d’autres témoignages cités dans le présent dictionnaire, vont à l’encontre de la théorie de la « brutalisation » (au sens de « devenir brute ») des combattants. On a l’impression, au contraire, que la guerre et la séparation sont souvent l’occasion d’une redécouverte de l’amour et de l’affection.

RC

*Je t’écris de Vingré…, Correspondance de Jean Blanchard, fusillé pour l’exemple le 4 décembre 1914, Soissonnais 14-18, 2006, 143 p.

Photo du monument de Vingré dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 77.

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Sévin, Antoine (1896-après 1986)

1. Le témoin
Fils de mineur du Pas-de-Calais, Antoine Sévin perd son père et tous les hommes de sa famille lors de la catastrophe de Courrières en 1906. Sorti de l’école primaire à 13 ans, il est engagé à la mine pour travailler au même puits où était mort son père. La famille fuit devant l’arrivée des uhlans en août 14. Lui-même est mobilisé le 8 avril 1915. Il fait ses classes et un entraînement au camp de La Courtine, et il est nommé caporal avant de partir au front au 9e BCP. Il est sergent à la fin de 1917.

2. Le témoignage
Antoine Sévin est un parent de Gaston-Louis Marchal qui a édité ses souvenirs en 1986 à Castres, sous le titre Ma chienne de jeunesse, De la catastrophe de Courrières à la guerre de 1914-1918, ronéoté, format A4, agrafé, tirage à 80 exemplaires numérotés. On sait que ces souvenirs ont été écrits « 70 ans après la guerre », mais on ignore si c’est spontanément ou à la demande de Marchal. Celui-ci a retouché le texte dans la forme, comme le prouve la comparaison entre deux passages en fac-similé et la version dactylographiée. Des « dessins automatiques » d’Antoine, qui « tournent aux monstres », illustrent le texte. Celui-ci manque de dates précises. Il semble ne pas s’appuyer sur des notes, mais sur le simple souvenir.

3. Analyse
Rencontrer des copains « du pays » est un bonheur à La Courtine. Au front, la découverte du premier mort porte un coup sensible au jeune soldat. À un aspirant issu d’une grande famille qui lui fait un cours de patriotisme et termine en espérant qu’il fera son devoir, Antoine répond qu’il le suivra partout (mais il ne l’a plus revu). Lors de la première corvée de ravitaillement, les cuisines sont détruites par un obus qui tue aussi des chevaux ; on repart en emportant des biftecks de cheval. Une blessure le sauve de l’attaque sur le Chemin des Dames qui est un véritable massacre ; sa marraine de guerre vient voir le fils de mineur à l’hôpital en calèche. Il se souvient du bois des Caures où Driant est mort ; du ravin du Cul du Chien, qui était dominé par les Allemands. Dans le secteur d’Avocourt, lors de l’hiver 1917-1918, l’inondation oblige à sortir des tranchées, et Français et Allemands fraternisent. Son unité est chargée de retarder la progression ennemie lors de l’attaque allemande sur le Chemin des Dames en mai 1918. Puis il participe à l’offensive du 15 septembre sur Mesnil-les-Hurlus, en liaison avec les petits tanks Renault, sous les obus à l’ypérite. Il enterre un camarade tué et repère la tombe pour informer ses parents. Il est en permission lorsqu’il apprend la nouvelle de l’armistice.

Rémy Cazals, juin 2011

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