Astruc, Rosa, épouse Roumiguières (1889-1972)

Trois livres
Des extraits du très important corpus de lettres échangées entre Rosa et Alfred Roumiguières pendant la guerre de 1914-1918 ont déjà été publiés dans le livre de Gérard Baconnier, André Minet et Louis Soler, La Plume au fusil, les poilus du Midi à travers leur correspondance, Toulouse, Privat, 1985. En 2013, la Société culturelle du pays castrais éditait un important volume, toujours au niveau des extraits (Un instituteur tarnais dans la guerre 1914-1918 ; voir la notice Roumiguières dans le présent dictionnaire). Le même éditeur et le même présentateur (François Pioche) apportent un nouveau regard en donnant principalement la parole à l’épouse, à l’arrière, même si le livre reprend des passages du mari, mobilisé : Cinquante-cinq mois d’attente, une épouse de soldat pendant la Grande Guerre, 2018. La couverture est illustrée d’une photo de Rosa avec ses deux enfants, prise en décembre 1914 et envoyée vers le front, vers celui qui ne les verra pas grandir. Ainsi Alfred écrit-il, le 20 janvier 1918 : « J’aime bien que tu me racontes les petites scènes dont nos enfants sont les héros. Un de mes plus grands regrets que me donne la guerre, c’est celui que j’ai de ne pouvoir profiter de nos enfants tant qu’ils sont petits. »
Rosa Astruc est née le 23 mars 1889 à Burlats, près de Castres (Tarn) dans une famille de petits cultivateurs. École normale d’Albi, mariage en 1910, deux enfants nés en 1911 et 1913. Lors de la déclaration de guerre, Alfred et Rosa sont en poste à l’école publique de Sorèze (Tarn). (Note : un colloque sur le thème Enseigner la Grande Guerre a eu lieu à Sorèze en octobre 2017 et a été publié en 2018, sous la direction de Rémy Cazals et Caroline Barrera.)
Le poilu
Même si ce n’est pas le plus important, le nouveau livre fournit des précisions ou des rappels sur la biographie et les sentiments du sergent, puis adjudant Roumiguières. Par amour de la vérité et de la justice, il est devenu socialiste et s’est abonné à L’Humanité ; il remarque que les socialistes font leur devoir mieux que les bourgeois. Il éprouve une grande antipathie pour les bourgeois rétrogrades. Il regrette d’avoir reçu une instruction insuffisante dans le domaine des « humanités » et il voudrait lire L’Iliade et L’Odyssée (14/8/1917). En janvier 1917, il fait part d’un « grand événement » dans sa vie, son passage à Paris ; lors d’une nouvelle visite en août, il tient à voir le mur des Fédérés. Son frère est tué sur le front ; sa sœur meurt de la grippe espagnole. Il écrit qu’il a tué un Allemand (11/11/1914). Il est blessé en octobre 1915 et constate qu’à l’hôpital on ne trouve à lire que des livres catholiques. Blessé à nouveau en juillet 1918. Ses lettres autour du 11 novembre 1918 sont citées dans Rémy Cazals, La fin du cauchemar, 11 novembre 1918 (Toulouse, Privat, 2018).
Comme tous les poilus, il n’aime pas les embusqués patriotes et leur conseille de s’engager (27/10/1914). Il donne des détails concrets : il pèse 68 kg, mais 93 kg en tenue de campagne ; il reçoit deux lettres par jour en moyenne, de sa femme et de correspondants divers ; il explique comment, dans l’armée, on en vient à devenir fumeur. Il note (30/3/1915) que beaucoup d’hommes réclament la paix ; que les soldats aiment rendre service aux paysans, ils ont plaisir à manier la faux : il leur semble qu’ils sont chez eux (5/6/1915). Il pense que les permissions ont été instituées en songeant à la classe 35 (7/7/1915). Sur la nourriture et « la façon de manger », il rejoint les griefs de Jules Puech : « Tu me vois assis par terre mangeant quelques pommes de terre ou quelques haricots brûlés que nous fournit l’ordinaire. Sans doute, je mange à ma faim. La plupart du temps, j’en ai même de reste, mais c’est la façon de manger qui n’est pas toujours ce qu’il y a de plus agréable. »
Rosa
Les lettres de Rosa contiennent rarement des expressions comme « ces maudits allemands », « ce maudit Guillaume ». Le 4 juillet 1918, elle écrit : « Il me semble qu’on ne peut pas éprouver de haine contre ces malheureux. Les soldats allemands doivent bien être comme nous. Beaucoup aimeraient mieux être chez eux qu’à la guerre, sans doute. » Elle est fière des décorations de son mari, elle estime qu’il doit faire son devoir, mais pas de zèle. Elle lui demande conseil pour placer de l’argent et regrette qu’il ne soit pas là pour lui apprendre à monter à bicyclette. Comme dit plus haut, elle lui décrit la vie de ses enfants.
Rosa expose des analyses intéressantes sur la guerre, la diplomatie, la politique. Elle critique les réactionnaires locaux, en particulier le maire de Sorèze et les cléricaux qui veulent profiter des difficultés pour retrouver leur puissance (3/10/1914). Le maire favorise l’école catholique et néglige l’entretien de l’école publique (27/1/1915). « On parle d’une union sacrée (24/2/1915), mais je crois que les réactionnaires ne la veulent qu’à une condition, c’est qu’eux auront le droit de tout dire. » On peut citer encore ce passage de sa lettre du 17 octobre 1917 : « Moi aussi, je suis de ton avis. Je trouve que la République n’a pas démérité depuis la guerre. Mais par exemple, si j’étais quelque chose, je t’assure que Daudet aurait perdu ou perdrait la fantaisie de parler à tort et à travers et que son Action française n’actionnerait pas longtemps quelque chose. Je l’ai toujours pensé et dit. La formule Union sacrée a servi qui ? Toujours les mêmes ces réactionnaires. Ils veulent donner des leçons de patriotisme aux autres et ils amèneraient un roi dans les fourgons de l’étranger comme autrefois. Quelle aberration ! » Et encore, sachant que Daudet fut un des principaux ennemis de Caillaux : « Moi, je ne suis pas comme toi. Je m’intéresse à l’affaire Caillaux. Je reconnais qu’il n’est pas des nôtres, qu’il a connu toutes les grandeurs comme tu dis. Mais peu importe. Il est homme et Français. Comme tel, il a droit à la justice. Et je n’admets pas que n’importe qui puisse accuser n’importe qui sans raison. Je souhaite donc et j’attends impatiemment que toute la lumière se fasse. »
Les lettres de Rosa donnent de multiples informations sur la vie à l’arrière. Ses grandes élèves tricotent pour les soldats. Elles participent aux « journées », par exemple en faveur des orphelins de guerre, mais (27/6/1915) : « Comme les insignes représentaient une nudité, les archevêques avaient publié des lettres pastorales dans lesquelles ils disaient que toute personne chrétienne ne devait pas porter ces insignes qui étaient une offense à la pudeur. » Et cela se poursuit au niveau individuel. Marguerite, sa fille (4 ans en 1915) confie à Rosa : « Maman, il te faut aller à la messe pour aller au ciel, Françounelle me l’a dit, il faut faire la prière. Au ciel, on est bien : tu veux des gâteaux, tu en as. »
Rosa signale le passage et les méfaits d’un chien enragé (16/10/1915) ; l’instauration des cartes de sucre (26/2/1917) ; la difficulté et la longueur des voyages…
Une certaine lassitude
Comme l’ont bien montré les notices publiées dans 500 témoins de la Grande Guerre, la séparation a ravivé les sentiments d’amour conjugal. Le 8 mai 1915, Rosa écrit à Alfred : « Je t’aimais bien quand nous nous sommes mariés, mais ce sentiment-là n’est pas comparable à celui que j’éprouve maintenant. Les sentiments comme les âmes sont grandis et mûris par les épreuves. » Toutefois, la longueur de la guerre provoque quelques tensions et quelques incompréhensions, à partir de novembre 1916. Revenu en permission, Alfred parait distant parce qu’il est obnubilé par la nécessité de repartir (14/12/1916). Le 2 juillet suivant, il écrit : « Tu ne me fâches pas en me disant que je suis devenu abruti. C’est d’ailleurs la vérité. Comprends un peu ma situation et tu ne t’en étonneras pas. D’abord un abandon complet de toute idée personnelle. Je ne fais que ce qu’on me dit de faire, que je trouve bien ou idiot, je le fais de mon mieux par discipline. » Le 4 janvier 1918, il estime que Le Feu de Barbusse a une couleur « poilue », mais que ce livre donne le cafard car il ne décrit que les mauvais moments.
Pour terminer
Rosa (28/1/1917) a critiqué la réaction tardive du président américain Wilson : « Son message au Sénat, il aurait dû l’adresser au mois de juillet 1914. C’est alors qu’il aurait dû se poser en arbitre. » Le 8 juillet suivant, elle écrit : « Je crois que la guerre finira par une révolution en Allemagne. Ce serait d’ailleurs ce qu’ils auraient de mieux à faire dans leur intérêt. Balancer leur kaiser qui, somme toute, n’est qu’une personne. » Le 5 juillet 1918 : « Se peut-il qu’au 20e siècle, il y ait eu un homme, des hommes assez fous pour déclencher cette tuerie ? Se peut-il que des millions d’autres hommes n’aient pas résisté à l’un d’eux, ni plus fort, ni plus intelligent, seulement parce qu’il se nommait empereur ? Et on vante l’intelligence et la raison humaines ! »
Même si le livre est avant tout celui de Rosa, je terminerai avec une phrase d’Alfred, du 4 novembre 1918 : « A la réflexion, c’est tout de même un temps merveilleux que nous vivons. Les trônes croulent comme des feuilles mortes et partout la république s’apprête à remplacer les empereurs ou les rois impérialistes. Après la république russe, voilà que nous allons avoir la république bulgare et la république autrichienne (tchèque, hongroise ou yougoslave ou peut-être même les trois). Comme Jaurès avait raison lorsqu’il nous démontrait que l’idée démocratique était en progrès en Europe ! Le jour n’est pas loin où nous allons avoir la république en Allemagne. Quel bouleversement tout de même ! »
Rémy Cazals, décembre 2018

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Cotte, Eugène (1889-1976)

1 – Le témoin
Eugène Cotte est né le 25 mars 1889 dans une famille de petits cultivateurs pauvres habitant la commune de Pannes (Loiret). Il est le deuxième de quatre enfants.
Après avoir obtenu le certificat d’études primaires, Eugène quitte l’école et travaille dans la ferme de ses parents. La lecture des journaux républicains et anticléricaux de son père éveille son sens critique. En 1905, il part travailler comme domestique dans une ferme voisine. Sa sœur aînée, placée dans une ferme depuis l’âge de ses treize ans, devient « fille-mère ». La honte s’abat sur la famille, et Eugène ressent l’hypocrisie des convenances sociales. Dans un village voisin, il se lie d’amitié avec trois anarchistes issus comme lui du monde rural. Il travaille dans différentes fermes de l’Yonne et lit les publications anarchistes.
En 1910, refusant d’accomplir le service militaire, il émigre en Suisse et travaille dans le canton de Vaud en étant terrassier, puis charretier.
Rentré en France en décembre 1912, il se fait arrêter deux mois plus tard à Lyon, où il est condamné à trois mois de prison pour insoumission. À sa libération, il est conduit au 17e régiment de ligne à Gap (régiment de Béziers jusqu’aux événements de 1907 ; célébré alors par la fameuse chanson de Montéhus) afin d’y effectuer le service militaire. Décidé à se faire réformer, il essaie l’incontinence, sans succès, puis cesse discrètement de s’alimenter ; maigrissant jusqu’à peser moins de cinquante kilos, il est réformé en octobre 1913.
En décembre 1914, les réformés sont convoqués. Déclaré apte, Eugène Cotte est affecté au 23e RIC (régiment d’infanterie coloniale) et effectue quatre mois d’instruction militaire à Paris. En juin 1915, il est volontaire pour être muletier aux Dardanelles. Il arrive à Moudros (île de Lemnos) en juillet, devient mitrailleur au 58e RIC et débarque à Sedd-ul-Bahr (presqu’île de Gallipoli), où il reste de septembre à décembre. De janvier à avril 1916, le 58e RIC est à Mytilène (île de Lesbos), puis rentre en France.
En juin 1916, le 58e RIC est dirigé dans la Somme pour participer à l’offensive de juillet. Blessé le 1er juillet, Eugène Cotte est hospitalisé à Caen et autres lieux du Calvados. (À cette date, l’anarchiste Louis Lecoin (1888-1971) est emprisonné à Caen, mais les deux hommes ne se connaissent pas).
En octobre 1916, Eugène Cotte rejoint le dépôt des isolés coloniaux de Marseille, puis le 53e bataillon de tirailleurs sénégalais à El Kantara en Algérie, où il reste jusqu’en février 1918. À son retour en France, il est nommé caporal-fourrier, puis envoyé au front où il est intoxiqué par les gaz. En septembre 1918, il regagne le dépôt de Marseille et reçoit, en octobre, la croix de guerre avec étoile de bronze.
Après la guerre, il revient à Pannes chez sa sœur et son beau-frère. Il travaille comme cantonnier, se marie en 1921, est nommé cantonnier chef à Gien (Loiret). En 1943, il est emprisonné pour avoir hébergé un juif allemand. En 1945, il adhère au Parti communiste, devient conseiller municipal de 1959 à 1965, est membre de la CGT, mais reste en contact avec les mouvements anarchistes.

2 – Le témoignage
C’est pendant son hospitalisation dans le Calvados en été 1916, qu’Eugène Cotte écrit ses mémoires. La majeure partie du texte concerne son enfance et sa vie adulte d’avant-guerre. Son témoignage de soldat va de février 1915 à septembre 1916 et occupe les cinquante dernières pages. Plus tard, durant son séjour en Algérie de janvier 1917 à mars 1918, il continuera d’écrire et remplira un cahier, mais celui-ci n’a pas été édité. Le manuscrit des mémoires d’Eugène Cotte a été transmis par sa fille à un ami de la famille, Philippe Worms, qui a rédigé l’Avant-propos et se souvient d’Eugène à la fin de sa vie.

3 – Analyse
Il s’agit d’un document de grand intérêt en raison de la personnalité d’Eugène Cotte, un anarchiste issu du monde rural, instruit et lucide, animé de fermes convictions et d’une grande force de caractère. Habitué à ne pouvoir partager ses idées qu’avec très peu d’amis, il se livre d’autant plus dans ses mémoires en y insérant de nombreuses réflexions personnelles. Il ajoute également des remarques descriptives sur les divers lieux où il a séjourné.

Eugène Cotte explique pourquoi les anarchistes n’ont pas dit au « peuple imbécile et veule » : « Abrutis de tous les pays, massacrez-vous ! » et pourquoi la plupart des anarchistes et lui-même ont accepté de défendre « la patrie des riches » : il fallait repousser le militarisme allemand, ne pas abandonner le peuple afin de garder sa confiance, et éviter le déshonneur d’apparaître comme des lâches qui fuient les dangers de la guerre (p. 181-185).
Evoquant les jours précédant la mobilisation générale, il rappelle le souvenir de Jaurès « tant regretté aujourd’hui » (p. 49) et dit : « Le 31 juillet au soir, Jaurès, le grand orateur socialiste, ce tribun droit et consciencieux auquel les gouvernements avaient souvent à rendre compte de leurs actes, était assassiné par un individu des milieux chauvins et nationalistes qu’on fit passer pour fou afin de ne pas susciter la colère du peuple en ces heures si critiques » (p. 185).
Il dénonce le parti clérical : « Les organisations cléricales distribuaient des médailles, des grigris porte-bonheur en même temps que des brochures religieuses à ceux qui partaient sur le front. J’eus bien voulu voir quelqu’un distribuer des brochures anarchistes, au nom de cette liberté de conscience dont savent si bien se servir les nationalistes et les cléricaux ! » (p. 190).

Dans les tranchées de Sedd-ul-Bahr, il dénonce les ordres insensés concernant les parapets : « Qui donc peut rester courageux et ne pas être dégoûté de la guerre quand il s’aperçoit qu’on fait si peu de cas de la vie humaine ? Combien de vies ont-elles été ainsi sacrifiées stupidement dans cette guerre, sans aucun résultat, par suite de l’ignorance, de l’incurie, de l’incapacité ou du caprice des chefs ? » (p. 202).
À Mytilène, il dénonce les « stupidités militaires » : « Le colonel ne s’était-il pas mis dans la tête de nous apprendre le pas décomposé ? Il espérait sûrement nous faire défiler, plus tard, au pas de l’oie, dans les rues de Berlin ! » (p. 207).
Cependant, il éprouve de l’estime pour son sergent : « Avec des chefs qu’on estime et en qui l’on a confiance on se sent du courage pour passer partout. On les suivrait à la mort avec plaisir, sans même aucun patriotisme, rien que par camaraderie pour eux » (p. 216).

En septembre 1916, alors que la guerre n’est pas terminée, il conclut son récit par une vigoureuse condamnation de la société capitaliste et de la guerre, exprimée sur dix pages.
« Oh ! il n’est plus patriote, allez, le soldat qui a souffert un an ou deux sur le front. Beaucoup ne pouvaient admettre avant la guerre que quelqu’un cherche à se soustraire aux obligations militaires en désertant à l’étranger. Aujourd’hui, presque tous disent : « Ah ! si j’avais su que la guerre éclaterait et durerait si longtemps, je ne serais pas ici. » » (p. 224).
« Croirez-vous enfin les anarchistes lorsqu’ils vous disent que le seul moyen de vivre librement et paisiblement est d’abord de rendre les richesses du pays au pays lui-même et non à quelques profiteurs qui vivent grassement sur la misère des autres, et de vous organiser sans jamais prendre de chefs qui vous tromperont toujours, ni abdiquer la plus infime parcelle de votre volonté, ni de votre liberté, entre les mains de représentants et de gouvernants ? » (p. 229).
« Après comme avant la guerre, le dernier mot de la véritable civilisation sera toujours : si tu veux la paix, prépare la paix ! Et après la guerre, nous continuerons d’en montrer l’horreur et nous nous efforcerons plus que jamais d’en faire connaître au peuple les véritables causes afin qu’il puisse l’éviter. […] Après comme avant, nous continuerons de dire qu’il fait noir dans les ténèbres, que le régime capitaliste est inique, que le salariat est une forme de l’esclavage, que le militarisme engendre la guerre et dégrade l’individu, que la guerre est criminelle, que l’autorité est odieuse, que l’orgueil est imposteur, que la bassesse est vile ! » (p. 231-232).
Isabelle Jeger, décembre 2016

Eugène Cotte, Je n’irai pas ! Mémoires d’un insoumis, Avant-propos de Philippe Worms, Préface et appareil critique de Guillaume Davranche, Editions La ville brûle, 2016, 239 pages.

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Roumiguières, Alfred (1887-1973)

1. Le témoin
Il est né à Saint-Martin-Laguépie (Tarn), le 15 avril 1887 dans une famille de cultivateurs. Après le certificat d’études primaires, de 12 à 16 ans, il travaille la terre avec son père tout en préparant avec son ancien instituteur le concours d’entrée à l’école normale d’Albi. Du service militaire d’un an, il sort avec le grade de sergent. Il est nommé instituteur à Sorèze en 1907. Il se marie avec une institutrice en 1910. En 1914, le couple a deux enfants. Alfred milite à la SFIO et dans le syndicalisme enseignant en gestation.
En août 1914, il part comme sergent au 343e RI en Alsace, puis dans les Vosges. Lorsque les soldats sont autorisés à aider les civils à faire les foins près du front, il y participe avec plaisir, écrivant (5 juin 1915) : « J’ai constaté que je n’avais pas oublié mon premier métier. » Son frère Irénée est tué le 9 juillet 1915 (« Comment prévenir ma mère ? »). Adjudant le 14 octobre 1915, Alfred est blessé quelques jours après par l’éclatement accidentel d’une grenade française. En janvier 1916, le voici instructeur à Carcassonne. Il se rapproche du front en octobre, tout en restant instructeur au 15e RI. Il apporte une confirmation à la thèse d’Alexandre Lafon sur la camaraderie : « Depuis que j’ai quitté le 343e, j’ai trouvé beaucoup de camarades, mais je n’ai pas trouvé d’amis. » Il revient en ligne au 26e RI en mars 1918 et il est à nouveau blessé par des éclats de grenade en juillet. Il est libéré le 19 février 1919.
Dès la rentrée suivante, le couple Roumiguières est nommé à Castres ; il y reste jusqu’à la retraite en 1942. Alfred continue à militer à la SFIO et au syndicat des instituteurs. Il est élu au conseil municipal sur la liste socialiste en 1947. Il meurt le 3 juillet 1973.

2. Le témoignage
Alfred Roumiguières dit qu’il écrit au moins deux lettres par jour, dont une à sa femme Rosa. 1600 lettres à son épouse ont été retrouvées, et autant venant d’elle, qu’il lui renvoyait en exigeant qu’elles soient conservées pour les relire plus tard. Le présentateur, François Pioche, a effectué deux choix : ne pas retenir les lettres de Rosa ; reproduire seulement les passages les plus marquants de celles d’Alfred. D’autant qu’il fallait aussi prendre en compte 4 carnets, tenus d’août 1914 à juin 1915. F. Pioche ne sait pas si Alfred a cessé de les remplir à ce moment-là ou s’ils ont été perdus. La deuxième hypothèse paraît la bonne quand on sait que les auteurs de La Plume au Fusil (Toulouse, Privat, 1985) ont donné des extraits de carnets de Roumiguières postérieurs à juin 1915.
Le livre d’Alfred Roumiguières, Un instituteur tarnais dans la guerre 1914-1918, Castres, Société culturelle du pays castrais, 2013, 211 p., contient quelques photos, des cartes et des reproductions de lettres et de pages de carnets (notamment, p. 148, une lettre très maladroitement écrite de la main gauche après sa première blessure). Comme tant d’autres, Alfred a remarqué très vite (11 septembre 1914) l’importance du courrier familial : « Songe que ce n’est que par les lettres que je peux encore vivre un peu votre vie. » On retrouve chez lui l’expression des sentiments d’affection exprimés par tant de poilus, par exemple le 20 janvier 1918 : « J’aime bien que tu me racontes les petites scènes dont nos enfants sont les héros. Un de mes plus grands regrets que me donne la guerre, c’est celui que j’ai de ne pouvoir profiter de nos enfants tant qu’ils sont petits. »

3 Analyse
Le départ
Le 3 août 1914 à Carcassonne, c’est l’enthousiasme. On crie « À Berlin ». On menace Guillaume et son fils de divers sévices. Les différences politiques sont oubliées entre Français. Le sergent Roumiguières fera tout son devoir, en espérant que la guerre soit finie avant le départ de son régiment de réservistes. Il pense que cette guerre sera la dernière et que l’écrasement de l’Allemagne permettra de vivre en paix pendant de longues années : « Je crois qu’en ce moment je travaille pour mes enfants, parce qu’après cette guerre va s’ouvrir une longue période de paix et de tranquillité. » Il n’apprécie pas que la foule injurie une femme allemande tenant son enfant dans les bras et il remet à sa place un lieutenant qui ricane.
L’instituteur reparaît
Le 13 octobre 1914, il écrit : « Sous le soldat, l’instituteur réapparaît très souvent. Le moindre sujet de conversation m’entraîne à faire une leçon. Je me mets à fournir des explications si bien que, par moment, je me trouve tout étonné de parler à des hommes à barbe. Je croyais être au milieu de mes élèves. Tantôt c’est une leçon de choses, tantôt une leçon d’histoire, mais le plus souvent c’est de la morale ou de la géographie. Lorsque j’étais à la 3e section, je prenais souvent la carte de l’adjudant Pomarède et j’expliquais là où nous étions pour le moment, d’où nous venions, ce que nous avions à droite, à gauche, etc. J’avais toujours un grand nombre d’auditeurs attentifs. » Certes, il reconnaît les lacunes dans ses études, et pour les combler il achète un exemplaire de L’Iliade pour 12 sous (14 août 1917). Un peu auparavant, retour de permission, il peut enfin voir Paris, « Paris où se sont déroulés la plupart des événements historiques qu’on étudie, où ont eu lieu la plupart des intrigues qu’on lit dans les romans ! » La révolution russe de mars 1917 lui rappelle les délibérations des États Généraux et la nuit du 4 août, « telles que nous les présentent Aulard et Jaurès ».
Cet instituteur est socialiste
Il ne cache pas ses idées ; il reste abonné à L’Humanité ; à Paris, il tient à voir le mur des Fédérés. Les socialistes ont fait tout leur possible pour empêcher la guerre, mais « ils font leur devoir de Français comme les autres et souvent mieux que les autres » (6 juillet 1915). « Jaurès avait raison », précise-t-il le 6 août 1915. Il avait raison de penser que la décision ne serait pas obtenue dès le premier choc. « Il parlait des réserves sur lesquelles il fallait compter. N’est-ce pas les réserves qui composent aujourd’hui presque exclusivement l’armée française ? » Le 4 novembre 1918, l’instit socialiste se réjouit : « Les trônes croulent comme des feuilles mortes et partout la république s’apprête à remplacer les empereurs ou les rois impérialistes. […] Comme Jaurès avait raison lorsqu’il nous démontrait que l’idée démocratique était en progrès en Europe. Le jour n’est pas loin où nous allons avoir la république en Allemagne. »
Embusqués et réactionnaires
Le 18 février 1916, il constate : « Un instituteur ne peut pas se faufiler dans les hôpitaux comme les prêtres ; il ne peut pas se faire embaucher dans les usines comme les ouvriers et il n’a pas le droit aux permissions agricoles comme les paysans et assimilés (cette dernière catégorie est nombreuse). Il n’a d’autre bénéfice que de se faire casser la gu… » Il critique vertement les embusqués, curés et bourgeois, les « professionnels du patriotisme » bien installés à l’arrière. À un patriote resté à Durfort (près de Sorèze), qui s’énerve parce que la victoire ne vient pas vite, il fait dire par sa femme « que dans tous les bureaux de recrutement on accepte volontiers des engagements pour la durée de la guerre ». Les réactionnaires profitent de la guerre pour s’implanter dans les œuvres comme la Croix Rouge ; les cléricaux exploitent la peur du danger pour gagner des soldats à leurs dévotions. Et après la guerre ce sont ceux qui seront restés à l’abri « qui auront sauvé la France. Evidemment, ils pourront parler ; les vrais sauveurs de la patrie ne seront pas là pour les contredire puisqu’ils seront morts. »
L’ennemi
Alfred Roumiguières verse son or pour la Défense nationale (à la différence de l’instituteur Mauny, voir ce nom). Du début à la fin, l’ennemi reste l’Allemand. Malgré la grande proximité des tranchées (« on les entend tousser »), il refuse de fraterniser. Il rapporte des échanges d’insultes d’une tranchée à l’autre (24 mai 1915), mais aussi (3 septembre) l’envoi d’une carte par les Allemands qui demandent : « Que pensez-vous de la paix ? » Lors des combats de Lesseux, le 25 septembre 1914, dans l’abordage d’une tranchée allemande, il a vraisemblablement tué un Allemand, ce qu’il note dans son carnet le jour même, qu’il redit dans une lettre du 11 novembre, et encore le 8 août 1915 en élargissant le propos : à la guerre, il faut parfois tuer pour ne pas être tué. En juin 1918, il décrit les prisonniers allemands, jeunes et loqueteux : « Tu ne te fais pas une idée de la joie qu’ils éprouvent à être prisonniers. […] Ils s’interpellent entre eux avec des cris de triomphe. Ils disent plaisamment qu’ils ont pris le meilleur chemin pour aller à Paris. […] Ils n’ont pas trop à se plaindre de nous. On leur a donné à boire, on les a fait manger et leurs blessés ont été soignés par nos majors comme les nôtres propres. »
Quelques remarques ponctuelles
– 18 octobre 1914. « La guerre que nous faisons est une guerre de taupes. » Detaille ne pourrait pas peindre ses tableaux magnifiques.
– 21 octobre. Un déserteur allemand venu à la tranchée française s’adresse à la sentinelle du 343e en occitan pour l’empêcher de lui tirer dessus.
– 16 novembre. « La frousse ? Je voudrais bien savoir qui ne l’a pas. »
– 22 novembre. « C’est très beau une charge à la baïonnette, mais avant d’arriver sur l’ennemi, les ¾ de l’effectif sont par terre ! C’est ce qui est arrivé trop fréquemment au début de la guerre. »
– 30 mars 1915. « En ce moment, beaucoup d’hommes réclament la paix. »
– 3 novembre 1916. « Le fusil devient arme de second plan ; il est remplacé par la grenade à main, la grenade à fusil et le fusil mitrailleur. »
– 19 octobre 1918. « L’Allemagne est vaincue, cela ne fait de doute pour personne. Elle est vaincue parce que ses alliés l’abandonnent, elle est vaincue parce que ses armées sont refoulées et elle est enfin vaincue parce que son peuple n’en veut plus. »
– 27 novembre. « J’ai été frappé par le duel entre l’homme protégé par le fer et l’homme protégé par le ciment : le tank contre le blockhaus. La victoire est restée à celui qui a pu bouger, prendre l’offensive et exploiter un premier succès. »
Deux regrets
– Une note (p. 184) présentant Bolo Pacha comme un « ancien khédive d’Egypte ».
– Le fait que le présentateur n’ait pas mentionné d’autres combattants du 343e comme le sergent Giboulet et le soldat Tailhades (voir ces noms), alors qu’on les trouve dans les extraits donnés par les auteurs de La Plume au Fusil. Blayac (voir ce nom) parle aussi du 343e.

Rémy Cazals, juillet 2014

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Durrleman, Freddy (1881-1944)

1. Le témoin
Fils de pasteur, pasteur lui-même, père de pasteur, Freddy Durrleman appartient à une importante dynastie protestante. Il a été en poste à Roubaix avant la guerre et il y a découvert la nécessité d’évangéliser les populations ouvrières. Il est mobilisé en août 1914 comme infirmier dans un hôpital à l’arrière. En décembre 1915, il devient aumônier sur navire-hôpital en Méditerranée, d’abord le France IV, puis, en février 1916 sur le Duguay-Trouin. Il est marié, avec trois enfants. Après la guerre, il devient l’animateur d’une maison d’édition protestante, La Cause, qui existe toujours et qui a publié son témoignage de guerre en 2014.
2. Le témoignage
Pasteur Freddy Durrleman, Lettres d’un aumônier sur un navire-hôpital, Armée d’Orient (1915-1918), Préface de Patrick Cabanel, Editions La Cause, 2014, 230 p. (illustrations, index des noms de personnes).
Il est constitué par les lettres à son épouse de décembre 1915 à décembre 1918, extraits choisis par son fils Christophe, lui-même pasteur. Quelques petits problèmes de transcription. Le livre est illustré de photos prises en Orient par Eva Durrleman (1891-1993), jeune sœur de Freddy, infirmière (scènes de soins, vues de Salonique, mariage du général Sarrail, etc.).
3. Analyse
Le cadre géographique est la Méditerranée avec ses ports (Toulon, Bizerte, Salonique), ses îles, ses villes sinistrées (on voit encore les dégâts du tremblement de terre de Messine de 1908 ; on assiste à l’incendie qui détruit le centre de Thessalonique en 1917). Chrétien, érudit, le pasteur est sensible aux lieux où est passé Saint-Paul, où il a prêché ; lui-même utilise largement les lettres de Saint-Paul aux Thessaloniciens. Il sert de guide dans des excursions dans la ville grecque, dans l’Hippone de Saint-Augustin, et à Constantinople après l’armistice.
Le danger est représenté par les sous-marins ennemis qui, semble-t-il, ne torpillent pas les navires-hôpitaux ; par contre, ceux-ci peuvent heurter des mines. De nombreux autres bateaux sont coulés, transportant des troupes, des marchandises et le courrier tant attendu. Le 23 janvier 1918, il écrit : « Vraiment Dieu conduit la vie de ses enfants ! Que de sujets de reconnaissance n’avons-nous pas en ce moment ! Il est dur d’être séparés mais qui aurait pensé que Dieu me mettrait ainsi à l’écart pendant 3 années, me donnant cette occasion unique au milieu de ma vie de refaire en quelque mesure mes études et de pouvoir faire une vraie retraite spirituelle ! » Il est vrai que, pendant ces trois ans, et même quatre, des gens comme Louis Barthas, de 2 ans plus âgé que notre pasteur, étaient aux tranchées. Freddy Durrleman n’utilise jamais le mot « embusqué ». Il lit énormément, il écrit. Il a à son service Alexandre, son ordonnance, son premier converti.
Car le sujet essentiel traité dans ces lettres est le prosélytisme. Le préfacier le dit nettement, mais on reste malgré tout surpris de cet engagement incessant et massif (« Il nous faut une propagande intelligente et constante », écrit-il le 22 novembre 1916). Cela commence par une description du milieu très hostile que représentent les officiers d’une marine cléricale, antirépublicaine, antidreyfusarde, n’ayant que mépris pour les matelots et pour les indigènes des colonies où ils ont fait la noce dans leur jeunesse. Cela va très loin puisque, dans une conversation, il entend « dire que l’on devrait faire tuer sur le front tous les indigènes venus en France pour la guerre car ils seront désormais intenables rentrés chez eux et n’auront plus le respect des blancs » (p. 120). Le pasteur protestant remarque la très forte proportion de prêtres catholiques parmi les infirmiers (voir aussi la notice du docteur Martin). Les aumôniers catholiques sont incultes, portés sur l’alcool ; ils prêchent que cette guerre est « la vengeance de Dieu contre la France » qui s’est détournée de lui (p. 102). La religion de ces gens-là est un « pagano-christianisme » ; ils ont construit un « Dieu bonasse et sans grandeur, sans moralité  ». En Grèce, il constate que la religion orthodoxe ne vaut guère mieux, pleine de superstitions et de grossièreté. Quant à l’islam, il fait des femmes des esclaves des hommes.
Sur le bateau, il ne cesse de lutter contre l’alcoolisme et la débauche ; à plusieurs reprises, il jette des livres par-dessus bord, « de vilains livres de crimes et de débauche » dont il ne donne pas la liste. Même « ces beaux chefs-d’œuvre de Lamartine, Le Lac, etc., sortent d’une source impure, de liaisons illégitimes et de l’adultère ». Le livre fourmille de thèmes de sermons et de conférences que nous ne reprendrons pas ici. Il est très fier de leur succès qui fait de l’ombre à la messe. Mais est-il si loin du thème de la « vengeance de Dieu » des catholiques lorsqu’il écrit (6 avril 1916) : « Au-delà de quel désastre irréparable allons-nous si cette terrible catastrophe ne porte pas des fruits de repentance ? » Pour préparer l’avenir, il prépare des brochures d’évangélisation, il fait des projets de livres qu’il commence à écrire, il jette les bases de la maison d’édition La Cause.
Un thème revient de temps à autre dans son courrier, c’est son admiration pour Jean Jaurès après lecture des ouvrages de Lucien Lévy-Bruhl et de Charles Rappoport. Le 9 septembre 1916, il écrit : « Certainement une belle personnalité que cet homme. Quel dommage qu’il n’ait pas connu directement, personnellement Jésus-Christ. J’ai l’intention de préparer une petite étude qui pourrait peut-être servir un jour à la Revue du Christianisme Social sur Jaurès et la personnalité humaine, étude qui me permettrait de dire à la fois tout ce qui rapproche Jaurès du christianisme et ce qui l’en sépare. »
Voir la notice Madrènes : un marin catholique militant.

Rémy Cazals, juillet 2014

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Patard, Charles (1884-1966)

Il est le cinquième enfant et le premier garçon d’une famille de cultivateurs catholiques pratiquants de l’Orne (une des filles deviendra religieuse). Sa naissance, le 4 février 1884 à Montsecret, est suivie de celle de trois autres garçons. Élève brillant, il obtient le certificat d’études à 12 ans, poursuit au-delà pendant deux ans, mais doit abandonner, faute de ressources familiales. Il commence à travailler à 14 ans comme garçon d’épicerie à Flers, puis devient commis épicier à Paris, Salon-de-Provence et Neuilly-sur-Seine, avant de prendre à son compte une épicerie à Sées dans son département natal, aidé par son plus jeune frère, Joseph, né en 1896. Marqué par le catholicisme social du Sillon et par le socialisme de Jaurès, Charles reste solidement chrétien (sans pratiquer) et développe des idées pacifistes. Marié en 1911, il a un garçon qui meurt en nourrice. En août 14, sa femme est enceinte, mais il doit partir vers le front au 304e RI (il passe au 203e en juin 1916). Il connaît la guerre de mouvement dans la Meuse, puis les tranchées en quelques secteurs agités en particulier au Mort-Homme dans la deuxième partie de 1916. Son « témoignage », rassemblé par sa petite-fille Isabelle Jeger, est constitué de quelques photos, de quelques pages d’un carnet datées 17-18 septembre 1914 et 27-28 janvier 1915, et surtout de 20 lettres, quelques-unes très longues, à son frère Joseph entre le 19 avril 1915 et le 25 février 1917.
Le 17 septembre 1914, dans le secteur de Chaumont-sur-Aire, le 304e contemple le spectacle macabre des morts du 161e, restés sur le terrain depuis une semaine, et procède à leur enterrement. Charles Patard est particulièrement ému par deux lettres trouvées sur des cadavres, une adressée aux parents du soldat Jean Goussiez, de Reims, l’autre adressée à sa fiancée par le caporal Louis Coulombel, du Pas-de-Calais. La page datée du 27 janvier 1915 porte déjà la phrase : « Ah, quand finira ce cauchemar ? » Mais c’est surtout dans les lettres à son frère qu’il expose de manière plus complète ses sentiments. Il souhaite recevoir toute information intéressante car : « Ici comme pâture on nous sert L’Écho de Paris !…, les beaux articles de Barrès, la revanche, etc. » Et Joseph lui envoie plusieurs numéros de la feuille non-conformiste, Les Hommes du Jour. Le 19 avril 1915, sa fille étant née en mars, il écrit : « Tu as vu ma petite Jeanne, tu ne sais peut-être pas pourquoi je l’appelle Jeanne. J’avais dit à ma femme ma préférence, si cela avait été un petit garçon, je l’aurais appelé Jean en souvenir de Jean Jaurès, car si nous avions eu beaucoup d’hommes comme lui, je ne serais pas où je suis ; comme c’était une petite fille, elle s’appelle Jeanne ! » Il critique les riches embusqués, les hommes politiques chauvins, le parti clérical qui escompte « que le malheur et les larmes » referont de la France « la grande nation catholique ». Le 23 octobre, il donne le nom des coupables, Poincaré, Deschanel, Barrès, Lavedan, Richepin, Bazin, sans oublier « Monseigneur Amette et consorts ». Et il ajoute (10-11-15) Gustave Hervé et la plupart des socialistes qui ne se souviennent pas que la guerre « est le résultat de la politique revancharde, haineuse, qu’avait si bien dénoncée le grand Jaurès, qu’en voulant exterminer les autres, nous-mêmes nous nous exterminons, que la plus belle jeunesse ouvrière et laborieuse tombe chaque jour ». Lorsqu’il a un moment, Charles lit Sénèque et Tolstoï et se forge une philosophie stoïcienne et d’amour de l’humanité. Il condamne absolument toute volonté de se venger, évoquant même le soldat allemand qui pourrait le tuer : « Non, mon sang du moins ne criera pas vengeance, cela je ne le veux pas et je ne voudrais pour rien au monde que plus tard ma chère petite Jeanne que je connais à peine, nourrisse dans son âme des pensées de haine contre le malheureux qui m’aura frappé. » Il estime qu’il faut construire sa vie sur l’Idéal et la Raison.
Malade, Charles est évacué en octobre 1917 et ne reviendra pas sur le front. Ses deux frères, Victor et Alphonse, qui ont combattu dans l’artillerie de campagne, survivent également à la guerre. Quant à Joseph, au 85e d’artillerie lourde, il était celui qui courait le moins de risques et pourtant il fut tué le 14 juin 1917 près de Cormicy (Marne). Après sa démobilisation, Charles retrouva sa femme et sa fille de 4 ans, et reprit son épicerie jusqu’à sa retraite en 1934. Il fut un actif militant pour la Paix et un des organisateurs, en février 1939, de l’accueil des réfugiés républicains espagnols dans l’Orne (voir aussi Albert Vidal). Avant sa mort le 1er août 1966, il continuait à lire du Jaurès.
Rémy Cazals
*Voir Isabelle Jeger, « Si on avait écouté Jaurès », Lettres d’un pacifiste depuis les tranchées, Charles Patard, Notes de guerre et correspondance 1914-1917, Toulouse, Privat, 2014. Photos dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 364.

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Balard, Auguste Germain (1881-1961)

Les 454 pages du manuscrit de Germain Balard posent la question de la date de l’écriture. L’entrée en guerre constitue l’entrée en matières sur 2 pages qui évoquent l’assassinat de Jaurès et le procès Villain ; la rédaction est donc postérieure à 1919. L’auteur raconte alors sa jeunesse en 76 pages et sa mobilisation à Perpignan en 5 pages. À partir de son départ pour le front, le 10 avril 1915, le récit, parfaitement daté, est une rédaction à partir d’un carnet de notes précises. La guerre (avec ses suites immédiates) occupe jusqu’à la p. 442. Viennent enfin 12 pages de remarques isolées de 1924 et de 1930-32. La dernière phrase est : « Le monde est en train d’évoluer rapidement. »
La longue biographie permet de dire que Germain est né le 3 janvier 1881 à Saint-Juéry (Tarn), de père inconnu. Sa mère a ensuite épousé un sabotier qui donna son nom à l’enfant. Celui-ci fréquenta irrégulièrement l’école, mais réussit à obtenir le certificat d’études et entra en apprentissage à 12 ans pour devenir tailleur de limes. Tant en usine que dans l’agriculture, il fit plusieurs métiers manuels jusqu’à la date du service militaire commencé à Carcassonne, mais non terminé pour raisons médicales. Sa grande chance, en 1906, fut d’être embauché comme livreur par un pharmacien de Toulouse qui l’initia à l’étude des médicaments et l’encouragea à acquérir une culture d’autodidacte. La situation était bonne et Germain se maria en 1909 avec une couturière. Réformé, il fut « récupéré » en décembre 1914 et envoyé comme infirmier à l’ambulance 5/16 en Champagne en juin 1915. À 34 ans, c’était un libre-penseur, anticlérical, un homme curieux de tout, ayant une haute idée des règles morales à respecter et une capacité d’indignation qui allait rencontrer de nombreuses occasions de fonctionner. Ainsi, face à un prêtre chauvin : « Lui qui se dit éducateur d’une certaine jeunesse, est capable de lui enseigner un nombre infini d’erreurs, plus grossières les unes que les autres. Aussi, comme conclusion à cette discussion, je lui conseille de revenir à l’école et de travailler la philosophie. » Il pense qu’il faudrait punir les responsables de la guerre ; qu’il faut lutter contre le « badernisme ». Il critique les profiteurs et les embusqués, la censure et le bourrage de crâne, les absurdités de la vie militaire. Il décrit un des médecins chefs de l’ambulance comme drogué, incompétent, fainéant et despotique.
Après la Champagne, l’ambulance est regroupée avec d’autres pour former un HOE à Landrecourt près de Verdun en août 1916. Là, il voit descendre des survivants : « Le 143e RI descend des lignes, passe près de nous. C’est avec un serrement de cœur très pénible que l’on voit à quel état squelettique sont réduits ses bataillons. Sur 3000 hommes qui étaient montés, il en redescend 700, et dans quel état ! Cependant leurs clairons sonnent et leurs tambours résonnent à la traversée de Landrecourt. Beaucoup d’entre eux se redressent dans un suprême effort d’énergie pour marquer le pas ; mais plus nombreux encore sont ceux que tout laisse indifférents, traînant péniblement ce qu’ils ont pu rapporter de ce lieu infernal, parce qu’ils savent qu’on ne leur demandera pas d’autre effort avant longtemps, qu’on va les prendre en auto à quelques mètres de là. Il n’y a pas quinze jours que ce régiment était monté en ligne au complet. »
En juin 1917, retour de permission, Balard décrit l’effervescence dans les trains où les poilus cassent toutes les vitres et conspuent les gendarmes, « aussi à chaque arrêt y a-t-il des individus qui descendent du train et incitent les autres à descendre et à ne pas revenir au front ». Lui-même n’y participe pas, mais estime que les hommes arrêtés par les gendarmes « auront toujours assez de mal pour se soustraire aux griffes de la justice militaire ». Le 28 octobre 1917, notation originale, il dit entendre la Madelon pour la première fois.
L’offensive alliée en 1918 fait découvrir des territoires dévastés. Ainsi au retour d’une permission, le 3 septembre, dans les parages de Villers-Cotterêts : « Je parcours de récents champs de bataille : des trous d’obus partout, des arbres fauchés par la mitraille tombés un peu partout et n’importe comment, des canons ennemis abandonnés au petit bonheur. J’arrive à Longpont que je connaissais comme petite ville accidentée très coquette et propre ; je ne rencontre plus que des ruines partout ; pas une maison n’a été épargnée. […] Je remarque des tombes un peu partout, sur les bords de la route, dans les champs. Elles sont reconnaissables à la terre fraîchement remuée, un piquet qui supporte un casque ou un sabre, une vareuse ou des restes de capote ; quelques-unes ont une croix avec un nom. […] Là, sur un petit plateau, deux tanks inutilisables. » Et, le 15 septembre, le travail repris à l’ambulance : « Les blessés affluant de toutes parts, je me trouverais débordé sans l’aide de deux prisonniers allemands dont un est particulièrement dévoué. Ils me sont d’un grand secours étant donné que j’ai un seul blessé français – on n’a pas voulu le mettre dans une salle où il aurait été seul – tous les autres sont allemands. »
Le 11 novembre, le mot « armistice » est écrit en lettres capitales : « Pour savoir ce que ce mot représente, il faut avoir vécu la journée d’aujourd’hui parmi les poilus, parmi les civils qui ont quelqu’un de leurs proches sur la ligne de feu, parmi ce qu’il est convenu d’appeler le peuple ! »
RC
*Virginie Auduit, Carnet de guerre d’un ambulancier 1914-1918, mémoire de maîtrise, Université de Toulouse Le Mirail, 1998 (avec 75 pages d’extraits du témoignage).

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Desbois, Georges (1891-1916)

Sa biographie et son témoignage sont indissociables de ceux de Georges Descolas. Les deux condisciples à Normale Sup étaient fils d’instituteurs. Desbois est né à Préty (Saône-et-Loire) le 6 novembre 1891 et a étudié au lycée de Mâcon. Descolas est né à Maillet (Indre) le 1er avril 1893 et il a étudié au lycée de Châteauroux. Ils se sont rencontrés ensuite au lycée Henri IV de 1910 à 1912 et se sont retrouvés dans la section de 1ère année formée en novembre1913, dont 47 élèves furent mobilisés, parmi lesquels 28 tués. Descolas n’a pas fait la guerre : ayant contracté une pleurésie, il a été soigné en sanatorium de juin 1914 au 12 août 1915, date de sa mort. Desbois a été mobilisé comme simple soldat ; il était sous-lieutenant au 79e RI lorsqu’il a été tué à Curlu (Somme) le 9 juillet 1916. Leur correspondance a été publiée dès 1921.
Le frère de Descolas, tué au tout début de la guerre (le 25 août 1914), avait écrit avec lucidité : « Ce n’est pas une guerre entre hommes ; c’est une guerre d’engins. » Mais les deux normaliens ont gardé une relation à la guerre via les auteurs classiques. Ainsi, Desbois à Descolas, le 25 septembre : « Celui que je pleure avec toi n’a pas eu de tristesse avant de mourir. Il a été ensuite relevé par des mains fraternelles qui lui ont donné, avec leur dernière caresse, le plus saint viatique qu’il aurait pu désirer. Il est tombé comme un héros d’autrefois, et les paroles sacrées de Virgile, sur le bonheur qui atteint de tels morts, sont pleines de vérité pour lui. » Du sanatorium, Descolas reste dans le ton (5 mars 1915) : « Oui c’est là-bas mon ami, dans la tranchée, parce que tu n’auras aucun pacte de durée, que tu vivras le plus intensément et que tu penseras le mieux. » Et encore, le 21 avril : « C’est là leur leçon dernière à tous, Michel, Rigal, Jourdain, qui sans doute n’avaient jamais pensé sérieusement à la guerre, mais qui, placés entre la vie et l’honneur, n’ont pas balancé. La maturité leur est venue d’un coup. » Retour à Virgile dans une lettre écrite par Desbois quelques jours avant la mort de son camarade : « Je lis tranquillement mon Virgile de campagne, installé dans ma cantine à côté de mes vivres, de ma pipe et de mes cartouches de revolver, dont je possède une provision considérable. Je fume interminablement des pipes, et je lis des pages et des pages de Virgile, mais je suis toujours aussi maladroit pour tirer au revolver. »
Le jeune officier a décrit à son ami son contact avec les hommes qu’il doit commander (20 juillet 1915) : « Je commence à faire connaissance avec les poilus de la première section, qui me revient dans la compagnie, et je m’exerce à repérer leurs physionomies ; il y a d’ailleurs des instructions extrêmement minutieuses pour cela, et il faut que nous connaissions non seulement les noms et les figures, mais encore certains renseignements sur la profession, le pays d’origine, la famille, etc. C’est d’ailleurs le moyen de gagner la confiance de ces braves gens, dont le dévouement patriotique et le sentiment du devoir en général est très grand et très élevé, bien au-dessus de leur niveau intellectuel et de leur éducation sociale. Le monde est ainsi fait ; il est dix fois plus facile de faire un bon soldat que de former un bon citoyen. J’ai un petit Parisien de la classe 15 qui fait partie de la fédération du bâtiment ; je lui ai montré que cette société ne m’était pas inconnue, et qu’il y avait certainement puisé des principes d’ordre et de discipline utiles à pratiquer maintenant. Je ne sais pas s’il a compris ; dans tous les cas, il sera content que je pense du bien de ses camarades syndiqués. Les natures simples, aussi bien celles de la campagne que de la grande ville, doivent être les plus faciles à s’attacher. » Desbois dit aussi sa satisfaction de voir que « les adversaires de la loi des trois ans ont été unanimes pour prendre les armes » (31 décembre 1914). Il y revient quelques jours plus tard : « L’héroïsme, c’est bien de jouer volontairement sa vie pour donner aux idées chères la haute consécration que confère seul le désir de la mort : c’est ainsi que fut Jaurès, et après lui tous les adversaires de la loi des trois ans dont t’a parlé H. [Herr] et dont L’Humanité et La Bataille Syndicaliste relèvent chaque jour les noms. »
Autre satisfaction, dont les deux normaliens ne pourront vérifier si elle n’était pas pleine d’illusions, cette parole d’un officier supérieur rapportée par Desbois en juillet 1915 : « Ceux qui auront fait la guerre auront une autorité extraordinaire sur la génération suivante, […] la jeunesse en particulier aura en eux une confiance illimitée. Voilà bien ce qui doit encourager les intellectuels combattants… »
Rémy Cazals (d’après les notes de Nicolas Mariot)
*Georges Desbois et Georges Descolas, Correspondance de deux élèves de l’École Normale Supérieure pendant la guerre, Paris, Union pour la vérité, 1921, coll. « Documents sur la civilisation française ».

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Bronchart, Léon (1896-1986)

Le témoin
Né en 1896, à Bapaume, Léon Bronchart grandit dans les villes ouvrières du Pas-de-Calais et du Nord. Fils d’une dévideuse en soie et d’un tailleur de pierre, il suit si bien l’enseignement élémentaire qu’il obtient le certificat d’études primaires à onze ans. Mais, alors qu’il espérait poursuivre des études, la maladie de son père prive la famille de revenus et le jeune Léon doit trouver du travail. D’abord teneur de moule dans une verrerie blanche, il change plusieurs fois de fonction et d’employeur, travaille notamment dans le bâtiment, avant d’être embauché par la compagnie des chemins de fer du Nord. Influencé par son père, syndicaliste et coopérateur, mais aussi par sa mère, fervente catholique, il s’intéresse très tôt au débat public et le curé de sa paroisse lui fait fréquenter un milieu catholique engagé où il « dévore » les brochures de Marc Sangnier dont la condamnation des idées par le Vatican, en 1910, est un « coup de masse » qui éloigne Bronchart de la religion.
Après la Grande Guerre, il reprend son travail dans les chemins de fer, où il acquiert une qualification de mécanicien (qui lui permet de conduire les locomotives à vapeur), et s’engage dans le mouvement socialiste, à la SFIO et à la CGT. Opposé à la division syndicale, il est localement un des précurseurs de la réunification au début des années 1930, ce qui ne l’empêche pas d’être en 1923 volontaire pour l’occupation de la Rhénanie où il contribue à briser la grève des cheminots allemands. Il part pour le Maroc deux ans plus tard, au moment de la guerre du Rif, et s’y insurge à propos des inégalités que subissent les cheminots marocains par rapport à leurs collègues métropolitains (p. 65-69). Dans ses mémoires, il dit avoir été le seul de son site ferroviaire à faire grève en février 1934 (p. 105). En 1939, à la déclaration de guerre, bien qu’âgé de 44 ans et père de trois enfants, il tente d’intégrer dans une troupe combattante mais ne parvient qu’à être affecté à une section de chemins de fer de campagne. Son engagement dans la Résistance (à Combat, notamment dans les NAP, puis dans les MUR) est ensuite la cause de son arrestation par la Gestapo puis de sa déportation, à Oranienburg-Sachsenhausen, puis Buchenwald et Dora. De retour après la Libération, il retourne à la SNCF jusqu’à sa retraite, en 1947. Après avoir été honoré par de nombreuses décorations (il est notamment commandeur de la Légion d’Honneur), il meurt en 1986.
Le témoignage
Publié en 1969, Léon Bronchart… Ouvrier et soldat, un Français raconte sa vie (Vaison-la-Romaine, imprimerie H. Meffre, 204 p.) est le récit autobiographique d’un homme qui explique que, « depuis toujours, [s]es amis [lui] demandaient d’écrire, de raconter [s]a vie ». Organisé en cinq parties, l’ouvrage est structuré par les deux guerres mondiales, ce que reflète le choix de leurs titres : « Avant 1914 » (20 pages), « La guerre 1914-1918 » (34 pages), « Entre deux guerres » (20 pages), « La guerre 1939-1945 » (104 pages) et « Après 1945 » (29 pages). C’est la Seconde Guerre mondiale qui constitue l’élément le plus important de ce récit : plus de la moitié du livre y est consacré. En dehors même du récit des deux guerres et des captivités de l’auteur, nombre de passages correspondent à un témoignage original, tel le subterfuge de son premier employeur qui fait sonner la cloche de la verrerie avec un timbre particulier « quand un inspecteur du travail se présente, afin que les gosses qui n’ont pas l’âge prennent la fuite et se cachent » (p. 19). Sa description de la solidarité dont bénéficie un enfant de gréviste à la Belle Epoque est particulièrement intéressante (p. 16-17) tandis que le rôle éminent qu’il prête à un de ses instituteurs recoupe les nombreux écrits de jeunes gens scolarisés sous la Troisième République (notamment le roman inachevé d’Albert Camus). Comme tout témoignage, cet ouvrage est une œuvre de mémoire et nous en apprend beaucoup sur la perception d’événements et de dynamiques par son auteur au moment de la rédaction sans qu’il faille espérer y trouver une relation rigoureuse de faits. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, il évoque « l’excommunication de Marc Sangnier » (p. 24-25) alors qu’il s’est agi en réalité de la condamnation par le pape Pie X de la « fausse doctrine du Sillon ».
S’il est longtemps resté peu connu, ce livre a néanmoins a été diffusé parmi les anciens déportés (ceux de Dora notamment). C’est au début du XXIe siècle, dans le contexte d’un intérêt manifesté au rôle des chemins de fer dans la politique nazie de destruction des juifs d’Europe (Christian Chevandier, « Le grief fait aux cheminots d’avoir, sous l’Occupation, conduit les trains de la déportation», Revue d’histoire des chemins de fer, Actes du colloque de Paris -décembre 2005-, Les cheminots dans la Résistance. Une histoire en évolution, n° 34, printemps 2006, p. 91-111.), que le livre acquiert une certaine notoriété. Son auteur consacre une demi-page (p. 100-101) à son refus d’assurer le 31 octobre 1942 la traction d’un train comprenant deux voitures de prisonniers politiques, suivi quelque temps plus tard par celui de conduire un train de troupes allemandes. Mis en avant comme le témoignage du « seul refus de conduire un train de déportés », alors qu’il s’agit plus précisément du seul témoignage connu à ce jour d’un refus de conduire un train comprenant des voitures d’internés (politiques dans ce cas), il a notamment donné lieu à une recherche dans les Archives de la SNCF qui ont permis d’approfondir la connaissance de cet épisode : Marie-Noëlle Polino, « Léon Bronchart, ouvrier, soldat… et cheminot : un destin, une figure », Revue d’histoire des chemins de fer hors-série, n°7, 2e édition, août 2004, p. 160-172 (cet article ne figure pas dans l’édition initiale de novembre 2002).
Analyse
Le premier souvenir de l’armée que raconte Léon Bronchart est celui d’une confrontation entre celle-ci et la population de la paroisse à l’occasion de l’inventaire de l’église de la Madeleine, dans la banlieue de Lille, lorsqu’il rentre de l’école alors qu’il a une dizaine d’année : « Tout cela bouleverse ma conscience d’enfant » (p. 15). Sa participation lorsqu’il est adolescent à la société scolaire de tir « à la carabine Lebel » et à la société de gymnastique et de préparation militaire, parmi d’autres activités (il est ainsi baryton à l’Harmonie municipale et joue également dans l’équipe de football), lui permet d’être assez familier de la chose militaire. Cela, à en croire ses mémoires, n’empêche pas une vision critique de l’institution. Les souvenirs de son grand-père maternel, ancien soldat du Second Empire qui a gardé un souvenir aigu de la campagne du Mexique, sont souvent sollicités par le petit-fils qui apprécie « le récit des faits d’armes, des actes héroïques ». Mais l’aïeul « termin[e] toujours en essayant de [lui] faire comprendre les atrocités de la guerre » (p. 26). Ce qui le conduit, avec un ami adjudant de réserve, à exprimer à l’été 1914 « [leurs] craintes sur les malheurs d’une guerre et [leur] désir de voir la paix maintenue ». Tous deux sont alors traités « de lâches et d’antipatriotes » par leur auditoire. « Notre avenir fut notre réponse », conclut-il en évoquant la mort de son ami Raymond Quette « à la tête de sa section » pendant la bataille de la Marne.
Tout comme il a intitulé le chapitre II de son ouvrage « Ouvrier à 11 ans », il dénomme le suivant « Soldat à 17 ans », la précocité de ses expériences étant une des caractéristiques de la vie de l’auteur. C’est que, dès le 28 août 1914, il doit, avec ses parents qu’il quitte à cette occasion (notamment son père, qui s’engage également et qu’il ne reverra plus), évacuer leur région. Il se joint alors à une compagnie du 60e régiment d’infanterie qu’il accompagne dans sa retraite : « J’ai ramassé un fusil, récupéré les munitions que j’ai pu trouver ; je suis devenu l’agent de liaison du lieutenant » (p. 30). Lorsque son unité est près de Paris, il se rend au bureau de recrutement de la Porte de la Chapelle. En dépit de l’absence de divers documents (notamment une autorisation paternelle), son engagement est accepté et il part de la gare de Lyon pour rejoindre à Annecy, comme engagé volontaire, le 11e bataillon de chasseurs alpins. C’est « quelque part vers Péronne » qu’il est, très vite, fait prisonnier. Il est alors transféré en Allemagne en un « voyage » de huit jours assez éprouvant : « Dans les gares, les sarcasmes des hommes, les lazzis des enfants, les poings tendus des femmes » (p. 35). En captivité, il demeure alors à Wittenberg, à Stendal où il est employé à l’extraction de la tourbe dans les marais avoisinants, à Orhdruf, Soltau, Rubeland, Mannheim, Kürnbach, Rheinau, etc. Ses nombreuses tentatives d’évasion ne l’empêchent pas de sympathiser parfois avec ses geôliers ; c’est ainsi qu’à la prison de Pforzheim, il a de longues discussions avec le gardien-chef auquel il explique que « si les Allemands avaient écouté Liebknecht comme les Français écoutent Jaurès, la guerre n’aurait pas existé » (p. 43). A Kirchheim, il prépare une nouvelle évasion lorsqu’il est libéré, début novembre 1917, dans le cadre d’un échange par la Suisse. Après un mois de permission au cours duquel il apprend la mort par tétanos de son père blessé dans un combat, il essaye de rejoindre son frère cadet, engagé dans le régiment de marche de la Légion étrangère. Bien qu’il estime qu’il n’a pas tenté de s’évader pour « devenir un «embusqué» », il est affecté comme infirmier à l’hôpital Sébastien-Gryphe de Lyon. Alors qu’il est prévu qu’il se rende à Salonique, il insiste avec la force de caractère dont il fait preuve tout au long de sa vie pour être affecté sur le front français. C’est ainsi qu’il devient brancardier au 1er bataillon du régiment de marche de la Légion étrangère, assiste à des assauts de chars, subit des bombardements : « Nous avons traversé un champ de bataille où pas un cadavre n’avait été bougé. […] L’horreur dans toute son ampleur. Sur tout cela, planait une odeur pestilentielle, qui nous prenait à la gorge et dont il nous a fallu un certain temps pour [se] défaire » (p. 52). C’est à cette occasion qu’avec d’autres soldats il croise une automobile. Un légionnaire « regarde à l’intérieur », reconnaît le général Mangin et « crie d’une voix très forte » à ses compagnons : « Connaissez-vous le boucher ? » Il (p. 53). Léon Bronchart participe ensuite à des combats au Chemin des Dames (notamment à Terny-Sorny, Juvigny, Margival, Laffaux) avant de retrouver son frère, qui est gazé : « Ce n’est peut-être pas désespéré, mais très-très grave. J’ai pensé à lui, à Maman » (p. 55). Il assure le commandement de l’infirmerie du bataillon (« Tous mes camarades ont été tués ou blessés ») lorsque est signé l’armistice. C’est après la fin des hostilités qu’un jeune lieutenant-médecin avec lequel il avait sympathisé est tué accidentellement lors d’une séance de pêche à la grenade : « Lorsque je me suis penché sur lui, il a juste remué les yeux. Moment le plus atroce que j’ai vécu de toute la guerre » (p. 59). Avant d’être démobilisé, il participe à l’occupation du Palatinat et en profite pour rendre visite à Rheinau au directeur de l’institution à laquelle était rattaché son kommando et des mauvais traitements duquel il avait été victime durant sa détention. L’ancien prisonnier lui rend alors « la monnaie du compte qu’il [lui] avait si largement ouvert » (p. 59).
A partir de 1918, le souvenir de sa Grande Guerre obsède Léon Bronchart, et les références explicites et implicites y sont courantes dans son récit de la Seconde Guerre mondiale. Il présente l’engagement au sein de la Résistance comme étant dans la logique d’une vie d’ancien combattant (sans qu’il faille y supposer une connotation religieuse, il parle de « même foi » à propos d’un de ses amis ancien de 1914-1918 et participant à l’action d’un mouvement de Résistance). Cela est d’ailleurs assez commun et si la « manifestation patriotique » à laquelle il participe le 11 novembre 1942 est organisée le jour anniversaire de l’armistice de 1918, beaucoup de démonstrations populaires de la Résistance ont, sous l’Occupation, lieu ce jour-là (ainsi que les 14 juillet et les 1er mai). Lorsqu’il passe en conseil de discipline à la suite d’un refus de conduire, le président des cheminots anciens combattants de Tours propose, en vain, de le défendre. Il parvient cependant à déstabiliser le conseil de discipline en situant son geste dans la continuité de son action pendant la Grande Guerre et il n’a qu’une sanction minime (p. 105-107). Mais, s’il cite des courriers qu’il a reçus et où il est question de « Boches » et de « Bochie », l’on ne trouve jamais sous sa plume le moindre propos germanophobe.
Christian Chevandier

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Duchesne, Louis (1894-1918)

Le point de départ de cette notice est un cahier intitulé « Souvenirs de la Campagne 1914-1915 [Rajouté : 1916] Duchesne Louis Henri, 102e d’infanterie, 8e compagnie », d’une collection particulière. En lisant le texte, bien écrit, d’une assez bonne orthographe, on apprend que ce soldat appartenait à la classe 14, qu’il habitait en août 1914 à Auneuil (Oise), qu’il était catholique et vraisemblablement cultivateur. Le cahier paraît représenter la mise au propre de notes préalables ; il compte 136 pages, mais le récit n’occupe que les 27 premières. Il s’interrompt brutalement et les pages 28 à 126 sont blanches ou manquantes. Le texte reprend p. 127 avec la copie d’un article de Gustave Hervé dans La Guerre sociale du 25 avril 1915, article en l’honneur de ce commandant que nous « aimions beaucoup dans le parti socialiste auquel il est affilié depuis longtemps. C’était pour les questions militaires le bras droit de Jaurès, et un peu dans le parti notre ministre de la Guerre. L’Armée nouvelle, le puissant livre de Jaurès, est bien un peu son œuvre. Pourquoi ne les a-t-on pas écoutés, lui et Jaurès lorsqu’ils expliquaient au pays que, pour barrer la route à l’invasion torrentielle de l’armée allemande, ce n’était pas augmenter le temps de caserne qu’il fallait, c’était organiser puissamment les réservistes et les territoriaux […] » Le commandant dont il s’agit, blessé, qui fait l’éloge de ses soldats et de ses officiers massacrés lors d’une attaque, n’est autre que le commandant Gérard, et l’article de se terminer sur une critique des méthodes du haut-commandement : « Ce n’est pas possible, non ce n’est pas possible qu’avec un état-major comme le nôtre, où les hommes de valeur fourmillent, il n’y avait pas un moyen de préparer les attaques par le génie et l’artillerie de façon qu’une compagnie de héros comme celle-là n’aille pas s’empêtrer, s’accrocher, se faire décimer dans les fils barbelés des tranchées ennemies. » Le deuxième texte en annexe est un poème de Montéhus, « La Croix de Guerre », dédié « au commandant Gérard, respectueux hommage ». Il est clair, à la lecture de ces deux « annexes » et des notes personnelles de Louis Duchesne que celui-ci a été marqué par les attaques des 24 et 25 février 1915 et par la personnalité du commandant Gérard dont l’attitude très originale sera signalée ci-dessous.

Après les hommes, les chevaux

Le récit de la campagne de Louis Duchesne commence lors de l’annonce de la mobilisation à Auneuil : « Les femmes et les enfants pleurent ». La guerre pourra-t-elle être évitée ? « Le 4 août à 4 heures de l’après-midi, un gendarme nous annonce la terrible nouvelle, la guerre est déclarée. Depuis ce moment que je n’oublierai jamais, les autos se succèdent à la gendarmerie sans interruption, portant des ordres d’un côté et des feuilles de route d’un autre. Que de pleurs ! que de larmes ! Tous les jours depuis la première journée de mobilisation les voies de communications ainsi que le tunnel et le pont du chemin de fer sont gardés par la garde civique. Quel entrain ! depuis les plus jeunes jusqu’aux plus vieux, les habitants assurent la police dans le pays. Des patrouilles parcourent le village toutes les nuits, à huit heures tous les cafés sont fermés. Dans le jour, à chaque train en partance, les wagons sont pleins de mobilisés qui vont rejoindre leur régiment. Puis, après les hommes, ce sont les chevaux qui partent à leur tour, les pauvres bêtes elles vont aussi collaborer à la défense de la France. Le pauvre Bouleau part, bon pour le service, et c’est en pleurant que ses maîtres lui donnent le dernier morceau de sucre. » Les premières nouvelles sont bonnes, mais bientôt arrivent les réfugiés du Nord. La classe 14 va être appelée. Louis va d’abord au 51e RI à Brest, puis au 19e Chasseurs à cheval, enfin au 102e RI de Chartres, tout content car il « espère aller au feu beaucoup plus vite ». Il arrive sur le front de la Somme le 12 novembre, et ses premiers coups de fusil visent un Taube. Il découvre les marmites, les tirs de crapouillots, les ruines du front, la boue, et la camaraderie des anciens qui le surnomment le Ch’tiot. À la veille de Noël, trois Allemands viennent se rendre. Le jour de Noël, on entend « les Boches chanter la messe. Notre première ligne tire et c’est nous [en 2e ligne] qui récoltons les pruneaux boches. » « Le premier janvier, comme nous disons dans notre nouveau langage, nous faisons la nouba. Chaque homme touche ½ litre de vin, du jambon, pommes et oranges, ainsi qu’un bon haricot de mouton ; pour finir la fête, chacun fume un bon cigare offert par des personnes charitables et l’on déguste une bouteille de champagne pour 4 hommes. Dans l’après-midi, nous organisons un petit concert vocal et instrumental exécuté par les poilus de la 7e et de la 8e compagnie et présidé par notre colonel lui-même et son état-major. »

Février 1915

Au cours de ce mois, le régiment vient en renfort d’abord dans l’Aisne, près de Craonne, puis en Champagne, vers Suippes. Là, il croise un régiment décimé qui vient d’être relevé : « C’était chose bien triste de voir ces pauvres bougres défiler près de nous par groupes de deux ou de quatre ; ils ne ressemblaient pas à des hommes mais à de véritables masses de boue en mouvement. » On plonge dans l’horreur à Beauséjour, le 24 février : « Nous traversons une tranchée conquise. Elle est pleine de cadavres allemands et de Français. Ici, c’est une tête qui roule sous nos pieds, plus loin c’est un Boche en bouillie recouvert avec un peu de terre, un poilu met le pied dessus et le sang coule en avant. Enfin c’est une orgie indescriptible, pas moyen de poser le pied par terre sans que ce soit sur de la chair humaine. Arrivés à la tranchée de départ, toute la compagnie est massée, prête à sortir. A midi, le lieutenant Héliès crie : « En avant ! » et tous nous courons en hurlant, mais nous n’avions pas fait quinze [mètres ?] que le premier était couché par une balle. Tout le chemin que nous avions parcouru était parsemé de cadavres, tués ou blessés, soit par les balles de la Garde impériale ou par nos pièces d’artillerie. Enfin, quel carnage, quel massacre, morts sur morts, toute la 4e section de la 8e compagnie est obligée de rester sur le terrain, alors les quelques survivants font avec leurs camarades tués une tranchée humaine. La nuit, tout le monde travaille sous la neige à la construction d’une petite tranchée, mais comme on est plein de fièvre, nous dévalisons les morts de leurs bidons afin de se rafraîchir, mais rien à boire. Nous sommes obligés de manger la neige qui tombe et c’est sous ce mauvais que nous passons la nuit. Le 25, le bombardement recommence et à 10 h un bataillon du régiment charge encore une fois. Ah ! les malheureux, ils font le même boulot que nous la veille, c’est encore un massacre. Toute la journée se passe sous le bombardement, c’est un véritable enfer, nous sommes noirs de poudre et nous tirons autant comme nous pouvons sur ces maudits animaux de Boches. Un obus arrive sur notre parapet et met un de nos copains en miettes. Tous les morceaux retombent sur nous. »

Les ordres prévoient de recommencer le lendemain. Alors il se passe quelque chose d’extraordinaire. Le commandant Gérard leur conseille, « en pleurant » : « Cachez-vous afin que je ne puisse vous rassembler demain. » Au retour au repos, Louis Duchesne constate : « Cette fois nous avons de la place car les ¾ des nôtres sont en moins. »

L’apport précieux des archives

Ce témoin méritait d’être mieux connu. Les Archives départementales de l’Oise, consultées, nous ont fourni d’abord la date précise de naissance de Louis Henri Duchesne à Auneuil, le 23 mai 1894, d’un père journalier et d’une mère ménagère. L’acte de naissance ne porte aucune mention marginale de mariage ou de décès. C’est la fiche matricule qui nous en dit plus. Le jeune homme était ouvrier agricole en 1914. Pendant la guerre, il est devenu successivement caporal (octobre 1915), sergent (janvier 1916), sergent grenadier d’élite (janvier 1918). Il a été blessé à Thiaumont par éclat d’obus à la tête, le 30 août 1916 ; puis à Douaumont par éclat d’obus à la cuisse, le 26 octobre 1916 ; et au Grand Cornillet par éclat d’obus au bras, le 14 mars 1918. Il a été tué le 20 juillet 1918 « aux avant-postes, donnant une fois de plus à ses hommes l’exemple du mordant et de la bravoure ».

RC

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Verdun, Théodore (1877-1943)

1. Le témoin

Il est né le 2 juillet 1877 à Merville (Haute-Garonne), fils de Jean-Baptiste, agriculteur propriétaire, et de Anne Raymonde Donat, institutrice. Il s’est marié avant 1914 et il avait une fille. Il a exercé les professions de comptable et de commissionnaire. Mobilisé au 135e RIT de Mirande, comme lieutenant. Son carnet nous met en présence d’un homme lucide, auteur de remarques pertinentes. Une allusion au « grand Jaurès » indique peut-être des sentiments de gauche. Il a survécu à la guerre.

2. Le témoignage

Théodore Verdun a tenu un carnet du 31 juillet 1914 au 6 juin 1915. On ne sait pas pourquoi il a cessé à cette date. Mais on sait que le régiment a été dissous en juin 1915. D’autre part, Théodore Verdun a eu des problèmes de santé qui l’ont fait admettre à l’hôpital de Châlons-sur-Marne du 23 janvier au 11 février 1915, et qui l’ont fait affecter à l’arrière-front comme porte-drapeau en avril 1915. Il est possible qu’il ait quitté la zone des Armées en juin. Cela n’a pas d’impact sur le témoignage conservé.

Celui-ci est un carnet de 198 pages de 21 lignes chacune, bien lisibles dans l’ensemble, d’une écriture régulière, avec une bonne orthographe. Il est vraisemblable qu’il a recopié d’après un original tenu au jour le jour. Lorsqu’il a rajouté des phrases de commentaire, il a tenu à les noter en changeant la forme de l’écriture, ce qui les rend facilement identifiables. Le carnet est illustré de quelques photos, de qualité médiocre, de coupures de journaux et de cartes des divers fronts en 1915. Une copie sur microfilm est disponible aux Archives municipales de Toulouse, sous la cote 1 Mi 2.

Transcription intégrale du carnet dans le mémoire de Master 1 d’Etienne Houzelles, Théodore Verdun, un combattant de la Grande Guerre, Université de Toulouse Le Mirail, septembre 2006, p. 87-149. Le texte est précédé d’une étude sur les témoignages de 1914-1918, accompagné de notes explicatives, et suivi d’annexes.

3. Analyse

– Description de l’attitude des populations lors de l’annonce de la mobilisation : pleurs, consternation, résignation à l’inéluctable, puis enthousiasme de groupe au départ et aux passages dans les gares.

– Critique de la théorie du combat à la baïonnette qui n’a rien à voir avec la réalité, et apprentissage de la construction de tranchées, ce que la théorie n’avait pas prévu.

– Le 5 novembre 1914, de la tranchée, il tire vers les Allemands : « Quel résultat ai-je obtenu ? Ai-je tué ? Je ne le saurai jamais… Maudite soit la guerre. »

– Pratiques funéraires des soldats pour permettre d’identifier les tombes des camarades. Ramassage des cadavres dans le no man’s land. Il trouve le carnet de route d’un mort, le sergent Masson, de Lerroux (Indre).

– Critique sévère et fréquente des attaques n’aboutissant qu’à de lourdes pertes. Il emploie l’expression : « la consommation en hommes » (15 mars). Rares sont les chefs cherchant à économiser des vies humaines. Or, « un homme terré en vaut douze » (fin mars). « Le grand Jaurès avait raison dans ses théories sur la défense de la France » (18 mai). « Si le haut commandement avait fait creuser des tranchées sur nos frontières dès que la guerre a été déclarée, la horde allemande aurait été arrêtée et fauchée, le sol français n’aurait pas été envahi et nous n’aurions pas fait tuer nos jeunes soldats par centaines de milliers » (18 mai). A propos du régiment d’active de Mirande, il écrit (même date) : « Dans ce régiment, comme dans bien d’autres, il ne reste que le numéro, il a été reconstitué pour la quatrième fois avec des hommes tirés de partout. Quand le régiment rentrera à Mirande, le numéro du régiment sera porté par de braves inconnus dans le pays gascon. Pour ce motif, osera-t-on le faire entrer et défiler dans cette ville de garnison ? S’il en était ainsi, quel spectacle douloureux serait imposé aux milliers de veuves et d’orphelins du pays. » « La bravoure individuelle n’a plus de raison d’être. On ne lutte pas ainsi contre du matériel » (5 juin).

– Les Allemands restent les ennemis. Leurs chefs portent une lourde responsabilité dans la déclaration de guerre, mais ils ne sont pas les seuls : « Maudite soit la guerre et ceux qui l’ont déchaînée ou n’ont pas fait l’impossible pour l’éviter », écrit-il le 24 janvier 1915.

– Comme dans la plupart des témoignages, on trouve ici la description de la boue et des hommes transformés en blocs de boue (10 décembre 1914).

– Les territoriaux aménagent des gourbis (11 décembre 1914). Un peu à l’arrière, ils peuvent les doter du plus de confort possible, comme un rappel de la vie civile (31 mai 1915). Mais une grande partie de l’énergie est déployée pour aménager le gourbi des grands chefs : ainsi celui du général Radiguet, le 10 mars.

– Critique habituelle du bourrage de crâne qui veut faire croire à l’épuisement des Allemands, aux victoires des Russes, au succès de l’opération des Dardanelles.

– Théodore Verdun signale la forte influence exercée par l’aumônier sur les officiers du régiment (5 mai).

– A l’hôpital de Châlons-sur-Marne, il a sous les yeux les atroces blessures de ses camarades (5 au 10 février 1915) : « Je note seulement l’émotion que j’ai éprouvée lorsque, tendant la main à un pauvre blessé couché dans son lit, cet homme pour répondre à mon geste m’a dit simplement : ‘Mon lieutenant, je n’ai plus de bras, on me les a amputés hier tous les deux’. Le camarade de ce soldat n’avait qu’une jambe. Un troisième avait eu les deux yeux arrachés. Un autre avait la tête dans un état indescriptible. » Un autre, devenu fou, a oublié la langue française ; il n’est apaisé que par des mots d’occitan (30 janvier).

– Et cela fait contraste avec les beaux officiers embusqués de Châlons, « qui ont trouvé le moyen de faire la guerre de la façon la plus agréable » (11 février).

Rémy Cazals, juillet 2008

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