Agard, Alban (1876-1942)

1. Le témoin
Alban Agard, originaire de Cestas (Gironde), exerce le métier d’instituteur à Bordeaux au moment de sa mobilisation au 140e RIT. Il rejoint en décembre 1914 le 360e RI et sert en Artois toute l’année 1915. Passé caporal en février 1916, il combat à Verdun du 20 au 30 mars, date à laquelle il est blessé et évacué. Après 6 mois d’hospitalisation, il est réformé et reprend ses fonctions d’instituteur. Il finit sa carrière à l’école de garçons de la rue Paul Bert à Bordeaux en 1936.
2. Le témoignage
Le journal de guerre d’Alban Agard se présente sous la forme d’un recueil dactylographié de 50 pages, avec 6 pages d’annexes. Le document est accompagné d’une note explicative (p. 47) rédigée par le fils d’Alban, André Agard, « en vue d’expliciter quelques indications fournies par le journal. » Un ajout de Jean-Louis Agard, petit-fils d’Alban, signale que l’original se présente sous la forme de deux carnets toilés mesurant 9×14 cm. En annexe sont reproduites en fac simile les pages du carnet qui concernent l’attaque du 9 mai 1915.
3. Analyse
L’intérêt du document réside dans la description des conditions d’existence des soldats dans les tranchées de différents secteurs de l’Artois, pendant l’année 1915 : c’est l’évocation récurrente de boyaux sommaires, de tranchées exposées au danger (tirs, marmites, mines…) avec une humidité omniprésente. En décembre 1914, par exemple, les tranchées sont (p. 4) : « de véritables mares, les pieds sont toujours mouillés, c’est d’une tristesse profonde, (…) nous n’avons pas la force de manger, on ne ferait que boire de l’alcool, si on en avait suffisamment. ». En février 1915, il évoque à titre d’exemple une prétendue position de réserve, mais qui consiste à aller à « 40 mètres des boches » (p.8) : « Tranchée sans abri. La nuit la pluie commence à tomber. Je dors sur le côté de la tranchée, sous la pluie. Jamais nous n’avons été si mal. Les balles pleuvent et l’endroit est assez dangereux. » Il décrit aussi le repos à l’arrière, la vie à Barlin ou Hersin-Coupigny, les corons de mineurs; il fait des remarques « ethnographiques », ainsi il loge dans un coron où se trouve une famille de réfugiés, avec quatre enfants dont l’un, à huit ans, fume une cigarette devant sa mère (p. 13) : « Il paraît que c’est la mode chez les mineurs. Jolie mode ! » La description de sa participation à l’offensive du 9 mai 1915 (p. 18) est précise, lui et ses camarades étant d’abord déçus que leur compagnie (17e) doive attaquer la première, mais le sang-froid revient ensuite car «notre rôle sera peut-être moins rude que celui des autres compagnies qui doivent continuer l’offensive sur les tranchées de 2ème et 3ème ligne. » Son récit peut être mis en relation avec celui de R. Cadot (18e Cie – cf sa notice CRID). La poursuite des combats à Carency au début de juin provoque chez lui une immense fatigue physique et psychologique, ces combats le laissent « très abattu » (p. 24). A cet égard, la cérémonie de remise de la médaille militaire à Marcel Dambrine, le 8 juin, ne lui remonte guère le moral. L’adjudant Dambrine est un chansonnier, engagé volontaire, célèbre au régiment pour avoir composé la chanson du 360e Les vieux poilus. L’encadrement encourage la diffusion de ce chant entraînant et viril, qui popularise le « patriotisme du numéro» (R. Cadot). Déjà avant l’attaque, A. Agard note (7 mai) qu’ «à 6h30 Dambrine vient nous chanter la chanson du 360e ». Blessé fin mai, le chansonnier est décoré le 8 juin sur sa civière en présence du régiment (dossier photographique Gallica « chanson du 360 »). La description qu’en restitue notre auteur est intéressante (p.24) : « Véritable parade de comédie, étant donné surtout le tempérament du décoré. Les photographes ne manquent pas ; aussi, cette cérémonie ajoute encore à mon découragement. Les motifs invoqués disent que blessé, il a continué à chanter. Il a bien chanté, mais c’était par l’autre bouche et dans ses pantalons. » En juillet, l’auteur réussit à trouver une place de cuisinier (p. 28) et s’il estime que la tâche sera plus dure au cantonnement, celle-ci sera beaucoup moins périlleuse pour les tranchées.
A. Agard évoque précisément les fraternisations de décembre 1915 (bien décrites par le caporal Barthas), ici dans le secteur de Mont-Saint-Eloi. Ces trêves sont d’abord provoquées par la pluie continue qui transforme les tranchées en véritables mares (p. 38) : « Vu l’état des tranchées, Boches et Français fraternisent. Ils montent sur le parapet et échangent leurs impressions. Les uns comme les autres ont assez de la guerre et déclarent ne plus vouloir tirer sur des fantassins. (…) au rapport on a condamné ces gestes de fraternité (…) les relèves se font en plein jour et à découvert sans que des coups de feu ne soient tirés. Si ces faits sont seulement une conséquence de l’obstruction des boyaux, je souhaite qu’ils restent pleins de boue jusqu’à la fin de la guerre, mais je crois qu’il y a aussi de part et d’autre une lassitude générale. »
En février 1916, l’auteur perd sa place de cuisinier et est nommé caporal, contre son gré (p. 41) : « tout embuscage m’est donc interdit maintenant.» Il attribue cette brimade au lieutenant Jasson, qui commande la compagnie, lui reprochant de s’acharner après lui «Je vois là-dessous une conséquence de ses idées politiques car je ne suis pas le seul visé comme instituteur. » Le journal se clôt enfin par l’épisode de Verdun ; ils passent d’abord quelques jours en ville où ils attendent anxieusement l’ordre de monter en première ligne. C’est le 25 mars 1916 qu’ils se mettent en route, mais le rassemblement des hommes lui suggère une description bien amère (p. 45) : « Nos officiers sont brillants, commandant en tête. Ils sont ivres à tomber, surtout Jasson. C’est un spectacle écoeurant. » Ils tiennent ensuite une position en face du Fort de Douaumont, il en estime la distance à 150 mètres environ, et le 30 mars il est touché: « Vers 11 heures, je reçois un éclat qui traverse mon genou gauche. Abandonnant tout, je cours vers le poste de secours. » (p. 46). Il raconte ensuite sa difficile évacuation, les voitures médicales ayant été démolies par les obus. Lui et des blessés doivent attendre 24 heures de plus, et malgré leurs protestations le deuxième soir la situation se reproduit « nous sommes là de nombreux blessés qui souffrons de ce service. Nous avons beau protester, rien n’y fait.» Pour lui, il y aura 48 heures de délai entre sa blessure, de moyenne gravité, et son arrivée dans une caserne-hôpital à Verdun. C’est avec cette arrivée sur le lit 17, salle 8, que se termine cet intéressant document.

Vincent Suard juin 2019

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Roumiguières, Alfred (1887-1973)

1. Le témoin
Il est né à Saint-Martin-Laguépie (Tarn), le 15 avril 1887 dans une famille de cultivateurs. Après le certificat d’études primaires, de 12 à 16 ans, il travaille la terre avec son père tout en préparant avec son ancien instituteur le concours d’entrée à l’école normale d’Albi. Du service militaire d’un an, il sort avec le grade de sergent. Il est nommé instituteur à Sorèze en 1907. Il se marie avec une institutrice en 1910. En 1914, le couple a deux enfants. Alfred milite à la SFIO et dans le syndicalisme enseignant en gestation.
En août 1914, il part comme sergent au 343e RI en Alsace, puis dans les Vosges. Lorsque les soldats sont autorisés à aider les civils à faire les foins près du front, il y participe avec plaisir, écrivant (5 juin 1915) : « J’ai constaté que je n’avais pas oublié mon premier métier. » Son frère Irénée est tué le 9 juillet 1915 (« Comment prévenir ma mère ? »). Adjudant le 14 octobre 1915, Alfred est blessé quelques jours après par l’éclatement accidentel d’une grenade française. En janvier 1916, le voici instructeur à Carcassonne. Il se rapproche du front en octobre, tout en restant instructeur au 15e RI. Il apporte une confirmation à la thèse d’Alexandre Lafon sur la camaraderie : « Depuis que j’ai quitté le 343e, j’ai trouvé beaucoup de camarades, mais je n’ai pas trouvé d’amis. » Il revient en ligne au 26e RI en mars 1918 et il est à nouveau blessé par des éclats de grenade en juillet. Il est libéré le 19 février 1919.
Dès la rentrée suivante, le couple Roumiguières est nommé à Castres ; il y reste jusqu’à la retraite en 1942. Alfred continue à militer à la SFIO et au syndicat des instituteurs. Il est élu au conseil municipal sur la liste socialiste en 1947. Il meurt le 3 juillet 1973.

2. Le témoignage
Alfred Roumiguières dit qu’il écrit au moins deux lettres par jour, dont une à sa femme Rosa. 1600 lettres à son épouse ont été retrouvées, et autant venant d’elle, qu’il lui renvoyait en exigeant qu’elles soient conservées pour les relire plus tard. Le présentateur, François Pioche, a effectué deux choix : ne pas retenir les lettres de Rosa ; reproduire seulement les passages les plus marquants de celles d’Alfred. D’autant qu’il fallait aussi prendre en compte 4 carnets, tenus d’août 1914 à juin 1915. F. Pioche ne sait pas si Alfred a cessé de les remplir à ce moment-là ou s’ils ont été perdus. La deuxième hypothèse paraît la bonne quand on sait que les auteurs de La Plume au Fusil (Toulouse, Privat, 1985) ont donné des extraits de carnets de Roumiguières postérieurs à juin 1915.
Le livre d’Alfred Roumiguières, Un instituteur tarnais dans la guerre 1914-1918, Castres, Société culturelle du pays castrais, 2013, 211 p., contient quelques photos, des cartes et des reproductions de lettres et de pages de carnets (notamment, p. 148, une lettre très maladroitement écrite de la main gauche après sa première blessure). Comme tant d’autres, Alfred a remarqué très vite (11 septembre 1914) l’importance du courrier familial : « Songe que ce n’est que par les lettres que je peux encore vivre un peu votre vie. » On retrouve chez lui l’expression des sentiments d’affection exprimés par tant de poilus, par exemple le 20 janvier 1918 : « J’aime bien que tu me racontes les petites scènes dont nos enfants sont les héros. Un de mes plus grands regrets que me donne la guerre, c’est celui que j’ai de ne pouvoir profiter de nos enfants tant qu’ils sont petits. »

3 Analyse
Le départ
Le 3 août 1914 à Carcassonne, c’est l’enthousiasme. On crie « À Berlin ». On menace Guillaume et son fils de divers sévices. Les différences politiques sont oubliées entre Français. Le sergent Roumiguières fera tout son devoir, en espérant que la guerre soit finie avant le départ de son régiment de réservistes. Il pense que cette guerre sera la dernière et que l’écrasement de l’Allemagne permettra de vivre en paix pendant de longues années : « Je crois qu’en ce moment je travaille pour mes enfants, parce qu’après cette guerre va s’ouvrir une longue période de paix et de tranquillité. » Il n’apprécie pas que la foule injurie une femme allemande tenant son enfant dans les bras et il remet à sa place un lieutenant qui ricane.
L’instituteur reparaît
Le 13 octobre 1914, il écrit : « Sous le soldat, l’instituteur réapparaît très souvent. Le moindre sujet de conversation m’entraîne à faire une leçon. Je me mets à fournir des explications si bien que, par moment, je me trouve tout étonné de parler à des hommes à barbe. Je croyais être au milieu de mes élèves. Tantôt c’est une leçon de choses, tantôt une leçon d’histoire, mais le plus souvent c’est de la morale ou de la géographie. Lorsque j’étais à la 3e section, je prenais souvent la carte de l’adjudant Pomarède et j’expliquais là où nous étions pour le moment, d’où nous venions, ce que nous avions à droite, à gauche, etc. J’avais toujours un grand nombre d’auditeurs attentifs. » Certes, il reconnaît les lacunes dans ses études, et pour les combler il achète un exemplaire de L’Iliade pour 12 sous (14 août 1917). Un peu auparavant, retour de permission, il peut enfin voir Paris, « Paris où se sont déroulés la plupart des événements historiques qu’on étudie, où ont eu lieu la plupart des intrigues qu’on lit dans les romans ! » La révolution russe de mars 1917 lui rappelle les délibérations des États Généraux et la nuit du 4 août, « telles que nous les présentent Aulard et Jaurès ».
Cet instituteur est socialiste
Il ne cache pas ses idées ; il reste abonné à L’Humanité ; à Paris, il tient à voir le mur des Fédérés. Les socialistes ont fait tout leur possible pour empêcher la guerre, mais « ils font leur devoir de Français comme les autres et souvent mieux que les autres » (6 juillet 1915). « Jaurès avait raison », précise-t-il le 6 août 1915. Il avait raison de penser que la décision ne serait pas obtenue dès le premier choc. « Il parlait des réserves sur lesquelles il fallait compter. N’est-ce pas les réserves qui composent aujourd’hui presque exclusivement l’armée française ? » Le 4 novembre 1918, l’instit socialiste se réjouit : « Les trônes croulent comme des feuilles mortes et partout la république s’apprête à remplacer les empereurs ou les rois impérialistes. […] Comme Jaurès avait raison lorsqu’il nous démontrait que l’idée démocratique était en progrès en Europe. Le jour n’est pas loin où nous allons avoir la république en Allemagne. »
Embusqués et réactionnaires
Le 18 février 1916, il constate : « Un instituteur ne peut pas se faufiler dans les hôpitaux comme les prêtres ; il ne peut pas se faire embaucher dans les usines comme les ouvriers et il n’a pas le droit aux permissions agricoles comme les paysans et assimilés (cette dernière catégorie est nombreuse). Il n’a d’autre bénéfice que de se faire casser la gu… » Il critique vertement les embusqués, curés et bourgeois, les « professionnels du patriotisme » bien installés à l’arrière. À un patriote resté à Durfort (près de Sorèze), qui s’énerve parce que la victoire ne vient pas vite, il fait dire par sa femme « que dans tous les bureaux de recrutement on accepte volontiers des engagements pour la durée de la guerre ». Les réactionnaires profitent de la guerre pour s’implanter dans les œuvres comme la Croix Rouge ; les cléricaux exploitent la peur du danger pour gagner des soldats à leurs dévotions. Et après la guerre ce sont ceux qui seront restés à l’abri « qui auront sauvé la France. Evidemment, ils pourront parler ; les vrais sauveurs de la patrie ne seront pas là pour les contredire puisqu’ils seront morts. »
L’ennemi
Alfred Roumiguières verse son or pour la Défense nationale (à la différence de l’instituteur Mauny, voir ce nom). Du début à la fin, l’ennemi reste l’Allemand. Malgré la grande proximité des tranchées (« on les entend tousser »), il refuse de fraterniser. Il rapporte des échanges d’insultes d’une tranchée à l’autre (24 mai 1915), mais aussi (3 septembre) l’envoi d’une carte par les Allemands qui demandent : « Que pensez-vous de la paix ? » Lors des combats de Lesseux, le 25 septembre 1914, dans l’abordage d’une tranchée allemande, il a vraisemblablement tué un Allemand, ce qu’il note dans son carnet le jour même, qu’il redit dans une lettre du 11 novembre, et encore le 8 août 1915 en élargissant le propos : à la guerre, il faut parfois tuer pour ne pas être tué. En juin 1918, il décrit les prisonniers allemands, jeunes et loqueteux : « Tu ne te fais pas une idée de la joie qu’ils éprouvent à être prisonniers. […] Ils s’interpellent entre eux avec des cris de triomphe. Ils disent plaisamment qu’ils ont pris le meilleur chemin pour aller à Paris. […] Ils n’ont pas trop à se plaindre de nous. On leur a donné à boire, on les a fait manger et leurs blessés ont été soignés par nos majors comme les nôtres propres. »
Quelques remarques ponctuelles
– 18 octobre 1914. « La guerre que nous faisons est une guerre de taupes. » Detaille ne pourrait pas peindre ses tableaux magnifiques.
– 21 octobre. Un déserteur allemand venu à la tranchée française s’adresse à la sentinelle du 343e en occitan pour l’empêcher de lui tirer dessus.
– 16 novembre. « La frousse ? Je voudrais bien savoir qui ne l’a pas. »
– 22 novembre. « C’est très beau une charge à la baïonnette, mais avant d’arriver sur l’ennemi, les ¾ de l’effectif sont par terre ! C’est ce qui est arrivé trop fréquemment au début de la guerre. »
– 30 mars 1915. « En ce moment, beaucoup d’hommes réclament la paix. »
– 3 novembre 1916. « Le fusil devient arme de second plan ; il est remplacé par la grenade à main, la grenade à fusil et le fusil mitrailleur. »
– 19 octobre 1918. « L’Allemagne est vaincue, cela ne fait de doute pour personne. Elle est vaincue parce que ses alliés l’abandonnent, elle est vaincue parce que ses armées sont refoulées et elle est enfin vaincue parce que son peuple n’en veut plus. »
– 27 novembre. « J’ai été frappé par le duel entre l’homme protégé par le fer et l’homme protégé par le ciment : le tank contre le blockhaus. La victoire est restée à celui qui a pu bouger, prendre l’offensive et exploiter un premier succès. »
Deux regrets
– Une note (p. 184) présentant Bolo Pacha comme un « ancien khédive d’Egypte ».
– Le fait que le présentateur n’ait pas mentionné d’autres combattants du 343e comme le sergent Giboulet et le soldat Tailhades (voir ces noms), alors qu’on les trouve dans les extraits donnés par les auteurs de La Plume au Fusil. Blayac (voir ce nom) parle aussi du 343e.

Rémy Cazals, juillet 2014

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