Journal d’une habitante de Valenciennes pendant la Première Guerre mondiale
« Tous ces Balkans ne me disent rien qui vaille » (septembre 1916)
1. Le témoin
Aimée Cellier, veuve de Fénelon Saint-Quentin, appartient à une famille de la bourgeoisie de Valenciennes, son mari était avocat et conseiller municipal. Elle a trois enfants et ses deux fils Jean et Louis sont aussi avocats. Elle reste seule avec sa mère à Valenciennes durant l’occupation, Jean est bloqué à Lille, Louis est lieutenant puis capitaine d’infanterie sur le front et ses petits-enfants sont en France non occupée. Elle passe la guerre dans sa grande maison, et doit loger des officiers allemands de passage. Elle est déportée comme notable au camp d’Holzminden de novembre 1916 à avril 1917 (représailles allemandes dans le conflit sur le sort des fonctionnaires impériaux alsaciens internés par la France). Revenue chez elle, elle est finalement évacuée en octobre 1918 dans la région bruxelloise.
2. Le témoignage
Le journal d’Aimée Cellier est disponible en version numérique sur le site Calaméo, il a été rendu consultable par la bibliothèque de Valenciennes en 2018. La retranscription dactylographiée (244 pages) est accompagnée d’un appareil explicatif et de notes de qualité, réalisées par trois arrière-petits-enfants d’A. Cellier, Christian Chauliac, Alain Cosson et Jacques Warin. Le manuscrit, redécouvert par la famille en 2010, se présente sous la forme de notes, souvent écrites le dimanche, et mêle relation des événements, de conversations ou considérations personnelles. Le journal hélas s’interrompt pendant la déportation à Holzminden.
3. Analyse
Nouvelles et on-dit
Une grande place est accordée aux nouvelles, dans une ville occupée précocement et dans laquelle on est privé d’informations fiables. Ainsi, par exemple le 22 octobre 1914 est annoncée la présence des Français à Baden, le 26 une victoire à Metz, ou en décembre une grande bataille entre Saint-Amand et Courtrai. Dès septembre, A. Cellier note combien il faut se défendre des on-dit, elle fait preuve de jugement critique, recoupe les faits, mais la tâche est ardue (avril 1915, p. 53) : « Je ne sais plus que dire et qu’écrire. Ce qu’on apprend un jour devrait être contredit le lendemain. » Elle est informée par le communiqué allemand, mais c’est surtout la presse en français, contrôlée par l’occupant, qui lui donne des nouvelles (Bruxellois, Gazette des Ardennes). La lecture en est ardue (« le Bruxellois est atrocement rédigé (…) on deviendrait enragé si on le lisait tous les jours. » p. 102), mais on n’a pas le choix si on veut essayer de savoir (p. 194) : « Je viens de m’abonner à la Gazette des Ardennes. Mauvais journal que je lis en pensant le contraire de ce qu’il énonce. »
Les Allemands
Valenciennes est occupée très tôt (25 août), et A. Cellier attribue à la prudence du maire le calme relatif de la ville; elle n’a rien vu « de toutes les atrocités que l’on raconte », elle résume la situation en décrivant les Allemands comme cruels là où on tire pour les accueillir et « ailleurs, ils sont polis (p. 9). » Obligée de côtoyer de près les officiers et leurs ordonnances, elle les supporte sans les apprécier. Indemnisée par le montant de ce qu’elle nomme « une journée d’Allemand », elle note en septembre 1915 qu’elle en est à son trentième Allemand et une remarque de février 1916 résume bien, semble-t-il, son attitude par rapport à l’occupant (p. 123) : «Un de mes Allemands trouve qu’on ne me voit pas, que je ne cause pas. Est-ce qu’ils s’imaginent que ce serait un plaisir pour moi d’entendre leurs menteries : non, je suis correcte, rien de plus. »
Le patriotisme
A. Cellier se réjouit lorsque les nouvelles du front sont mauvaises pour les Allemands, se désolant ailleurs de son immobilité et du retard de leur délivrance ; à certains moments, elle est découragée par la perspective d’être annexée comme les Alsaciens en 1871 (juin 1915, p.65) : « Mauvaise journée pour moi. (…) elle se termine avec la perspective de devenir allemand et de manquer de pain. Malgré ce qu’il y a de pénible à avoir faim, je préfère cela à devenir allemand. Quelle horreur, quel cauchemar. » Sa seule consolation si elle est devient allemande sera l’autorisation d’écrire à sa famille, «une consolation mais quelle déchéance. ». Lors de la crise du travail forcé de juillet 1915, celle de l’obligation de la confection de sacs destinés à protéger les tranchées allemandes, elle n’évoque pas la résistance contrainte par la brutalité (Lille), même si elle juge au début avec des nuances (« comment résister à ces brigands ? »). Elle méprise celles qu’elle appelle les « femmes à sac», et à son comité d’entraide, elle refuse d’abord de les aider (septembre 1915) : « On ne leur donnera rien. Elles ont gagné de l’argent à profusion, aussi ne donnera-t-on qu’aux miséreux. » Cette attitude rigide toutefois n’est pas respectée dans les faits à Noël 1915 (p. 114) : « Malgré les précautions prises, les femmes à sac reçoivent un paquet. Ayons les idées larges. Un peu tout le monde travaille ici pour les ennemis qui, bien nourris, iront tuer les nôtres.» Elle est également assez critique avec certaines notabilités valenciennoises. Ainsi René Delame, par ailleurs diariste de l’occupation, incarcéré un temps par les occupants, est jugé sévèrement (p. 202) : « Je ne le plains pas trop car je sais quelques petites choses ; sues par beaucoup de monde, je crois. » Il s’agit peut-être de soupçons d’enrichissement personnel sur des ventes de mouchoirs de batistes, dentelles goûtées par les officiers allemands comme cadeaux pour leurs proches. De même, elle condamne « un certain B. ami des Allemands », il s’agit avec une quasi-certitude de Maurice Bauchon (cf sa notice CRID), elle le décrit comme outrepassant ses droits et conclut (p. 191) : « Je crois que tout le monde comprend le patriotisme à sa manière.» Elle ne décrit pas son séjour en Allemagne, mais son moral est altéré par la mort de sa mère pendant son absence ; ce séjour en camp semble avoir été sévère mais supportable, elle en parle ensuite avec distance (été 1917, p. 184) « chaque fois que je rencontre un otage on échange des souvenirs. Que c’est bizarre, ils n’ont jamais rien de triste. Pourtant nous n’étions pas heureux. »
Solitude et besoin des petits-enfants
Aimée Cellier, 59 ans au début de la guerre, souffre pendant toute l’occupation de la séparation des siens. Son journal est scandé des témoignages de sa souffrance morale devant sa solitude (Noël, anniversaires) et l’impossibilité de câliner ses petites-filles, Odette et Janine. Le début du conflit est aussi le plus terrible pour elle car il n’y a pas de correspondance, ainsi à Noël 1914, le « fond de son cœur est broyé », ou en avril 1915 « Ne vivre que pour ses enfants et ne plus les voir, ni connaître ce qu’ils font, est ce qu’il y a de plus déchirant». Vers la fin du conflit la plaie reste ouverte (janvier 1918) : « Odette a eu 6 ans le 15, ne pouvoir l’embrasser, l’admirer, en jouir comme cela devrait être me rend fort triste. Combien je regrette ces 3 années passées loin des miens. Jamais elles ne reviendront, à mon âge, c’est perdu pour toujours. » Ce manque maternel, lié à la frontière infranchissable avec la France non-occupée, est rarement montré de cette manière par les sources. Le journal a une fonction thérapeutique, l’auteure y inscrit ses plaintes, ses inquiétudes, et souvent se redresse et reprend courage en fin de paragraphe, ainsi, en août 1916 : «c’est un soulagement. Il me semble que je vous cause, mes enfants, et la séparation me paraît moins énorme. », et plus loin : « Il faut lutter, lutter toujours, se remonter et garder son grand courage. Je suis restée pour tout conserver aux enfants. Donc pas d’abattement. »
Evacuer ?
Dès le printemps 1915, des évacuations vers la France non-occupée sont organisées par les Allemands ; elles concernent d’abord les nécessiteux, vieillards, femmes avec jeunes enfants, ou femmes seules et à la réputation douteuse ; mais en consignant le départ de 159 familles en mars, A. Cellier parle de mesures incompréhensibles (p. 45) : « ceux qui vont partir ne sont pas des indigents, ce sont des familles aisées qui vont rejoindre les pères. » Il semble qu’elle ait la possibilité de partir à plusieurs reprises, et elle invoque comme raison l’obligation de rester avec sa mère (Noël 1915, p. 113), « je n’ai pu évacuer à cause de maman », puis après le décès de celle-ci, la maison à garder pour la préserver ; a contrario, elle dit qu’en 1917 les notables ne sont pas évacuables. L’aspect matériel est important, pour elle, sauver ce qui peut l’être de sa maison est un devoir à affronter avec courage pour les siens (juin 1917, p. 177) : « A Berne, une dame Isler me réclamait de la part des enfants. J’étais ravie de leur idée, mais après réflexion, j’ai donné une réponse négative (…) une partie de ma maison sera mise au pillage par les occupants. Je préfère prendre encore patience puisque voilà trois ans que ça dure, ce n’est pas quelques mois qui me font peur. Malgré ses efforts, elle est chassée de son logement en avril 1918, doit se réinstaller dans une autre maison et s’en désole « Avoir tout fait pour leur sauver des souvenirs [à ses enfants] et arriver à un pareil résultat ! Je ne sais plus que penser. Ce que c’est qu’une veuve. ». Mais plus tard, elle trouve encore des raisons de se féliciter de n’avoir pas évacué via la Suisse (p. 218) «J’ai encore sauvé beaucoup de choses que les bonnes n’auraient pu emporter si on les avait chassées en mon absence. » Dernière disgrâce: avec l’augmentation des bombardements aériens et surtout l’arrivée du front en octobre 1918, elle est évacuée vers la Belgique; en terminant son journal le 15 novembre à Zuen, elle en conçoit une dernière amertume (p. 229): « je n’ai qu’un désir : rentrer dans ma ville d’où je n’aurais pas dû partir. J’ai revu des amis, tous furieux après le conseil municipal qui est resté et qui a pu soigner ses maisons.»
Mémoire familiale du témoignage
Ce manuscrit est longtemps resté inexploité car sa petite-fille Janine Saint-Quentin, (1914 – 2010), qui en avait la possession, était déçue par sa teneur. Aimée avait laissé le souvenir d’une personne énergique et enjouée, et Janine, qui l’aimait beaucoup, était déçue par le journal dans lequel elle ne voyait qu’une longue lamentation. Ce n’est pas aujourd’hui l’avis des arrières-petits enfants, ni le nôtre; l’écriture ici joue un rôle d’exutoire, elle sert à conforter le courage ; si la forme peut amener à ce contresens (avril 1918 p. 220 « Quand donc ce supplice se terminera-t-il ? Je n’ai plus que des lamentations à transcrire. »), le fonds est celui d’un outil de résistance intime (août 1916, p. 155 « mon cahier, mon cher cahier, seul témoin de mes tristesses »), il lui permet de s’épancher, pas de se complaire. La rigueur du jugement de sa petite-fille s’explique aussi par d’autres raisons, biographiques et sociales : le mari de Janine a été tué en 1940, et elle s’est retrouvée jeune veuve, avec un bébé de 3 mois, obligée de pourvoir à leur existence. De ce fait, elle trouvait que sa grand-mère, une bourgeoise aisée, avait exagéré ses souffrances, en regard des siennes-propres. On peut à cet égard mentionner une tradition familiale fiable, qui souligne qu’Aimée était accompagnée par sa petite bonne Juliette pendant son internement à Holzminden. Aucune source, autre que familiale, ne confirme ce fait, mais sa permanence indique une forme de relativisation de la souffrance d’Aimée. C’est en tout cas un document riche, et original en ce qu’à travers – entre autres – cette formulation du manque charnel des petits-enfants, il incarne bien une des formes de souffrances possibles liées à l’occupation.
Vincent Suard juin 2019