1. Le témoin
La reine Marie de Roumanie est née en Angleterre, petite-fille de la reine Victoria (1837-1901). Son père, Alfred Ernest Albert, duc de Saxe-Cobourg et de Gotha, était le deuxième fils de la reine Victoria, et sa mère, Maria Alexandrovna, était la fille du tsar de Russie Alexandre II. Marie est arrivée en Roumanie en 1892 après son mariage avec Ferdinand de Habsbourg, prince héritier de la couronne de Roumanie. Six enfants naîtront de ce mariage. La reine Marie avait, semble-t-il, une vie amoureuse parallèle ; il y a une série de témoignages sur ses liens avec le prince Barbu Stirbei ou avec l’officier canadien Joe Boyle. En septembre 1914, après la mort du roi Carol Ier, Marie et Ferdinand furent couronnés rois de Roumanie.
Bien que la Roumanie ait secrètement adhéré à l’alliance des Puissances Centrales en 1883 (pour deux raisons : la peur de la politique agressive de l’Empire russe et la parenté du roi Carol Ier avec les Hohenzollern), la Roumanie est restée neutre pendant les deux premières années de la Première Guerre mondiale, et la reine Marie a été un acteur clé dans la décision de 1916 de faire entrer la Roumanie dans la guerre avec l’Entente.
Pendant la guerre, la reine Marie s’affirme par sa foi inébranlable dans la victoire de l’Entente, par ses gestes et ses campagnes caritatives dans les hôpitaux, les orphelinats et les asiles, et par ses nombreuses visites sur la ligne de front où elle encourage constamment les soldats. Grâce à ces faits, sa popularité et celle de la monarchie ont atteint un sommet en Roumanie. En 1919, la reine Marie s’est révélée être la meilleure ambassadrice du pays, visitant Paris et Londres pour obtenir la reconnaissance des frontières de la Roumanie et la volonté des Roumains de Bessarabie, Transylvanie et Bucovine de faire partie de la Roumanie.
Après la guerre, Marie a initié le culte des héros tombés au combat dans les années 1916-1919, encourageant l’érection de monuments dans tous les villages du pays. Son rôle dans la vie publique diminue avec la mort de son mari en 1927. Dans les dernières années, son fils, le roi Carol II, la réprouve parce qu’il l’a toujours blâmée pour sa vie scandaleuse. La reine Marie passe ses dernières années dans les châteaux de Balchik (en Bulgarie aujourd’hui), Bran ou Sinaia.
Elle eut des funérailles nationales à la nécropole royale de Curtea de Arges. Après la chute du communisme, elle est devenue l’une des personnalités les plus populaires de l’histoire roumaine du 20e siècle, et le centenaire de la Première Guerre mondiale et de la Grande Union a été un vecteur important de cette popularité. Beaucoup de monographies ont été écrites, des romans, des films ont été réalisés avec elle comme personnage principal.
2. Le témoignage : « L’histoire de ma vie »
Les années 1914-1919 représentent des parties importantes du journal de la reine Marie écrit tout au long de sa vie. Bien sûr, comme son récit a paru pendant la vie de la reine, quand de nombreux personnages des événements étaient encore vivants, l’auteur a atténué et édulcoré certains des faits. L’histoire de ma vie a été publiée en anglais à Londres et à New York en 1934, donc pendant la vie de la reine, et le texte du manuscrit est écrit dans la langue maternelle de la reine – l’anglais. Il a été traduit par Margarita Miller-Verghy et publié en Roumanie avant que le régime communiste ne soit établi, puis il a été mis à l’index et interdit. Après 1989, il y a eu une série de rééditions, la première en 1991 et la plus récente en 2011 (3 volumes publiés par la maison d’édition RAO que nous avons utilisés dans cette présentation). En 2014, sous l’impulsion du centenaire, la maison d’édition Humanitas a publié en deux volumes l’édition intégrale des manuscrits de la reine conservés sous forme de carnets aux Archives Nationales de Roumanie dans le fonds de la Maison Royale. La traduction à partir de l’anglais a été faite par Anca Barbulescu, et celui qui a pris soin de cette édition était l’historien Lucian Boia.
3. Analyse du livre
L’édition utilisée par nous (L’histoire de ma vie, RAO, 2011) touche à travers les volumes II et III la période la plus difficile, en même temps ridicule et sublime de l’histoire de la participation de la Roumanie à la Première Guerre mondiale. C’est une histoire racontée par une personnalité ayant accès à des informations de premier rang et, évidemment, fait intéressant, c’est une histoire féminine de la guerre. Il faut aussi préciser que le style de l’œuvre est en quelque sorte sirupeux, héroïque et mythique, car il a été la « marque » de la personnalité de la Reine, tant dans sa vie que dans sa postérité.
Du point de vue chronologique, la reine Marie a raconté ses impressions d’août 1916 à mai 1918, et le lecteur est frappé par l’optimisme constant de la reine, qui se glisse à travers tant de tragédies, personnelle (mort de son dernier-né, le prince Mircea le 2 novembre 1916), et nationale qui a culminé avec l’entrée victorieuse à Bucarest des troupes allemandes menées par le maréchal Mackensen le 6 décembre 1916 et le refuge de l’armée, de la maison royale, du gouvernement et de l’administration en Moldavie. La reine est établie à Iasi, la capitale historique de la Moldavie, devenu capitale de l’espoir national et de la renaissance de la Roumanie.
« Je suis entrée dans l’inconnu. Où vais-je ? Combien de temps ? Et pourquoi ? » se demande la reine, mais bientôt les réalités quotidiennes du refuge prennent le dessus. Elle prend des notes brièvement dans la soirée, après une journée épuisante au cours de laquelle elle est prise d’assaut par toutes sortes de demandes de réfugiés qui ont besoin d’aide. Le jour de Noël 1916 est un jour triste dans la ville où les gens n’ont pas de nourriture, et l’épidémie de typhus exanthématique fait des centaines de morts par jour. Chaque jour, la reine tient des audiences, puis appelle les autorités au pays ou à l’étranger à collecter de la nourriture et des vêtements pour les soldats ou les civils. Puis commencent les visites sans fin dans les hôpitaux où, avec les soldats blessés, il y a des civils et des soldats malades du typhus. « L’un des spectacles les plus terribles que j’aie jamais vus est le triage dans la station. C’était une sorte de caserne transformée en hôpital. Dante n’a jamais inventé un enfer plus terrible… », écrit la reine dans son journal.
Bientôt, son nom devient un slogan, celui de la solidarité, du courage et de la résistance. « Je la trouve trop difficile, trop dure, trop lourde, écrit-elle, accablée, mais je vais tout endurer, je me suis juré d’endurer leur amertume jusqu’à la fin. Je crois toujours au fond de mon cœur que cette fin sera brillante, bien que je doive admettre que rien en ce moment ne justifie cet optimisme. »
Le récit de la reine Marie est rare car il montre au lecteur l’histoire d’une tête couronnée qui se manifeste sur plusieurs niveaux. Diplomatiquement : elle entretient des relations avec les membres de la Mission Militaire Française, avec celles des Britanniques et des Américains, et puis avec ses proches à la cour impériale russe. Politiquement : elle soutient et conseille le gouvernement dans ses décisions. Sans oublier le domaine charitable parce qu’elle a visité tous les hôpitaux du pays, aidé les pauvres. Elle est une mère à la fois pour ses enfants et pour les soldats qu’elle encourage en leur rendant visite sur le front. Même si le journal de la reine est subjectif, son attitude au cours de la Première Guerre mondiale reste remarquable, et ce fait a été enregistré par le commentateur et le mémorialiste le plus incisif et malveillant de la vie roumaine dans la première moitié du XXe siècle, Constantin Argetoianu qui a écrit à ce sujet : « Peu importe combien d’erreurs la reine Marie peut avoir commises, avant et après la guerre, la guerre reste sa page, la page qui la caractérise, et la page qui sera placée dans l’histoire comme un lieu d’honneur. On la trouve dans les tranchées parmi les combattants dans les rangs avancés, on la trouve dans les hôpitaux et dans tous les établissements de santé parmi les blessés et les malades. Nous l’avons trouvée dans toutes les réunions qui essayaient de faire un peu de bien. Elle ne connaissait pas la peur des balles et des bombes, car elle ne connaissait ni la peur ni l’absence de douceur ni l’impatience pour des efforts si souvent inutiles, causée par son désir de mieux faire. La reine Marie a accompli son devoir sur tous les fronts de ses activités, mais surtout celui d’encourager et de relever le moral de ceux qui l’entouraient et qui devaient décider, dans les moments les plus tragiques, du sort du pays et de son peuple. On peut dire que, au temps de notre résistance en Moldavie, la reine Marie a incarné les plus hautes aspirations de la conscience roumaine. »
Dorin Stanescu, janvier 2021