Coudray, Honoré (1889-1967)

1. Le témoin

Honoré Coudray, fils d’Auguste-François Coudray, douanier, et d’Honorine Planche, est né à Saint-Michel-de-Maurienne, en Savoie, le 8 octobre 1889. Il passe son certificat d’études avant d’apprendre l’ébénisterie chez un de ses oncles. Homme cultivé, il a très tôt un goût pour la littérature qu’il conservera jusqu’à la fin de sa vie, écrivant même des contes pour ses petits-enfants. Il exercera le métier d’assureur et terminera sa carrière comme cadre moyen d’une compagnie à Grenoble. Marié une première fois en 1919 à Adèle Biard, il se remarie après 8 années de veuvage à Marthe Brion, qui lui survivra jusqu’en 1985. Il aura quatre enfants et c’est l’un d’eux, Aimé, qui publie ses souvenirs. Honoré Coudray meurt le 14 février 1967 à La Tronche (Isère).

2. Le témoignage

Coudray, Honoré, Mémoires d’un troupier. Un cavalier du 9ème Hussards chez les chasseurs alpins du 11e BCA, Bordeaux, Aimé Coudray, 1986, 228 pages.

Affecté au 9e régiment de hussard à l’été 1914, c’est pourtant au titre d’éclaireur monté et d’agent de liaison que le « troupier » Honoré Coudray, 25 ans, va faire la guerre pendant toute sa durée au 11e BCA. Dès lors, il écrit sa campagne avec continuité et décrit les secteurs qu’il parcours en tous sens : les Vosges principalement, mais aussi la Somme, la Champagne, l’Italie puis la ligne Hindenbourg. L’Armistice ne met pas fin à sa relation et ce n’est que le 29 mars 1919 qu’il abandonne le joug de 5 années de guerre qu’il a traversées par miracles renouvelés chaque jour.

Alors que le tocsin sonne aux églises de Grenoble, Honoré Coudray rejoint le 9e régiment de Hussards. Il arrive dans les Vosges avec Dormeur, son cheval, le 7 août 1914 et est affecté au 11e BCA. Il participe à la bataille des frontières du côté du lac Blanc puis à la retraite vers Taintrux et le Kemberg. Le reflux allemand vers sa frontière le ramène à Saint-Jean-d’Ormont, à proximité duquel se cristallise bientôt le front. Il ne le verra pas, transporté dans la Somme puis dans les Flandres et en Artois. Laminé, le 11e revient dans les Vosges au début de janvier 1915. En février, Poincaré et un quarteron de généraux passent les chasseurs en revue, avant l’Alsace où il frôle une nouvelle fois la mort, son cheval blessé sous lui. Il est un temps évacué à l’hôpital de Gérardmer pour bronchite – et gale ! – mais tient ce dur secteur montagneux jusqu’au début de l’été 1916.

Il débarque dans la Somme pour les combats de juillet devant Curlu où, « en peu de jours, 500 hommes étendus sur la terre picarde où ils font des points bleus ». Nul étonnement qu’une nouvelle période de repos vosgienne soit nécessaire. Au mois de novembre il est détaché au 4e groupe de chasseurs alpins (1er, 12e et 51e BCA) et monte à 607, dans la haute vallée de la Fave avant une période d’instruction au camp vosgien d’Hadol, préliminaire à une période d’hiver en Alsace, dans le secteur de Dannemarie. Le printemps 1917 l’amène en Champagne puis dans l’Aisne, dans le secteur de Craonne, où il participe à l’instruction des Américains dans la Meuse.

Au mois de novembre, il apprend son changement de front et embarque pour l’Italie. Il y raconte sobrement sa campagne, faite de peu de combats, et revient, la brèche comblée, sur le front le l’ouest, s’opposer aux attaques allemandes, entre Somme et Artois. Il connaît encore de terribles journées dans la poche de Château-Thierry, aux offensives de Dammard à Rocourt puis dans celle d’Andéchy au nord de Montdidier. L’été 1918 passé, il prend part aux batailles de libération au nord de Saint-Quentin. L’armistice le trouve à Chigny, devant Guise. C’est la fin du cauchemar mais pas de sa situation sous les drapeaux, tant il parcours encore la région parisienne dans l’attente de sa démobilisation : « la levée de l’écrou » ! Et de conclure : « Sur combien de routes avons-nous déjà laissé le sillon de nos fatigues et les fils cassés de notre ardente jeunesse » (page 120).

3. Résumé et analyse

Formidable témoignage, issu d’un hommage filial, riche de continuité dans un poste particulier d’éclaireur monté, emploi rarement évoqué. C’est aussi un trésor d’écriture où l’érudition le dispute au caustique, rehaussée d’un véritable talent descriptif et d’un soupçon de critique politique qui font de ces « Mémoires d’un troupier » l’un des tous premiers témoignages d’intérêt sur la Grande Guerre. En effet, ce livre est une véritable perle éditoriale tant Honoré Coudray passe en permanence sous le souffle de la mort sans aucune égratignure, mais aussi témoigne d’un don d’écriture manifeste, alliant précision descriptive et analyse critique juste et efficace de son environnement. Dès les premières pages, on prend la mesure d’un esprit cultivé et profond. Si le lyrisme et la métaphore l’emportent parfois sur le descriptif, c’est également avec talent. Il porte sur les officiers qui l’entourent le regard acéré d’un bon observateur de la valeur des hommes. Ainsi, plusieurs tableaux ethnologiques d’intérêt sont à lire sur l’Italie et sa population, même si ce chapitre est le moins long de son parcours. Il prend parti, notamment contre les Américains dans une violente diatribe rappelant que leur sacrifice ne fut rien en regard de celui du soldat français (page 215). Sans polémique gratuite, Honoré Coudray est un excellent témoin de son temps. Seule concession, – mais est-elle de l’auteur ou du présentateur ? -, les noms de certains soldats, soit qu’ils aient été mal perçus, soit qu’ils aient été honnis (cas du soldat Jacques Serre, fusillé à Anould le 16 mars 1916), ont été caviardés. Toutefois, les initiales correspondent et il peut être aisé de les rétablir. Honoré Coudray expose son ressort d’écriture : « Je tire aujourd’hui ma révérence à la sombre comédie-dramatique des notes pour moi péniblement recueillies depuis le bruyant soir du 1er août 1914. J’ai écrit avec la parfaite insouciance de la perfection de l’art de s’exprimer, sans aucun souci d’étiquette, ni respect de la plus élémentaire convenance, le protocole n’étant pas mon cheval de bataille. J’ai tracé à brûle-pourpoint, comme j’ai vu, comme j’ai entendu, comme j’ai senti, d’autant plus que je n’ai et n’aurai jamais l’audace ni la pédanterie de livrer le contenu de mes tablettes à la publicité… » (pages 217-218).

Réflexif et descriptif, le livre fourmille de tableaux anecdotiques, telle cette vision de chiens battant du beurre en Flandre (page 36), ou la description de l’état de l’uniforme après 4 mois de guerre (page 38). Volontiers critique, il l’est du Bulletin des Armées de la République en décembre 1914 (page 40) et distille ses réflexions opportunes sur la condition de l’homme-matériel et l’incurie, exemplifiée, de la question de sa mort (page 42). Il s’interroge plus loin sur la force de mémoire du soldat après-guerre : « je doute fort que la plupart de ceux qui en reviendront aient seulement la force du souvenir dans leurs actes et celle d’en imposer la mémoire vivace » (page 66).

Il décrit d’un style badin, faussement naïf, les « commerçantes de toutes essences », « nuées de femmes de tous âges [qui] assaillent les soldats ébahis avec leurs bidons de café et de chocolat. Puis d’autres, moins mercenaires, les emmènent à leur domicile afin de partager le pain et le sel, du moins je le suppose. C’est bien pire qu’un invasion de sauterelles » (pages 59-60). Badin certes mais aussi misogyne sur la femme électrice (page 110). Il est aussi volontiers ironique dans sa vision des Vosges, remarquant à La Bresse la « chose curieuse, dans ce pays où l’on tisse tant de toiles, les lits n’ont pas de draps » ! (page 72). Il l’est moins quand il constate le traitement réservé au soldat et y reviendra souvent dans son témoignage. Pour s’en convaincre, nous reportons le lecteur dans l’utilisation de son témoignage par Nicolas Offenstadt dans Les fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective. (1914-1999) (Odile Jacob, 1999). Dans les Vosges, il rapporte l’exécution du chasseur Jacques Serre qui, ivre, avait bousculé un commandant (page 75) ou l’assassinat d’un soldat soi-disant voleur, meurtre à mettre au débit du commandant P. (Pichot-Duclos) (pages 89 et 96). Plus loin, un gendarme factionnaire jeté dans un canal (page 90) ou gardant les permissionnaires « parqués » (page 91). Les cadres sont aussi l’objet de toute son « attention », même si parfois ils ressemblent à des enfants (page 129).

La presse fait également souvent l’objet de sa colère : Hervé, rédacteur à La Victoire est « un pilier de prison qui a évolué ! Après avoir traîné le drapeau dans le fumier et écrit des saloperies de tous genres » (page 101). Il sert une violente diatribe sur le mensonge journalistique (pages 120 et 166) ou celui du bulletin de la République, suspendu au 12 mars 1918, et dont les « feuilles alimentaient les archives des feuillées, dernier refuge des bourrages de crânes imprimés » (page 166). Il rapporte ce qu’on lit aux tranchées, y compris les images érotiques placardées sur leur paroi (page 151). Il évoque comme une maladie la contagion des vraies comme des fausses nouvelles (page 188). Une réalité toutefois est qu’au 11 novembre 1918, il reste seulement 4 soldats ayant vu le début de la guerre dans le groupe de liaison de Coudray (page 198). Cela déclenche chez lui une analyse désabusée et clairvoyante de l’après-guerre politique du soldat, auquel il faudra rendre le dû politique au soldat de la paix et sa participation aux traités (pages 203 à 205). Par contre, il est peu disert sur les mutineries, et se contente d’en rapporter la rumeur et de tenter une explication du phénomène (pages 127-128).

Souvent préoccupé par la nourriture, il estime nécessaire la maraude alimentaire (page 164). D’ailleurs, sur ce point précis, il déclare que tout homme revêtant l’uniforme devient voleur (cf. l’affaire du vol de volailles de Villers-les-Rigaud) (page 178). Plus anecdotiquement, il fait des repas de corbeaux (page 175), de paon (page 200) ou d’un lapin mangé par les vers, cuisiné en civet quand même pour la partie comestible (page 177). Attentif à l’hygiène, il décrit des Italiens malpropres (page 160) et s’inquiète de la grippe espagnole en mai 1918 et en décrit les symptômes (page 175).

« Mémoires d’un troupier » n’est pas introduit et l’on doit à la quatrième de couverture de connaître l’origine filiale de la transmission de ce journal de guerre. Il est par contre très correctement construit, haussé d’un cahier iconographique central montrant le héros et deux cartes opportunes rappelant les zones d’opérations du 11ème B.C.A. Opportunes sont également les annexes (à partir de la page 220) synoptiques du parcours chrono-géographique d’Honoré Coudray, qui complète l’architecture de l’ouvrage, divisé par années en grandes périodes de combats. Enfin, deux courts index des noms des militaires et des unités cités (pages 227 et 228) sont des ajouts trop rarement rencontrés dans ce type de parution. Enfin, quelques fautes ont été corrigées par un errata de l’éditeur. Une édition au format inadapté et à la typographie médiocre n’entachent pas ce formidable document.

Ultra référentiel et alimentant de première importance l’étude du front des Vosges, cet ouvrage est à lier intimement à celui de Louis Bobier et à rapprocher dans la stylistique du journal de guerre d’Henri Désagneaux (voir leur notice dans le présent dictionnaire).

Noms cités (page) :

Angele (Cpt) (84), Anne (163-164), Basbayon (47), Belmont (Lt) (29-69), Bertrand (Cpt) (111-131-137-140), Bordeaux (Col) (39), Bouvier (11-12-13-42-47), Buyer de (Col) (24), Cassin (Cpt) (42), Ciambelli (Cdt) (194-213), Clerget (174), Collet (Cdt) (24), Coquand (Cpt) (10), Delorme (Sgt-major) (181), Desforges (Cpt) (181), Dhorm (Ss-lt) (149), Doyen (Cpt) (55-99-183), Dumesnil (Lt) (183), Fabri-Fabreques de (Cdt) (100-181), Ferrand (153), Ferret (Col) (39), Forest des (Cpt) (140), Girard (13), Gras (183), Guillot (vétérinaire) (74), Heinrich Louis (107), Jargot (5-9-13à16-21-25-27-29-30-34à36-73-74-77-209), Jarrige (47), Jorraz (13-15-47), Lalande (Cpt) (181), Lancon (Col) (113), Lebrun (Gal) (118-123), Lecomte (Cdt) (93), Levrat (100), Lionne (18), Marade (Cpt) (42), Perrier Auguste (108), Pigeat (Lt) (34-47), Poirat Henri (38-108), Poncet Léon (4-114), d’Armau de Pouydraguin (Gal) (108-144), Quinat (Lt-col) (100-107-113-126-131-174-201), Roch (39), Rousset (Lt) (88), Rousset (Lt-col) (131-144), Ruffier (25-27), Rufflier (145-146), Sabardan (54), Seigle (120), Touchon (82), Vittoz (120), Wendling (136-141).

Liste des communes citées (date – page) :

1914 : Grenoble, Chambéry (2-7 août – 3-4), Epinal, Docelles, Corcieux, Fraize, Plainfaing (7-12 août – 4-8), Orbey, Lac Blanc, col de louspach, Bonhomme, Colroy-la-Grande, col de la Charbonnière, Saint-Blaise-la-Roche (12-24 août – 8-14), Bourg-Bruche, Saales, La Grande Fosse, La Petite-Fosse, Saint-Jean-d’Ormont, Moyenmoutier, Saint-Prayel, Nompatelize, Saint-Michel-sur-Meurthe, La Bourgonce, Les Rouges-Eaux, Bois-de-Champ (25 août – 2 septembre – 14-17), Taintrux, le Kemberg, Vanémont (2-12 septembre – 17-20), La Culotte, Saint-Jean-d’Ormont (12-15 septembre – 20-22), Clermont (Oise), Fournival, La Herelle, Le Cardonnois (Somme), Montdidier, (15-24 septembre – 22-25), Harbonnières, Vauvillers, Cappy, Méricourt, (25 septembre – 11 novembre – 25-32), Calais, Bailleul, Belgique (12 novembre – 14 décembre – 33-40), La Comté, Mingoval, Mont-Saint-Eloi, Caucourt (14-31 décembre – 41-42).

1915 : Acq, Tincques, Chelers, Saint-Pol (1er – 14 janvier – 44), Gérardmer (14 janvier – 18 février – 45-48), Soultzeren, Metzeral (19 février – 25 août – 48-58), Corcieux (26 août – 3 octobre – 59-61), Belfort, Buethwiller (4-16 octobre – 61-63), Gérardmer, Lingekopf, (16 octobre – 19 décembre – 63-67), Vagney, Xoulces, Moosch, Hartmanswillerkopf (20 décembre 1915 – 15 janvier 1916 – 67-72).

1916 : Anould, Fraize (15 janvier – 1er mars – 73-74), Lac Noir, Rudlin (1-16 mars – 74-77), Kruth, Hilsenfirst (17 mars – 27 juin – 77-85), Fouilloy (Somme), Boves, Gentelles, Cachy, Villers-Bretonneux, Vaires-sous-Corbie, Méricourt-sur-Somme, Curlu, Suzanne, Maurepas, Cappy, Eclusier, Cléry, (27 juin – 25 octobre – 86-97), Laveline, Combrimont, 607, la Croix le Prêtre, Beulay, Mandray, (26 octobre 1916 – 24 janvier 1917 – 98-105).

1917 : Hadol, camp d’Arches, Dounoux (Vosges) (25 janvier – 8 mars – 106-111), Belfort, Bourbach-le-Haut, Dannemarie (11-31 mars – 112-116), (Aisne) Corrobert, Courbouin, Verdon, Jaulgonne, Crugny, Aougny, Vincelles, Le Charmel, Artonges (1er avril – 14 mai – 117-125), Vendières, Verdelot, château de Vinet, Brécy, (15 mai – 5 juin – 117-129), Courville, Ventelay, Marceau (Chemin-des-Dames), Pontavert, Craonne (5-24 juin – 129-132), Gondrecourt, Mauvages (9 juillet – 11 septembre – 134-145), Courtisol, Tahure (15 septembre – 3 novembre – 145-153), Italie, Monte Tomba, plateau d’Asiago (7 novembre – 12 avril 1918 – 153-171).

1918 : Amiens, Guignemicourt, Rainneville, Halloy, château d’Hervare, Thiebronne, (15 avril – 1er juin – 171-176), Congis, Villers-les-Rigaud, la Tuilerie, Crouy-sur-Ourcq, château de Brunier, Montigny, Dammard, Mounes, Rassy, Remonvoisin, Sommelans, Grisolles, Rocourt, Lizy-sur-Ourcq (3 juin – 27 juillet – 177-184), Grandvillers, Sommereux, Andechy, Sept-Fours, Réthonvillers Nesle (28 juillet – 3 septembre – 185-187), Lavacquerie (3-26 septembre – 187-189), Pierrepont (Somme) Holnon, Saint-Quentin, Chardon Vert, bois des Cocotiers, ferme Monidée, Fieulaine, Sery-les-Mézières, Ribémont, Lucy, Guise, Froidestrées, Chigny, Malry, Le-Hérie-la-Viéville (27 septembre – 22 novembre – 190-202).

Yann Prouillet, CRID14-18, janvier 2012.

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Allard, Jules (1872-1918)

1. Le témoin

Jules Joseph Allard est né le 25 juillet 1872 dans le Loiret, dans une famille de cultivateurs. Marié, il a deux enfants, nés en 1906 et 1912. Militaire de carrière, fantassin (on manque de précisions sur ce point), il passe dans la gendarmerie en mars 1918, et se trouve basé à Angers. Il est donc mobilisé en août 1914 à 42 ans en tant que capitaine de gendarmerie à la prévôté de la 18e division d’infanterie. Il y est présent jusqu’en août 1918, et commande ensuite la gendarmerie d’Angers. Très affaibli, il meurt, sans doute en lien avec l’épidémie de grippe, le 17 décembre 1918. Très estimé par ses pairs et par les notables locaux, ses obsèques rassemblent une vaste assistance.

2. Le témoignage

Capitaine Jules Allard, Journal d’un gendarme 1914-1916, Montrouge, Bayard, 2010, 259 p., 19,50€.

La publication de ce témoignage vient de sa transmission, avec d’autres documents, par des proches à l’historienne Arlette Farge. Celle-ci, prolongeant l’intérêt pour la Grande Guerre lisible dans sa contribution au volume Le Chemin des Dames en 2004, rédige une longue présentation (p. 9-67) qui évoque de manière sensible le parcours de guerre du témoin.

Jules Allard a tenu deux carnets d’une écriture fine sur de petits cahiers (14×8 cm), le premier consacré à la période 1914-1915 (« Campagne contre l’Allemagne du 4 août 1914 au … ») et le second à l’année 1916. La dernière entrée date d’octobre 1916, sans explication pour l’interruption qui suit.

À la suite des carnets de guerre proprement dits, qui racontent les expériences du capitaine Allard et ses impressions, un troisième cahier rassemble des « Renseignements d’ordre judiciaire 1914-1915 », faisant de façon plus impersonnelle le récit des enquêtes, des arrestations et des tâches judiciaires accomplies dans l’arrière-front (p. 217-234).

L’ensemble a été transcrit par Émilie Giaime, doctorante à l’EHESS, qui donne une courte postface (p. 255-259).

S’y ajoutent une série d’annexes issues des archives du témoin et de sa famille, comprenant des reproductions photographiques :

-Listes nominatives des gendarmes et militaires sous les ordres du capitaine, ainsi que des départs (évacuations sanitaires) et des arrivées ;

-Tableaux récapitulatifs des peines prononcées par le conseil de guerre, des procès-verbaux établis et des militaires détenus ;

-Carte de circulation ferroviaire ;

-Proposition de légion d’honneur ;

-Coupures de presse faisant état des obsèques du capitaine Allard ;

-Lettres de condoléances reçues par la famille.

3. Analyse

Comme le relève Arlette Farge dans sa présentation, les témoignages de gendarmes sont rares, et leur guerre a été longtemps peu étudiée, car elle apparaissait fort peu glorieuse, et même quelque peu honteuse, au vu des souffrances des « poilus » que les gendarmes devaient surveiller et arrêter en étant eux-mêmes à l’abri du feu.

Mais leur étude est pourtant indispensable à une compréhension complète de la société combattante, de ses différents espaces, et des interactions entre ses acteurs. Le témoignage de Jules Allard est donc une pièce intéressante permettant de compléter nos connaissances sur l’univers de l’arrière-front.

Le contenu des carnets évoque les déplacements, les lieux où cantonne J. Allard, les civils qui l’hébergent, ses repas et ses impressions. Il assiste à la messe, et mentionne de nombreux personnages mais toujours avec leur initiale (« le général B… »). Il fait le récit de ses très nombreuses tâches, et de ses fatigues, liées à l’asthme qui le paralyse parfois, ce qu’il ressent durement : « S’il fallait marcher, j’en serais incapable » (p. 78)

S’il ne s’agit pas d’un carnet tenu au jour le jour (plusieurs entrées montrent une rédaction postérieure aux faits décrits), l’ensemble se distingue par la précision et la sobriété des notations.

À signaler, dans la seconde moitié du texte, de très nombreuses et inutiles notes qui viennent gêner la lecture, alternant entre les banalités superflues (« le capitaine est un homme de paysage », 177) et les véritables contresens : l’utilisation par J. Allard de l’expression courante « Juif errant » est vue comme une remise en cause de son catholicisme, par exemple (181).

Les débuts de la guerre

Ce sont les passages les plus riches des carnets. Période marquée par le chaos. Les gendarmes arrêtent des insoumis, des « fuyards des corps du Midi » (82) ; beaucoup d’étrangers qui vont être internés, et de présumés espions, improbables, comme une « vieille bergère et son petit-fils » en Meurthe-et-Moselle (75). Le tout s’accompagne de rumeurs alarmantes (et pour cause) et de tâches pénibles. Le 24 août, J. Allard voit des soldats pour la première fois qui disent que « l’infanterie a été décimée » (77), et, de fait, doit réquisitionner une semaine plus tard 50 civils (très réticents, qui cherchent à s’échapper)  pour enterrer, sous le feu des Allemands, 500 cadavres de fantassins « bleuis et gonflés, dans toutes les attitudes de la souffrance » (80).

Dans l’Aube, début septembre, J. Allard voit les effets de la Bataille de la Marne (il ne sait la nommer que plus tard) et le « triste spectacle » des nombreux blessés (84) ; relate la panique des troupes vers Fère-Champenoise qu’il tente de juguler, le chaos et les embouteillages en arrière d’une grande bataille, le manque de soins pour les blessés, les civils devant évacuer et abandonner leurs biens, les animaux morts et dépecés, un paysan « garrotté et fusillé. Il a les mains liées dans le dos » (97). Tout cela est épuisant : « deux nuits blanches » (92).

J. Allard voit les combats de loin, ici et là « une colonne » qui avance ou recule (93), et leurs effets (« les fossés de la grande route sont remplis de cadavres », 94).

Les jours qui suivent sont toujours marqués par la confusion, les troupes qui s’égarent, les contrordres. J. Allard conduit des prisonniers ennemis à Châlons (12 sept. 1914), tâche récurrente dans les carnets. Il place ici et là des notations hostiles aux Allemands, comme lorsqu’il doit dormir dans un lit occupé la veille par l’un d’eux : « ça sent mauvais mais qu’importe ! » (102), ou en entrant à Mourmelon que les troupes allemandes ont quitté après l’avoir dévasté, comme souvent en cette période d’invasion propice aux « atrocités » : « les vandales sont passés » (p. 106). J. Allard ajoute aussitôt qu’il doit organiser les gendarmes pour prévenir et punir le pillage par les soldats français, cette fois. Le pillage est un élément récurrent des carnets.

Dans l’arrière-front

L’installation dans la routine est signalée à partir du 21 septembre 1914 : « aucun fait saillant à noter » (108) si ce n’est que l’auteur peut enfin se reposer, se laver et d’abord se déshabiller, pour la première fois depuis le 24 août. Violente altercation avec un général qui réclame la priorité au passage de ses troupes sur un pont (111) ; altercation avec un commandant dont il a pris le lit par erreur (114). Nouvelles enquêtes sur de présumés espions (près de Reims, « région très travaillée par l’espionnage », 113) et nouvelles mentions de fusillés.

Le 23 octobre, départ pour la Belgique, Ypres, et contact avec les troupes anglaises, notations sur l’architecture et le charme de la « jolie cité » d’Ypres. Pas pour longtemps : la région est ensuite violemment bombardée, par obus et avions (121). J. Allard raconte ses efforts pour soutenir les civils, lutter contre les incendies (en vain), etc.

Le 11 novembre 1914, J. Allard cantonne dans un asile d’aliénés, dont s’approche le bombardement : « les malades poussent des hurlements qui se répercutent avec les détonations dans les couloirs très sonores » (127).

Dans les semaines qui suivent, c’est l’accalmie, mais toujours beaucoup de travail pour J. Allard qui doit arrêter les paysans belges refusant de respecter les interdictions de circulation (130). Il subit un exceptionnel bombardement par du calibre 380, dont les obus font d’énormes trous (131).

Le 26 décembre 1914, il relate l’exécution pour abandon de poste d’un soldat du 66e RI : « cérémonie qui m’impressionne douloureusement » (132), suivie d’une plus heureuse pour lui, la remise de la légion d’honneur, en janvier 1915. Il tombe cependant malade en avril 1915, et passe plus d’un mois en convalescence (140).

Le travail des gendarmes : surveiller, enquêter

Dans cette période, J. Allard raconte les enquêtes et les arrestations faites dans l’arrière-front, dont celle de soldats s’étant cachés un mois et demi dans des caves, et d’autres condamnations à mort suivies d’exécutions, au 135e RI et au 32e RI. Selon lui les fusillés sont « dans la vie civile des repris de justice, ou des gens peu recommandables » (138). En février 1915, il signale qu’il procède à de premiers contrôles de la correspondance : c’est plus tôt que les dates habituellement données pour l’établissement du contrôle postal.

Il se charge également de fixer les prix des denrées, faisant baisser ceux des commerçants (147), et d’organiser les cantonnements en répartissant les unités – l’artillerie lourde bien installée refuse de céder de la place (149). Plusieurs mentions des permissions, la première le 21 juillet 1915, les suivantes passées en Bretagne dans la famille de sa femme.

Les notations diminuent d’intérêt et d’intensité après le milieu 1915. J. Allard mentionne au nouvel an 1916 son espoir de victoire pour l’année qui vient, qui le voit passer du nord du front (pays minier, mais aussi promenades à cheval au Touquet (178)) à la région en arrière de Verdun où il décrit des tombes improvisées (190). Les tâches judiciaires et prévôtales reprennent, avec l’utilisation de soldats français emprisonnés pour construire un abri (194).

Pour finir, s’embusquer

Épuisé et attristé par la guerre (« il faut se cuirasser contre les émotions », 96), J. Allard hésite assez peu lorsque son supérieur lui propose un poste plus abrité en juin 1916, à Brienne dans la zone des étapes. Le témoin relate son impression caractéristique mêlée de honte  et de soulagement à l’idée de quitter le danger (195). Affecté à la surveillance d’un parc à munitions, ses tâches deviennent monotones même s’il continue de chercher des espions dont une étrange « baronne autrichienne » fortement soupçonnée (201). Il établit des barrages sur les routes, et enquête également sur des morts de militaires dans l’arrière-front : meurtre ou suicide (203).

La dernière partie du témoignage comprenant les notes « judiciaires » reprennent et développent partiellement des éléments exposés dans les carnets dont des enquêtes (perquisitions, interrogatoires) menées sur des individus « suspects », sur des vols, et sur tous eux soupçonnés de sympathie pour les Allemands. En l’état il s’agit de matériaux pour une histoire de l’espionnage et de ses perceptions qui reste largement à écrire. Le tableau de la p. 242 qui présente les différents types de procès-verbaux est ainsi un élément utile, bien que limité à une division, sur l’illégalité ordinaire de l’arrière-front : délit de chasse, outrage, ivresse, « infractions aux lois sur la circulation », etc.

Evidemment il faut regretter l’absence de notation pour l’année 1917, au moment des mutineries, en particulier pour une division, la 18e, qui connaît l’indiscipline des 32e, 66e et 77e RI à Chevreux et Chaudardes (voir le tableau des mutineries, au format pdf).

4. Autres informations

La thèse soutenue en 2010 par Louis Panel et consacrée à la gendarmerie n’est pas encore publiée ; des éléments sur cette arme durant la période se trouvent dans :

  • L. Panel, Gendarmerie et contre-espionnage (1914-1918), SHGN, Maisons-Alfort, 2004, 250 p.
  • L. Panel, « La gendarmerie dans la bataille de Verdun (février-octobre 1916) » Revue historique des armées, 242, 2006. Mis en ligne le 26 novembre 2008 : http://rha.revues.org//index4182.html

Texte de complément par Yann Prouillet: Gendarmes dans la Grande Guerre, Quand Brothier éclaire Allard

Faisant écho à la recension ci-dessus d’André Loez du journal de Jules Allard, officier de gendarmerie, présenté par Arlette Farge [2], ce témoignage peut également être éclairé par la connaissance de la littérature testimoniale de la Grande, objet des études du CRID14-18 [3]. En effet, Arlette Farge part du présupposé qu’ « il y eut tant et tant de récits sur la guerre de 1914-18 [4] » mais subordonne son analyse des témoignages issus de gendarmes à la conclusion de Louis Panel qui avance « que la Bibliothèque du Service historique possède bien peu de témoignages ou de journaux de gendarmes ; il ne cite que quelques nom de colonels [5] », ce qui est par ailleurs exact tant les journaux de guerre de gendarmes sont rares dans le corpus édité. Toutefois, l’un des très rares journaux de guerre de sous-officiers de gendarmerie publiés [6] concerne justement l’un des gendarmes de Jules Allard.

Célestin Brothier, né le 12 avril 1873 à Jarcy (Vienne), est brigadier [7] de gendarmerie, commandant la brigade de Maulévrier (Maine-et-Loire). Engagé volontaire au 68e R I (Le Blanc et Issoudun dans l’Indre), il quitte ce régiment au grade de sergent en 1897, signe un engagement supplémentaire au 117e RI (Le Mans) et est admis en gendarmerie le 13 mars 1900. Le 10 novembre 1911, à 38 ans, Célestin Brothier devient le brigadier de Maulévrier. Dès la mobilisation, il est affecté au sein d’une formation prévôtale attachée aux armées et intègre comme gendarme à pied l’équipe du capitaine Jules Allard à Angers [8].

Célestin Brothier entame son journal de guerre le 1er août 1914. Après avoir mis en place les instructions de mobilisation de sa circonscription, il répond à son propre ordre de mobilisation qui lui prescrit de rejoindre la caserne Saint-Maurice d’Angers où il est reçu par le capitaine Jules Allard « commandant la force publique de la 18ème division d’infanterie (….) [qui] fait l’appel de son personnel. Il ne manque personne. Cet officier prend contact avec nous, fait quelques recommandations et un petit speech, dans lequel il nous assure de sa bienveillance [9] ». Le lendemain le détachement, qui « se compose de : un capitaine, deux maréchaux-chefs, 2 brigadiers et 18 gendarmes [10] » est embarqué avec l’état-major de la 18e D I du général Lefèvre. A partir de ce point, les expériences des deux gendarmes, l’un à la tête du détachement, l’autre à la tête d’une de ses cellules, sont communes, même si celle de Brothier, dysentérique, s’achève le 7 septembre 1914. Son témoignage est écrit le 20 septembre 1914, à son retour chez lui à Maulévrier, alors qu’il attend « un nouvel ordre pour partir à la guerre [11] ». Célestin Brothier meurt en 1915 sans être jamais retourné au front. Le témoignage de Jules Allard s’achève quant à lui à la fin d’octobre 1916.

Comparaison des témoignages, analogie des expériences, analogie des restitutions ?

Le parcours commun entre les deux témoins correspond donc à la période allant du 5 août au 7 septembre 1914. Le croisement des deux expériences d’une trajectoire géographique et typologique similaire sur cette période révèle leur caractère complétif. De volume différent (59 pages pour Brothier, 14 pages pour Allard), la profondeur descriptive de Brothier éclaire ainsi la pratique d’écriture d’Allard ; il permet aussi d’obvier à la coupure des noms non rétablis chez Allard. De l’étude comparée de ce mois de guerre en Lorraine, la sensibilité du témoin mais également sa fonction influent sur la perception d’un même évènement.

L’unité prévôtale du capitaine Allard arrive en Lorraine (Chaligny, Meurthe-et-Moselle) le 6 août 1914. Si Allard rapporte uniquement quelques informations ténue d’intendance (trajet, cantonnement et repas), Brothier analyse une sorte de montée en charge de la guerre, de ses bruits et du patriotisme, de l’angoisse aussi, de ses habitants à mesure que l’on se rapproche de la frontière allemande. Les 7 et 8, alors que Brothier reste flou sur son arrivée en secteur (une gare, un village), Allard est déjà dans sa fonction : « A Saint-Nicolas-de-Port, (…) arrestation d’un insoumis ». Les jours suivants (9 et 10 août) sont rapidement purgés et Ludes (en fait Ludres) est qualifiée de « village sans importance », là où Brothier voit : « dix ou douze mille hommes de troupe » et où « il est presque impossible de trouver un abri. Quant à trouver des vivres, même du pain, il est inutile d’y penser ». Il est par ailleurs étonnant qu’Allard ne mentionne pas la directive qu’il donne à Brothier : « Nous recevons l’ordre de remettre au capitaine nos correspondances cachetées qui ne devront mentionner ni l’endroit où nous nous trouvons, ni aucun renseignement concernant la guerre. L’infraction à cet ordre entraînerait l’auteur devant le conseil de guerre. »

Les 11 et 12, des problèmes d’intendance préoccupent toujours nos deux témoins ; le logement pour l’officier et la nourriture pour le brigadier que ce dernier résume ainsi : « Avoir du pain, un abri et de la paille, c’est vraiment la fortune ».

Du 13 au 18, la narration devient globale chez Allard. Il rapporte sommairement les premières opérations prévôtales autour de Nomeny. Ainsi Allard évoque le ramassage de 31 sujets allemands « évacués sur Nancy ». C’est Brothier qui s’occupe de ce transfèrement de 15 individus, réalisé dans des circonstances périlleuses devant l’hostilité de la population : « aussi je croyais bien ne pas pouvoir livrer vivants tous mes prisonniers. Il m’a fallu donner le change en disant que c’était des Alsaciens qui réclamaient notre protection ». Brothier évoque donc lui aussi dès le 13 la présence massive d’espions dans ce secteur de Lorraine. Allard purge également en une phrase l’arrestation d’« une vieille bergère et son petit-fils, convaincus d’espionnage et d’intelligence avec les Allemands ». Brothier s’étale quant à lui sur ce qui apparaît comme sa première affaire en la matière et évoque sur deux pages l’épisode de la femme Ottefer, « vieille pleurnicheuse, invoquant Dieu à tort et à travers » et son petit-fils, dont l’atavisme délinquant se révèlerait au faciès : « un gredin aux mœurs d’apache ». Il évoque aussi l’enquête menée par Allard le lendemain, impossible en pays ennemi où « les gendarmes eux-mêmes ne sont plus en sûreté ! ». Allard quant à lui n’évoque qu’un « départ inopiné ».

Le 20 août, l’unité part pour Sedan, destination connue à l’avance pour Allard et non pour Brothier. Allard y voit une « belle ville – belles avenues – jardin public et larges places » là ou Brothier perçoit une « ville (…) triste, et aussi de triste mémoire ». A Sedan, le 23, s’inscrit l’épisode sommairement décrit par Allard comme « des fuyards circulant dans la ville répandent la panique », précisant leur appartenance aux 9e et 11e corps ou au 135e R I Là encore, Brothier est plus précis sur cet évènement qui fait une nouvelle fois référence à l’antienne du comportement au feu des troupes méridionales : « Dans l’après-midi, des ordres arrivent qu’il faut aller arrêter des soldats, qui se sont sauvés du champ de bataille, et qui jettent la panique dans la ville. En effet, nous rencontrons de ces militaires, des méridionaux disant que leur régiment a été anéanti, qu’ils restent seuls, etc. Mais à chaque instant, un nouveau groupe du même régiment tient les mêmes propos. Nous arrêtons tous ces soldats, particulièrement ceux des 17ème et 11ème régiments d’infanterie. Renseignements pris, il résulte que les 17ème et 15ème corps d’armée se sont très mal conduits. (…). Beaucoup de soldats de ces deux corps d’armée se sont sauvés en débandade. Les plus coupables vont être traduits devant un conseil de guerre ; les autres seront reconduits au feu en première ligne et surveillés en arrière par des troupes plus sûres et par des gendarmes ». Etonnemment, la perception des troupes fautives diffère complètement entre les deux témoins.

Du 25 au 29 août, de retour dans le secteur de Nancy, Allard n’évoque plus que des détails d’intendance alors que Brothier reste comme à son habitude plus descriptif sur ces journées. Le 30, l’ordre donné à l’unité prévôtale d’Allard d’« enfouir 500 cadavres » dans les bois d’Hoéville. Cette opération à réaliser sous le feu génère chez les deux témoins une relation complète tant le caractère périlleux de la mission (Brothier parle de « journée mémorable ») a généré ce besoin d’écriture cathartique : l’un en tant que donneur d’ordres, l’autre en tant qu’exécutant. Là encore, parfaitement complétives ces relations exemplifient la vision différente d’un même évènement selon le statut de cadre du militaire. C’est ensuite dans la pratique descriptive de l’écriture : Brothier, exécutant, consacre 10 pages et demie à la relation de sa mission et multiple les détails sur sa réalisation et sa perception. Allard, plus synthétique et bien que participant à sa réalisation, n’y consacre que 3 pages.

Le 31 août, un nouvel épisode commun rapproche les témoignages, globalisés pour Allard sur la période 31 août – 2 septembre, plus délayée jour par jour chez Brothier. Le 2 septembre (date précisée par Brothier) les premiers prisonniers allemands sont confiés à l’unité prévôtale. Pour Allard, « l’un est instituteur, il paraît peiné. L’autre est indifférent » alors que Brothier engage la conversation avec « un élève officier qui parle assez bien notre langue », lui apprend la réalité de la guerre et constate l’effet nerveux causé par 75 sur ces soldats allemands. Leur vision commune et leur description, près d’Arcis-sur-Aube, « des nombreux convois de familles chassées par l’invasion » (Allard), « qui viennent de Belgique, des départements des Ardennes, de la Meuse, des villages voisins même » (Brothier) est le dernier épisode marquant de la campagne commune du brigadier Brothier et de l’officier Allard. Celui note en effet le 6 septembre « le brigadier B. est malade et doit être évacué d’urgence ». Célestin Brothier quitte en effet le capitaine Allard le 7 septembre. A la déconvenue d’une défaillance physique l’obligeant à devoir abandonner son unité, s’ajoute la vision terrible d’un train de blessés en route vers l’intérieur. Brothier décrit les effets déchiquetés, le sang, les mutilations et les soldats mourant sans soins possibles. « Chaque cas est pénible à voir et l’ensemble est affreux. (…). Ne pouvant me rendre utile auprès de ces malheureux, je m’en vais me reposer dehors assez loin pour ne pas entendre leurs cris déchirants ». Là il rencontre une dernière fois le capitaine Allard qui, révélant son humanité termine : « Je retrouve le brigadier B. resté en gare depuis la veille et qui parait péniblement impressionné par le spectacle de souffrance qu’il a sous les yeux, peu fait pour rétablir son moral ». Dès lors, leurs chemins se séparent pour ne plus se recroiser.

Conclusion

Il est bien entendu dommage que la détection de ce témoignage efficacement complétif et éclairant de Célestin Brothier sur l’unité prévôtale et la personnalité même de Jules Allard n’ait pas été opérée par les présentatrices du journal de l’officier, d’autant plus que, la rareté des témoignages de gendarmes ayant été relevée, la recherche sur le corpus existant en aurait été plus efficiente. C’est certainement du fait de ce présupposé que les recherches idoines n’ont pas été menées. La publication du journal de Célestin Brothier, gendarme, démontre en tous cas qu’à tout témoignage, on peut en apposer un autre. Cette mise en perspective des témoignages, sur la base de la détection des rapprochements possibles dans les corpus existants publiés, fait partie de l’expertise du CRID 14-18.


[2] Allard, Jules (cpt), Journal d’un gendarme. 1914-1916, Montrouge, Bayard, 2010, 263 pages.

[3] Dictionnaire des témoignages in http://www.crid1418.org/temoins/.

[4] Allard, op. cit., p. 19.

[5] Allard, op. cit., pp. 15-16.

[6] Azaïs Raymond et Kocher-Marbœuf Eric, Le choc de 1914. Journal de guerre. La Crèche, Geste, 2008, 143 pages.

[7] C’est-à-dire sous-officier d’active commandant une brigade de gendarmerie ; celle de Maulévrier (Maine-et-Loire) dans ce cas.

[8] Il est cité par Jules Allard dans les effectifs de son unité prévôtale (Allard, op. cit., p. 237).

[9] Azaïs et Kocher-Marbœuf, op. cit., p. 44.

[10] Effectif correspondant à celui cité par le capitaine Allard qui fait aussi état de 23 personnels (Allard, op. cit., p. 237).

[11] Azaïs et Kocher-Marbœuf, op. cit., p. 120.

André Loez, septembre 2010.

Complément de Yann Prouillet, janvier 2011.

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Perroud, Marius (1881-1951)

1. Le témoin

Né le 3 février 1881 à Epagny (Haute-Savoie), fils de Joseph Perroux et de Françoise Grandchamp. Il est en 1914 métayer à Seysolaz (Haute-Savoie), marié, père de trois enfants. Au 230e RI, en Lorraine, à Verdun, en Champagne. Quitte le front en décembre 1917 en s’engageant dans la gendarmerie. A la retraite en 1930. Mort à Chambéry le 29 décembre 1951.

2. Le témoignage

Marius Perroud, Mes mémoires de la guerre 1914-1918, édité par P. Perroud, 1352 route de Bellecombette, 73000 Jacob-Bellecombette, 2006, 148 p., illustrations.

En 1940, Marius rédige ses mémoires de guerre pour ses petits-enfants, une première partie, jusqu’à octobre 1915, d’après un carnet de route conservé, et la deuxième partie d’après sa mémoire : « Ayant égaré le 2e carnet, je me vois obligé de faire appel à ma mémoire et à m’en reporter aux principaux faits sans pouvoir en préciser les dates exactes. » L’édition, non commercialisée, est une initiative familiale.

3. Analyse

Marius Perroud montre bien son appartenance au monde rural : le 2 août 14, sachant qu’il devait partir, plusieurs habitants du village viennent l’aider à rentrer le blé ; à proximité du front, il va aider les cultivateurs à rentrer l’avoine, à arracher les betteraves ; il trouve « pitoyable à voir » que les gradés fassent faire l’exercice dans les champs en détruisant les récoltes (« un crève-cœur pour un cultivateur comme moi ») ; il estime navrant de passer des journées à jouer aux cartes alors qu’il y a « tant de travail à la maison ». Il s’indigne de voir que, après une attaque, on a décoré de la Croix de guerre les deux soldats qui avaient gardé les sacs.

On trouve une bonne illustration du rôle du « regard des autres » en octobre 1916 à Verdun dans le récit de Marius Perroud : le commandant fait un discours patriotique et demande s’il y a des soldats qui ont peur et qui ne veulent pas aller à l’attaque. Et personne ne bouge. Récit intéressant et assez détaillé de fraternisation à l’occasion de l’inondation des tranchées en décembre 1915 (voir Louis Barthas).

Installé à l’arrière, il poursuit brièvement son récit, content d’avoir « réussi à fuir le front », devenu gendarme, mais en butte à l’animosité des anciens du métier.

Rémy Cazals, 11/2007

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