1. Le témoin
Émile Carrière est issu d’une famille protestante des Cévennes, filateurs de soie et pasteurs. Interne au lycée de Nîmes, il obtient le baccalauréat scientifique, puis fait des études de chimie à Nancy. Enseignant en lycée, il est agrégé en 1911 et prépare un doctorat, qui ne pourra être soutenu qu’en 1921. Marié en 1910, il a deux jeunes enfants lorsque la guerre éclate. Il est alors mobilisé au 40e RI qu’il quitte en janvier 1915 pour entrer dans la fabrication des explosifs à Sainte-Menehould, puis à Givry-en-Argonne, enfin à la poudrerie de Toulouse, en octobre 1915. Là, il peut mener une vie familiale et il reçoit un salaire. À l’armistice, il est chef de laboratoire à la poudrerie de Bergerac. De février à septembre 1919, il remplit des fonctions de contrôleur de la Badische Anilin. Après la guerre, il devient maître de conférences, puis professeur de chimie à l’université de Montpellier jusqu’en 1970. Il meurt à l’âge de 95 ans.
2. Le témoignage
Le livre Émile Carrière : Un professeur dans les tranchées 1914-1916 est présenté par son petit-fils Daniel Carrière (Paris, L’Harmattan, 2005, 206 p.). Il contient la transcription (sauf certains propos intimes) du carnet de guerre tenu entre le 24 août et le 2 décembre 1914. Celui-ci s’interrompt à peu près au moment où le chimiste commence à solliciter diverses interventions pour obtenir un poste plus conforme à ses capacités : « Il serait bien plus intéressant pour moi de préparer les explosifs que de les employer. » Le 9 septembre 1914, il écrivait : « La transcription de mes pensées, de mes sentiments sur ce carnet constitue le seul exercice intellectuel que j’accomplisse encore. […] La vie que nous menons tue l’esprit, étouffe toute personnalité. […] Parce que je porte le même uniforme qu’eux, les propres ouvriers de mon père se croient immédiatement autorisés à me tutoyer, à me parler grossièrement. Nous vivons tous ici dans un état de promiscuité physique et morale extrême. » Tenir un carnet implique cependant d’avoir choisi « un frère d’armes » chargé de l’envoyer à la famille en cas de décès.
De janvier à décembre 1915, quelques extraits de lettres permettent de le suivre dans ses nouvelles fonctions. Dès le 29 janvier, il signale qu’il peut enfin écrire à l’encre : « Ce simple détail indique le changement survenu dans ma situation. » Les extraits de lettres n’occupent que 39 pages, contre 148 pages pour le carnet.
3. Analyse
Dès le départ (24 août), le professeur note ses réflexions : « Je suis heureux de cette occasion qui s’offre de mesurer que je suis capable de sacrifice et de courage. Je tirerai quelque fierté d’avoir participé à la revanche du droit sur la brutalité, au triomphe de la civilisation sur la barbarie, à la victoire de la liberté sur l’oppression. La France au rayonnement universel ne peut vivre que si ses enfants sont capables de sacrifice. J’ai été appelé à défendre ma patrie, je prends l’engagement d’accomplir fidèlement tout mon devoir. » Le baptême du feu apporte quelques nuances (31 août) : « L’hallucinante pensée que la vie, ce bien sacré, ne m’appartient pas s’impose à mon esprit, révolte ma raison. Tout mon être clame son désir de vivre et la collectivité m’oblige à affronter la mort. Quel droit exorbitant ! »
Il consacre de belles pages à la description d’une marche de nuit (4 septembre) puis d’une rêverie sous le firmament (23 septembre) et du paysage des hauts de Meuse (11 octobre) ; il oppose la belle nature aux visions d’horreur (ruines de village, tranchée remplie de débris humains). D’autres pages exposent son souci de l’éducation de ses enfants et sa compréhension de l’angoisse que doit éprouver sa femme, un exemple de plus qui montre comment la guerre a fait (re)découvrir et exprimer les sentiments d’amour.
Des notations ponctuelles critiquent la faiblesse du commandement, le manque d’organisation méthodique, « aussi le moral des hommes est-il déprimé » (dès le 1er septembre). Beaucoup de soldats pillent (4 septembre). Émile Carrière voudrait bien rapporter quelques souvenirs : « un casque à pointe serait d’un assez joli effet dans notre salon ! » Il défend l’honneur du 15e Corps qui s’est vaillamment battu. Il évoque les primes promises pour la capture d’ennemis, les mensonges des journaux, un « lieu de plaisir et de prostitution »… Le 16 octobre, à Béthelainville, il assiste à une exécution capitale. Il écrit à ses parents qu’il utilise une sorte d’armure faite de plaques d’acier (5 janvier 1915)…
Il participe à une attaque inutile, le 17 septembre : « Comme la pluie recouvrant d’eau mes lunettes m’empêchait de rien voir, j’ai tiré quelques balles au hasard sans viser puis j’ai fait le mort jusqu’au moment où j’ai cru pouvoir me retirer sans trop de danger. » Dès le 29 septembre, il a conscience du prix que coûtera la guerre, en ressources financières et humaines. C’est l’infanterie qui a les plus lourdes pertes et il donne déjà le conseil à son fils de devenir artilleur. Contre les obus, le fantassin est sans défense : « La plupart des hommes qui sont tombés frappés, quelques-uns à mort, l’ont été d’une façon invisible. Sur le champ de bataille, la mort plane partout, sa présence est rendue sensible à tous les combattants même les plus courageux, cependant l’on cherche en vain l’ennemi » (29 septembre). L’existence qu’il mène lui paraît un cauchemar, mais il faut tenir car la victoire finale n’est pas douteuse. Tous les projets de domination du monde, comme celui de l’Allemagne, se sont finalement effondrés. Le 9 octobre, il écrit une belle page où il définit sa conception du patriotisme : il faut combattre afin que la France « vive, dure, progresse, demeure une source de rayonnement intellectuel, un foyer intense de civilisation » ; le devoir, accepté avec résignation, « pour si terrible qu’il soit », consiste à défendre « nos biens, nos libertés si chèrement acquises par nos ancêtres, nos destinées, notre dignité collective et individuelle qui sont en péril. Il ajoute qu’en cela comme en toute chose il recherche avant tout sa propre estime.
Nouvelle attaque, le 29 octobre, après distribution d’une « ration importante d’eau-de-vie ». Elle échoue avec des pertes, face aux barbelés et à une « pluie de fer ». Le commandant conclut : « Vous vous êtes bravement, courageusement battus. Vous avez rencontré des obstacles insurmontables, c’est pourquoi votre assaut n’a pas abouti… » Émile Carrière ne dit pas nettement que les chefs auraient dû s’en apercevoir avant, mais il insiste sur l’indignité, la barbarie de la guerre, une calamité, un fléau. Quelques jours après (2 novembre), il critique la préparation insuffisante des chefs. Pourquoi avoir laissé l’ennemi pénétrer en France au lieu de lui opposer des retranchements tels qu’on les pratique aujourd’hui dans une nouvelle guerre de siège ? Pourquoi être entré en guerre en pantalon rouge ? sans artillerie lourde ? avec un système de santé inefficace ? Les soldats se désespèrent. Leur unique préoccupation est « la fin de cette calamité sans exemple que nous subissons ». La lassitude des soldats contraste avec l’optimisme de l’arrière (5 janvier 1915) : « Notre entêtement ne nous sera-t-il pas préjudiciable ? Ne conviendrait-il pas de traiter sur les bases du statu quo ? » Et, le 10 janvier, constatant que « ceux qui font simplement leur devoir sont des dupes », il justifie ses efforts pour en « sortir » : « Je crois avoir accompli mes devoirs envers la Patrie, que d’autres payent aussi leur dette. »
Devenu fabricant d’explosifs, il écrit, le 26 avril : « J’ai à nouveau retrouvé tout mon optimisme, relativement à l’issue de la guerre. » Et le 27 mai, à propos des Allemands : « Ils apprendront, ces barbares, ce qu’il en coûte de violer de grandes lois morales. Ils se seront déshonorés pour des siècles et ils auront conduit leur pays si prospère à la ruine et à la déchéance. »
Rémy Cazals, décembre 2011