La mémoire du village, Paris, La France Retrouvée, 1979, 414 p.
Résumé de l’ouvrage :
Léonce Chaleil est fils de paysan. À la fin des années 1970, à une époque de retour d’intérêt de la mémoire de la terre, Eva Tufféry (95 ans) et Marius Roussillon (86 ans) introduisent l’Histoire d’une vie de Léonce qui dès lors témoigne de son parcours, attaché fermement à la terre. Il en décline l’enracinement, son univers, familial comme villageois, et ses cycles de travaux, été comme hiver. Arrivé à l’âge d’homme, il en décrypte les croyances et les rites, le regard social et l’évolution générale, teintée d’incertitude. Août 1914 voit Brignon, son village, se vider de ses hommes et de ses chevaux. Son père est parti dans les premiers. À la gare, il voit les trains chargés de fleurs et de soldats qui chantent. Sa mère à la charge seule de la ferme en l’absence des hommes, même du grand-père, réquisitionné dans la Territoriale. Mais si la guerre dure, « Nous au début, on s’habituait mal à l’absence du père et on arrêtait pas de poser des questions. Puis on s’y est fait, on allait à l’école, on oubliait un peu » (p. 176), elle prend quand même son lot d’enfants du village : 7 en 1914, 8 en 1915, 4 en 1916, 4 en 1917 et 2 en 1918 soit 25 en 5 années de guerre, ceci sans voir jamais un alboche. Cela n’empêche pas Léonce de jouer à la guerre toute la journée, sans se soucier des restrictions qui commencent à apparaître toutefois ; pétrole, chaussures, sucre ou chocolat. Les femmes tiennent bon car il faut que, quand le mari reviendra, il soit fier de la besogne effectuée pour avoir « tenu la maison ». L’enfant vit de temps en temps la guerre et ses misères mortifères au gré des permissions de son père, ce après que la mère ait éradiqué toute la vermine ramenée de la tranchée. Mais Léonce n’est pas dupe ; « mon père ne nous disait pas tout » (p.179). Il fréquente l’école, dont il décrit la classe pendant la guerre, mais les instituteurs aussi ont été mobilisés ; il dit : « j’ai changé dix-huit fois de maître » (p. 180). La guerre durant, les classes deviennent mixtes. La religion a conserve sa place dans la litanie des jours et des semaines qui se succèdent, plus encore lorsque le fléau de la grippe espagnole vient encore marquer plus encore les deuils des familles. Lui-même perd sa petite sœur Jeannette. Son père, gazé, miraculé, écope toutefois d’une blessure qui l’évacue dans un hôpital de l’Oise. Sa femme fait le voyage ; une véritable expédition, puis il revient enfin pour reprendre son métier de paysan. Léonce se souvient du 11 novembre 1918, entre deuils et joie, et la vie a repris son cours. Mais la guerre a laissé sa marque, universellement. Léonce dit : « Peu à peu, les hommes sont revenus et ont repris le travail. Au retour de mon père, plus de cheval, les vignes étaient en mauvais état, le jardin était pitoyable. Ma mère avait fait ce qu’elle avait pu, mais elle ne pouvait suffire à la tâche. Et puis les inondations s’étaient acharnées à plusieurs reprises, emportant les murs, creusant des trous partout. On disait que je bruit du canon et les explosions pendant plus de quatre ans, à travers l’Europe, avaient détraqué le temps » (p. 199).
La vie reprend quand même son bonhomme de chemin et Léonce optera finalement pour conserver le métier de son père, abandonnant au passage son rêve de conduire des locomotives. L’ouvrage s’achève sur une postface qui rappelle la paysannerie à travers les siècles, puis sur une monographie de Brignon, le village de Léonce Chaleil par Max Chaleil, son fils né le 16 mai 1937, devenu lui-même éditeur et écrivain, qui a recueilli les souvenirs de son père.
Eléments biographiques :
Né le 10 novembre 1907 dans la commune de Brignon, dans le Gard, petite commune de 500 habitants en bordure du Gardon, Léonce Chaleil naît dans une famille paysanne. Aîné d’une famille de quatre enfants dont deux mourront en bas âge de la grippe espagnole. Il vit son enfance dans la campagne gardoise puis son service militaire au 15ème régiment du train. Marié, ayant un fils âgé de 2 ans, il est mobilisé comme chauffeur de véhicule, ce qui lui évite le front des jours maudits de 1940 en Lorraine. Son deuxième fils naît en 1947, son père meurt le 8 janvier 1952 et lui-même décède le 5 novembre 2001 quelques jours avant son 94e anniversaire.
Commentaires sur l’ouvrage :
Le témoignage de Léonce Chaleil sur la Grande Guerre ne représente que quelques pages (175 à 199) d’un enfant qui voit, de 7 à 13 ans, son foyer comme son village souffrir à la guerre. Son père, gazé et blessé s’en sortira semble-t-il sans trop de séquelle, nourrissant toutefois un certain antimilitarisme, mais sa mère perdra deux enfants en bas-âge. Aussi, l’intérêt de l’ouvrage réside dans les quelques pages qui permettent d’appréhender le témoignage de l’enfant d’un village de l’arrière-pays nîmois pendant les années de guerre. Léonce Chaleil décrit bien sa famille prise dans la tourmente, l’absence du père, le sacrifice de la mère, le drame des privations et de l’épidémie, mais aussi la vie scolaire et religieuse. La mort frappe çà et là : Il dit : « Les gendarmes, d’abord avertis, allaient prévenir le maire ; et c’est lui qui annonçait la triste nouvelle à la famille. (…) Les femmes quettaient pour savoir où irait le maire. C’était terrible cette attente et ce soulagement égoïste quand on le voyait se diriger d’un autre côté » (p. 177). C’est dans cette ambiance qu’il vit sa vie d’enfant et d’adolescent. Au final, ses souvenirs révèlent un témoin opportun et digne d’intérêt, y compris sur la sociologie paysanne des années 1900 à 1970 et la profonde transformation de cet espace.
Renseignements tirés de l’ouvrage :
Page 105 : Nom de pommes de terre
125 : Le charivari
127 : Conseil de révision, rite de passage, système du tirage des numéros, de 0 à 8
154 : Tétaire (ou mari !) tétant le lait en trop
175 : Réquisition des chevaux
177 : Arrivée du courrier, gendarmes annonçant les décès, « pareils à de grands corbeaux »
179 : En permission, son père ramène un fusil allemand
183 : Sur son père, revenu du conflit : « La guerre et le patriotisme, il en avait soupé, on en avait tellement envoyé à la boucherie qu’il était devenu presque antimilitariste »
: Lutte contre le patois à l’école
191 : Guerre quelque peu oubliée, trop longue
194 : Grippe espagnole
198 : Ambiance du 11 novembre
199 : Etat du pays en 1918, influence de la guerre sur la météo. Son père, revenu de la guerre, est prioritaire pour acheter un cheval de l’armée
200 : Hommes ayant du mal à retrouver leur place, se sentant remplacés par les femmes
337 : Marseille en 1927, ce qu’il en pense (vap 333)
351 : Défaite de 1940 : « Les vieux ne comprenaient pas : eux avaient tenu quatre ans, et leurs fils s’enfuyaient comme des lapins… »
362 : Vient au village du Bonhomme dans les années 1950
374 : « En 1918, à la fin de la guerre, le Français, deux fois cocu, aura donné son sang et son or »
395 : La racine de garance est l’une des ressources naturelles de Brignon
Yann Prouillet, août 2024
Chapelle, Marcel (1907-?) et 151 autres écoliers et écolières
Raconter la guerre. Souvenirs des élèves du département du Nord (1920), édité par Philippe Marchand
1. Les témoins
Marcel Chapelle, né en 1907, écolier à Anor (Nord), ainsi que 151 autres élèves, ont évoqué leurs souvenirs de la guerre, avec une rédaction composée en classe en 1920. « Raconter la guerre » restitue ces 152 copies-témoignages ; ce sont 78 garçons et 74 filles, représentant 44 établissements. Ils sont originaires de différentes localités du département du Nord, et ont tous fait l’expérience de l’occupation, à l’exception des jeunes témoins de Cassel ou de Dunkerque.
2. Le témoignage
Raconter la guerre, Souvenirs des élèves du département du Nord (1920) a été rédigé par Philippe Marchand, spécialiste de l’histoire de l’éducation (Septentrion, Lille, 2020, 272 pages). Une préface de Jean-François Condette présente la source, un corpus de copies détenues à La Contemporaine (ex. B.D.I.C.), et procède à une rapide analyse des témoignages. P. Marchand caractérise ensuite le fond FD1126, en apportant une série de précisions méthodologiques et statistiques. Les élèves sont présentés, avec leur origine géographique, leur niveau scolaire, leur âge au moment de la rédaction, celui-ci étant mis en relation avec l’âge qu’ils avaient au moment des événements. Les 152 travaux sont retranscrits avec leur orthographe d’origine, et la fin de l’ouvrage en présente quelques fac-similés.
3. Analyse
Le sujet que le recteur Georges Lyon propose en 1920 aux classes primaires, mais aussi parfois en Primaire supérieur, se présente avec l’intitulé suivant (p. 20) : « Souvenirs de l’invasion. Dites, avec simplicité et sincérité ce que vous vous rappelez de la guerre et faites le récit de l’épisode le plus dramatique dont vous avez été, soit l’acteur, soit le témoin.» Eugène Costeur, de Tourcoing, choisit par exemple (p. 186, « corrigé et un peu retouché » mention du correcteur) le thème des déportations du travail de Pâques 1916 [avec autorisation de citation] : « Mes 2 tantes et mon oncle furent enlevés malgré nos pleurs et conduits d’abord dans une usine où ils passèrent la nuit. Le lendemain, ils furent expédiés dans les Ardennes. On les sépara en les envoyant dans 3 communes différentes. Mes tantes sont restées parties près d’un an et mon oncle fut 2 ans. Le récit de leurs aventures est vraiment touchant et fait pour inspirer à jamais l’horreur du Boche. »
Cette source particulière pose de nombreux problèmes méthodologiques spécifiques : que penser, par exemple, de l’exactitude de l’évocation des jours d’août 1914, vécus à 6 ans et racontés en 1920 à 12 ans ? Dans les propos, comment séparer ce qui a été réellement observé, de ce qui s’est ajouté au fil du temps, avec le récit familial, de l’environnement et de l’instituteur ? Comment repérer ce que l’élève pense qu’il lui faut écrire pour satisfaire le maître et ce qui vient spécifiquement de lui? Outre cette complexité, il y a un biais de dramatisation imposé dans l’intitulé (« et faites le récit de l’épisode le plus dramatique») qui impose un prisme d’ambiance pour la rédaction. On trouve parfois la mention sur la copie « certifié sans préparation, ni retouche ou ni correction », ou au contraire des travaux préparés en groupe ; ainsi à l’école de filles de la rue du Temple à Cambrai, on retrouve le thème récurrent de l’élève qui tient ouvert un livre de géographie, et à cette occasion, des remarques déplaisantes lui sont faites par un soldat allemand qui montre la carte. (p. 93-106). On note aussi chez certains élèves des thèmes liés à l’époque de la rédaction du devoir (« culpabilité allemande », « ils doivent payer »), mais il y a aussi, chez beaucoup d’autres, une photographie intacte de la peur des uhlans en août 14. L’âge, le diplôme atteint dans les années 20 jouent aussi, les meilleurs récits étant sans surprise le fait d’élèves titulaires du certificat d’étude, préparant parfois le brevet professionnel d’instituteur.
Avec cette optique de « témoignage sur l’épisode le plus dramatique vécu », on peut repérer comme thèmes principaux la brutalité et la méchanceté des Allemands, les réquisitions, le travail forcé ou les bombardements. Ces Allemands, souvent nommés Boches, sont souvent désignés comme cruels, barbares, et l’établissement de ce caractère primaire tient souvent lieu de conclusion aux devoirs, ainsi Léon Lussiez (p. 225) : « Non, je n’oublierai jamais la cruauté allemande les horreurs et les terreurs de l’invasion brutale. Ils n’ont pas fait une guerre honnête ; ce sont des barbares dignes des Huns d’Attila. », ou Jules Payen (p. 226) : « Les garçons de 14 à 20 ans qui ne pouvaient pas aller travailler pour les Allemands étaient envoyés au front pour faire des travaux contre leurs frères, les autres Français. Oh ! les mauvais boches ! » Les apports les plus spontanés semblent être ceux qui concernent le monde spécifique de l’enfance, avec par exemple chez les jeunes ruraux, la corvée des enfants, c’est-à-dire l’obligation de glaner pour les Allemands, et d’aller chercher « du foin de paille », des orties, des fraises des bois, des mûres ou des noisettes. Les enfants évoquent aussi les claques reçues, des violences ponctuelles, qui si elles n’étaient pas rares par ailleurs pour les garçons, au domicile ou aux champs (« l’enfance, de mon temps, c’était des baffes », L. F. Céline), sont ici particulièrement révoltantes, car toujours injustes. Ainsi Désiré Bienfait de Liessies, 8 ans au moment des faits, raconte que le chef de culture allemand les brutalise pour manquement au salut obligatoire (p. 76) « Il commença a nous insulter a nous dire de vilains mots ! et nous fit saluer en ôtant complètement notre casquette. Mon camarade Edemond Perrat tenu par le bras reçut une bonne correction de coups de fouet pour ma part j’en fus quitte pour un coup. – mais bien appliqué et j’en ai conservé la trace pendant plusieurs jours. Le pauvre Edemont avait les jambes toute bleues. Je plains les petits garçons en Allemagne. » Dans la même commune, (p. 75) Albert Mezière « se souviendra toujours de leurs menaces et de leurs méchants yeux. ». Les enfants sont aussi très marqués par les événements touchant le foyer familial : fuite en 1914, habitants de l’Aisne chassés vers l’intérieur, familles nordistes obligées de partir en Belgique en 1918… Les réquisitions et les visites domiciliaires traumatisantes sont souvent rapportées. Les rafles du travail sont fréquentes dans les copies, les petits ont partagé l’angoisse, lorsque des frères ou sœurs de plus de seize ans, ou de jeunes oncles et tantes, ont été arrachés au domicile familial. En cherchant dans ces témoignages ce qui pourrait correspondre à des crimes de guerre (« atrocités »), on trouve par exemple des civils fusillés dans le Valenciennois en 1914, ou la mention d’une grand-mère frappée par une baïonnette à Lille le 13 octobre 1914, (Félix Verbèke, 6 ans au moment des faits, avec mention de l’instituteur « épisode certifié rigoureusement exact ») : « Ce fut mon premier grand chagrin. Ma grand’mère était si bonne pour moi et je l’aimais tant ! Aussi je ne vous étonnerai pas en vous disant que j’ai pour les boches barbares une haine farouche. »
La rédaction des témoins est marquée le plus souvent par le style héroïque, avec par exemple des francs-tireurs fusillés à Rouges-Barres (p. 159, [pas de mention de ce drame dans l’histoire locale]) « au moment de la mise en joue, ils mirent leur main droite sur leur cœur et disant à leurs fusillers : « Allemands ! c’est ici qu’il faut viser… » . » Une explosion frappe des soldats anglais à Cassel (p. 143), et on décrit la mort d’un tommy qui demande : « Est-ce qu’il n’y a pas de civils tués ? » – On lui affirme que non – « je meurs tranquille répondit-il, car nous, soldats, c’est notre sort à tous. ». Lucie Godart, d’Houplines, semble influencée par ses lectures (Illustrés ? Aventures exotiques ?) avec la description du supplice « oriental » que les Allemands font subir – sous ses yeux – à un habitant de Frelinghien, qui vient d’assassiner un officier allemand dans la rue (p. 191) : « ils s’élancèrent vers le jeune homme et avec des raffinements de cruauté procédèrent à son exécution. (…) Rapidement, les soldats firent un trou en terre, ils y mirent la tête du jeune homme puis piquant le sol, derrière la tête du supplicié, une lance allemande à l’extrémité de laquelle flottait un drapeau ennemi (…) puis ils recouvrirent la tête d’un peu de terre qu’ils prirent soin de ne pas tasser. (…) vingt minutes après je repassais par là et le corps était toujours secoué par des mouvements nerveux (…) L’exécution terminée, les Allemands ordonnèrent un quart d’heure de pillage dans le pays. »
Curieusement, le deuil « classique » de guerre, un père ou un frère tué, est quasi absent du corpus (2 occurrences), il est peut-être considéré par les jeunes nordistes comme hors-sujet, car extérieur au pays occupé. Il n’y a d’autre part presque jamais d’Allemand calme, neutre ou amène, aucune mention d’accommodement, la source ne le tolère pas : on ne trouve ainsi que deux rapides mentions sur 152 copies (p. 116) « nous avons logés des soldats allemands ils ont été raisonnables à part un qui nous a volé. » et « pendant les quatre années d’occupation, nous en avons logé souvent. Ils étaient exigeants mais ils ne nous ont fait aucun mal. »
Si P. Marchand signale que des devoirs n’ont pas été conservés, J.-F. Condette souligne que le nombre de réponses des écoles à la sollicitation du recteur Lyon a été très faible, pas plus de 3 % du total des établissements du département, la grande majorité des établissements semble ne pas avoir envoyé de devoirs. Sont aussi mentionnées des réticences d’instituteurs, expliquant que le niveau était trop faible (Haveluy ou Etroeungt), alors que la directrice de l’école de filles de Quarouble invoque (p. 22) « le manque d’épisodes dramatiques survenus dans sa commune et le jeune âge de ses élèves (…) leur travail est peu intéressant ». P. Marchand s’interroge aussi sur le rôle du maître dans la rédaction des devoirs, il cite un propos de l’instituteur de Flers-Breucq (p. 33) : « heureux sont les enfants ! Je crois que pour beaucoup de nos élèves, ces terribles années de guerre seraient déjà passées à l’état de rêve plus ou moins confus, si leurs maîtres n’entretenaient pas en leur âme le pieux souvenir des tortures infligées à la mère patrie. ». Alors, ces élèves sont-ils de bons témoins ? Si on ne peut demander à la source ce qu’elle ne peut donner – une relation positiviste des faits -, l’exercice restitue bien l’ambiance de 1920 qui règne dans le département sinistré, et on peut deviner, dans une forme naïve et heurtée, l’angoisse réelle éprouvée par les petits et la réalité du traumatisme subi. On suivra aussi P. Marchand qui insiste sur le double intérêt de ces rédactions (p. 35) : « elles mettent en valeur l’expérience de la guerre de jeunes enfants et le rôle de l’école dans la construction de la mémoire de la Grande Guerre. » Terminons par un extrait de la copie d’une élève dont nous n’avons pas le prénom (S. Dubus, Berlaimont, p. 41), qui évoque, après les épisodes douloureux de l’évacuation forcée de Tergnier (mars 1917), le répit enfin trouvé malgré un relogement précaire : « Une toute petite masure aux murs de terre battue, dans un village bâti au bord d’une grande forêt, nous servait d’abri ; pauvre petite chaumière minée par le temps, aux portes vermoulues, aux fenêtres antiques. (…) Cependant en été notre petite maison prenait un caractère champêtre. Le soleil, entré par les interstices, procurait de longues traînées lumineuses sur les murs délabrés et sur le plafond noirci et les abeilles bourdonnaient gaiement. « Courage » semblaient-elles dire. Et l’espoir renaissait plus vivant par ces belles journées. »
Vincent Suard décembre 2021
Congar, Yves (1904-1995)
Le futur théologien, expert au concile de Vatican II, a 10 ans quand éclate la Première Guerre mondiale. Sur le conseil de sa mère, il tient son journal, illustré de dessins, avec la volonté rapidement affichée de témoigner pour l’avenir, afin d’expliquer aux Français non envahis ce que fut la vie à Sedan sous l’occupation allemande. L’édition respecte le texte original, ses erreurs d’orthographe et de syntaxe, ses dessins naïfs, plus nombreux au début, laissant plus de place au texte lorsque l’enfant grandit. La présence de passages très bien écrits, construits et sans fautes, laisse penser qu’il y a eu deux moments d’écriture, le second datant peut-être de 1924, lorsque l’auteur a rédigé une préface à son « Journal de la guerre franco-boche ».
Début août 1914, Sedan, proche de la frontière, est fébrile ; les combats se rapprochent de la ville qui accueille les premiers réfugiés, puis les blessés français, et voit passer les troupes en retraite. Le 25, « commence une histoire tragique », celle de l’occupation. Yves garde espoir et traduit chaque canonnade, chaque mouvement de troupes allemandes, de blessés ou de prisonniers, chaque aéroplane, comme annonce de la délivrance prochaine. Puis c’est la résignation et il continue à noter les faits, graves ou mineurs, de la vie quotidienne sur cinq cahiers d’écolier : la taxe sur les chiens qui signe l’arrêt de mort de son propre animal ; les réquisitions ou pillages de toute sorte de vivres et matériaux ; la scolarité aléatoire ; le ramassage d’orties pour faire des tissus ; la prise d’otages envoyés vers l’est (son père et son grand-père en font partie) ; le meurtre du directeur de l’usine à gaz. Il est très sensible au sort des prisonniers russes, roumains et italiens dont certains meurent sous les coups et la famine.
Yann Prouillet
*L’enfant Yves Congar, Journal de la guerre 1914-1918, Paris, Cerf, 1997, 287 p. + fac-similés, notes et postface de Stéphane Audoin-Rouzeau.
Marquié, Camille (1906-1994)
Dans le livre 500 Témoins de la Grande Guerre (Éditions midi-pyrénéennes et Edhisto, 2013, 496 p.) figurent certaines notices collectives comme celle intitulée « Audois », p. 40, qui regroupe 15 témoins, hommes et femmes, du département de l’Aude, dont les témoignages, apportent des renseignements ponctuels publiés dans le petit livre de Rémy Cazals, Claude Marquié, René Piniès, Années cruelles 1914-1918, Villelongue d’Aude, Atelier du Gué, 1998, 164 p. [1ère édition 1983 en coopération avec la Fédération audoise des œuvres laïques].
Camille Marquié fait partie de ces témoins. Il avait 8 ans en 1914 (né à Pexiora) et vivait à Sainte-Valière où son père tenait l’exploitation d’un propriétaire viticole, par ailleurs érudit audois, le docteur Paul Cayla ; son frère aîné partit au front. Le témoignage de Camille, enregistré par son fils Claude, professeur d’histoire et de géographie, porte sur la vie à l’arrière et sur les situations inoubliables pour un enfant : la réquisition des chevaux ; la participation aux travaux agricoles ; les restrictions alimentaires. Le jeudi, il allait avec des camarades aider le boulanger du village à pétrir la farine. Il a dû abandonner l’école à 11 ans pour « aider au bêchage, au soufrage et à tous les autres travaux de la vigne ». Il put cependant obtenir le certificat d’études primaires.
Après le service militaire, il resta dans l’armée où il monta jusqu’au grade d’adjudant-chef. L’armée étant en partie dissoute après l’armistice, il entra dans la police à Carcassonne, sous les ordres d’Aimé Ramond qu’il accompagna dans la Résistance.
Thiesset, Henriette (1902- )
Nous avons reçu cette notice, de notre collègue professeur d’histoire Nathalie Jung-Baudoux :
Henriette Thiesset est née en 1902 dans la ville de Ham (80). Elle vit avec sa mère, Blanche, chez ses grands-parents, Henri Ficheux, chef de gare de la ville et son épouse Elvire. En août 1914, la ville est envahie par les troupes allemandes. Il est trop tard pour fuir. La famille s’installe dans une maison de Saint-Sulpice et commence alors le temps de l’occupation et des privations. Il faut loger les troupes, les nourrir et être à tout moment à leur service. La jeune Henriette décide de tenir un journal dès le début de l’occupation. Elle y raconte les humiliations subies, les événements quotidiens touchant le quartier et les environs. Si au début de la guerre Henriette s’inspire des pensées des adultes, traduisant leurs angoisses et le nouveau rythme de vie, elle se forge rapidement sa propre vision du monde qui l’entoure. Attentive aux souffrances des autres, elle décrit les soldats français, russes, anglais, ainsi que les manières de l’occupant, les doutes de certains soldats alsaciens, polonais et mosellans. Elle retranscrit le témoignage d’habitants envoyés au camp d’Erfurt :
« A Erfurt, les autorités ignoraient leur arrivée, on leur fit subir un interrogatoire pour leur faire avouer qu’ils étaient des francs-tireurs. Comme rien n’était prêt pour les recevoir, on les mit coucher sous la tente en attendant mieux. Un jour, on les fit tous ranger pour enlever les boutons de cuivre, un autre jour pour les porte-monnaie, mais pendant la fouille des premiers les autres avaient fait disparaître les leurs.
Un peu plus tard, on les mit dans des baraquements, nouvellement construits, et pendant quatre mois ils couchèrent sur la même paille, qu’on remplaça enfin par de mauvaises paillasses.
Ils étaient 16 000 dans le camp, des soldats français, des Russes, des civils. Les Russes malpropres introduisirent la vermine dans le camp, il fallut les mettre à part et vacciner tout le monde contre le typhus. La cuisine, organisée par un bufetier de la gare [sic], touchait 14 sous par jour pour nourrir chaque homme, et ne leur en donnait pas la moitié. La France heureusement envoye [sic] du pain, mais quelquefois les Allemands pillent le convoi.
Les Français ont pris plusieurs fois la défense des Russes trop maltraités. Un jour, un Russe éloigné à cause du typhus étant sorti pour ramasser une croûte de pain, un factionnaire l’attacha à un poteau pour le fouetter, mais les Français ramassèrent des pierres pour jeter au factionnaire. Craignant une révolte, les Allemands supprimèrent les punitions aux Russes.
On circule dans le camp, on y joue, les jeunes organisent des concerts. Dans l’intérieur du camp on vend du thé, du café et une rebutante charcuterie qui vaut très cher. Quelquefois, des enfants acceptent de l’argent pour faire les commissions des prisonniers, mais il arrive qu’ils gardent l’argent pour eux.
Tous les jours, quelques prisonniers vont en corvée en dehors de la ville.
Les colis arrivent aussi facilement que l’argent, surtout, ceux qui viennent de la France non envahie, quelquefois un journal s’y trouve glissé, comme pour emballer quelque chose. Au début, les Allemands avaient voulu donner l’argent à mesure, 30 marks à la fois, mais toujours on disait que le surplus avait été emprunté à un camarade, et le moyen ne réussit pas.
Un Alsacien, pris dans les armées françaises, a été fusillé parce que ses parents lui ont écrit sous son véritable nom.
Lorsque les prisonniers revinrent, ils crurent d’abord aller en France, mais passèrent par les Ardennes et apprirent alors qu’on les dirigeait sur Saint-Quentin. Après quelques formalités, on les rendit à leurs familles joyeusement étonnées.
Le pauvre M. Jaëck qui nous a raconté cela, n’a sans doute pas tout dit, car il craint que son fils soit prisonnier, il ne veut pas effrayer sa famille. »
Henriette Thiesset mentionne aussi les conséquences des mesures municipales sous la pression des Allemands. Proche du front et pourtant loin des sources d’information, son récit montre la pesanteur de l’attente, les espoirs de paix déçus, les craintes d’un lendemain incertain.
Lorsque la ville est libérée, que le Président Poincaré vient à Ham, tous pensent être au bout du chemin et un avenir est envisageable. Henriette cherche à se remettre à niveau et à devenir institutrice. Elle réussit le concours d’entrée et part étudier à Amiens. L’offensive allemande reprend. Tous les Hamois reçoivent l’ordre d’évacuer. Commence alors l’exil pour une partie de la famille, la grand-mère ayant refusé de quitter la ville. Henriette raconte alors la difficile recherche d’un logement sur Rouen, l’aide des populations et des religieux. Puis vient enfin le retour dans un pays dévasté suite à la pratique destructrice des Allemands lors de leur repli. Henriette recueille le récit de sa grand-mère qui a subi de terribles privations et a été évacuée en Belgique. Son grand-père Henri, épuisé par tant d’efforts, est atteint de la grippe espagnole et meurt le 22 février 1919. La ville de Ham est dévastée. Henriette, sa mère et sa grand-mère s’installent dans un petit bâtiment encore debout au fond du jardin. Tout est à rebâtir.
Nathalie Jung-Baudoux
*Journal de guerre d’Henriette Thiesset, 1914-1920, annoté par Nathalie Jung-Baudoux, Encrage Edition, 2012, 304 p. L’ouvrage comporte un index, les poésies de guerre d’Henriette Thiesset, d’autres témoignages et extraits de journaux de guerre (Docteur Dodeuil, M. Cagnon puis Mme Laurence Rousseau sur la ville de Roye), de nombreux documents d’archives sur Ham et sur quelques familles des environs.
Complément :
Les quatre cahiers manuscrits constituant le témoignage de Henriette
Thiesset font partie du fonds « La Guerre dans le ressort de l’Académie
de Lille » et sont conservés à la BDIC sous la cote F D 1126/07/C.695
On peut les visionner sur le site web de la BDIC dans la rubrique
« L’Argonnaute » en recherchant « Thiesset » ou alors par le lien suivant
(http://argonnaute.u-paris10.fr/ark:/14707/a011435678431tBxzgs)
Aldo Battaglia
Responsable des collections de peintures et dessins
Musée d’histoire contemporaine – BDIC
Hôtel national des Invalides
75007 Paris
Grimal, Henri (1910-2012)
Né à Arvieu (Aveyron) le 19 juillet 1910, le grand historien de l’Empire britannique et de la décolonisation est mort à Paris le 3 novembre 2012. Il était issu d’un milieu conservateur et royaliste par tradition, dans lequel on se méfiait des Lumières et des intellectuels considérés comme improductifs, inutiles et dangereux : « Dans ce vase clos, voué à l’ignorance, aux rancunes mille fois ressassées, tout allait à l’encontre de l’idée même de progrès, plus combattue que favorisée par toutes les autorités sociales. On cultivait la tradition dans ce qu’elle avait de détestable et on refusait, comme mauvaise, toute innovation. » Ni l’école primaire, ni le collège religieux n’ont apporté au jeune Grimal de quoi s’émanciper jusqu’à ce que, pupille de la nation, il puisse aller au lycée de Rodez et découvrir un autre monde. C’est la formation de sa jeunesse qu’il a voulu raconter dans un texte autobiographique publié en 2005 (voir le cas d’Henri Michel). La guerre de 14-18 en occupe les premières pages.
Les souvenirs qu’il a de la mobilisation « restent assez imprécis », mais suffisants pour dire qu’elle ne s’est pas faite la fleur au fusil, tous ceux qui partaient ayant hâte de rentrer à la maison. Henri Grimal évoque la correspondance de ses parents, qu’il a conservée. Le père, soldat, écrit dès le 23 août 1914, en pleine bataille en Lorraine : « Je ne peux pas m’expliquer sur ce qui se passe ici, de peur que ma lettre tombe entre des mains indiscrètes. » Il cherche secours dans la protection de la Sainte Vierge, mais il est blessé au genou et évacué vers l’hôpital de Rodez où son fils ne le reconnaît pas dans cet homme fatigué et triste, au « visage pâle et terriblement amaigri [qui] s’orne d’une grande barbe noire ». Henri Grimal va perdre à la guerre son père (en 1917) et un oncle. Ces décès marqueront aussi la mort de la ferme familiale. Le livre décrit longuement l’épisode de la construction du monument aux morts du village (p. 226-232), mais précise que le massacre avait porté un rude coup au nationalisme, tandis que le spectacle de ceux que la guerre avait transformés en invalides finit par ne susciter que de l’indifférence.
Un épisode rarement décrit ailleurs est celui du déserteur qui, blessé et venu au village en convalescence, n’avait pas rejoint son unité. Les gendarmes le cherchaient partout, mais n’auraient pas eu l’idée qu’il pouvait être caché dans la maison familiale par sa pieuse sœur au patriotisme incontestable.
Rémy Cazals
*Henri Grimal, L’Envol, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Toulouse, Presses de l’université des Sciences sociales, 2005, 355 p.
Michel, Henri (1907-1986)
Henri Michel est bien connu comme historien de la Résistance et de la guerre de 1939-1945 (plusieurs ouvrages, création du Comité et de la Revue de la Deuxième Guerre mondiale). Il est né à Vidauban (Var) dans une famille provençale typique de paysans, artisans et petits commerçants. « À plus de soixante années de distance », il a voulu rédiger ses souvenirs d’enfance sur 1914-18, retrouvant « des images, des odeurs, des émotions, des sensations, d’une extrême netteté », et les enrichissant de toute une culture, les mettant en valeur par le travail de l’historien. La vie du jeune garçon, liée à celle de son village natal, se trouve raccrochée à l’histoire générale de la période, selon le plan : 1) Mon village à la veille de la guerre ; 2) Dix ans en 1914 (en fait : sept ans) ; 3) Du collège à l’armistice ; 4) Un autre village ?
La mobilisation et les débuts de la guerre sont vécus à Vidauban dans l’exaltation patriotique particulièrement visible chez les enfants qui jouent à la guerre, qui prient le Bon Dieu pour la victoire et qui « traquent » les espions. Plus tard, vers la fin de 1915, arrivent les premiers permissionnaires : « Ce qu’ils décrivaient n’avait pas grand-chose à voir avec ce que les journaux racontaient. » Alors, les gens de l’arrière leur expliquaient « la vérité des choses de la guerre » qu’ils connaissaient mieux, et Henri Michel de noter : « À nous revoir leur faire la leçon, je suis étonné aujourd’hui encore qu’aucun permissionnaire ne nous ait jeté au visage son mépris et sa colère. » Avant 1914, le conseil de révision était un rite de passage, et l’ajournement « une injure grave » qui provoquait le dédain des filles et les quolibets des camarades. Vers la fin, quand arrive le tour du frère aîné d’Henri, « ne pas être jugé bon pour le service signifiait qu’on demeurait apte à vivre. Les parents voyaient avec appréhension partir leurs enfants pour l’examen fatal et certains des appelés n’avaient pas hésité à s’affaiblir systématiquement pour garder une chance d’être refusés. » Une fois jugés bons, les conscrits refusent de travailler, se mettent à boire, à provoquer et scandaliser le village. Henri Michel en a parfaitement compris les raisons : « Ils s’étourdissaient, ils s’abrutissaient, pour ne pas penser. » Et le 11 novembre 1918, ces jeunes qui allaient partir ont « l’impression de renaître à la vie ».
Pendant toute la guerre, un grand problème pour les activités du village fut celui de la main-d’œuvre. Les femmes redoublèrent d’efforts, les retraités reprirent du service, on continua à employer des travailleurs italiens, puis des prisonniers allemands. Le retour des hommes remit les choses à leur ancienne place, mais pas tout à fait. Les veuves continuèrent à diriger leur commerce ou leur exploitation agricole. Un début d’émancipation se produisit et le village eut sa garçonne, sa divorcée, sa veuve joyeuse… Une certaine ouverture aussi car le développement de l’automobile raccourcissait les distances, et parce que les combattants avaient vu du pays et côtoyé toutes sortes de peuples. La mort avait laissé son empreinte : le village avait eu 91 tués, 1 pour 33 habitants, mais 1 combattant du front sur 4 ; les trois quarts avaient entre 20 et 30 ans ; sans compter les blessés, les amputés, les gazés. Les survivants n’aimaient pas parler de leur expérience traumatisante, mais ce sont des anciens combattants qui ont créé la section locale du parti communiste. Le 11 novembre 1920, à l’issue de la cérémonie au monument aux morts, un groupe d’anciens combattants se mit à crier : « Plus jamais ça ! Plus jamais ça ! »
Rémy Cazals
*Henri Michel, Une enfance provençale au temps de la Première Guerre mondiale, Vidauban dans la mémoire d’un historien, présenté par Jean-Marie Guillon et Alain Droguet, Forcalquier, C’est-à-dire éditions, 2012, 416 p., nombreuses illustrations.