1. Le témoin
Henry d’Estre, de son vrai nom Henri-Xavier Dufestre, est né en 1873. On le sait basé en Algérie avant la première guerre mondiale ; il est effectivement officier d’état-major dans la 45e division d’Afrique. En plus de son témoignage en tant qu’officier et d’un essai sur la bataille de Verdun, L’énigme de Verdun – Essai sur les causes et la genèse de la bataille, parus la même année, il est spécialiste du XIXe siècle. Il a notamment publié Bourmont. La Chouannerie. Les Cent jours. La Conquête d’Alger 1773-1846 en 1934 ou encore trois volumes sur le règne de Napoléon : Bonaparte, les années obscures 1769-1795, en 1942, Bonaparte, les années éblouissantes. Italie. 1796-1797, en 1944, et Bonaparte, le mirage oriental, Égypte : 1798-1799, en 1946. Il s’est de plus intéressé à l’histoire du territoire algérien. Ainsi paraît en 1930 Les conquérants de L’Algérie 1830-1857. Enfin, deux romans sont parus sous son nom : Temps Du Panache, en 1904 et Le bol magique, en 1934.
2. Le témoignage
D’Oran à Arras, Impressions de Guerre d’un Officier d’Afrique, Henry d’Estre, éditions Plon (353 pages), publié en deux éditions successives. Une première, publiée en 1916, est complétée par une seconde en 1921 apportant quelques précisions concernant les lieux et personnages masqués dans l’édition originale. Rétablis dans des notes à la fin de l’ouvrage, il est par ailleurs agrémenté d’une notice, d’un glossaire des abréviations et d’une liste alphabétique des noms propres. Elle est de plus divisée par périodes du « branle-bas en Algérie » jusqu’à « Devant le labyrinthe ». Ce carnet de route a été couronné par le prix Davaine de l’Académie française.
L’auteur nous présente avec cet ouvrage écrit après la guerre ses impressions de campagne durant la période du 24 juillet 1914 au 18 février 1915.
Ainsi, nous le suivons, pas à pas, dans ce conflit qui le surprend en permission estivale dont il comptait bien profiter dans les Alpes, en France qu’il n’avait pas revue depuis longtemps, étant basé en Algérie. Mais le 28 juillet au matin arrive l’ordre de regagner l’Algérie au plus vite par le premier bateau. Il participe dès lors à la mobilisation, à la levée des troupes et à l’embarquement en compagnie de sa 45e division d’Afrique, tout juste constituée. C’est donc durant le mois d’août que la troupe accoste en France et traverse le pays pour rejoindre la zone du front où elle est intégrée à la 6e armée (Maunoury) qui tient le secteur de Charny près de Meaux à partir du 6 septembre 1914.
Le capitaine d’Estre est agent de liaison. Sa mission est de parcourir les lignes et les secteurs à la recherche du renseignement. Ainsi, relativement préservé, il peut décrire les combats de ses postes d’observation mais aussi dépeindre ceux qui y prennent part et les lieux dans lesquels il évolue. A partir du 10 septembre, la marche en avant survient faisant suite aux combats victorieux de la Marne. Cette « course à la mer » de quatre jours va se terminer sous Soissons où la division va cantonner jusqu’au 3 octobre, date à laquelle elle va rejoindre Arras après un court passage dans la forêt de Compiègne. Le 2 décembre 1914, le Général Quiquandon prend le commandement de la 45ème Division d’Afrique qui va se battre au Labyrinthe dans le secteur infernal de Neuville-Saint-Vaast où l’auteur sera toujours, à la fin de l’ouvrage, le 18 février 1915.
3. Résumé et analyse
L’auteur nous donne à lire avec cet ouvrage très personnel un carnet de route qui trouve son intérêt dans la vision de l’intérieur d’un bataillon d’Afrique, moins évoqué que les unités métropolitaines. Passés les éclairages sur l’uniformologie, « ils portent la culotte demi bouffante et les bandes molletières. […] La vareuse genre alpin et la chéchia semi-rigide avec couvre-nuque tombant sur les épaules, complètent cette tenue » (page 23), son « efficacité », « [ils sont] autant de bouquets de coquelicots et de bluets, aisés à repérer » (page 162) et son évolution quand, en septembre 1915, la plupart a ainsi quitté le jupons rouge et la chéchia garance pour des vêtements kakis plus appropriés, Henry d’Estre décrit la spécificité des troupes d’Afrique ; zouaves, goumiers ou encore de tabors. Un goumier, étant, comme il le précise dans les premières pages de son carnet, un cavalier volontaire s’habillant à ses frais et n’obtenant de l’Etat que la solde et l’armement. Ce statut est propre aux colonies et a surtout concerné le Maroc. « Tabor » désigne un régiment de goumiers. Il nous est également donné d’autres renseignements pratiques concernant l’armée d’Afrique, tel celui du salaire d’un soldat marocain, de dix sous, ou le symbole présent sur le fanion marocain, la main de Fatima. Enfin, il laisse dans une notice à la fin de l’ouvrage, la composition de sa 45e division d’Afrique.
D’Estre décrit la mobilisation comme un moment de grande effervescence monopolisant la plupart des transports et laissant la population indécise. Au front, il cède à l’espionnite ambiante et rapporte l’épisode d’un espion, exécuté pour avoir utilisé la croix de Genève pour révéler à ses compatriotes allemands des positions d’armes ou l’emplacement des réserves (le 8 septembre 1914, page 108). Ce qui amène par ailleurs un phénomène « d’espionnomanie » parmi les soldats, comme l’observe d’après certains faits l’officier Dufestre (page 164). Le 17 septembre 1914, un autre événement remarquable est mentionné quand les Allemands utilisent des mannequins comme trompe-l’œil en première ligne ou se déguisent eux-mêmes en zouaves. Il décrit aussi à deux reprises des retraites allemandes, en septembre 1914 sur la grande route Meaux-Villers-Cotterets (page 140) puis entre Paris et Chaudun deux jours plus tard (page 154). Les Allemands ont abandonné leurs bicyclettes, tué ou laissé leurs chevaux, incendié leurs voitures. Suite à ces départs précipités, d’Estre relève l’utilisation par les Allemands de caféine pour stimuler leurs troupes. Il assiste également aux fuites des paysans et repère qu’ils ont enfilé leurs plus beaux vêtements pour les préserver. Enfin, le 18 décembre, l’officier découvre un écriteau original : « E…-les-Eaux Station thermale pour maladies nerveuses. […] Cuisine soignée : spécialité de pruneaux et de petites marmites. On sert à domicile. Ruines à l’instar de Pompéi. » (page 304).
Sur le plan militaire, il établit un commentaire comparatif sur les manœuvres d’artillerie : « les canons de nos ennemis sont peu susceptibles de déplacer leur tir latéralement, ce que les nôtres font si facilement avec leur terrible fauchage ». En outre, il évoque à plusieurs reprises « la balle dum-dum » qu’il atteste utilisée par l’ennemi le 8 septembre par un ingénieux système, adaptant au fusil Mauser un appareil spécial destiné à « retourner les balles ». L’auteur remarque également que ces balles retournées produisent un son spécifique (page 316). Page 333, il note l’absence de plaintes des blessés et en explique ensuite l’origine. En effet, « les armes actuelles frappent avec une si excessive violence, qu’il en résulte, pour la partie atteinte, une sorte d’insensibilité avec phénomènes d’anesthésie locale ». Par plusieurs notes, l’auteur nous renseigne de plus, à la manière d’un ouvrage documentaire, sur certains détails spécifiques, tel le « Miracle de la Marne », exploit militaire auquel il a participé (page 107), le fonctionnement de la trésorerie et de la poste (page 266) ou la composition d’une artillerie divisionnaire (page 152). Enfin, les observations de son carnet de route comportent de nombreux renseignements sur la prise en charge des morts. Page 124, le 9 septembre, dans les environs de Barcy, on apprend que les ravages de l’artillerie ont été tels qu’ « il est impossible d’enterrer tous les cadavres, aussi est-on obligé de les brûler. ». Il décrit (page 192) les différents us des belligérants pour l’identification de leurs cadavres et la formulation de l’épitaphe. Les britanniques se servent d’une bouteille où est enfermé l’état civil du défunt, les circonstances de sa mort, et qui indique : « In remembrance of X…, killed in action ». Les Allemands quant à eux honorent leurs morts de l’épitaphe « Hier ruht im Gott, als Feld gefallen. », « Ici repose en Dieu, tombé en héros. ». Page 287, côté français, d’Estre explique que sont ôtées au soldat les affaires personnelles destinées à la famille, puis on insère dans une boutonnière de la capote un morceau de carton soutenu par un bout de bois fendu sur lequel est mentionné l’état civil. Le soldat est ensuite inhumé la nuit après une brève cérémonie, laquelle est clôturée le plus souvent par l’expression « On te vengera ». Quant aux circonstances de la mort, l’auteur s’estime (pages 113 et 114) capable de la déduire par la position et l’état du cadavre. Ainsi, d’après lui, si celui-ci est étendu sur le ventre, il aura été tué par balle, mais s’il est allongé sur le dos, il y a plus de chances que sa mort ait été causée par une baïonnette. De plus, par la marque d’une balle sur la tempe, l’officier extrapole que le mort a sûrement été exécuté suite à un second passage de l’ennemi alors qu’il n’était que blessé.
Page 208, il compare ceux qui adoptent une position neutre face à la guerre à des corbeaux qui s’engraissent. Il est aussi étonné (page 208) du rapport disproportionné qui existe dans cette guerre moderne entre le nombre de kilogrammes de plomb utilisés et celui qui tuera réellement un homme. Il évalue que seul un dixième de la totalité du plomb utilisé atteint sa cible. Enfin, il note que les combats ont plongé ses hommes dans un état quasi léthargique (page 331).
Enfin, il apporte diverses informations supplémentaires. Il cite quatre caricaturistes et dessinateurs Willette, Weber, Steinlein et Abel Faivre aptes à décrire les atrocités allemandes utilisant des plastrons humains : « ces héros qui, pour attaquer, se sont fait parfois des matelas de femmes et se cuirassaient de vieillards et d’enfants ! ». Il dit avoir vu le corps du poète Charles Péguy (Norton Cru remet en doute cette affirmation), nous renseigne sur une visite du président Poincaré le 3 novembre 1914 pour des remises de décorations. On apprend que l’acteur Raynal est enterré à Barcy, et que Mme Macherez était administratrice de Soissons en septembre 1914. L’ouvrage, mâtiné de « bourrage de crâne » se révèle donc d’un intérêt inégal quant à sa valeur testimoniale.
Yann Prouillet – Marie Bouchereau, novembre 2010