Petit-fils du ministre Allain-Targé, neveu du fameux Jules Ferry, fils d’un député puis sénateur des Vosges, Abel Édouard Jules Ferry est né à Paris le 26 mai 1881. Après des études en histoire et en droit, il est à son tour élu député des Vosges en 1909. Lors de la déclaration de guerre, il occupe le poste de sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères et reste en fonction jusqu’en octobre 1915 tout en ayant rejoint le 166e RI avec le grade de sous-lieutenant. Abel Ferry peut ainsi connaître le front, parler aux soldats et aux officiers de terrain, en faire état auprès du gouvernement et de ses collègues députés, être envoyé en mission auprès des généraux, et voir la guerre « d’en bas et d’en haut », titre repris dans un de ses livres posthumes. Car il meurt de ses blessures lors d’une mission d’enquête sur le front, le 15 septembre 1918. Son premier livre, reprenant des rapports officiels, est publié par Bernard Grasset dès 1920 avec, en exergue, cette phrase qui résume sa pensée : « L’Âme de 1793 est en bas, La Bureaucratie est en haut. » Ses carnets personnels étaient également destinés à la publication, trente ans après la fin de la guerre. Sa veuve, Hélène, s’en charge en 1957, en édulcorant quelque peu le texte. Pour le même éditeur, Nicolas Offenstadt et André Loez l’ont repris en 2005, en revenant à l’original et en consultant les archives de la maison Grasset. Cette dernière édition est ainsi introduite par une préface, « Histoire d’un livre », et complétée par quelques lettres d’Abel à Hélène.
L’ouvrage de 1920 répond à cette remarque fondamentale d’Abel Ferry : « Toute ma conduite dans la guerre a été déterminée par ce double spectacle : dans la tranchée, des morts inutiles ; à Paris, pas de gouvernement. » D’un côté, l’incompétence : « Il faut avoir combattu pour savoir à quel degré les E. M. ignoraient la nature du combat, la puissance des feux de mitrailleuses et d’infanterie, la force des fils de fer, les nécessités de l’artillerie lourde. » De l’autre, la méfiance de la démocratie : « L’erreur de la France fut, pendant les deux premières années de guerre, de craindre la forme parlementaire de son gouvernement. » Le livre contient les mémoires et discours d’Abel Ferry sur la bataille des Hurlus (mars 1915), les opérations en Woëvre (avril), les méthodes du commandement (février 1916), l’état moral de la Ve armée (juillet 1917), avec un retour sur l’offensive générale du 16 avril 1917, etc. Chacun de ces textes est l’occasion de revenir sur les constantes : les folles attaques ; la méconnaissance du fait qu’une troupe qui attaque, même si elle a pris la tranchée adverse, a tellement fondu en effectif qu’elle est « virtuellement hors de combat » ; l’absence de vision d’ensemble. Il faudrait, propose-t-il, mettre au point une offensive « qui unisse la préparation à la surprise ». Dès le 27 octobre 1914, une lettre à Hélène précise que « seuls les artilleurs gardent dans cette guerre un intérêt joyeux. Seuls, en effet, ils ont des armes à la hauteur des nécessités. Nous, nous n’avons qu’un bâton sur l’épaule ; la plupart de nos hommes sont tombés sans tirer un coup de fusil ; les autres n’ont jamais vu un Allemand. […] La reine des batailles, c’est la mécanique. »
En haut, c’est la dictature du GQG avec la complicité de Millerand, Maginot et Poincaré. Les généraux sont les maîtres, et la réaction cléricale en profite (Carnets, 30 décembre 1914). Au gouvernement, on parle mais on n’exécute pas. Heureusement, peu à peu, s’instaure un contrôle parlementaire, évolution souhaitée et provoquée par Abel Ferry et ses amis. Mais la tâche est rendue difficile par la presse qui « a faussé l’opinion publique, elle a créé la légende de Joffre, elle a créé une légende antiparlementaire » (26 février 1916). Il note, plus tard, « une campagne de réclame organisée autour de Mangin » (30 juillet 1918), puis la tentative de persuader à la France, contre toute évidence, « que la défaite du 16 avril était une victoire et qu’elle avait été arrêtée, non par les mitrailleuses allemandes, mais par les critiques des hommes politiques » (17 août 1918). C’est en effet sur l’offensive Nivelle que les livres d’Abel Ferry sont particulièrement critiques, et il faut lire en entier son rapport du 16 mai 1917, après un mois d’enquête sur le terrain, dans les unités et auprès des chefs : les causes de l’échec sont strictement militaires ; les conséquences sont catastrophiques pour le moral des combattants, et on peut se demander si « nous allons à la paix par la révolution » (12 juillet 1917). Au total, une si brève notice ne peut qu’effleurer la richesse des observations d’Abel Ferry, bien placé pour voir la guerre d’en bas et d’en haut.
Rémy Cazals
*Abel Ferry, La Guerre vue d’en bas et d’en haut, Paris, Bernard Grasset, 1920, 328 p.
*Les Carnets secrets d’Abel Ferry 1914-1918, Paris, Grasset, 1957, 255 p. ; nouvelle édition préfacée par Nicolas Offenstadt, Paris, Grasset, 2005, 393 p.
Maginot, André (1877- 1932)
1. Le témoin
André Maginot est né à Paris le 17 février 1877. Fils d’Auguste, notaire parisien issu d’une vieille lignée de paysans meusiens. La famille passe régulièrement les congés scolaires en Lorraine, à Revigny (Meuse). Après des études secondaires au lycée Condorcet (Paris) où il passe son baccalauréat, il fait de brillantes études supérieurs à l’École des Sciences Politiques et l’École de Droit. Docteur en Droit.
Il effectue un service militaire d’un an au 94e d’infanterie à Bar-le-Duc ayant obtenu une dispense de fils aîné de veuve. Admis au Conseil d’État, il devient rapidement chef-adjoint du Gouverneur Général de l’Algérie Célestin Jonnart. En 1905, André Maginot épouse Marie Dargent issue d’une vielle famille bourgeoise de Revigny. Après avoir mis au monde deux enfants, celle-ci meurt en couches le 12 décembre 1909. (Maginot perd son fils âgé de 20 ans, atteint par la grippe).
Conseiller général de Revigny, puis député de la Meuse en 1910. Inscrit à la Gauche démocratique, il fut élu secrétaire de la Chambre en 1912 et le resta jusqu’en 1913. Avec l’arrivée de Poincaré à la présidence de la République, Maginot s’engage très activement dans la défense de l’adoption de la Loi de trois ans. Il devient sous-secrétaire d’État à la Guerre (9 décembre 1913- 9 juin 1914).
Dès le 1er août 1914, il quitte Paris en compagnie du député Frédéric Chevillon, lorrain comme lui, et rejoint son régiment, le 44e Territorial, à Verdun. À cause du manque d’effectifs, et bien qu’appartenant à la Territoriale, dès le 11 août, Chevillon et Maginot montent en ligne.
Le 28 août, après avoir mené ensemble une patrouille téméraire, les deux députés sont nommés caporaux. Le 2 septembre, il écrit : « Hier j’ai fait du bon travail, je me suis avancé avec ma patrouille à 4 kilomètres d’Etain. Dans le village de Gincray, je suis tombé sur huit hussards de la mort, cinq ont été tués. J’en ai tué deux, dont le chef, auquel j’ai pris son sabre. » (Cf. Pierre Belperron, André Maginot, Paris, Plon, 1940, p. 30). Il est nommé sergent et cité à l’ordre de la division.
Grièvement blessé au cours d’une patrouille le 9 novembre. Après un long séjour à l’hôpital, il retourne à la Chambre. Le 11 janvier 1917, il est élu président de la Commission de l’armée. Le 19 mars, il entre comme ministre des Colonies dans le Cabinet Ribot et commence alors une brillante carrière ministérielle.
2. Le témoignage
Les Carnets de patrouille d’André Maginot ont été préparés par sa sœur, Mme R. Joseph-Maginot ; dans l’avant-propos, celle-ci présente « ce simple récit » comme des « notes jetées à la hâte, en ses brefs instants de liberté, sur de simples feuilles de papier à lettres ou de cahiers d’écolier » que l’auteur « n’a pas eu le temps de […] revoir. La mort est venue le surprendre avant qu’il les ait mises au point. Il y tenait beaucoup. Je les livre telles que je les ai trouvées sans y changer un mot »… Pour autant, contrairement à ce que peut laisser penser le titre donné à la publication de ce témoignage publié à Paris, chez Grasset en 1940 (181 pages), ces « carnets » s’apparentent davantage à des souvenirs recomposés par le député. En témoigne immédiatement cette phrase qui conclut l’évocation de l’ambiance du départ le 1er août : « Noble et courageux peuple de France, toujours prêt aux plus sublimes sacrifices, comme j’ai senti battre ton âme sur ce quai de gare et que de fois, par la suite, le souvenir que j’en ai gardé m’a aidé à traverser les rudes moments ! » (p. 12, mais seconde page du récit). Voir aussi p. 23, au chapitre II, « Verdun. 2 août 1914 » ; après avoir passé la nuit chez lui à Revigny, Maginot prend le train pour Verdun ; il écrit alors : « Je revois, en cours de route, tous ces jolis villages qui s’étagent de la vallée de l’Ornain à celle de l’Aire et sur lesquels, avant un mois, les hordes allemandes plus féroces cent fois que les bandes de Gustave-Adolphe…. » ; ces deux remarques, qui sont suivies par une multitude d’autres réparties tout au long du récit, suffisent à démontrer que ces « carnets » ont été composés après l’automne 1914. D’ailleurs, le dernier chapitre relate la « dernière patrouille » au cours de laquelle le député a été grièvement blessé, le 9 novembre 1914. Peut-on dater plus précisément la rédaction de ce récit ? Le ton et l’expression vigoureusement agressives peuvent indiquer une composition effectuée durant les années de guerre. Dans le chapitre VIII, Maginot fait une allusion au « brave et regretté Driant » (p. 135) ; nous savons que Driant est tombé au Bois des Caures (Verdun) le 22 février 1916… En tout état de cause, Jean Norton Cru aurait noté le faible nombre de dates précisées dans ce récit présenté comme des « carnets » : 1er, 2, 22, 26 août, 1er septembre, 12 octobre 1914, « premiers jours de novembre » (p. 145), 9 novembre 1914 (p. 155).
1940. La date de publication est intéressante. Le livre paraît en effet en pleine « drôle de guerre » durant laquelle la foi en la capacité de la ligne Maginot à empêcher toute invasion est encore largement partagée. Durant cette même période, une brève biographie (hagiographie) d’André Maginot est publiée par Pierre Belperron, André Maginot, Paris, Librairie Plon, 92 pages. La quatrième de couverture reproduit un cliché du monument « André Maginot » dressé à Souville (inauguré le 18 août 1935). Quelques semaines avant le déferlement des Panzerdivisionen, la biographie s’achève sur ces mots : « L’homme, que fut Maginot, méritait d’être mieux connu et aimé de ceux que « sa » ligne abrite et protège et de tous ceux, de par le monde, qu’elle sauvera de la dictature hitlérienne, en arrêtant les armées allemandes »…
On notera encore que la biographie de Belperron et les « carnets » recèlent certains éléments communs qui apparaissent sous la forme de notes brèves, probablement extraites du véritable carnet de route tenu par Maginot durant ses aventures de patrouilleur (dans les Carnets de patrouille, sa sœur insère un certain nombre de ces notes) ; par exemple : « Le 23, il est tout « retourné », car il a trouvé trois patrouilleurs du 164e « le crâne défoncé à coups de talons, les oreilles coupées et le ventre ouvert à coups de baïonnette ». (p. 134 dans les « carnets » ; p. 32 dans la biographie). Cependant la biographie comporte davantage de citations de ce type. « Le 7 [novembre], l’attaque continue. Il entre le premier dans Mogeville. « J’ai sauté sur la sentinelle allemande qui m’a manqué à bout portant et je l’ai tué d’un coup de baïonnette ». » (p. 33). Dans les Carnets, cet épisode est quelque peu transposé ; il n’est plus question d’une sentinelle mais d’un officier… : « J’ai la chance de pouvoir, au sens littéral du mot, « parer la balle » et en guise de réponse, je plante froidement ma baïonnette dans le cou de l’Oberleutnant » (p. 152).
La confrontation de ces quelques notes « prises sur le vif » avec le récit intitulé « Carnets de patrouille », permet de percevoir la facture littéraire de ces derniers. Quelques mois, voire quelques années après les faits relatés, Maginot a construit – pour partie à partir de ses notes – un récit d’aventures (cette remarque indique clairement que tel était son projet : « c’est ainsi que surpassant les romans d’imagination de maints conteurs, surpassant les aventures de cape et d’épée de Dumas, quatre simples patrouilleurs réussirent à s’emparer d’un village occupé par l’ennemi », p. 154), plus cohérent, plus linéaire, mêlant anecdotes personnelles et considérations d’ordre plus général. Lui-même et quelques-uns de ses compagnons hauts en couleurs sont savamment mis en scène. Pour autant, cette reconstruction plus ou moins tardive ne s’accompagne pas d’une euphémisation de la violence de guerre : ainsi Maginot ne craint pas de se dépeindre en train de tuer (p. 114, 115, 152, 160); mieux, il s’en glorifie. Chez Maginot, on ne trouve pas de trace d’autocensure suscitée par un sentiment de culpabilité rétrospectif.
3. L’analyse
1er août 1914 : le départ à la Gare de l’Est : le calme recueilli des quais contraste avec la frénésie bruyante des abords de la gare.
2 août 1914 : Verdun ; arrive en gare un train venant de Paris empli de réservistes chantant « la Marseillaise. Les portières des wagons, les embrasures des fourgons sont ornées de guirlandes de feuillages retenues par des rubans tricolores… » (p. 26)
Garde civique : à Verdun, un coiffeur intrigue Maginot par son accoutrement : « lui aussi a un képi ou plutôt une casquette que je ne puis mieux comparer qu’à celle d’un chef de fanfare, agrémentée de deux galons d’argent, insigne évident d’une hiérarchie que j’ignore. […] bon prince, [il] m’apprend […] qu’il est depuis la veille chef de la garde civique. En cette qualité, il parcourt la ville avec trois ou quatre citoyens qui constituent la dite garde, assurant l’exécution des ordres de la municipalité, veillant à ce qu’il ne reste personne de ceux dont le départ a été décidé, faisant fermer les boutiques et les cafés indûment ouverts, rappelant les civils et parfois même les militaires au respect de l’autorité et des règlements » (p. 29).
Le régiment de Maginot doit organiser la défense d’un petit plateau afin d’interdire à l’ennemi la route de Douaumont. La vision des villages envahis incendiés met en rage les soldats témoins : « Si jamais on les tient, les bandits, avec quelle joie on leur fera payer tout cela ! » (p. 45). Notons que la plupart des compagnons de Maginot sont originaires de territoires envahis et ravagés.
Maginot évoque le spectacle démoralisant de l’exode des populations civiles (22 août 1914) bientôt suivies, quelques heures plus tard, par les soldats en retraite (p. 47). Rien que très banal.
Mais le témoignage de Maginot vaut surtout pour son évocation d’un type de guerre peu décrit : la guerre de patrouilles : une guerre d’embuscades. Au début de la guerre, les reconnaissances étaient effectuées par des patrouilles, insuffisantes en nombre, et constituées par des détachements de volontaires sans cesse renouvelés. Dans son secteur (devant Verdun), le bouillant caporal Maginot suggère au général Moutey de constituer des corps de patrouille réguliers ; et le général autorise Maginot à constituer une « patrouille régulière » avec des volontaires pour la plupart « connaissant admirablement le pays, aimant par-dessus tout la chasse, tous un peu braconniers par tempérament, casse-cou et risque-tout »… (p. 55)
Les patrouilleurs de Maginot s’installent au village de Bezanceaux, à la pointe des avant-postes du secteur de Verdun.
26 août : mission à Maucourt et Mogeville. Les Allemands n’occupent pas ces villages. Maginot, deux autres députés, Chevillon et Abrami, et quelques hommes réussissent à rapporter de précieux renseignements. Ils sont félicités et promus caporaux.
1er septembre : à 3 heures du matin, départ en patrouille de reconnaissance depuis Fleury jusqu’à Gincrey ; les Allemands ne sont pas dans le village abandonné ; seul un couple de vieillards demeure caché dans une cave, dans l’attente du retour de l’armée française. Quelque peu dépité de n’avoir pas débusqué d’Allemands, Maginot persuade alors son capitaine de le laisser dans le village avec dix hommes pour tendre une embuscade aux cavaliers allemands qui ont pris l’habitude, le soir venu, d’abreuver leurs chevaux dans ce village (p. 108-115) ; « j’ai la chance de toucher mon Boche qui, atteint en pleine course, fait panache sur mon coup de fusil et s’abat pour ne plus se relever. – C’est toujours un de moins, conclut Muller en guise d’oraison funèbre. [Muller est un Alsacien, qui après avoir déserté de l’armée allemande s’est engagé dans la Légion. Il voue une haine féroce aux Allemands…] J’approuve sa réflexion de la tête [poursuit Maginot]. Bien que je ne sois pas d’un naturel sanguinaire, je trouve, en effet, que le rude Alsacien a raison. Moins il en restera de cette race de proie qui nous poursuit de sa haine implacable et déchaîne en ce moment sur l’Europe tat de calamités, mieux cela vaudra pour nous et pour l’humanité. La fameuse parole de Kipling me revient à l’esprit : « Le monde se divise en deux : les Humains et les Allemands ». (p. 115-116)
Maginot et ses camarades parviennent à se retirer du village et à rejoindre les lignes françaises. Son fait d’armes lui vaut une nouvelle citation à l’ordre de la division.
Le 7 octobre 1914, nouvelle citation à l’ordre de la division : « Le général commandant le 1er secteur, cite à l’ordre du secteur le sergent Maginot, du 44e régiment territorial. Au cours d’une reconnaissance effectuée dans la journée du 6 octobre, ce sous-officier commandant une patrouille d’éclaireurs, a vigoureusement entraîné ses hommes pour entrer dans le bois de Maucourt et a ainsi grandement contribué à chasser l’ennemi. »
Voilà quelques passages qui émoustilleront les « anthropologues » en herbe, découvreurs des liens pouvant exister entre la pratique de la chasse et la guerre : « De façon à permettre à mes hommes de recharger leurs armes le plus rapidement possible, je leur ai fait remplir de cartouches leurs képis posés à terre à côté d’eux. C’est un procédé que j’ai maintes fois, pour ma part, employé en battue et dont je me suis toujours bien trouvé… » (p. 110) ; un peu plus loin : « C’est presque un départ pour une partie de chasse que celui de notre patrouille. La nuit finit à peine. […] Mes compagnons sont bien dispos après un bon sommeil. Ils sont presque joyeux à l’idée que nous allons chercher du « boche » et que le véritable but de notre expédition est de ramener des prisonniers. N’est-ce pas après tout une véritable chasse ? » (p. 130) ;
La patrouille est fructueuse et un jeune soldat allemand est fait prisonnier ; au passage, il est à noter que l’un des hommes de la patrouille qui au moment du départ de la patrouille semblait particulièrement déterminé à ne pas faire de prisonnier et s’était doté d’un « long couteau », se montre en définitive ému par la jeunesse du prisonnier. Il lui offre même à boire pour le « remonter »… Ainsi, les déclarations volontiers assassines de cet homme (« dont la femme et le petit sont restés à Briey […] sous la férule de l’ennemi ») ont-elles été finalement contredites par des gestes d’humanité. Le « chasseur » a reconnu l’homme en sa prise… C’est pas simple l’anthropologie ! Le mieux est de ne pas oublier que les patrouilles en avant des lignes fortifiées, les coups de main, les embuscades, ne sont pas le quotidien de la majorité des poilus, loin de là. Ce type de guerre, que l’on pourrait assimiler à la « petite guerre », se distingue très fortement de la guerre de tranchées où les soldats subissent quasiment impuissants les fouilles meurtrières des artilleries.
12 octobre : affaire d’Ornes. Chaude alerte ; Maginot et ses hommes échappent de peu, grâce à la nuit, à un encerclement par un nombre supérieur d’ennemis.
Début Novembre : prise du village de Mogeville occupé par les Allemands.
Le dernier chapitre relate la dernière patrouille : le 9 novembre. Cette fois, l’affaire tourne mal. La patrouille est décimée ; Maginot est lui-même grièvement blessé et doit ramper sur 25 mètres, sous une pluie de balles pour rejoindre le gros de ses maigres forces ; il décrit un long calvaire durant lequel ses hommes se sacrifient (plusieurs sont tués) pour le ramener à l’abri (on peut confronter ce récit au témoignage du sergent Léonard rapporté par Belperron dans la biographie de Maginot, p. 34-36). Notons que dans sa relation de l’épisode, Maginot établit une comparaison entre les deux « races » : « les cris de douleur des soldats boches […] n’ont rien d’humain. Ce sont des hurlements de bêtes fauves, des plaintes tragiques, des appels effroyables qui, malgré toute l’horreur de ma propre situation, m’arrachent cette pensée qui maintenant domine mes souffrances : « Vraiment, comme ces gens-là portent mal la balle ». Et j’ai près de moi le contraste complet des deux races : hormis le malheureux Georges nous n’avons, de notre côté, que des blessés, mais eux ne disent rien. Résignés, silencieux, c’est à peine s’ils se plaignent, sauf le pauvre chapelet qui, le ventre entr’ouvert, commence à râler. Derrière moi je l’entends et faisant de mon mieux, je tâche de l’exhorter : « Fais comme moi… Bouffe-toi les poings… » » (p. 166)…
Frédéric Rousseau, mai 2008.