Perron, Marcel (1897-1993)

Marcel Joseph Marie Perron est né le 9 décembre 1897 à Port-Louis, Morbihan, dans un milieu populaire catholique pratiquant. Titulaire du certificat d’études primaires, il devient électricien, s’engage sur un bateau de guerre et se spécialise dans le domaine des transmissions. Il fait toute la guerre de 1914-18 dans la marine. Marié à Brest en 1920, on le retrouve plus tard dans une usine hydroélectrique des Pyrénées. Sa petite-fille le présente comme résistant sous l’Occupation et grand admirateur de Charles de Gaulle. Membre et porte-drapeau de l’association des « Combattants de moins de 20 ans », il parlait volontiers de la solidarité et de la camaraderie entre marins. Il est mort à Toulouse le 15 novembre 1993 à l’âge de 95 ans.

Son manuscrit est rédigé à l’encre sur un cahier d’écolier. Il est bien écrit et lisible jusqu’à la dernière page où se trouve un passage au crayon difficile à déchiffrer. Il va du 1er août 1914 jusqu’en avril 1916. Une liste sur feuille détachée reprend les principales dates de l’itinéraire en Méditerranée. Elle se termine par : « du 16/8/17 au 6/5/18 – sous-marins ». La petite-fille de Marcel Perron se souvient en effet que son grand-père avait été sous-marinier. Mais on ne dispose d’aucun document précis. Pour la guerre des sous-marins français en 14-18, il reste à se référer au témoignage de Marius Reverdy (voir notice).

L’auteur ne livre pas de sentiments autres que de conformisme patriotique, sauf de la compassion pour les réfugiés arméniens cherchant à échapper au génocide de 1915.

La succession de périodes en mer ou au mouillage n’est pas passionnante, mais c’est un élément d’authenticité que l’on retrouve ailleurs, dans le témoignage de Joseph Madrènes, par exemple (voir notice). Au cours des premiers mois, il s’agit pour le cuirassé Jauréguiberry de croiser au large de Barcelone pour intercepter les bateaux transportant des réservistes allemands venant d’Amérique du Sud et cherchant à regagner leur pays d’origine par l’Italie et la Suisse. Corvées au mouillage et sorties en mer se succèdent.

Le 29 novembre 1914, brève description de Malte : « La ville est assez belle. La plupart des rues sont en escaliers. Il n’y a pas une rue sans église. Du matin jusqu’au soir, on n’entend que le son des cloches. On ne rencontre que des troupeaux de chèvres dans les rues. Les habitants sont froids envers les étrangers. »

Le 21 mars 1915, des nouvelles de la tentative de forcer le détroit des Dardanelles : « Faisons route sur Port-Saïd. Apprenons que le Bouvet est coulé, le Gaulois avarié, et que l’Océan et l’Irrésistible sont coulés. »

Les 24 et 25 avril, long récit du débarquement de troupes françaises sur la rive asiatique du détroit pour faire diversion pendant que les Britanniques prennent pied sur la péninsule de Gallipoli (côté européen). Au soir du 28, la manœuvre ayant réussi, le général D’Amade et l’amiral Guépratte paient « la double en vin ». Le 4 mai, Marcel Perron fait partie de la compagnie de débarquement qui vient renforcer les troupes à terre, mais qui repart sans avoir tiré un coup de fusil, ayant seulement souffert du froid pendant la nuit. Les opérations de bombardement des côtes turques se poursuivent en mai ; des sous-marins allemands torpillent des navires anglais. Un parlementaire français ayant été gardé en otage à Boutroum, le Latouche-Tréville détruit la ville. Sa compagnie de débarquement reçoit le « libre droit de pillage ». Les marins reviennent à bord chargés de poules, oies et canards, et font un grand repas, « le tout à la santé des Turcs ».

Le 28 juillet 1915, sur la côte syrienne, à Lattakié, voici un épisode étonnant mettant en scène le gros cuirassé : « Arrêtons deux barcasses, l’une chargée de blé, d’oignons et d’orge, de la volaille et un mouton, la deuxième chargée d’œufs. Enlevons une partie du chargement de la première et cinq caisses d’œufs de la deuxième. Accueillons leurs équipages et coulons les deux barcasses. » Une suite, le 24 août : « Croisons au sud de Jaffa. Apercevons une caravane de trente chameaux venant de Jaffa et se dirigeant vers le sud. La dispersons à coups de canon, plusieurs bêtes tuées et blessées. »

Le 3 septembre, à Port-Saïd : « La Foudre et le d’Estrées entrent en rade ayant à bord plus de 2000 Arméniens qui fuient leur pays pour échapper au massacre. Il n’y a que des vieillards, des femmes et des enfants, ils font tous pitié à voir. Les hommes sont restés combattre contre les Turcs pour favoriser le départ de leurs familles.

Le document est conservé par Mme Reberga née Perron, petite-fille de Marcel : joele.reberga@wanadoo.fr

Rémy Cazals, décembre 2024

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Suillaud, Henri (1885 – 1916)

Correspondance Ives Rauzier

1. Le témoin

En août 1914, Henri Suillaud, natif du Morbihan, est marié et réside à Toulon ; rengagé quartier-maître depuis 1911, il est embarqué sur le cuirassé Suffren comme boulanger puis maître-coq. Il fait une première campagne d’août à novembre 1914, puis rejoint Toulon pour carénage. En janvier 1915, il repart aux Dardanelles, et participe pendant toute l’année 1915 aux tentatives pour forcer le détroit, avec une parenthèse en avril-mai (retour à Toulon en escorte du Gaulois pour réparation). Henri Suillaud meurt à 31 ans le 26 novembre 1916 au cours du torpillage du Suffren au large de Lisbonne (653 disparus, aucun survivant).

2. Le témoignage

Ives Rauzier a publié en auto-édition la « Correspondance d’Henri Suillaud » en 2014 (The Book Edition, 204 pages). Le corpus est constitué des lettres d’H. Suillaud, restituées intégralement ou en extraits, du début de la guerre à janvier 1916. Quelques lettres de la famille terminent le recueil, avec des reproductions de cartes postales. Le marin écrit dans un style très oral, avec une orthographe assez phonétique qui a été laissée telle quelle dans la transcription.

3. Analyse

Les publications de correspondances de marins du rang embarqués ne sont pas courantes, et les lettres d’Henri Suillaud sont intéressantes pour connaître sa vie quotidienne en opération, tenter d’appréhender sa perception du conflit et décrire le couple qu’il forme avec son épouse.

Un courrier abondant

Ce marin écrit souvent ; il fait fréquemment le point sur les nombreuses lettres reçues ou envoyées, le courrier est abondant et il est assez rapidement numéroté. La liaison postale est en général satisfaisante, avec à Moudros souvent deux distributions par semaine, les lettres et cartes arrivant souvent par 4 ou 5 à la fois. Au mieux, le délai Toulon – Suffren est de 10 jours, ce qui est rapide pour un cuirassé en opération, la moyenne étant de deux à trois semaines. Avec une escadre française la plupart du temps au mouillage, les servitudes fréquentes avec la France (torpilleurs, paquebots de troupes, cargos de ravitaillement) expliquent cette bonne fréquence. L’auteur donne parfois comme explication à des retards inexpliqués les torpillages de plus en plus fréquents au cours de l’année 1915, ceux-ci entraînant la disparition du courrier concerné.

Le retour à Toulon

Les conjectures, souhaits et hypothèses à propos d’un prochain retour à Toulon sont omniprésents, ils représentent la partie obligée de presque chaque début de correspondance ; ce sont des suppositions sur le besoin de carénage, la substitution du « Jules Ferry » au Suffren, la fin de la mission, etc… Cette « scie » est nécessaire pour ranimer l’espoir de se voir bientôt, et prendre son mal en patience ; ce projet de retour, en permanence déçu, n’empêche pas les conjectures de reprendre à la carte suivante. H. Suillaud emploie aussi beaucoup le mot « gazette » (ou gasette), ce qui à bord veut dire des bruits ou des rumeurs, et il insiste sur la qualité de ses sources d’information [avec autorisation de citation] « n’écoute jamais les gazettes moi je te dirai toute la vérité. »

La campagne des Dardanelles

Au début de la campagne, il est très optimiste, et promet un succès rapide avec la chute de Constantinople. Ce sont des évocations de l’armada dont il fait partie (p. 42, fév. 1915) « chère petite femme rappelle-toi que nous sômmes quelques choses comme bateaux içi » et plus loin «Si tu verrais les bateaux qu’il y a içi tous ces cuirassés et croiseurs et dragueurs de mines et les cargots. Il y a plus de 100 en tout. Et des Ydroaéroplanes les pauvres turques ne sont pas à jour avec nous. ». On constate aussi que, même si de son poste en boulangerie ou à la cambuse, il n’a pas d’informations tactiques précises, l’auteur n’hésite pas à communiquer à sa femme de nombreux renseignements militaires de localisation ou de mouvements de navires rencontrés : la censure ici n’est pas tatillonne ou en tout cas elle n’est pas redoutée. Après les échecs de mars 1915 (3 cuirassés alliés coulés, le Suffren est lui aussi touché avec 12 morts), l’impossibilité de réduire certains forts du détroit, et surtout l’arrivée de sous-marins allemands, l’enthousiasme disparaît. Cela s’exprime crûment en mai (p. 63) « pour nous içi nous sômmes plus si fier que dans le temps avec ces sous-marins. » Plus tard, après presque un an d’opération devant le détroit, c’est un constat d’échec transmis à son épouse (p. 125) : « on disaient bien que les Turcs ne résïsteraient pas longtemps la preuve en ai, voila bientôt un an qui y sont en guèrre, et ma fois le résultat pour nous, aussi en arrière que le premier jour ; »

Le quotidien à bord du Suffren

L’auteur évoque peu le détail de son activité à bord ; lorsqu’ il est boulanger, c’est un travail de nuit pénible et il récupère mal avec le sommeil de la journée, bruyante et chaude. Lors des bombardements réguliers des forts, le navire canonne l’après-midi, et H. Suillaud, passé maître coq, explique les difficultés de son service (p. 49, mars 1915) « Il y a des fois depuis midi jusqu’à 6 heures au poste de combat et à 6 heures, il faut faire manger alors, comment veut-tu que ce soit bien fait, ce n’est pas la peine que je me fait du mauvais sang pour si peut. ». Les distractions à bord ou la camaraderie sont peu abordées ; comme le navire est la plupart du temps à l’ancre à Moudros, il accompagne des bordées à la plage, et il essaie de nager (p. 75) ; le 23 juin 1915, il dit par exemple rester facilement un quart d’heure, « s’est déjà quelque chose. » Y a-t-il eu des abus ? «Je devais encore y aller sur la plâge, mais ces suprîmer le Commandant à trouvé à dire qu’il y avait une centaine de bonhomme qui passaient leurs temps à terre, maintenant ce sera au long du bord comme avant (…). Il mentionne aussi les nombreux malades à bord, avec dysenterie ou typhoïde (p. 90) « c’est un sale pays ».

Rassurer

La description des opérations ou des conditions tactiques du moment est toujours accompagnée de considérations destinées à apaiser les inquiétudes de son épouse. L’auteur était sur la Liberté au moment où le navire a sauté au mouillage en 1911 (plus de 300 morts), il a participé aux opérations de secours, et son diplôme d’honneur est reproduit en fin de volume (p. 31) : « J’ai déjà passé dans un moment bien terrible à bord de la Liberté, et ma fois tu vois je n’ai rien eu. » Par ailleurs, en cas de naufrage, il aura le collier [la bouée de sauvetage], et s’il ne peut pas sauver un homme qui ne sait pas nager, lui il sait « un peu » nager, et ça l’aidera à s’en sortir (p. 72).

Intimité 

H. Suillaud est très épris de sa femme dans sa correspondance, il mentionne sa grande tristesse lors de ses deux départs en août 1914 et en janvier 1915.

p. 31 « Je te dirai que j’ai pleurer beaucoup le soir que je suis rentrer de te quitté si mal oui chère petite femme plus on va plus on s’aime n’es ce pas. » Ce couple épris est sans enfant, et l’auteur mentionne à plusieurs reprises qu’il lui paraît plus raisonnable d’avoir une petite fille seulement la guerre terminée. Après une permission, sa femme s’inquiète pour ses règles et il la rassure (p.82) sur son attitude responsable : « Ne te fais pas pour cela tu les auras les anglais (…) : je te dirai qu’on peut se trompé mais pas moi, car je fais trop attention je ne dors pas sur le rôti (comme Saucas). » [un camarade dont l’épouse est tombée enceinte]. Après quelques mois de mission, les mentions de désir érotique deviennent plus fréquentes (p. 143) « tu me dis que tu à grassi (…) ce qui me fait plaisir, oui j’en aurai davantage pour m’amuser », mais ces allusions de fin de lettre ne prennent pas un caractère envahissant (p.149) « je patienterai encore (…) et ma fois qu’es ce que tu veux, qu’and on en à pas on y pense pas. »

Fin de la mission

La campagne s’achève de manière imprévue au tout début janvier 1916, car le Suffren aborde et coule de nuit un petit transport anglais (les 33 hommes de l’équipage anglais sont récupérés) mais le cuirassé a une voie d’eau et a perdu une ancre. L’auteur raconte qu’il a eu très peur, la cambuse étant située sur l’avant, il a cru à un torpillage (p. 178, janvier 1916) « il fesais nuit j’avais pas quitté la Cambuse sans prendre mon collier de sauvetage mais en arrivant sur le pont qu’and j’ai vu que c’était un abordage j’étais mieux ; j’ai redescendu aussitôt, mais le Suffren à jeter assez de boué et du bois à l’eau pour sauver 1000 personnes ; » Le message qu’il fait passer à son épouse est ici peu martial, c’est enfin la possibilité de rentrer à Toulon (p. 177) : « Enfin cette fois c’est un petit malheur qui nous fait notre bonheur à tous, autrement on était pas parti diçi. »

La dernière correspondance est datée du 16 janvier 1916, et on ne sait rien de son activité ultérieure jusqu’à la disparition du Suffren. Le livre se termine par un petit dossier, avec quelques lettres, des démarches de la veuve pour obtenir une licence de tabac (sans succès), ou la transcription du rapport du commandant Hans Walther, du sous-marin U 52, sur l’attaque du Suffren dans la nuit du 26 novembre 1916 : après l’envoi de deux torpilles, celui-ci décrit une grosse explosion, puis un grand choc sur le sous-marin en plongée ; à la remontée en surface il ne distingue rien (p. 193) « On ne voit qu’un nuage d’explosion que le vent emporte. Je m’explique ainsi l’événement : l’explosion de la torpille a fait exploser le cuirassé qui a coulé instantanément et le sous-marin l’a frôlé pendant qu’il coulait. » et plus loin : « Cherchons pendant une demi-heure des survivants, mais ne trouvons rien. Continué notre route. »

Vincent Suard, décembre 2024

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Hanin, Charles (1895–1964)

Souvenirs d’un officier de zouaves 1915 – 1918

1. Le témoin

Charles Hanin est né en 1895 à Hussein-Dey près d’Alger, dans une famille de la bourgeoisie locale. Classe 1915, il est mobilisé en décembre 1914 et participe avec le 2e Régt. de marche d’Afrique à l’opération des Dardanelles ; il est blessé en juin 1915 à Gallipoli. Aspirant au 3e Zouave en 1916, il combat à Verdun, et y participe à l’attaque de décembre 1916. Passé sous-lieutenant en 1917, il assiste à l’offensive du Chemin des Dames. Son unité va ensuite aider les Anglais en mars 1918, et il est blessé (obus à l’ypérite) en mai. Rentré au corps début septembre 1918, il est ré-hospitalisé après l’armistice à cause des séquelles de son gazage. Revenu à la vie civile, il mènera une carrière d’administrateur des colonies. Il décède en 1964.

2. Le témoignage

Les « Souvenirs d’un officier de zouaves 1915 – 1918 » (270 pages) ont été publiés en 2014 chez Bernard Giovanangeli Éditeur, avec une introduction documentée d’Henri Ortholan. Ce récit a été composé immédiatement après le conflit (déc. 1918), et H. Ortholan souligne « l’intérêt que représente ce témoignage que le temps n’a pu altérer ou déformer.» Dans un court propos d’introduction, Charles Hanin dit avoir repris ses carnets, sans changements sur le fond, mais avec une rédaction entièrement nouvelle.

3. Analyse

Oublier l’Iliade

Sur le navire qui l’emmène aux Dardanelles, l’auteur insiste sur sa connaissance livresque de l’Orient, d’Homère à Pierre Loti, et dans le voyage il retrouve les vieux souvenirs de l’âge classique, « le sens profond de l’Hellade » : il est moqué en cela par un camarade. Il découvre peu à peu la réalité (p. 25) «Tristesse poignante des emprises militaires, tout est poussiéreux, lamentable, pollué. Des zouaves hirsutes, sales, les yeux caves, agrandis déjà par la vie dure et les privations (…). » Il met ainsi, dit-il, un certain temps à comprendre « l’étendue de sa chimère ». La description des campements puis des combats en ligne donne une impression d’étouffement ; la place est comptée, et la description des combats, au milieu des hurlements, des tirs et des explosions (p. 38) est froidement réaliste : « On a l’impression de se trouver dans un asile de fous. » Il est rapidement blessé (21 juin 1915), est transbordé sur le Ceylan, navire hôpital, où seuls les blessés les plus graves ont droit à des couchettes. La nourriture est mauvaise, et C. Hanin évoque les barques grecques qui proposent fruits et sucreries, alors que lui n’a comme argent qu’un des louis d’or de sa ceinture de flanelle (p. 46) « les yeux du Grec dans sa barque luisent de convoitise : Oh, oh ! dit-il, uné Napoléoné ! et il me sourit largement. » Le blessé est transporté à Bizerte et après convalescence est réaffecté dans une unité de zouaves à Batna en août 1915.

Aspirant

La description de sa compagnie en novembre 1915 à Batna est cruelle, avec un encadrement allemand ou alcoolique, et du mépris pour les hommes de sa chambrée, représentant (p. 52) « un tiers d’Alsaciens parlant allemand, un tiers de Martiniquais parlant Po-po et d’un tiers de Juifs parlant hébreux. Nous sommes deux Français. » Pour lui, le choix du stage d’aspirant de Joinville s’impose comme seul moyen de « sortir de cette tourbe.» Il réussit la formation d’aspirant au début de 1916 (il passe assez rapidement sur cette formation) et il est de retour au 3e zouave en mai 1916 à Verdun. Mal accueilli, les officiers lui font bien sentir qu’il n’est qu’un sous-officier ; même hostilité de la part des sous-officiers, puis cela s’arrange un peu (p. 61) : « L’adjudant Fauchère et le sergent Fabry me prennent en amitié ; ils ne sont pas de l’active et n’ont pas reçu l’inoculation du virus sous-officier. » À Verdun comme auparavant aux Dardanelles, il constate que le simple fait de sortir son appareil photographique fait changer d’attitude ses supérieurs immédiats, ils deviennent alors beaucoup plus amènes. Notre auteur décrit le général Niessel à plusieurs reprises, c’est une brute, au visage de « dogue hargneux » qui terrorise les officiers, mais pour lui c’est un grand chef. Il raconte aussi une crise de colère de De Bazelaire (général commandant le 7e CA), lors d’une sédition d’un bataillon de zouaves (ivresse collective et refus de remonter sans repos préalable), pour lui sans gravité (p. 66) « il n’y a pas de quoi fouetter un chat : mais on a malheureusement rendu compte» Le général vient agonir des officiers qui ne sont pas concernés (le bataillon incriminé est en ligne) et c’est un incident pénible, « vos ancêtres rougissent dans leur tombe (…) je serai sans pitié et s’il faut vous faire marcher, je mettrai des mitrailleuses derrière vous ! » La narration de Verdun, rive gauche (mai-juin) et rive droite (juillet), est intéressante, notamment avec l’évocation de Froidterre et de Thiaumont (les 4 cheminées). En ligne et sous le bombardement (p. 100), il a dû, lui jeune aspirant, prendre le commandement de la section, et même à un moment, de la compagnie, pour pallier la couardise d’un lieutenant terré dans son abri. Revenu au repos, on lui retire sa section : outré, il demande justice en rédigeant une lettre de plainte au général, enveloppe fermée qui doit passer par la voie hiérarchique, mais dont il refuse de dévoiler le contenu; ennuyé, le colonel Philippe finit par reconnaître le bien-fondé de sa colère et lui rend sa section.

Thème de l’homosexualité

Il est fait plusieurs fois mention d’homosexualité (cinq reprises, surtout au début en Orient) :

p.18 des marins faisant l’apologie de la pédérastie.

p. 19 un sergent qui chantait au Château d’eau est inverti passif.

p. 28 un zouave débraillé, qui passe en roulant les hanches (…) il a eu la médaille militaire pour des talents qui ne sont pas ceux qu’on demande aux soldats.

p. 31 des propositions homosexuelles d’un légionnaire.

p. 145 le capitaine W qui serait venu « des bords de la pédérastie »

Eu égard au tabou qui entoure ce thème, ces passages interrogent. Ce type de mentions, très rares, égale ici le total de ce que j’ai pu rencontrer au cours de plusieurs années de lecture de récits de guerre. Rédigé dans une reprise des notes fin 1918 – début 1919, s’agit-il de la réalité, ou des clichés « orientalistes » attendus, à propos des mœurs supposés des Joyeux et autres troupes coloniales ? Cette répétition pourrait être le signe d’un intérêt particulier de l’auteur, mais celui-ci mentionne aussi des rencontres qui ne le laissent pas indifférent avec des femmes (p. 56 dans un train, p. 216 une occasion non saisie avec une institutrice « j’ai du paraître idiot. », ou encore p. 268, une fermière séduisante) et on sait aussi qu’il s’est marié après la guerre. Il reste que sa façon de décrire le deuil de ses deux camarades tués, Michel Romain et Ismaël Raymond, est faite d’une manière qu’on ne retrouve pas ailleurs. Ainsi M. Romain tué aux Dardanelles : p. 40 « un autre m’affirme qu’il est tombé à ses côtés ; je l’aimais, j’en éprouve un terrible choc. » et p. 48 « ton pauvre corps n’aura même pas de sépulture et ta chair qui fut belle et forte, tes beaux yeux sombres, si tristement profonds sont roulés, pulvérisés dans cette terre chaotique (…) ». À Verdun, son ami Ismaël Raymond a le pressentiment de sa mort prochaine, scène de prémonition assez fréquente, mais ici elle a lieu avec des modalités qui ne le sont pas du tout. Ils dorment dans un petit abri (p. 114, avant l’attaque sur Bezonvaux) « je sens une main saisir la mienne, la serrer avec une sorte de pudeur contenue ; je serrai à mon tour, alors dans l’ombre, je sentis contre mon visage le visage de Raymond, son souffle frôlait mes cheveux et je sentis brusquement ses lèvres et je vis qu’il avait pleuré ; je me relevais stupéfait ; que signifiait cela ? Je l’interrogeais ; il me répondit doucement : « ne bouge pas, demeure contre moi ; il faut que je te parle ; je t’aime, je n’ai que toi ici ; demain je vais mourir. (…) » C. Hanin lui impose de dormir. La prédiction se réalise et l’auteur vient se recueillir devant le corps, pensant (p. 123) aux « purs sentiments nés dans la communauté de notre vie rude ». Dans un dernier item, il décrit p. 239 les hommes qui se baignent nus, mentionnant des corps en « mouvement, signes de ce que la nature a voulu façonner de force virile et harmonieuse mais hélas, pétri dans la fragilité » et on pense immédiatement au style de Montherlant dans les Olympiques. Donc un caractère original, qui n’entraîne aucune certitude, mais qui traduit une sensibilité rarement rencontrée dans ces termes dans les carnets de guerre : il serait intéressant d’avoir ici l’avis d’une historienne ou d’un historien du genre.

Aisne 1917

Au début de 1917, Charles Hanin promu sous-lieutenant devient officier de renseignement, navigue de l’EM du régiment à celui de la DI, et cela lui permet de pittoresques descriptions d’officiers, en général peu laudatives. L’attaque du 16 avril (Mont Spin), est un échec dramatique au 3e zouave et c’est aussi l’occasion d’évoquer les Russes qui combattent à leurs côtés ; l’auteur est très critique, évoquant leur préoccupation dominante pour l’alcool et la danse : « nous comprenons Moukden et Tannenberg (p. 163) ». Il décrit une armée multi-ethnique, avec des hommes qui ne se comprennent pas entre eux, et dangereux car ils n’identifient pas les zouaves. Il reconnaît toutefois leur courage dans un assaut (toujours au Mont Spin) où eux aussi se font massacrer sans résultat.

Lorraine 1917

À l’été, son unité est dans un secteur très calme de Lorraine, et c’est l’occasion d’une description d’une patrouille offensive (Allemands à 800 mètres) dans les hautes herbes (p. 184) ; c’est une progression de « Sioux », alternant planque et reptation pendant des heures ; arrivés derrière les lignes allemandes, ils interceptent la dernière voiture d’un convoi, et ramènent le conducteur ahuri dans leurs lignes. La réécriture soignée des notes est ici payante, nous sommes dans un authentique western. Les Allemands en ont du reste fait autant en hiver : un étang borde et protège le secteur (Étang de Paroy), et ils ont rampé sur la glace revêtus de draps blancs, capturé quelque territoriaux et leur artillerie a cassé la glace pour protéger leur retour. Il évoque ensuite (p. 194) une inspection de Ph. Pétain, les colonels étant interrogés pour savoir s’ils répondent de leur régiment, s’il leur demande de marcher contre un ennemi qui ne serait allemand ; il comprend à cette occasion pourquoi – les mutineries – on les a maintenus dans ce secteur calme de Lorraine (fin août 1917).

1918

L’évocation de la période de 1918 est plus rapide, le moment charnière a lieu le 26 mai, son ordonnance est tué et lui blessé par l’éclatement d’un obus à ypérite dans leur abri, et c’est l’évacuation (Rennes, convalescence en Algérie). Revenu à son unité fin août 1918, il narre les combats de poursuite jusqu’à l’armistice, avec un style plus concis mais toujours aussi acerbe, voire méprisant (p. 256, retour dans son unité) : « Grapinet nous reçoit avec affabilité (…) il sent le Saint-Maxentais à plein nez : il y a en lui un de ces petits fumets sous-officier qui ne trompe pas. » Cette aigreur peut aussi s’expliquer par le fait que l’auteur reste durement touché par les séquelles de sa blessure : sa vie reste menacée en 1919.

Donc des carnets très intéressants, qui montrent l’endurcissement d’un jeune étudiant d’Algérie pétri d’humanités classiques qui, à travers les combats vécus dans une unité de choc, se transforme en un guerrier efficace et cynique, mais gardant encore une profonde considération pour les hommes du rang et un goût intact pour la rédaction littéraire.

Vincent Suard, septembre 2024

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