Clermont, Théodore (1888-1973)

Fils de cultivateurs, il est né à Sabaillan (Gers) le 18 février 1888. Titulaire du certificat d’études primaires, il travaille sur l’exploitation familiale. Au cours du service militaire à Montauban, il devient ordonnance du colonel de la Ruelle, et il le suit dans sa retraite en Bretagne. C’est là que la mobilisation le trouve et il descend vers la caserne du 20e RI à Marmande. Il se marie après la guerre (deux enfants) et tient une ferme à Seysses-Savès (Gers). Pendant la guerre, il a pris des notes et les a mises au propre, visiblement de manière fidèle sur un gros cahier de 340 pages, format 18×23, qui débute ainsi : « Ces quelques lignes qui vont suivre ont été écrites au jour le jour pendant la Grande Guerre. Elles ne contiennent que l’emploi de mon temps, les impressions personnelles sur les faits de guerre qui m’ont le plus frappé. Vous ne trouverez donc pas ici le récit de grandes opérations, le but que j’ai poursuivi en écrivant mon carnet de route a été celui de vous renseigner au jour le jour dans le cas où la bonne fortune ne m’aurait pas favorisé ; dans le cas où comme tant de bons camarades que j’ai eus, j’aurais pu rester sur quelque champ de bataille. » Et se termine ainsi : « Tels sont les souvenirs que je garde du 2 août 1914 au 1er janvier 1920, temps pendant lequel l’humanité entière a été bouleversée par la plus terrible des guerres qu’un tyran à la tête d’une nation militarisée a enclenchée. Transcrit des carnets de route pendant l’hiver 1920 et l’hiver 1920-21. Terminé le 25 novembre 1921. » La copie au propre reste bien datée et localisée ; les notes de certains jours sont très brèves.
Fin juillet, en Bretagne, le colonel de la Ruelle est inquiet, et sa cuisinière aussi car elle a vu 1870. Il faut partir au milieu de Bretons que le cidre rend fort joyeux, puis très malades. Le 22 août, c’est le spectacle atroce des blessés lors de la bataille de Bertrix. Le régiment passe l’hiver en Champagne et le suivant en Artois. En décembre 1915, Théodore signale la pluie, mais pas de sortie des tranchées ou de fraternisation. En janvier 1916, il passe à la compagnie de mitrailleuses. En mai, il signale le travail intense des soldats pour assurer à un lieutenant un confort qui choque : « Ils [les officiers] ne sont en général que des égoïstes qui ne pensent qu’à leur bien-être propre et se soucient peu du bonheur de leurs subordonnés. » Lui-même devient ordonnance du sous-lieutenant Archinard. À Verdun, le 26 juillet, l’officier et l’ordonnance sont blessés, Théodore par un éclat d’obus. Courte convalo et le voici en septembre à la côte du Poivre où la vie est fort triste, le ravitaillement arrivant mal. Le 9 février 1917, il note, sachant de quoi il parle : « Les officiers, qui sont comme des petits seigneurs dans un secteur calme, exigent de leur subordonné une exactitude qui ne peut être possible que dans un intérieur où rien ne manque. Si ces messieurs trouvent des ordonnances, cuisiniers et autres employés, c’est que ceux-ci, uniquement pour leur bien-être et pour la sécurité, mais pas complète, de leur existence, préfèrent souffrir ces petits ennuis de tout moment que de monter la garde à la tranchée. »
Le 17 avril 1917, près de la ferme de Moscou, il aménage les tranchées allemandes de 1ère ligne tout juste prises. Après la relève, le 28, les soldats grognent parce qu’on parle de les faire remonter pour attaquer. Alors, situation insolite, « pour punir la compagnie, nous sommes privés de confitures ». Le lendemain, tandis que Théodore et les autres montent, il y a des mutins qui se défilent (la moitié de l’effectif, dit-il). Le 1er mai, tandis que quelques mutins reviennent, les autorités enquêtent pour identifier les meneurs. L’épisode du 20e RI est considéré comme le premier de la crise de 1917 ; il est assez grave pour que 6 condamnations à mort soient prononcées (mais non exécutées). Théodore n’en parle pas, mais signale que les mutins vont être dispersés dans d’autres unités. Lorsqu’il part et revient de permission, il ne dit rien des troubles dans les trains. Aurait-il supprimé quelques notes lors de la mise au propre de son texte ?
Le 23 juillet 1918, il est blessé au bras par un nouvel éclat, et pris en charge par « des gentilles Américaines » à Paris et il reçoit à l’hôpital la visite du colonel de la Ruelle. Retour à la compagnie fin septembre, où manquent beaucoup de camarades : « Que de vies que la dernière offensive y a volées ! » Sa demande pour servir dans les tanks est acceptée et il part pour le camp de Cercottes près d’Orléans, où l’instruction doit durer trois semaines. Au cours de la première : « nous n’avons rien fait. » Au cours de la seconde, les instructeurs donnent des explications très claires. L’armistice survient au cours de la troisième.
RC
*« Journal de guerre de Théodore Clermont », dans Savès-Patrimoine, 3e et 4e trimestres 2008, 207 p. format A4. Contient un tableau très détaillé des lieux et des dates.

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Heiligenstein, Auguste (1891-1976)

HEILIGENSTEIN Gérard, Mémoires d’un observateur-pilote 1912-1919 Auguste Heiligenstein, Paris, Les éditions de l’Officine, 2009, 227 p.

Le témoin
Auguste Heiligenstein est né le 6 décembre 1891 à Saint-Denis. Ses parents, natifs d’Obernai (Alsace), ont quitté cette région après la guerre de 1870, ayant choisi la nationalité française. Artiste décorateur sur verre dans le civil, il est incorporé en 1912 au 26e Régiment d’artillerie pour effectuer son service militaire. Il passe et réussit l’examen de brigadier, puis celui de sous-officier. Transféré avec son régiment à Chartres, il est désigné chef de section de la 23e batterie lorsque la guerre éclate. Il connait le baptême du feu dans la Meuse, lors des combats de Vaudoncourt et Spincourt les 23 et 24 août 1914. Après les affrontements de la bataille de la Marne, son groupe est désigné pour compléter l’artillerie de la 65e DI, et participe aux batailles de Chauvoncourt et des Paroches. Il est nommé sous-lieutenant le 5 novembre 1914, et prend le commandement de la 22e batterie. Cantonné au fort des Paroches, et l’inaction se faisant plus pesante, il devient observateur en ballon. Il monte aussi un service d’élaboration de cartes établies à partir de ses observations, avant qu’en juin 1915, la 65e division ne soit transférée dans la Woëvre et au bois le Prêtre près de Pont-à-Mousson. C’est là qu’il est désigné pour être observateur en avion à l’escadrille de la division, la MF 5, basée à Toul. Un an après, en juin 1916, il passe à l’escadrille MF 44 jusque fin février 1917. C’est dans cette unité qu’il obtient son brevet de pilote. Muté à la C 106 qui deviendra la C 229, il participe à l’offensive du Chemin des Dames du 16 avril 1917 où il est nommé adjoint de son chef de secteur, en charge des observateurs. Nommé lieutenant le 16 mai 1917, sa carrière au front s’interrompt brutalement à la suite d’un accident d’avion le 17 juin 1917. Après sa convalescence, il entre en janvier 1918 au SFA (Service des Fabrications de l’Aviation) où son activité consiste à contrôler certaines usines fabriquant des avions jusqu’à la démobilisation le 15 août 1919. Il reprend alors avec succès sa carrière d’artiste spécialisé dans les émaux transparents sur verre, participant à de nombreuses expositions internationales. En 1939, il est rappelé par l’armée de l’air comme instructeur et donne des cours sur l’observation et la reconnaissance aérienne à la base aérienne 109 de Tours. Nommé capitaine, il évite par son action la captivité du personnel de cette base. Après la Deuxième Guerre mondiale, il reprend sa carrière d’artiste dans l’art de la céramique. Il s’éteint le 23 mars 1976 à l’âge de 85 ans, après une vie bien remplie.

Le témoignage

Les mémoires d’Auguste Heiligenstein ont été retranscrites par son fils Gérard, alors que son père les avait écrites entre 1964 et 1968, soit presque 50 ans après la guerre. Le livre est divisé en 7 chapitres, dont les deux premiers traitent du service militaire et de ses débuts en tant qu’artilleur. Les autres chapitres retracent sa carrière dans l’aviation. L’ouvrage est complété par un cahier iconographique qui présente des extraits des albums de l’auteur, des photographies, quelques croquis et les textes des citations obtenues. A noter aussi quelques pages relatives au parcours d’Auguste Heiligenstein avant et après la Deuxième Guerre Mondiale, ainsi qu’un index des noms cités.
Le texte est malheureusement émaillé de nombreuses coquilles, sans que l’on sache si cela vient du texte d’origine ou si ce sont des erreurs de retranscription. On trouve donc de nombreuses fautes d’orthographe, de conjugaison, une ponctuation parfois hésitante. Certaines phrases semblent tronquées par manque de mots, d’autres en ont trop. Tout cela laisse une désagréable impression au lecteur, et il est étonnant que l’éditeur ait laissé passer de telles erreurs dans la version finale. On dirait qu’il n’y a pas eu de relecture et des fautes qu’il eût été facile de corriger sur les noms de lieux ou de personnes abondent : Pluvenelle pour Puvenelle, Pelltier d’osy pour Pelletier d’Oisy (p. 96), Billy Coopens (p. 169) pour Willy Coppens… Cependant, les témoignages d’aviateurs de la Grande Guerre sont trop rares pour que l’on fasse trop de reproches à la publication de celui-ci.

Analyse

Le parcours d’Auguste Heiligenstein, qui est resté près de 7 ans dans l’armée, a la particularité d’être très varié et il rapporte ce qu’il a vécu en tant qu’artilleur, observateur, pilote, réceptionnaire au S.F.A.. Dans ses souvenirs, on sent à plusieurs reprises que l’auteur a une certaine volonté pédagogique. On le remarque par exemple, quand il détaille la composition et le fonctionnement d’une batterie de 75 (p. 37). Il adopte la même attitude quand il parle de l’aviation, introduisant de cette façon une description des biplans utilisés à cette époque: « Pour les jeunes il faut que je parle de ces ancêtres de l’aviation. » (p. 69) Ce qui semble démontrer l’espoir d’être lu et la volonté de témoigner pour les générations futures.
Il rapporte quelques anecdotes intéressantes de son expérience d’artilleur, comme lorsqu’il aperçoit près du fort de Troyon « des meules de blés qui se déplaçaient », arrêtées net par un tir précis. (37). Ou encore quand il aperçoit les Allemands en train de déménager un piano de la villa qu’occupait en temps de paix, le capitaine du fort des Paroches. Celui-ci averti du larcin en cours, ordonne à Auguste Heiligenstein de tirer. Un seul coup heureux stoppe le déménagement, et fait des dégâts dans le camp adverse, ce qui lui inspire cette réflexion : « J’étais très fier de ce coup heureux, mais vraiment, ce que la guerre peut transformer un homme et le rendre sanguinaire et cruel » (p. 54).
Le baptême du feu est une épreuve difficile pour sa batterie, dont le premier mort est un évènement traumatisant et provoque la consternation parmi ses hommes :
« Nous fûmes pris en enfilade par une batterie ennemie qui fit beaucoup de dégâts. J’étais à côté du capitaine à son observatoire pour essayer de repérer le départ des coups quand j’entendis des hurlements dans la batterie, il me demanda d’aller voir ce qui se passait. En arrivant je trouvais un des servants de ma section blessé très gravement et ses camarades atterrés, un obus explosif avait éclaté en arrière du caisson et un fort éclat avait traversé une des portes en tranchant les fesses du malheureux camarade. Il n’y avait pas d’infirmier dans la composition d’une batterie et aucun des servants n’osait s’occuper du blessé, force me fut de faire le nécessaire, heureusement que le tir cessa. J’ai toujours eu horreur du sang et j’aurais fait un mauvais chirurgien, mais comme personne n’osait toucher le blessé, je pris mon courage à deux mains et après l’avoir débarrassé de ses vêtements je trouvais une plaie affreuse, je fis un premier pansement en utilisant tous les pansements individuels des hommes de la pièce. Les infirmiers ne vinrent pas et il fallut attendre pour évacuer le blessé. […] Nous quittâmes la position de batterie en fixant notre blessé avec des bottes de blé sur un caisson, malheureusement en arrivant sur la route une salve de 77 fusants nous accueilli, l’affolement des chevaux et des conducteurs fit tomber du caisson notre malheureux camarade ce qui lui déclencha une forte hémorragie. En arrivant le médecin alerté ne put que constater le décès et nous l’enterrâmes le lendemain matin dans le petit cimetière du pays. Ce premier mort jeta la consternation dans ma section, nous aimions beaucoup ce camarade très serviable et surtout très gai, ayant toujours un bon mot et une chanson pour remonter le moral de ses camarades. La grande faucheuse, avait dans nos rangs, commencé ses ravages. Nous venions, cette fois de recevoir le vrai Baptême du feu » (p. 35-36).

Il est aussi témoin d’un cas de folie, lorsqu’il rencontre un maître pointeur artilleur du 55e R.A.C., « Dans un croisement j’aperçus un homme qui marchait et paraissait lourdement chargé, en m’approchant de lui je vis avec stupéfaction un artilleur du 55e RAC avec des yeux hagards et qui portait sur son épaule une culasse de 75, celle de son canon. Je lui adressai la parole et sans me répondre il continua son chemin ! Quelques-uns de mes hommes le firent monter sur un caisson, par bribes il nous fit savoir qu’il était maitre pointeur et qu’il appartenait à la batterie qui avait été détruite près de nous. Le massacre de ses hommes l’avait rendu fou » (p. 41).

Il évoque des changements de position journaliers, afin de faire croire à l’ennemi « qu’il y avait beaucoup d’artillerie dans le secteur » (p. 42). Grâce à un certain talent de diplomate, il désamorce un début de rébellion dans son ancienne batterie, provoquée par le comportement d’un capitaine trop tatillon qui s’était mis à dos ses hommes. Faisant office d’observateur au fort des Paroches, et le front s’étant stabilisé, peu à peu, la routine s’installe. Il devient donc aérostier et décrit les difficultés rencontrées lors d’un réglage d’artillerie en ballon. Il n’hésite pas à critiquer le comportement de ses camarades ou de ses chefs que ce soit dans l’artillerie, l’aérostation ou l’aviation. Ainsi dans l’artillerie, un de ses hommes connait une défaillance :
« Je trouvais le pauvre maréchal des logis V., mon chef de pièce, anéanti par terre incapable de faire un mouvement, heureusement que son pointeur était d’une autre trempe. J’ai décidé d’en parler le lendemain au capitaine et de lui faire rendre ses galons qu’il ne méritait pas. La nuit se termina sans notre intervention. Le lendemain il rendit ses galons et nous l’envoyâmes au train des équipages, un peu à l’arrière comme conducteur, ce qui était une grave punition pour lui. C’était la première fois que je prenais une aussi grave décision surtout avec un bon camarade et j’en eus beaucoup de peine, mais la discipline doit être plus forte que l’amitié » (p. 39).
Alors qu’il est aérostier, un obus éclate à proximité de sa compagnie. Le capitaine se réfugie sous le treuil et ses hommes se dispersent. « je ne pus m’empêcher de dire son fait à ce lamentable capitaine qui probablement voyait le feu pour la première fois » (p. 59).
Dans l’aviation il fait des remarques sans concessions sur ses chefs d’escadrille. Quand il passe de la MF 5 à la F 44, il dit ne pas regretter « son chef, pilote d’avant-guerre que je n’avais pas vu voler souvent (il effectuait comme beaucoup d’autres les heures mensuelles nécessaires pour ne pas perdre la prime de vol de 10 f par jour » (p. 88). Son nouveau chef, pour un temps seulement, ne trouve pas grâce complètement à ses yeux, car « lui aussi n’était pas un fanatique pour voler près des lignes ennemies » (p. 88). Son remplaçant, ne semble guère mieux : « Nous ne l’avons jamais complètement adopté car lui aussi ne montait pas souvent dans son zingue » (p. 90).
Il est un fait communément admis que pour avoir le respect et l’entière confiance de ses hommes, un commandant d’escadrille se devait de voler aussi souvent que possible, comme son personnel navigant. Mais les chefs d’escadrille ne sont pas les seuls à connaître des manquements, les pilotes eux aussi peuvent ne pas se montrer à la hauteur. C’est le cas de l’un d’eux, un chasseur, qui devant protéger l’avion d’Auguste parti en mission photographique, manqua le rendez-vous fixé à l’avance. Le chasseur ne s’étant pas montré, Heiligenstein et son pilote furent pris en chasse par un Fokker et essuyèrent des rafales ennemies. « Le Morane avait bien quitté la base et comme il avait peur d’être trop en avance il était allé dans la direction de Nancy et avait eu une panne. Nous n’en crûmes pas un mot car il ne passait pas pour être un foudre de guerre et donc jamais plus nous ne lui adressâmes la parole » (p. 71).

Il témoigne aussi certaines barrières sociales plus ou moins tangibles entre les gens de l’air. Observateur récent dans l’aviation, Auguste Heiligenstein observe ses homologues et ressent l’impression de ne pas appartenir au même monde : « Les observateurs à cette époque étaient pour la plupart brevetés d’état-major polytechniciens ou ingénieurs de Centrale, aussi nous les sortis du rang, nous étions au bout de la table […] Pas souvent admis dans les interminables parties de bridge ou de poker qui se terminaient tard dans la nuit, nous n’étions pas tenus à l’écart mais nous sentions que nous n’étions pas du même bord » (p. 65).
Il évoque aussi les différences qui pouvaient se dresser entre militaires issus d’armes différentes, surtout pour ceux qui étaient issus d’une arme moins prestigieuse ou qui n’avaient pas l’expérience du combat, ce qui pouvait engendrer un certain malaise :
« Dans l’armée il y avait des cloisons bien étanches entre fantassins, cavaliers et artilleurs mais elles étaient encore plus fermées au train des équipages, aussi mon chef d’escadrille en subissait les conséquences quand il venait avec moi, simple sous-lieutenant, en mission auprès des états-majors. Il en revenait toujours un peu gêné car c’était toujours à moi que l’on expliquait les missions et il restait toujours en dehors des discussions. Il était un peu considéré comme un chef de garage, chargé de fournir des avions en ordre de marche. D’autre part nouveau venu dans l’arme, quoique capitaine, il n’avait pas encore reçu de citations ce qui le mettait en état d’infériorité vis-à-vis de moi-même. Aussi nos rapports sans être difficiles n’étaient pas très amicaux, mais il me laissait entièrement libre dans la direction de mes observateurs et je sentais malgré tout une espèce d’animosité » (p. 117).

Auguste Heiligenstein parle aussi, à deux reprises, du rôle important des aviateurs sur le moral des fantassins au cours des missions d’observation et de liaison d’infanterie. Cela est particulièrement vrai dans les périodes d’offensives quand l’infanterie est soumise à rude épreuve : « Avec les renseignements précis que l’on donnait sur les destructions de mitrailleuses que l’on repérait, on pouvait arrêter l’avance et surtout cela remontait le moral des troupes engagées. Notre présence leur montrait qu’elles n’étaient pas abandonnées. Chaque fois que j’allais rendre visite aux colonels des régiments au repos ils me dirent tout le bien que nous faisions aux poilus quand nous les survolions à basse altitude. » (p. 90-91). « Notre présence, en prenant les mêmes risques, avait aussi beaucoup d’importance » (p. 101).
Sur ce point, il rejoint ainsi le témoignage d’un de ses camarades d’escadrille à la MF 44, Jean Béraud-Villars, l’auteur de Notes d’un pilote disparu, publié sous le pseudonyme du lieutenant Marc cité dans le livre de Jean Norton Cru Témoins. Celui-ci expliquait que la présence d’un avion, survolant une unité de fantassins isolée et pratiquement encerclée en première ligne, en prenant des risques insensés, avait pour seul but de montrer aux Poilus qu’ils n’étaient pas complètement oubliés par le commandement et coupés du reste du monde. On apprend par ailleurs, grâce aux mémoires d’Heiligenstein, que Béraud Villars « reçut une balle dans le bras au cours d’un combat qui l’a laissé handicapé pour le restant de ses jours» (p. 111).

A aucun moment, Auguste n’éprouve de haine particulière pour les Allemands. Un chasseur français ayant descendu un adversaire, il vient voir le lieu de chute de l’avion ennemi : « Avec quelques camarades nous allâmes voir le triste spectacle, en arrivant au sol l’avion avait explosé et les deux aviateurs étaient morts sur le coup. Nous pensâmes que c’était peut-être aussi, le sort qui nous attendait. Ayant retrouvé sur eux papiers et argent, un des chasseurs quelques jours après alla jeter un message lesté contenant ce qui avait été trouvé ainsi que l’endroit où ces aviateurs avaient été enterrés. Le geste fut mal interprété au grand état major et une note nous interdit de recommencer cet hommage aux morts ennemis. » (p. 74)
Cette pratique rendant hommage aux adversaires était assez largement répandue et de nombreux témoignages la confirmant existent.

Il expose fréquemment ses idées pour améliorer la communication entre aviateurs et troupes au sol, comme l’usage de draps blancs pour communiquer avec les batteries d’artillerie (p. 76), milite pour l’adoption d’avions monoplaces équipés de la T.S.F., et donne des leçons de pilotage avec des avions à double commande pour donner une chance à l’observateur d’atterrir au cas où son pilote ne serait plus en mesure de le faire lui-même.
On retrouve dans les mémoires d’Auguste Heiligenstein, certains thèmes fréquemment rencontrés dans les témoignages d’aviateurs : la vie d’escadrille (p. 94) et ses inévitables facéties, les nombreux gueuletons pour fêter les récompenses obtenues par les uns ou les autres, les accidents, les combats aériens ou péripéties en cours de vol. Il fournit aussi des détails sur les avions, le matériel utilisé et les conditions dans lesquelles il était employé :
« pour tirer à la mitrailleuse placée sur un support orientable, de même que pour prendre des photos, il fallait se mettre debout et pour ne pas être éjecté dans les remous, il était nécessaire de s’attacher le pied gauche à une attelle placée au fond de l’habitacle » (p. 69). L’armement des avions, surtout au début de la guerre, est souvent inadapté à l’aviation comme ce mousqueton « qu’il fallait réarmer à chaque coup et qui servait surtout à nous donner une contenance » (p. 70). Les mitrailleuses d’infanterie Saint-Etienne ne sont guère mieux : « Nos mitrailleuses s’enrayaient souvent et n’étaient pas pratiques, lourdes à déplacer, alimentées par des bandes de cartouches qu’il fallait enfiler et recharger à chaque rafale. Ce n’était pas facile avec les gants fourrés que l’on était obligé de porter quand il faisait froid et engoncés dans de grosses peaux de bique ce qui gênait beaucoup les mouvements (p. 70) ».

Le témoin rencontre aussi de nombreuses personnalités de l’époque. Dans l’aviation, des as comme Jean Navarre ou Charles Nungesser, dont il prétend même avoir eu à un moment donné la même petite amie que lui (p. 68), mais aussi des sportifs d’avant-guerre, le boxeur Georges Carpentier, le champion de tennis André Gobert. Dans le monde du spectacle (Firmin Germier, Lucien Guitry, Jean Galipeau) et dans celui de la politique (Maurice Barrès). Il n’est pas insensible aux honneurs puisque le jour de sa remise de la légion d’honneur, longtemps convoitée, il considère qu’il s’agit là de la journée la plus importante de sa vie (p. 140).

Un épisode important témoigne de l’écrasante responsabilité qui pouvait peser parfois sur les épaules des officiers observateurs de l’aviation. Une attaque étant prévue sur la côte 304, le 7 décembre 1916, Auguste Heiligenstein est désigné pour assurer la liaison d’infanterie. Le matin de l’attaque, une brume épaisse et persistante recouvre la région, rendant la mission difficile et dangereuse. Constatant que la préparation d’artillerie avait été totalement inefficace, les tranchées allemandes étant restées intactes, il prend la décision de faire arrêter in extremis l’attaque pour éviter un massacre. L’assaut stoppé, il est convoqué et doit rendre compte à l’Etat-major du corps d’armée et se justifier : « J’expliquais dans le détail la mission minute par minute avec les notes qu’heureusement j’avais consignées et malgré mes affirmations je sentais une suspicion. En attendant les résultats d’enquêtes, je m’étais réfugié au mess de l’artillerie ; effondré à bout de nerfs je me mis à pleurer» (p. 104).
Finalement conforté dans sa décision, il recueillit plus tard les fruits de cette belle attitude. L’attaque reportée réussit quelques jours plus tard et fut couronnée de succès. « Après nous avoir donné l’accolade, un « hip hip hip hourra » hurlé par tous les poilus, cette ovation spontanée fut une belle récompense. Ils savaient les risques que nous avions pris, ils avaient entendu les mitrailleuses et les fusils cracher leur mitraille sur notre avion qu’il fallait abattre. C’est dans une telle ambiance que l’on puisait le courage de recommencer à prendre de sérieux risques dans ces missions si importantes » (p. 104).

Un autre temps fort de sa carrière dans l’aviation est son intervention auprès du Service des Fabrications de l’Aviation en tant que réceptionnaire. Ayant relevé des vices de conception dans la construction d’un nouveau prototype d’avion, il fait interrompre la chaîne de fabrication de cet appareil. Mis en cause par l’ingénieur responsable de ce biplan de chasse devant le ministre, sa décision est finalement approuvée après enquête. « Je sus beaucoup plus tard que l’essai avait été truqué pour satisfaire aux épreuves de réception du prototype, il y a eu quelques scandales à Villacoublay à ce sujet » (165-166).
Conscient de l’importance de son rôle, il réitère un peu plus tard une décision similaire concernant un avion Salmson blindé. « Il était très important de ne laisser partir dans les escadrilles que des avions sérieusement contrôlés, car il y avait assez de danger en remplissant les missions sans avoir les risques d’appareils impropres à celles-ci et qui risquaient de se casser en l’air » (p. 170).

Auguste Heiligenstein, en guise de conclusion, clôt ses mémoires en estimant que la guerre a complètement transformé sa vie. « Le fait d’avoir été nommé officier m’a fait gravir d’un seul coup de nombreux échelons dans l’échelle sociale et m’a permis de fréquenter sur un pied d’égalité des hommes qui sortaient de milieux que j’ignorai totalement ce qui m’a permis de mesurer ma valeur réelle. » (p. 175)
Eric Mahieu

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Mérand, Emile (1873-1943)

1. Le témoinEmile Alexandre Mérand naît à Venère (Haute-Saône) le 20 mai 1873. Cultivateur, il est appelé sous les drapeaux le 13 novembre 1894 et incorporé au 21e RI de Langres, régiment dans lequel il reste jusqu’au 25 septembre 1895. Le 7 octobre 1907, il est placé dans l’armée territoriale et c’est ainsi qu’il est affecté le 2 août 1914 au 51e RIT de Langres ; il a 41 ans. De retour de la guerre, il reste célibataire et décède à Venère le 23 mars 1943.

2. Le témoignage

Biagini, Daniel (prés), La  Grande Guerre. Témoignage de monsieur Emile Mérand de Venère, Haute-Saône, 1914-1918, Vesoul, ONAC, 2004, non paginé, 69 pages.

Conformément à son livret militaire, Emile Mérand se rend au 2e jour de la mobilisation au dépôt du 51e régiment d’infanterie territoriale de Langres. Il part dès le lendemain dans l’ouest du département des Vosges, secteur de Bulgnéville, où il a pour mission de garder les espions et les
étrangers ; « ramassis de tous les peuples (…) de 19 nationalités » (page 3). Après un bref retour à Langres, il rejoint le front cristallisé dans
le secteur de Saint-Dié (Vosges), ville de l’immédiat arrière-front où, le 6 novembre, il subit un bombardement qui est son baptême du feu. Il va rester dans ce secteur, entre la Chapelotte au nord et le Violu au sud jusqu’à la dissolution du 51e RIT le 2 juillet 1918. Il est alors versé au 1er BTCA (Bataillon Territorial de Chasseurs Alpins) et rejoint le secteur de Moosch (Haut-Rhin) en Alsace, puis il revient à la Chapelotte pour y occuper la fonction de téléphoniste (juillet 1918). Le 10 novembre suivant, il change à nouveau d’affection, est versé au train C de combat pour trois jours et rejoint le lendemain de l’Armistice le 87e RIT. Sur le 11 novembre, il dit : « Il faudrait une plume plus éloquente que la mienne, pour décrire cette journée inoubliable » et note, fait rare dans l’expérience combattante, qu’il voit la fin de la guerre « au lieu même où je l’avais commencée en 1914 » (page 57). Quelques jours plus tard (le 20), il est hospitalisé du fait d’une grippe infectieuse, certainement espagnole, puisqu’il va rester « quinze jours entre la vie et la mort » (page 57), avant d’être démobilisé le 16 janvier 1919.

3. Analyse

Particulièrement représentatif d’un soldat de l’armée territoriale, Emile Mérand occupe de nombreuses fonctions au sein de cette unité aux tâches multiples, tour à tour gardien de camp, ouvrier, voltigeur signaleur, observateur, brancardier, téléphoniste, il s’initie également à la télégraphie. Clérical patriote d’origine plébéienne, Mérand, un peu botaniste et artiste, offre un témoignage utile du fait de son emploi, dans un régiment, le 51ème territorial, et un secteur, l’Ormont, dans les Vosges, tous deux sous évoqués par la littérature testimoniale. Toutefois, on ne sait à qui attribuer les multiples imprécisions de ce récit tant il est desservi par une transcription et une présentation confinant à l’impéritie, qui auraient pu être aisément corrigées à la lecture d’une simple carte d’état-major. Les toponymes sont erronés, les patronymes parfois fantaisistes (cas du « brave » soldat Kalferdings (page 24), devenu « Volferding, traitre, fusillé au col d’Hermanpère » (page 27) puis enfin « Roi de Kalferdings, tué le 23 septembre 1915 à la ferme de Hermonpère » page 63) et la typographie déplorable. De même, les présentateurs de l’ouvrage indiquent qu’il est capitaine (page 61) alors qu’il s’agit d’un homonyme d’une compagnie voisine qu’Emile Mérand cite lui-même, page 46. Malgré ces approximations très préjudiciables à la publication, ce témoignage, augmenté encore par des croquis intéressants, revêt pourtant pour l’historien de la zone décrite, un remarquable attrait. Certes, il rapporte des faits inexacts, tels ces « 180 soldats français que l’on avait fusillé [sic] pour avoir fui devant l’ennemi », dont il voit la fosse commune à Vomécourt (Vosges) en septembre 1914 (page 5), ou contemple des « débris humains à demi-calcinés » des Allemands ayant « jeté leurs morts pour les brûler » dans l’église de Mandray (page 6), mais confronté à la réalité du front, son témoignage se précise et gagne en crédibilité. Comme la plupart des soldats, il teinte de mysticisme le fait d’être encore en vie après son baptême du feu : « Le 3 mars [1915] a été pour nous une terrible journée, mais je remercie la divine Providence qui m’a préservé de tout mal. Le matin de ce jour, j’avais reçu la Sainte communion à l’église de Ban de Lavelines [sic] au milieu des rires des camarades, mais cela m’a porté bonheur » (page 17), il y revient en ces termes page 57, attribuant à cette divine Providence d’avoir vu la fin de la guerre. Mais il confesse : « Je suis bien familiarisé avec les choses de la guerre et c’est cette certitude qui est mon ressort et ma chance. Cette même certitude nous pénètre tous » (page 25). Il évoque, le 20 juin 1915, une rébellion due à l’alcool lors de la revue d’un général (page 20), la guerre par le feu de forêt (page 24), spécifique aux Vosges, et évoquée dans d’autres témoignages. Il y côtoie des figures de femmes peu amènes : « Nous logeons dans un grenier chez une espèce de gouipe (!). Nous l’appelons la grande Nina. Si dans ma vie j’ai rencontré une salope, c’est celle là. Passons » (page 31) et fustige les officiers : « Le 8 mars 1917, nous avons la joie d’apprendre le départ du lieutenant Burtey, notre commandant de compagnie. C’était le type de la brute. Officier sans valeur et sans éducation, il n’a pas laissé un seul regret à la compagnie. Il n’était bon qu’à faire un garde champêtre et un mauvais » (page 40), et la bêtise militaire : « Pendant le jour, nous allons travailler à la cime du Spitzemberg à la vue de l’ennemi. Le colonel est un misérable d’exposer aussi bêtement des hommes pour faire des travaux idiots et stupides qui ne serviront jamais à rien mais c’est la bêtise militaire. Il ne faut pas chercher à comprendre » (page 40).
Yann Prouillet, février 2013

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Amalric, Adrien (1892-1917)

1) Le témoin

Né le 21 octobre 1892 à St Sulpice la Pointe (Tarn). Les parents sont des « cultivateurs aisés », des « propriétaires », possédant plusieurs métairies. Leur maison compte 9 pièces, ils disposent d’un pigeonnier et d’un « grand chai » contenant vins en fût et eaux de vie. Adrien passe par l’Ecole normale, devient instituteur. A 22 ans, il est déjà (selon l’éditeur de son journal de route) inspecteur primaire.
Mobilisé à Castelnaudary (Aude) dans le 143e RI, il part sur le front de Lorraine et devient agent de liaison dès le 9 septembre 1914. Le 9 octobre, il part vers l’Ouest et accompagne la « course à la mer ». Le 31 octobre il arrive près de Calais et se trouve pris dans les combats sur l’Yser.
Au début de 1915, il quitte la Belgique, combat en Champagne, en Argonne. En 1916, il passe au 70e RI, se retrouve à Verdun et finit l’année à Mourmelon le Grand, au lieu-dit « le camp russe ». 1917 le voit d’abord sur l’Aisne, puis à Abbeville, puis dans la Marne et, en juin, à Lavoye (Meuse) près de Verdun. Il passe alors dans le 35ème RIC et s’embarque pour Salonique sur le Parana, un ancien vapeur devenu transport de troupes. Il périt en mer le 24 août près de l’île grecque de l’Eubée, le Parana ayant été atteint par un sous-marin allemand.

2) Le témoignage

Adrien Amalric, dès le 1er août 1914 a noté chaque jour en 1914 (sauf le 7 novembre) ses observations sur un carnet ou « cahier de poche ». Il a écrit plusieurs carnets et seul le dernier a disparu après le torpillage du Parana. Les carnets jusqu’au début de 1917 ont été conservés par la famille. Seul le contenu du carnet tenu en 1914 a été édité, en 2006, par M. Adrien Bélanger de Domérat (Allier), auteur de plusieurs ouvrages, à diffusion limitée, sur la guerre de 14. La BNF conserve un exemplaire de l’ouvrage intitulé C’était 14. Les événements et, parallèlement le carnet de guerre d’Adrien Amalric. Auto-édité, cet ouvrage de 303 pages a été imprimé chez Chaumeil à Clermont-Ferrand. Il est préfacé par Aline Torchassé, petite-nièce d’Adrien Amalric.
Adrien Bélanger a disposé du tapuscrit établi par M. Jean-Claude Planès mais aussi, semble-t-il des carnets eux-mêmes. Il publie l’intégralité du texte, jour après jour, se contentant de modifier la graphie de certains toponymes (Mülhwald au lieu de Mulevalde). Il assortit le texte d’exposés sur l’évolution générale de la guerre et de commentaires personnels, bien intentionnés, parfois utiles, parfois discutables voire hors-sujet. Adrien Bélanger ne donne aucune précision sur l’état de conservation des carnets, sur leur aspect matériel. Il ne donne aucun extrait des carnets à partir de 1915 et se contente de donner en quelques lignes les indications sur les étapes de la guerre d’Amalric indiquées ci-dessus.

3) Analyse

Instruit, Adrien Amalric écrit avec netteté, dans un style sobre mais non exempt par moment d’une sensibilité maîtrisée. Il trouve le temps d’observer à l’occasion la beauté de la région traversée. Ainsi après Château-Thierry : « les villages de ce coin de France avec les aiguilles de leur clochers sont très coquets. A les voir de loin au milieu de la nature jaunissante, ils font penser à des hameaux miniature ». Il ne compare pas avec son Tarn natal, qu’il n’évoque jamais.

Bélanger note très justement qu’Adrien Amalric porte sur ce qu’il voit un « regard d’inspecteur ». Agent de liaison, il saisit les attitudes du commandement et observe bien le mouvement des troupes. La description de l’offensive en Lorraine en août 14 est précise et vivante, et plus encore la débâcle à partir du 21 août, entraînant aussi les civils (un « exode à grande échelle »).
Instituteur de la jeune génération très laïque du début du XXème siècle, Amalric est indifférent en matière religieuse, contrairement à sa mère. Patriote à la manière républicaine (il est heureux d’envoyer à sa sœur une carte postale de Valmy, le jour anniversaire de la fameuse bataille de 1792), il n’est pas patriotard. Il estime que la retraite de Lorraine à la fin août est « une honte ». La brutalité de certains officiers le révulse. Ainsi l’odieux lieutenant-colonel Bertrand qui en Flandre, le 17 décembre, invective ses hommes : « il paraît que quelques hommes d’une compagnie auraient manifesté leur fatigue ce matin par des propos qui auraient immédiatement mérité la peine de mort (…) Les soldats qui se plaignent hautement sont des lâches. Ils mériteraient que les bons Français leur crachent à la figure. Ce sont des gens qui mériteraient d’être émasculés pour que leur race de pleutres et de lâches ne se reproduise plus ».
Adrien Amalric note les exactions commises par les « Alboches » (expression employée dès le 27 août) : pillages (par exemple de l’école des Eaux et Forêts de Nancy), cadavres jetés dans les puits pour les infecter etc. Mais lors de l’offensive en Lorraine il est impressionné par les tombes individuelles des Allemands, avec casques alignés au-dessus : « des couronnes de grains et de fleurs ont été placées sur les croix ; c’est dire s’ils ont les morts en grande vénération tandis que chez nous les morts sont mis en grand nombre dans des fosses avec du gazon sur le corps ce qui a pour effet d’infester l’air. Par ailleurs les Boches soignent aussi bien les blessés qu’ils enterrent leurs morts ».
Amalric est peu effusif et pas du genre à se plaindre sans cesse (« il ne se plaint jamais », note A. Bélanger). Mais il vit pleinement l’horreur de la guerre. Le 3 novembre, il note : « avec l’ennemi qui nous cerne et cette pluie torrentielle et glacée, la nuit devient tragiquement angoissante. Comment ne pas avoir cette impression de terreur tant est grande la brutalité des hommes ? »
Lucide et humaniste, tel apparaît Adrien Amalric. Le 20 août 1914, lors de la bataille de Dieuze Morhange, il surprend un officier allemand blessé qui a essayé de tuer d’un coup de pistolet l’officier français qui venait de lui planter sa baïonnette dans le corps : « loin de mettre fin à ses jours, je lui retire l’arme de la main et je laisse là ces deux blessés jadis ennemis et maintenant frères dans le malheur ». D’ailleurs, note Amalric, cet officier français « ne valait pas cher non plus ». Amalric aspire implicitement à la paix et au dialogue entre les nations. Rencontrant des aviateurs « britanniques » à l’Est de Soissons, où ils disposent d’un mini-aéroport, il observe qu’ils ont chipé quelques fruits dans un verger et déplore de ne pas pouvoir parler avec eux ; mais lui et ses compagnons d’armes couchent à leurs côtés « comme si nous étions de la même nation, de la même patrie ».
Jean Faury

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Cantié, Marius (1884-1917)

Sa famille a conservé de lui des notes prises entre août 1914 et juillet 1916, lorsqu’il était sergent dans le groupe de brancardiers de la 31e division. Commençons par les lire. Ce Méridional est surpris par le climat lorrain comme le montre son récit de la nuit du 15 au 16 août : « Nous devons coucher sur le champ avec 5 cm d’eau, on réussit cependant à s’abriter tout mouillés dans ou sous les voitures d’ambulance et nous passons ainsi une nuit glacée à grelotter dans nos effets mouillés, car impossible de se changer, le sac étant tout trempé aussi. Les officiers de l’ambulance avaient fait monter une tente Tortoise pouvant abriter 50 hommes, mais ont mis tout le monde à la porte et ont supporté d’y coucher seuls sur un brancard, quand les infirmiers n’avaient aucun abri. » D’une façon générale, les officiers gestionnaires, qui ne combattent pas, qui ne soignent pas, sont épinglés pour leurs brimades. En janvier 1915, par exemple, Marius est puni pour avoir fait son service alors qu’il en était exempt ! En février 1916, la popote des sergents est supprimée parce que les officiers veulent prendre le cuisinier à la leur. Aussi, lorsque la formation est disloquée, tout le monde est content « dès l’instant que l’on doit vivre loin de l’officier d’administration ».
Ramasser les blessés, enterrer les morts
Les premiers combats, en Lorraine, sont terribles : « Les blessés arrivent en si grand nombre qu’on est stupéfait. On voit des plaies ignobles, on entend des râles et les cris déchirants des blessés, que le cœur se serre d’angoisse. Le 142 est décimé, le colonel tué, ainsi que le 81, le 96 et le 122 [voir Ferroul]. Les Allemands étaient retranchés dans des fossés profonds et ne craignaient rien de notre artillerie ainsi que de l’infanterie. Les nôtres étant à découvert étaient décimés. » C’était le 18 août, et le lendemain ceux qui restent du 142 et du 122 sont relancés à l’attaque des « Prussiens » fortifiés et se font anéantir : « On les mène autrement dit à la boucherie. » Les brancardiers participent à la retraite, puis à la course à la mer. Le 21 novembre 1914, Marius décrit la ville d’Ypres : « À 8 h les Boches bombardent Ypres avec leurs grosses marmites, brisent le clocher de l’hôtel de ville et l’incendient. Les halles brûlent aussi et le feu se communique à la cathédrale. La ville n’est qu’un immense foyer ardent, et à la nuit c’est tout à fait lugubre. En ville, on ne trouve pas âme qui vive, tout est désert, les rues sont encombrées d’un amoncellement de ruines, les maisons éventrées ou calcinées, des objets épars, çà et là quelque poutre qui fume encore. On dirait qu’un fléau est passé là et a emporté toute la vie avec lui, et n’a laissé qu’une vaste nécropole. »
En février 1915, déplacement vers la Somme (près d’Amiens, « un marchand de vins du Midi nous fait boire tous et remplit nos bidons à titre gracieux »), puis vers la Champagne (« dans des wagons à bestiaux ayant contenu des chevaux et non désinfectés, ayant encore l’odeur et la trace des déjections »). La nuit du 29 mars, près de Mesnil-les-Hurlus, est un bon exemple de ce qui attend les brancardiers après les combats : « D’espace en espace on y rencontre des casemates boisées sur les côtés ayant servi sans doute d’abris aux gradés boches, car tout ceci est un travail boche, et ce n’est pas une petite affaire. En approchant de la ligne de feu, le boyau a, sur tout le long, des niches en terre servant d’abri aux troupes. Nous passons devant la guitoune du général et enfin nous entrons dans les boyaux abandonnés. Tout y est bouleversé, les trous d’obus se touchent et tous les morts qui sont à côté y sont enfouis. Certains forment de véritables murailles. Ils sont là, entassés pêle-mêle, et recouverts de la boue calcaire du pays. Elle a fait prise, et les morts restent là dans ce mortier, oubliés et perdus. Quelquefois on aperçoit un pied ou une main qui dépasse, semblant nous dire : « Je suis là, donnez-moi donc une autre sépulture ! » On trouve aussi des membres épars, des corps sans tête ou à moitié déchiquetés. C’est horrible. La lune de son disque brillant éclaire ces scènes funèbres. Les fusées éclairantes projettent encore leur vive lumière et viennent parfois retomber jusque chez nous. Les balles sifflent toute la nuit, un peu haut il est vrai, mais de nombreux ricochets font voler la poussière autour de nous. »
Les combats et leurs suites
Le 10 juin 1915, Marius Cantié mentionne un épisode comme il y en eut tant : « On annonce qu’hier au soir les Boches ont tenté de reprendre au 96e et au 322e la tranchée du Trapèze. Ils y ont réussi mais une contre-attaque les en a délogés. Une 2e tentative réussit encore mais une vive contre-attaque de nous les en chasse définitivement. Les blessés sont nombreux. Plus de 300 et une quarantaine de morts. » En septembre, du côté de Valmy, il faut faire face aux gaz ; le 1er décembre, « on commence à avoir des évacués pour gelure des pieds ». Des prisonniers allemands passent : « Tous sont contents de s’en tirer ainsi et sont gais, quelques officiers seuls ont l’air maussade et ennuyés comme des rats qui se voient pris. » La lecture des citations à l’ordre de la division ne suscite que ce commentaire : « Quelle blague !!! » En décembre, le 96 refuse de monter à l’assaut, « alléguant que le 81 avait perdu la tranchée et n’avait qu’à la reprendre ». La nuit de Noël, quelques brancardiers « ont fêté un peu trop le mousseux » et bousculent les officiers qui veulent intervenir.
La boue reste un ennemi implacable. « Plusieurs cuisines roulantes restent en panne dans les grands trous de la route avec des roues cassées et des essieux faussés. Il est formé un projet d’évacuer les blessés par le petit chemin de fer à voie étroite. Nous allons passer chefs de gare. » Mais cette proposition du 16 novembre, réitérée le 2 décembre, ne reçoit pas de réponse. Il faut atteler 4 à 5 chevaux à une voiture faite pour un seul. « Il pleut toujours, les cagnas s’effondrent dans les tranchées et même chez nous. Les routes sont des lacs de boue. »
À la recherche de l’auteur
Le carnet de Marius Cantié, peu fourni pour 1916, ne dépasse pas le mois de juillet de cette année. La famille a retenu de lui qu’il était originaire du Pays de Sault, que son père avait été nommé gendarme à Narbonne et que lui-même était employé de banque dans cette ville. La famille avait encore la date et le lieu du décès : 14 septembre 1917 au Bois des Caurières (Meuse). La consultation du site « Mémoire des Hommes » donne la date de naissance du sergent Cantié Célestin Marius Achille, le 27 décembre 1894 à Roquefort-de-Sault.
RC

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Jacques, Antoine (1877-1973)

1. Le témoin
Antoine Jacques naît le 29 juin 1877 à Halstroff, petite commune de la Lorraine annexée à proximité de la frontière sarroise, où ses parents tiennent une auberge. Il effectue son service militaire à Cologne comme ordonnance d’un officier. Menuisier-ébéniste dans son village, il s’investit aussi dans sa paroisse en tant qu’organiste et chantre. Le 7 janvier 1907, il se marie avec Catherine Mathis. Le couple a déjà six enfants au moment de la déclaration de guerre. En août 1914, lors de la mobilisation générale, il est temporairement affecté comme garde au bureau de recrutement pendant la mobilisation des réservistes. Dès le 10 août il peut rentrer chez lui, où il reste jusqu’au 6 septembre. Il est alors affecté comme caporal dans la 5e compagnie d’un régiment du Génie (son régiment est ensuite dissout pour former le 52e bataillon du Génie, dont le nombre de compagnies est lui aussi bientôt réduit à trois au début de 1915 : il se retrouve alors dans la 3e compagnie). Elle est cantonnée au fort de Guentrange et y est employée à des travaux de consolidation ainsi qu’à l’abattage d’arbres dans la forêt de Thionville. Antoine Jacques devient ordonnance et garçon de cuisine dans les bureaux de la compagnie situés dans une villa voisine, avant de passer le mois de décembre dans un détachement chargé de la mesure du bois abattu. Après avoir fêté la nouvelle année en famille, il est employé au service de l’approvisionnement de la compagnie pour toute l’année 1915. En septembre 1915, sa compagnie déménage dans un quartier de Thionville jusqu’au 8 avril 1916, date à laquelle elle prend route en direction du front, à Etain dans la Meuse. Promu sergent, il s’occupe bientôt d’encadrer une équipe chargée d’entretenir la chaussée dans le bois de Tilly, régulièrement endommagée par des tirs d’artillerie. En mars 1917, il est rattaché au parc des Pionniers. En mai, il est décoré de la croix de fer 2e catégorie. Fin juin, sa compagnie part pour l’Argonne, à nouveau sur la zone de front, où son travail consiste à creuser des mines. Antoine Jacques échappe rapidement à cette tâche dangereuse car il est nommé sergent de cuisine le 4 juillet. Puis il obtient en octobre son transfert dans les Ardennes et intègre la 6e compagnie du 60e bataillon de Génie qui s’occupe de travaux d’abattage d’arbres. En juin 1918, on lui accorde son affectation au parc hippomobile de Thionville. A l’automne de la même année, à la faveur de la déroute de l’armée allemande, il peut enfin prendre congé définitivement de ses obligations militaires. Il rejoint sa famille dès le 13 novembre et reprend rapidement ses activités d’avant-guerre. Il est élu maire de Halstroff en 1922, un mandat renouvelé jusqu’en 1959 avec une seule interruption, au cours de la Seconde Guerre mondiale : en 1939, sa famille est évacuée dans la Vienne et ne peut revenir qu’en octobre 1940, dans une Lorraine désormais administrée par l’Allemagne nazie. Pour opposition à ce régime, il est déporté avec sa famille dans les Sudètes de janvier à août 1943, puis interdit de séjour dans sa commune jusqu’à la fin de la guerre. En 1953, il est élevé au grade de chevalier de la Légion d’Honneur.

2. Le témoignage
Antoine Jacques, Carnets de guerre d’un Lorrain 1914-1918, Colmar, Do Bentzinger, 2007, 221p.
L’édition de ces carnets est bilingue : la traduction française est présente en vis-à-vis du texte original en allemand. Il en est de même pour les cartes postales ajoutées en annexe. A l’origine, les deux carnets ont été rédigés par Antoine Jacques pendant la guerre, pas quotidiennement mais plutôt avec quelques semaines voire mois de décalage. Depuis, ils ont été conservés dans la famille ; sa petite-fille, Chantal Kontzler, est à l’origine de leur publication (elle signe un avant-propos riche en informations complémentaires). Préfacée par Jean-Noël Grandhomme, maître de conférence à l’Université de Strasbourg, l’édition comprend en outre un appareil de notes, deux poèmes (d’auteurs inconnus), des cartes permettant de situer les lieux cités dans le témoignage, un tableau d’équivalence des grades entre l’armée allemande et l’armée française, et surtout l’ensemble de la correspondance de guerre sauvegardée dans la famille de l’auteur (25 cartes postales) ainsi qu’un « album souvenir » compilant photographies familiales et dates importantes.

3. Analyse
Antoine Jacques a 37 ans au moment de la déclaration de guerre. Père de famille nombreuse, il est mobilisé dans une unité non combattante du Génie, et pourra bénéficier d’affectations le préservant en théorie des postes les plus exposés aux dangers de la guerre. Il exerce ainsi diverses activités au cours des quatre années de conflit, qu’il s’agisse de travaux forestiers (abattage d’arbres et mesure du bois), de travaux de fortification, de voirie, d’aménagement de baraquements, de creusement de mines, ou encore du service d’approvisionnement de sa compagnie. Ses conditions de vie sont donc plus favorables que celles des soldats des tranchées, et varient en fonction des lieux de cantonnement (il préfère être logé chez l’habitant que de vivre dans des baraquements moins confortables). N’étant pas directement en première ligne, il offre néanmoins une description lointaine des batailles autour de Verdun (p. 48-60), en insistant sur le grondement continu des tirs d’artillerie (p. 55), les éclairs et la fumée provoqués dans le ciel (p. 62). Il est surtout un observateur privilégié de l’occupation allemande en Meuse et dans les Ardennes, attentif aux difficultés des populations locales victimes autant des réquisitions et des pillages que des destructions (p. 104, 121-126, 130, 135). Il note également la grande misère des prisonniers de guerre russes et des prisonniers civils belges (p. 97, 102).
Sa principale préoccupation est ailleurs : il s’agit de sa famille. Antoine Jacques vit très mal la séparation imposée par la guerre. Aussi, il demande et obtient de nombreuses permissions qui lui permettent de passer du temps avec les siens aussi souvent que possible (il en est question à maintes reprises, voir p. 27, 33, 40, 45, 65, 75, 106, 114, 128 et 136). Certains de ces moments revêtent une importance particulière, qu’ils soient heureux (la naissance de son fils ou certaines fêtes religieuses) ou douloureux (assister son épouse souffrante). Les conditions de vie en Lorraine annexée, et plus particulièrement à Halstroff, le préoccupent beaucoup, si bien que l’on trouve de nombreux renseignements sur la vie du village. Les réquisitions (p. 21, 36, 48), la main d’œuvre fournie par les prisonniers russes pour les travaux agricoles (p. 35), l’état des récoltes (p. 35, 37, 117) et surtout le prix des denrées alimentaires (p. 36, 38, 46, 66, 75, 107) occupent une place conséquente dans ses carnets, notamment à chaque permission. Il se montre très tôt impatient de voir la guerre s’achever afin de pouvoir rejoindre sa famille. C’est sans doute pour cette raison qu’il suit avec attention les évènements révolutionnaires en Russie (p. 99, 101, 112, 125, 127, 129), comme beaucoup de soldats allemands qui y entrevoient un nouveau tournant dans la guerre, avec un reflux possible des troupes de l’Est à l’Ouest. Cependant, chaque espoir déçu renforce son amertume face au conflit et à ses responsables désignés : les grands officiers. Face à cette guerre qui dure et qui en plus l’éloigne progressivement de sa région natale, au gré des déplacements de sa compagnie, il entreprend de se rapprocher par ses propres moyens de la Lorraine en demandant plusieurs fois son transfert. C’est donc avec une grande satisfaction qu’il se voit affecté au parc hippomobile de Thionville en été 1918.
La religion tenant une place importante dans la vie d’Antoine Jacques, il n’est pas surprenant d’en trouver de nombreuses allusions dans ses carnets. Il prie souvent (par exemple p. 55, 63, 71), assiste à la messe dès que possible (p. 60, 64, 65, 68, 100, 106, 132) et, à l’occasion, invoque Dieu pour qu’il fasse cesser la guerre (p. 64). Empli de morale chrétienne, il s’élève autant contre le relâchement des mœurs de certain(e)s civil(e)s (p. 30, 50) que contre les profanations de lieux sacrés (p. 57, 60, 96, 131) commises par les troupes allemande. Fort de ses valeurs, et à mesure que s’éloignent les perspectives de paix, Antoine Jacques se montre de plus en plus critique à l’encontre du militarisme prussien (p. 76) et surtout de ses représentants : « ces égoïstes ambitieux qui massacrent les gens heureux par leurs desseins maléfiques » (p. 50), « ces massacres menés par quelques meurtriers présomptueux » (p. 64). Il s’élève aussi contre les injustices engendrées par la guerre, dénonçant les embusqués (p. 39) et surtout les profiteurs et les privilégiés : les officiers aux revenus très conséquents qui non seulement font porter la pression des emprunts de guerre sur les simples soldats (p. 117), mais en plus peuvent manger à leur faim en période de disette (p. 72, 94, 105), sont à nouveau visés. Plus globalement, l’Allemagne tout entière semble le décevoir, tant par la dictature militaire imposée en Alsace-Lorraine (« on ne croirait pas que nous sommes citoyens allemands », p.48), que par l’occupation dans les Ardennes (« l’Allemagne sème ici les graines d’une haine inextinguible », p. 125).
En dépit de ces critiques, pourtant, Antoine Jacques semble exécuter son devoir de soldat jusqu’au bout, sans le contester. Il est d’ailleurs élevé au grade de sergent (p. 64) et décoré de la croix de fer pour avoir mené avec courage certaines missions sous le feu de l’artillerie (p. 103). Bien intégré dans l’armée allemande, il éprouve un profond respect à l’égard de certains de ses supérieurs (p. 69), et une grande amitié pour ses camarades (p. 119). Son origine lorraine ne semble pas lui causer de tort ; au contraire, ses maigres connaissances en français lui facilitent parfois ses rapports avec la population locale (p. 120). Une seule fois dans son récit il fait référence à la suspicion d’un de ses supérieurs à son égard, qui lui reproche d’être pro-français (p. 132). Pourtant, il ne lui échappe pas que les soldats alsaciens-lorrains attisent souvent la méfiance des autorités militaires allemandes (p. 33, 59-60), ni que l’Alsace-Lorraine est au cœur des tractations de paix dès 1917 (p. 118, 128). On se trouve ainsi face à cette identité particulière des soldats alsaciens-lorrains, engagés sous uniforme allemand mais dont les liens avec la France sont à la fois omniprésents et en perpétuelle redéfinition. Dès l’été 1917, Antoine Jacques dévoile un certain pessimisme à l’idée d’une victoire allemande (« la majorité ne croit plus en une victoire allemande », p. 115). Un peu plus d’un an plus tard, fin novembre 1918, il semble accueillir avec enthousiasme les soldats français dans sa Lorraine natale : « vive les bienvenus ! » (p. 140).

GEORGES Raphaël, janvier 2013

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Astier, Joseph (1892-1939)

Ce cultivateur est né le 7 novembre 1892 à Montceau (Isère). Célibataire en 1914, il se marie en 1919 et meurt accidentellement le 31 août 1939. Pendant ses quatre années de guerre, il a rédigé des notes régulières qui sont d’abord un emploi du temps, mais qui font connaître aussi ses réflexions. Les mots qui reviennent sont : la soupe, le jus, le pinard, les innombrables revues (« de cheveux », « de tout », « de campement et de cantonnement », « de fusil », etc.), le nettoyage, les exercices. Le seul carnet conservé concerne la période du 6 mars au 1er juillet 1916, au 106e RI.
Parmi les officiers, certains sont insupportables : « J’ai encore écrit avant de me coucher. J’ai même été interpellé par un officier à cause que les bougies n’étaient pas éteintes ; nous, on n’avait pas le droit d’avoir de la lumière après 8 h, il n’y avait que les officiers. C’est terrible d’être dans un pareil bataillon et commandé ainsi. Nos officiers sont tout à fait exigeants pour des choses qui n’ont aucun sens. Vivement la fin de ce fléau pour retrouver la liberté ! » (5 avril). « Ils » sont tellement exigeants qu’il y a « de quoi devenir anarchiste », une expression qui revient à plusieurs reprises, ainsi le 3 juin : « Enfin, on est pire que des forçats dans ce bataillon. Je ne sais pas si c’était pour nous rendre anarchiste plutôt que patriote car on n’avait pas une minute de repos. » Les soldats ripostent en tirant au flanc : « Je n’ai pas fait grand travail, on avait touché deux bâtons de chocolat que j’ai mangés et après, je suis allé me coucher dans un coin. Je n’ai été réveillé que par le lieutenant qui est venu nous voir et nous engueuler en disant qu’on n’avait rien fait. Il ne s’était pas trompé » (7 avril). Et encore, le 30 mai, lorsque le lieutenant organise un concours sportif : « Moi j’étais malade, du moins, j’avais la flemme. » Remarque intéressante, le 1er juin, les soldats étant consignés, la plupart vont boire comme d’habitude, et Joseph Astier note : « On prenait de l’autorité. On était forcé, car après trois mois consécutifs de tranchée, être tenus pire que des prisonniers boches, c’était honteux ! » L’appel au patriotisme passe mal : « Après cette revue, il nous a lu une décision, nous parlant de patriotisme à toutes les phrases. C’était le mot en avant. C’était une lettre de la fille du président ainsi que le régime et le moral des troupes allemandes. Tout cela, c’était pour nous donner du courage et du patriotisme, car on est tellement dégoûté de cette vie ! Mais ça n’y fera rien » (25 mai).
Même le caporal peut abuser de son autorité : « Mon cabot m’a fait faire une corvée car on changeait de cabot aussi souvent que de chemise et celui-là, il n’était pas copain avec moi parce que je ne l’invitais pas à boire. Mais moi, ça m’est bien égal, je fais ce qu’il me commande et voilà tout » (9 avril). Et le 30 avril : « Je me suis couché après avoir porté le rapport du soir au bureau car mon caporal ne cherchait qu’à me faire faire des corvées. Quand il y avait quelque chose, c’était toujours mon tour. Je ne dis rien mais il arrivera un jour où il aura un repentir. »
Joseph et ses camarades boivent beaucoup : «J’ai mangé la soupe en arrivant et je suis allé boire mon litre comme d’habitude avant de me coucher » (4 avril). Ils peuvent s’en trouver « émus », légèrement ou plus sérieusement. Le 17 avril : « On est rentré pour la soupe et on est retourné boire car avant d’aller aux tranchées, il fallait boire pour tous les jours où on allait en être privé. » L’ordinaire est insuffisant et il faut compenser avec les colis familiaux. Les thèmes récurrents de la vie dans les tranchées et au cantonnement apparaissent ici, au milieu de la boue omniprésente. Et le feu, dans les conditions extrêmes de la bataille de Verdun, tranchée Marie près du ravin de la Mort, le 14 juin : « Ils nous bombardaient avec des 201, c’était affreux. Dans l’air, ce n’était que des déchirements, des éclatements et des sifflements, ça n’a pas décessé. Il y en a un qui est tombé dans notre tranchée. Il y a eu mon caporal et deux de mes camarades ainsi qu’un caporal du 65e d’infanterie dont on a retrouvé les bottes seulement. » Et au retour, enfin, les survivants sont « laissés tranquilles » : « Je n’ai pas encore pu dormir, alors que je me suis levé pour me nettoyer un peu et pour me laver. J’en avais bien besoin, surtout après avoir touché tant de choses pendant 5 jours sans me laver, du sang et toutes sortes de choses. […] Je peux dire que cette journée, ils nous ont laissé tranquille. Ils ne nous ont rien fait faire. C’était bien la première fois. »

RC (d’après les notes de Nicolas Mariot)
*Roland Chabert, Printemps aux tranchées. Notes de campagne de Joseph Astier, soldat de la Grande Guerre, 6 mars – 1er juillet 1916, Lyon, Élie Bellier éditeur, 1982.

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Fusié, Henri (1893-1915)

Il nait le 7 juillet 1893 au château de Boissède à Lisle-en-Dodon, Haute-Garonne. Famille riche ; études au collège du Caousou à Toulouse, tenu par les jésuites, puis une année en faculté de Droit. Ses lettres montrent les pratiques familiales catholiques : messe, confession, communion, prières. La seule mention politique évoque une droite mal « ralliée » : « Tu comprends que je préfère garder mon or que de le remettre au gouvernement de la République » (13 mai 1915). Et encore : « L’autre jour, Martial m’a envoyé une jolie petite lettre contenant une petite image du Sacré Cœur – que je porte épinglée au képi » (20 juin). Il part en 14 avec le 81e RI. Atteint de gelures aux pieds, il est soigné à l’arrière et ne revient sur le front qu’en février 1915. Ses lettres conservées débutent au 2 mars, jusqu’au 5 octobre 1915. Leur publication a été assurée par une parente, avec portrait et quelques lettres en fac-similé.
À la différence de la plupart des fantassins, Henri Fusié annonce qu’on les laisse tranquilles au repos. Pour le reste, le témoignage sur les conditions de vie et de combat (ici, en Champagne) est conforme : l’insuffisance de la nourriture revient fréquemment ainsi que la pluie ; les demi-sphères d’acier ayant précédé les casques apparaissent dans la correspondance le 31 mars, et les casques Adrian le 21 août, précédés des premiers masques contre les gaz le 25 mai. Il arrive que les 75 tapent sur les Français, ou qu’ils explosent, mais ils sont largement supérieurs aux 77 dont Henri exagère peut-être les échecs pour rassurer sa famille. On pratique la guerre des mines et des camouflets, ce que confirme le JMO du 81e ; l’usage de la grenade fait qu’on « délaisse de plus en plus le fusil et la « fourchette » » (1er juillet). Le 26 août, pour la première fois, il voit « un aéroplane lancer des bombes ». Déjà un ancien à 22 ans, il déplore l’imprudence des bleus de la classe 15. Le 31 mars, il livre une remarque curieuse : « La guerre finira plus tôt qu’on ne le pense. Non pas que notre avance soit proche et certaine, mais parce qu’il est impossible avec les chaleurs de vivre dans un tel milieu. Hier dans la tranchée, j’avais comme camarades deux cadavres, l’un français, l’autre allemand ; leurs pieds sortaient de terre. La peste et la chaleur feront ce que ne peuvent pas faire les hommes. »
Les lettres ne contiennent aucun sentiment de connivence avec les Allemands qui restent les ennemis, qualifiés de « sauvages » (mais une seule fois, le 1er juin). Au début (31 mars), il affirme sa gaieté, son goût du danger et de l’imprévu. Mais, le 28 avril, il dit que « personne ne marchera » si on donne l’ordre d’attaquer, car « les hommes en ont assez ». Quelques jours plus tôt, il avait noté que, lors d’une attaque allemande, seul le chef de section était sorti. Henri critique à plusieurs reprises ses supérieurs, notamment le 21 juin : « Je plains les camarades qui vont vaillamment se battre pour gagner des galons pour le compte d’un officier orgueilleux. » Et il ajoute : « Là, maintenant, je suis content de t’avoir dit ce que j’avais sur le cœur, ça me soulage. J’enrageais… »
En juillet, il annonce que, grâce à un oncle officier, il va passer mitrailleur, poste où on risque moins. Mais le piston ne fonctionne pas. Le 5 octobre, c’est le poste de caporal fourrier qu’il obtient, et il en énumère les avantages. Il est tué le lendemain par un éclat d’obus dont la trace demeure sur son portefeuille envoyé à la famille. Sa tombe n’a pas été retrouvée. Curieusement, le corpus de lettres est interrompu entre le 25 septembre (annonce de victoire à la suite de l’offensive) et le 5 octobre. Le JMO du 81e décrit les attaques du 26 au 30, avec des « pertes sérieuses », les jours suivants étant encore marqués par des bombardements et des sorties. Henri n’a-t-il pas écrit durant cette période ? La lettre du 5 octobre ne permet pas de soutenir cette hypothèse. Alors, les lettres ont-elles disparu (mais pourquoi celles-ci ?) ou n’ont-elles pas été publiées ? Un mystère demeure.
RC
*Marie Casteret, « Lettres du soldat Henri Fusié à sa famille (mars-octobre 1915) », dans Revue de Comminges et des Pyrénées centrales, tome CXX, n° 4, 2004, p. 489-552.

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Banquet, Emile (1879-1944)

1. Le témoin
Emile, Léon, Philippe Banquet est né à Albi le 22 septembre 1879 dans une vieille famille de petits entrepreneurs briquetiers, sur la rive droite du Tarn, avenue de Carmaux, exploitant également quelques terres. Lorsque la guerre éclate, il est marié et a deux fils nés en 1913 et 1914. La famille est catholique. Sa femme prie pour son retour ; lui-même n’est pas dévot : il attribue la brimade d’un départ retardé en permission au fait qu’il a manqué une messe. Sa mère lui a fait faire le service militaire dans l’artillerie. En novembre 1915, il l’en remercie : sans cela, il serait dans la boue des tranchées comme les « pauvres malheureux de fantassins » qui subissent un « carnage », une « boucherie ». Il est maréchal des logis au 56e RAC, et précisément à la section des munitions dont le rôle est de ravitailler les échelons qui se trouvent eux-mêmes à 8 km derrière les batteries. Cette vie cesse en juillet 1917 lorsque la section est dissoute. On l’envoie à Carcassonne, au dépôt du 3e RAC jusqu’en janvier 1918. Il se considère alors comme un embusqué : « Aujourd’hui je suis planton de service à la gare, travail assez amusant, d’abord je n’ai rien à faire si ce n’est me trouver là, au départ et à l’arrivée des trains. […] Hier soir je suis allé voir la Cité, c’est curieux, et il y en a qui viennent de loin pour l’admirer. Enfin je me promène ! Ici on ne risque rien des obus et c’est déjà beaucoup… » (11 juillet 1917). En janvier 1918, il remonte vers le front avec le 10e RAC, « au milieu de Bretons ou Normands », « un tas d’ivrognes, ce n’est pas un c’est TOUS !! Ils sont pleins du matin au soir. Si je dois rester là je suis fichu ! » Son souhait de tomber malade se réalise et, entre permissions et stages, il arrive au 11 novembre, puis à la démobilisation le 18 janvier 1919 : « Fini le cauchemar, on dirait un beau rêve. » Pendant la guerre, sa femme et son père ont fait marcher tant bien que mal la briqueterie. « Je t’assure que si on a la joie du retour, écrivait-il le 16 novembre 1916, on saura mieux goûter la vie dont on jouissait avant sans crainte et sans arrière-pensées. » L’après-guerre est cependant assombri par la mort de son fils aîné âgé de 10 ans en 1923 et par la cessation d’activité de la briqueterie vers 1929. Emile Banquet meurt accidentellement le 17 juin 1944.
2. Le témoignage
Il a écrit régulièrement à sa femme, du 3 août 1914 au 18 janvier 1919, comme une « conversation » à laquelle Angèle répondait. Le 2 mars 1915, il annonce qu’il a dû brûler 190 lettres de sa femme car il n’avait plus la possibilité de les transporter avec lui. On apprend aussi, le 16 juillet 1915, qu’Angèle lui a envoyé le journal qu’elle tenait au début de la guerre. Mais il n’a pas été conservé. Par contre, les lettres d’Emile figurent encore dans les archives familiales de son petit-fils Dominique qui en a transcrit une large sélection qui forme un volume de 272 p. de format A4.
3. Analyse
La principale préoccupation : la fin de la guerre
Dès les premiers jours, Emile Banquet note son manque d’enthousiasme : « Je me remets peu à peu au courant de toutes ces conneries et je t’assure que je me fais des cheveux blancs en songeant à tout le travail que je vous laisse. […] Surtout ne vous inquiétez pas, je ferai mon devoir, sans plus […] Certains souhaitent aller en Allemagne ; moi je souhaite revenir parmi vous et qu’ils me fichent la paix » (8 août 1914). Il voudrait que la victoire arrive avant les grands froids. Mais « combien cela va-t-il encore durer ? » demande-t-il le 1er septembre en décrivant le champ de bataille (« des Allemands, des Français, des chevaux, viande abandonnée, tout empeste l’air »), les maisons détruites par les obus, les récoltes piétinées. Le 11 septembre, les nouvelles sont excellentes et il espère être de retour « pour le vin nouveau ». Mais, deux semaines plus tard, il craint que la guerre dure jusqu’à Noël. De nombreux événements sont perçus comme annonçant peut-être la fin. Lors de l’offensive de mars 1915, il note : « nous sommes contents de nous fatiguer, et que ça finisse », mais c’est un échec : « l’effort que l’on a fait n’a abouti qu’à faire tuer des hommes ». « Je vous assure que si on me laissait filer, je m’en irais à pied » dit-il en avril. L’entrée en guerre de l’Italie hâtera-t-elle la fin ? Dès le printemps 1915, il est effrayé par la perspective de « passer un autre hiver en guerre » et ajoute : « Je crois que vous, les femmes, serez obligées de vous révolter pour faire finir la guerre. » Ou bien, tout pourrait finir faute d’argent (6 juillet). Le 9 juillet encore : « Je crois que nous finirons tous par perdre la tête ; les généraux et le gouvernement sont unanimes à dire que la campagne durera encore un an. La paix ne serait donc signée que l’été prochain, cela nous désespère ! Surtout ces malheureux fantassins. Je crois que d’ici là quelqu’un se lassera, tout aussi bien le peuple allemand que le peuple français, ou bien il manquera de l’argent, car les dépenses sont fabuleuses. » Et le 1er décembre : « Ce que je désire, c’est la FIN, mon retour définitif, mon chez moi tranquille, vivre de mon labeur. » Le 25 février 1916 : « D’après le journal d’aujourd’hui, les Allemands ont attaqué fortement du côté de Verdun. Serait-ce le prélude d’heureux événements si l’on peut dire ? Que cela finisse enfin pour le bien de l’humanité tout entière. » Le 26 mars : « Combien de fois ai-je souhait être blessé pour pouvoir me tirer de leurs mains et courir auprès de vous. » Le 17 septembre : « Que l’on fasse la paix d’une manière ou d’une autre. Nous sommes tous des sauvages : Français, Anglais, Allemands, on devrait trouver une solution pour le bien de tous, pour l’état d’esprit général et conclure la paix. La leçon devrait nous être salutaire. Pareil fait ne devrait jamais plus se reproduire. Nous ne sommes pas des bêtes féroces et il me semble qu’en rabattant un peu d’orgueil on pourrait parvenir à s’entendre. Plus nous irons, plus nous y perdrons tous. » Le 27 janvier 1917 : « Ah ! je t’assure que si ceux qui ne veulent pas de paix sans victoire y étaient, ils en auraient bientôt soupé. » Le 30 mars : « Si on demandait son avis à chacun, tout le monde serait prêt à rentrer chez soi. » Le 11 avril, peu avant l’offensive Nivelle : « Depuis hier au soir nous entendons le bruit sourd du canon sur notre gauche et assez loin, sans doute en Champagne ; ce doivent être les préludes d’opérations ; que ça craque enfin d’un côté ou de l’autre ce ne serait pas trop tôt. Cette vie commence à peser quand on est près de la quarantaine, ce n’est plus un amusement de gosse. Celui qui n’a que vingt ans dit : « ce n’est rien à condition que je revienne », mais nous, notre vie sera à moitié flambée. » Peu après, à propos des Russes : « Du jour que la Révolution a éclaté chez eux, j’ai bien compris qu’ils allaient se retirer, que c’était pour en finir et qu’ils en avaient assez de servir de cible à canons. Quand je pense à papa qui s’en va tout seul à la terre, à son âge, je ne peux m’empêcher de pleurer ; jamais nous ne serons capables de faire ce qu’ils [les Russes] ont fait. Dire que nous sommes ici à ne rien faire et penser à eux là-bas, qui sont vieux et qui travaillent pour nous à la limite de leurs forces, je finis par ne plus pouvoir le supporter. Qu’ils en finissent bon dieu ! Qu’ils traitent d’une façon ou d’une autre. C’est toujours du monde qu’on fait tuer. » Comme beaucoup d’autres poilus, il se demande si l’on va revivre la guerre de cent ans (25 avril 1917), et il note : « Les nouvelles de la guerre ne m’intéressent que médiocrement, je ne demande qu’une seule chose, assez de guerre, LA PAIX. » Le 10 mai : « Les attaques sont à peu près arrêtées et les résultats obtenus sont minces. Nous en sommes toujours au même point, il n’y a pas de raison que cela ne dure dix ans de plus. Les journaux reparlent de paix, le congrès socialiste de Stockholm revient sur le tapis. Peut-être finira-t-on par reconnaître qu’on ne pourra rien obtenir par les armes et se décidera-t-on à de mutuelles concessions. Assez, assez de morts, assez d’infirmes et de blessés. » Le 16 mai : « Tu me dis que tout est cher. C’est naturel, personne ne cultive la terre, en temps de paix on suffisait à peine à la consommation. Dans peu de temps on manquera de tout, si seulement ça pouvait faire finir la guerre, j’en serais très heureux car il y a de quoi en avoir soupé de ce métier. […] On change nos chefs tous les jours. Si seulement on finissait par en trouver un bon, un qui soit assez fort pour en finir. Hier c’était NIVELLE, aujourd’hui c’est PÉTAIN, et demain ? »
L’ennui loin du pays
Une des caractéristiques de ce témoignage c’est la fréquente expression de l’ennui, et cela dès le début : « Je m’embête. Si au moins on était utile, qu’on nous fasse travailler ! » (14 octobre 1914). « C’est dimanche, c’est ce qu’on m’a dit, nous avons de la peine à distinguer un jour de l’autre » (27 juin 1915). « On ne fait rien, on ne voit rien, on ne sait RIEN ! » (27 juillet). Alors il demande à sa femme de lui raconter « tout ce qui se passe à la maison ». Car la guerre est l’occasion de (re)découvrir l’amour et l’affection : « Ma femme, mes enfants, mes parents, voilà ma vie, mon existence ». « Comme j’aimerais être là-bas et rentrer le soir de mon travail, prendre les enfants sur mes genoux, jouer avec eux au milieu de ceux que j’aime » : les phrases contredisant la théorie de la « brutalisation », c’est-à-dire de la transformation des soldats en brutes, sont ici fort nombreuses. La rencontre de quelques Albigeois est comme un rayon de soleil dans ces pays du Nord et de l’Est, en Lorraine où la population est hostile, en Flandre où « on a de la peine à se faire comprendre ». « Dans ma vie, précise-t-il en janvier 1916, je n’avais guère voyagé, mais je vais connaître le Nord de la France mieux que nos régions. » Mais la conclusion est nette : « Je t’assure qu’aucun des pays où je suis passé ne vaut le nôtre. »
Des ennemis variés
Les Allemands sont, au début, considérés comme les auteurs d’atrocités, « une race de sauvages », et les expressions de « cochons » et de « brutes immondes » reviennent au vu des destructions opérées lors de leur repli de mars 1917. Entre temps, n’étant pas en contact avec eux, il en avait peu parlé, mais il avait éprouvé des sentiments de compassion devant des rangées de tombes (en janvier 1916) : « une simple croix et comme mention : allemand, français, tous de pauvres malheureux dont personne ne s’occupera ». La condamnation des « responsables de la guerre » est totale et fréquente, mais sans préciser leur nationalité. Le gouvernement français est critiqué, ainsi que les officiers au comportement personnel honteux et qui « embêtent » les hommes en leur faisant faire des « conneries » absurdes : « Même si c’est plus fatigant, ce serait plus lucratif de faire des briques ou des tuiles à treize francs le cent, cela me ferait en tout cas plus plaisir que de faire le pitre par ici. » Les embusqués, « pleins de vie et de santé », forment une autre catégorie d’ennemis : ils font la noce à Paris en criant « jusqu’au bout ! », mais « qu’ils y viennent un peu, patauger dans la boue jusqu’au ventre », « et l’infanterie, le génie, ceux qui sont aux premières lignes, à la veille de claquer à tout moment… c’est affreux ». « Il ne reste que les couillons… Les ouvriers métallurgistes sont à l’usine, les mineurs à la mine. Que reste-t-il ? le petit propriétaire, l’agriculteur, les enseignants laïques. » Le bourrage de crâne, enfin, est dénoncé dès juillet 1915 : « On nous tient le bec hors de l’eau par des mensonges. » Et le 8 décembre : « Nous ne croyons plus un mot de ce que racontent les journaux. »
Photo d’Emile Banquet et de sa femme dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 47.

RC

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Prud’homme, René (1894-1972)

« Je me rends parfaitement compte que les choses vont mal pour nous, pourtant préparés à aller toujours de l’avant » (22 août 1914 – Virton Belgique). Cet écrasement des hommes, le caporal puis sergent René Prud’homme, ayant devancé l’appel en 1914, le rencontre dès l’entrée en guerre et à plusieurs reprises dans son expérience combattante au 124e RI de Laval.

La première épreuve du feu, intense et déstabilisante, se déroule ce même 22 août 1914. Le soldat-combattant subit plus qu’il n’agit lors de cette journée fondatrice. Puis la retraite au milieu des civils s’apparente pendant plusieurs jours à une longue plage de combats marquée par le manque d’informations qui démoralise. Cet anonymat du combat, souligné par nombre de témoins, René Prud’homme le décrit après son retour au front suite à une première blessure lors des dures journées de février 1915 dans la Marne. Après avoir été à cette occasion évacué plusieurs mois pour maladie et suite à un stage de mitrailleur, il reprend le chemin des tranchées en février 1916 comme chef de section. Ce sera Verdun en mai 1916, et un autre épisode difficile, d’autant que les combats peuvent être ici directs, rapprochés, au fusil et à la grenade. Les fantassins sont parfois pleinement acteurs, ce que souligne un lieutenant blessé près du fort de Vaux : « Je me suis bien battu ». Mais ce sont aussi les « douches de mort » et l’attente impuissante (juin 1916) sous la mitraille, les cadavres qui s’agglutinent, la peur des hommes qu’il faut conduire tout de même en première ligne. L’expérience se durcit et la remobilisation constante paraît plus difficile. Le 124e RI reste ensuite cantonné à partir du printemps 1917 au Nord de Mourmelon dans le secteur du massif de Moronvilliers. Le témoin décrit alors la multiplication des combats rapprochés mais aussi la guerre de matériel et de techniciens (il est devenu sergent-grenadier). L’équipement et la logistique générale bien meilleurs soutiennent le moral malgré la violence des combats et des duels d’artillerie.

Ce carnet originellement intitulé En première ligne en partie publié, offre un témoignage personnel où n’apparaissent que peu de noms propres, mais parfois les termes « camarades » ou « amis » que l’auteur perd souvent au fil du temps de guerre. Il s’applique surtout à décrire la « petite guerre interne » qui mine les rapports humains au front en parallèle aux souffrances ressenties. Ainsi, on retrouve des échos des carnets de Louis Barthas dans ce témoignage qui n’a pourtant rien d’engagé lorsque l’auteur dénonce les officiers zélés et rancuniers, les petits arrangements et les abus de pouvoir.

René Prud’homme évoque l’importance du « devoir » de combattre. Il veut bien « chasser l’ennemi mais ne pas mourir pour rien » (pp. 79 et 125). Et ceux qui l’entourent, à l’exception de quelques officiers téméraires, sont à son image : « J’ai vu des départs où il fallait traîner les hommes ivres comme des bêtes, et les jeter dans les wagons. »

Le témoignage de René Prud’homme, sans doute composé dans l’immédiat après-guerre, met en relief quelques éléments intéressants : l’utilisation par l’auteur de deux planches sur le torse en 1914 pour se prémunir des coups de baïonnettes (abandonnées en 1915),  l’utilisation de mitrailleuses en bois pour l’entraînement des futurs spécialistes encore en 1916, le desserrement des liens d’autorité en première ligne, notamment à Verdun. Les descentes vers le cantonnement de l’arrière se font ainsi souvent individuellement ou par petits groupes sans aucune pression coercitive : il s’agit pour les hommes de trouver enfin, un coin pour boire, dormir, manger. René évoque aussi « les chemins de fer aériens » et ces obus sur trois qui n’explosent pas, les morts et les blessures dans les secteurs calmes causés le plus souvent par des accidents.  Il faut encore une fois à travers ce témoignage noter le faux rythme du front, entre monotonie des secteurs calmes et les temps de combat ? Ces derniers se transforment avec les progrès techniques réalisés – aviation, microphone, lance grenade Vivien-Bessières, camion-automobile -, les nouvelles formations de combat aussi à partir de la fin 1917. Ce qui n’empêche pas le 124e RI d’effectuer encore 200 km à pied en 12 jours pour aller prendre le cantonnement dans la Somme en novembre-décembre 1917. Des exemples de « vivre et laisser vivre » parsèment ce témoignage comme cet épisode relatant la découverte d’un puits d’aération d’une tranchée souterraine allemande en Champagne : « Mon lieutenant me promet de garder pour lui ce que je lui fais voir, car un rapport à l’arrière pourrait déclencher un tas de catastrophes » (p. 135). Il s’agit, quand c’est possible, de garder la « tranquillité », même si les « boches restent les boches » (p. 136), et que des « cartons » peuvent être faits sur les « kamarades » d’en face (p. 163). De ce point de vue, l’année 1918 est bien présentée comme une année meurtrière, René Prud’homme perdant sept soldats de sa section lors d’une relève après de difficiles combats en face du mont Cornillet en 1918 : « J’ai besoin de pleurer car ce sont des amis que je perds » (p. 182). En septembre, désireux de « ficher le camp » après avoir bien servi, René obtient un stage pour passer chef de section, mais refusera ensuite au lendemain de l’armistice toute promotion. Il quittera définitivement l’uniforme en 1919.

Des aquarelles de l’auteur et des photographies  d’un autre soldat du 117e RI (pas toujours bien utilisées) illustrent ces souvenirs de guerre, ainsi que des extraits utiles du Journal des Marches et Opérations qui viennent nous rappeler le discours dominant de l’autorité militaire durant le conflit, discours très orienté qui fait de l’unité un corps « brave », dynamique et volontaire sans nuance, usant d’un vocabulaire largement déréalisant.

Le fusil et le pinceau. Souvenirs du Poilu René Prud’homme 124e R.I., Saint-Cyr-sur-Loire, Editions Alan Sutton, 2007.

Alexandre Lafon, février 2012

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